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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

« Faire œuvre » par la collection.

Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini, La passion de l’art primitif. Enquête sur les collectionneurs, 2008.

Image1L’ouvrage de Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini comble un vide dans les études portant sur les collectionneurs. Dans La passion de l’art primitif, elles se sont en effet penchées sur ces derniers à travers leurs discours en essayant de déceler dans ceux-ci les raisons de leurs pratiques. Les auteures sont des spécialistes de l’art rituel et des échanges cérémoniels mélanésiens. Ici, elles choisissent de déplacer leur regard pour le porter sur le devenir d’objets d’art primitif habituellement détruits ou délaissés par ceux qui les ont commandés, fabriqués ou utilisés. Certains de ces artefacts ont une deuxième vie, plus longue, loin des acteurs et des témoins de leur usage originel. Ils sont conservés par des collectionneurs qui reconnaissent volontiers ne rien savoir, ou si peu, de la valeur rituelle de l’objet, de son histoire, voire de sa provenance.

Ce qui intéresse Derlon et Jeudy-Ballini dans cette étude est précisément le rapport des collectionneurs à leurs objets. En cherchant à savoir ce qui anime et pousse les premiers à constituer une collection, elles examinent les modes de relation à l’objet marqués par l’échange réciproque, et la nature de la relation intime qui se noue entre les hommes et ces œuvres.

Pour y parvenir, elles analysent les discours éloquents et passionnés des collectionneurs, restitués de façon percutante. On ne trouvera donc pas dans cet ouvrage une sociologie des collectionneurs, mais une description, par eux-mêmes, de ce qui les réunit : la passion de l’objet. Un objet méconnu, qui appelle le regard, sollicite le collectionneur, un objet qui se confond souvent avec la personne. Nos deux auteures soulignent le peu de travaux portant sur les collectionneurs d’un type particulier d’objets, rendant la comparaison entre groupes de collectionneurs impossible. Leur contribution répond à ce défaut.

Il est appréciable pour le lecteur de connaître la méthode employée et les collectionneurs interrogés : au nombre de soixante, très majoritairement de la région parisienne, les collectionneurs ont des profils (âge, origine familiale, situation sociale) particulièrement divers, voire qui s’opposent les uns aux autres. Le faible nombre de femmes, seulement quatre, doit être corrélé à la surreprésentation des hommes non tant dans l’enquête elle-même que dans la pratique de la collecte d’art primitif. Le discours libre encouragé lors des entretiens a permis de distinguer dans les propos, dont les auteures nous rapportent des lapsus très évocateurs, des thèmes chers aux collectionneurs, dont le tout premier renvoie directement à la passion qui les anime.

Les titres suggestifs des parties ― à l’encontre des idées préconçues que l’on a fréquemment des collectionneurs d’art ― engagent le lecteur à entrer plus rapidement dans les représentations des collectionneurs. Dans la première partie, intitulée « L’émotion créatrice », les auteures montrent que l’expérience émotionnelle de l’objet est au cœur des pratiques des collectionneurs. Ils sont happés, attrapés, choisis, en dernière instance, par l’objet. L’objet est couramment décrit comme un sujet, un agent, bref : une quasi-personne, qui attire, à laquelle on s’attache et qui est aussi douée d’autonomie, de capacité d’interaction et de réciprocité. Cependant, pour être récepteur de l’intention de celui-ci, il faut être soi-même réceptif à cette expérience esthétique, ou « avoir l’œil ».

L’objet qui interpelle est ensuite évalué par sa patine, celle formée par l’usage et l’usure, constituée par les « substances surajoutées » (p. 51). Cette « seconde peau » (p. 51) est essentielle car elle fait l’objet. Il doit avoir servi, avoir pris une place dans les relations entre les humains vivants et les morts, ou entre les humains et les non-humains. C’est de ce mystère et de cette magie que la patine porte les traces. Elle renvoie au collectionneur l’idée du sacré, une idée qui dans leur bouche est assez vague et renvoie à l’incertain. Souvent ils ne savent rien de l’objet et ils ne cherchent pas à connaître spécifiquement ce à quoi il a servi ou comment. D’ailleurs, cet indéfinissable, l’énigmatique et le mystérieux auxquels renvoie l’objet est une de ses qualités. Il le rend plus séduisant encore et permet au collectionneur d’ouvrir son imaginaire. Pour le collectionneur, l’émotion conduit au vrai, tandis que le savoir mène au doute. C’est dire que l’expérience émotionnelle transcende toute connaissance de l’objet, et que l’efficacité de l’objet naît de l’émotion qu’il suscite, plus importante que ses qualités plastiques.

Dans la deuxième section, « Hasard, inauthenticité, créativité », on revient à la naissance de la collecte : hasard d’une rencontre, d’une boutique, coïncidence, voire prémonition rendent le collectionneur disponible et récepteur à l’objet. Revenant sur leurs premiers pas de collectionneurs, les personnes interrogées racontent comment elles ont vu, par hasard, leur premier objet ; de là, l’acquisition de nouvelles pièces semble à la fois prévisible (après un rêve, ou une forte prémonition) et surprenante. Ce qui peut les étonner davantage et les déconcerter, c’est quand l’objet les trompe ― d’où l’expression de l’inauthenticité. Cela arrive lorsqu’il ne fonctionne pas, qu’il ne répond pas aux attentes (émotionnelles) du collectionneur, ou enfin qu’il comporte une faille, par exemple une restauration. Qu’ils s’en aperçoivent et le sentiment de trahison de l’objet surgit. Aux yeux du collectionneur, il perd sa valeur, émotionnelle comme financière.

Derlon et Jeudy-Ballini s’intéressent ensuite à la nécessité de « faire œuvre » (p. 136) pour les collectionneurs : cette partie est importante et originale car elle donne une autre dimension du travail réalisé par les collectionneurs, lesquels se voient comme artistes, auteurs d’une œuvre : « la collection est une forme de création, » affirme l’un d’eux (p. 138). Cette créativité se manifeste dans la renaissance de l’objet (par son acquisition) mais aussi en lui donnant une place dans la collection, en lui constituant une biographie sociale, en le documentant. D’ailleurs, le choix de l’objet au moment de l’acquisition requiert une sensibilité artistique : avoir l’œil, savoir repérer la pièce à la fois authentique et différente. Parce que le collectionneur parvient à rassembler et assembler des pièces qui fonctionnent entre elles, il crée une œuvre originale et nouvelle dont il est l’auteur.

« La traversée imaginaire des frontières » constitue la troisième partie de l’ouvrage. Y sont traitées des questions chères à l’anthropologie autour des frontières entre sujet et objet, fluides dans les discours des collectionneurs lorsqu’ils parlent des pièces en leur attribuant un statut de quasi-personne. Les relations entre les pièces sont évoquées, ainsi que celles avec les collectionneurs qui ne sont pas basées sur la possession. Un objet ne se laisse pas posséder. C’est là aussi l’une des qualités qu’il partage avec la personne ; il est sujet, ayant un caractère propre (méchant, ayant de l’humour, etc.) ; il est souvent nommé. Il partage des relations intersubjectives avec le collectionneur, qui l’associe volontiers à sa propre famille à travers des analogies parentales, ou qui décrit l’état des relations à travers un vocabulaire relevant de l’approche amoureuse. Parfois même, le collectionneur s’associe à l’objet, se projette avec lui ou en lui après la mort, soulignant ainsi le regard fusionnel qu’il lui porte. C’est ici la réciprocité des échanges que les auteures mettent en avant, l’objet se nourrissant du regard et de l’amour du collectionneur.

Est enfin analysé dans « Le prix de la passion » le discours dépréciatif des collectionneurs dès qu’il s’agit d’argent : la passion n’ayant pas de prix, certains s’endettent pour acquérir des œuvres, et ils ne cherchent guère à vendre. Toutefois, si la relation nouée avec l’objet ne fonctionne plus ou s’il n’a plus sa place dans la collection, s’en séparer est envisagé, mais alors en s’assurant d’en choisir, parfois, même indirectement, le prochain acquéreur. Quant aux collectionneurs fortunés, quelle que soit la qualité (et l’authenticité) de la collection, ils sont inévitablement vus comme des spéculateurs et dénigrés en tant que collectionneurs : « À celui qui renvoie uniquement l’image d’un spéculateur, aucun mérite propre n’est reconnu, ni la passion sincère, ni la perspicacité de l’œil » (p. 228).

Quant à l’objet acquis par un tel collectionneur, il est dès lors entaché de son nom et perd lui aussi, aux yeux de quelques collectionneurs qui se disent mus par la seule passion de l’objet, toute attirance. C’est dire là encore la force de miroir que l’objet et le collectionneur renvoient l’un à l’autre.

Derlon et Jeudy-Ballini annonçaient vouloir « poursuivre la réflexion sur un thème que n’ont cessé d’explorer les anthropologues, de Marcel Mauss à Alfred Gell : le rapport des hommes aux choses ― c’est-à-dire aussi, en dernière instance, le rapport des personnes à elles-mêmes » (p. 37). Elles y parviennent brillamment. La lecture de La passion de l’art primitif nous entraîne inévitablement dans les représentations des collectionneurs, par un discours sur leurs pratiques qui ramène sans cesse à l’émotion. Quel que soit le thème abordé, ils en reviennent toujours à la force de l’expérience esthétique et émotionnelle. On ne peut alors s’empêcher de penser aux descriptions de Gell dans Art and Agency: An Anthropological Theory (1998). Ce qui se trame entre l’objet et le collectionneur semble relever des mêmes effets : l’objet provoque une émotion chez l’acheteur, qui s’efforce dès lors de rassembler des pièces pour former un ensemble cohérent dans lequel chaque pièce renaît et nourrit l’autre ; et, individuellement ou collectivement, elles alimentent le besoin du collectionneur.

Ne faire qu’un avec l’objet est l’un des désirs ultimes du collectionneur. À travers la relation à l’objet, la pratique de la collection et son assemblage, le collectionneur réalise un travail sur soi, et ce qu’il laisse voir, c’est ce qu’il est lui-même. L’acte créateur qu’il réalise en collectant, réunissant et assemblant de façon harmonieuse renvoie à ce qu’il est et à ce qui le construit en tant que personne. Ce faisant, il s’insère non seulement dans la biographie de l’objet mais aussi dans une filiation : l’objet a été possédé par d’autres collectionneurs ou le sera. Or se voir ainsi associé à ces différents acquéreurs est source de prestige et participe à la construction de son propre nom. Ce n’est donc pas l’appât du gain, ni même le désir d’élévation sociale qui anime le collectionneur d’art primitif, mais un rapport à l’objet d’art primitif. L’intérêt majeur de cet ouvrage se situe à la fois dans la restitution de discours souvent inattendus sur la pratique de la collecte, son fondement émotionnel et son analyse, et dans la nouvelle compréhension de la pratique créative et artistique des collectionneurs. Leur besoin d’être auteurs de la collection peut être mis en perspective avec la part croissante prise par certains collectionneurs ou conservateurs. [1] Alors que l’on attendait d’eux une valorisation de l’objet ou de la collection, c’est leur travail ou leur personnalité qui sont parfois célébrés. De nombreuses expositions ont déjà présenté le thème de l’artiste (peintre, musicien, designer…) collectionneur. Quant aux collectionneurs d’art primitif eux-mêmes, ils réussissent parfois à former une œuvre reconnue, laquelle peut prendre des formes diverses. Ainsi Monique et Jean-Paul Barbier-Mueller ont fondé deux musées portant leur nom, où est exposée une partie infime de leur immense collection, la plus importante collection privée d’art primitif ; à Québec, la formidable collection d’art inuit de Raymond Brousseau est l’objet d’une exposition permanente au Musée national des Beaux-Arts du Québec depuis 2006. D’autres font l’objet de collectes, comme le couple d’anthropologues australiens Ronald et Catherine Berndt, dont un grand nombre de biens personnels sont conservés dans le musée portant leur nom, à côté de pièces qu’ils ont eux-mêmes collectées en Australie et en Asie. Enfin, comment ne pas évoquer Jacques Kerchache, honoré en France au musée du quai Branly. Non seulement un mini-site interactif lui est consacré, mais il semble avoir réussi à être immortalisé avec ses objets fétiches, des statues anthropomorphes africaines dressées sur la table de lecture du salon portant son nom. Un destin qui ravirait probablement les collectionneurs interrogés dans La passion de l’art primitif.

Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini, La passion de l’art primitif. Enquête sur les collectionneurs, Paris, Gallimard, 2008.

Résumé

L’ouvrage de Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini comble un vide dans les études portant sur les collectionneurs. Dans La passion de l’art primitif, elles se sont en effet penchées sur ces derniers à travers leurs discours en essayant de déceler dans ceux-ci les raisons de leurs pratiques. Les auteures sont des spécialistes de l’art rituel ...

Bibliographie

Alfred Gell, Art and Agency. An Anthropological Theory, Oxford, Oxford University Press, 1998.

Stéphanie Britton, Editorial in Artlink, vol. 28, nº4, 2008.

Notes

[1] La revue Artlink d’art contemporain pour l’Australie, Asie et Océanie a consacré un dossier et sa couverture sur le sujet « Curating: Creating ». Dans l’édito de Stephanie Britton (2008, p. 14), on lit : « independent curators who are working at a local, national or regional level [put] together exhibitions for which they are personaly responsible, creatively and logistically ».

Auteurs

Anne-Gaël Bilhaut

Docteur en ethnologie (Université Paris X Nanterre), actuellement en post-doctorat Lavoisier au Berndt Museum of Anthropology (University of Western Australia), elle étudie les processus de patrimonialisation en Amazonie. Sa thèse portait sur la production onirique du patrimoine chez les Indiens zápara d’Équateur. Elle s’intéresse particulièrement à la place des musées dans la construction du patrimoine indigène.

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