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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Spatialités, temporalités, pensée complexe et logique dialectique moderne.

Du village à la planète, l’ubiquité, les images et les métaphores foisonnent pour rendre compte de la multiplication des espaces, de leurs rapprochements, de leurs coexistences comme de leurs fragmentations. Parallèlement à ce développement de formes spatiales, l’importance croissante du temps mesuré, compté, est affirmée en même temps que des interrogations sur les différentes formes temporelles prises par le développement de nos sociétés, de l’instantané au temps long. Les deux phénomènes, spatialités et temporalités sont parfois opposés, parfois liés l’un à l’autre. L’imbrication de multiples phénomènes dans la réalité de nos sociétés conduit tout à la fois à faire émerger une notion de complexité pour en rendre compte et à associer cette complexité à l’idée de compliqué peu compréhensible.

Les questions que je soumets à la discussion concernent très directement la réflexion sur les relations sociétés/espaces, mais elles ne lui sont pas propres et concernent plus généralement l’évolution des sciences sociales. Tous les développements spécialisés qui ont vu le jour dans les dernières décennies peuvent élaborer une problématique particulière, user de concepts spécifiques, en forger quelques développements, mais ceux-ci ne constituent pas en eux-mêmes une théorie générale, ils s’insèrent dans une compréhension plus globale adossée à des théories de sciences sociales couvrant plusieurs domaines et à des conceptions philosophiques.

Dans le quotidien de la pratique scientifique du domaine espaces/sociétés revient fréquemment une opinion selon laquelle implicitement une construction intellectuelle qui associe échelles spatiales, échelles temporelles et rapports entre rapports sociaux et rapports spatiaux constituerait un back-ground commun. Je ne le crois pas. Trop rarement, l’analyse de situations concrètes se replace par rapport à une hypothèse de construction théorique générale. Plus encore rarement les outils théoriques que nous utilisons font l’objet d’une discussion approfondie. L’implicite ne peut pas avantageusement remplacer une discussion qui nécessite au contraire beaucoup d’explicite. C’est l’objectif de cette contribution

Je plaiderai ici la nécessité qu’il y a de s’emparer de ces discussions générales. Je plaide globalement pour rendre explicite des insertions, des connexions avec des réflexions théoriques touchant l’ensemble des sciences sociales et s’insérant dans l’histoire du développement de la réflexion scientifique. La progression de la connaissance concrète est à ce prix. Mon propos portera sur la notion de spatialités multiples que l’analyse de géographie sociale a contribué à développer et sur les temporalités et rythmes temporels sur lesquels l’attention a moins porté. Ces derniers sont pourtant essentiels à la compréhension des phénomènes qui nous intéressent et ne sont pas en fait dissociables des spatialités. Spatialités et temporalités forment un couple insécable. C’est au travers de cette insécabilité que la complexité de la relation société/espace peut être saisie et comprise. Pour rendre compte de cette complexité de relations entre la société et l’espace, nous argumentons que le mode de pensée complexe et la procédure d’investigation dialectique constituent les outils théoriques les plus adaptés.

Des spatialités multiples et des combinaisons de spatialités.

Les sciences sociales ont connu au cours des années 1960-1970 et 1980 un retour marqué de l’espace. La dimension spatiale, est apparue à beaucoup, trop absente des réflexions antérieures et nécessairement constitutives d’une compréhension de la société. L’influence des travaux de Michel Foucault, d’Henri Lefebvre sur la ville, la diffusion de l’influence de l’École des Annales dans les autres sciences sociales, celles de Fernand Braudel et d’Immanuel Wallerstein accordant une grande attention à la dimension spatiale. L’évolution de travaux de sociologie et d’anthropologie ceux de Henri Mendras, Edgar Morin, Pierre Bourdieu ont contribué à ce retour du « penser avec l’espace ». La redécouverte de la réflexion de Kant ou d’Heidegger sur ces questions ont également chacune dans leur veine nourri ces ouvertures.

La préoccupation de l’espace, dans ses formulations les plus générales et les plus diverses, a progressivement occupé plus de place qu’auparavant dans les sciences sociales. Notre objet n’est pas d’expliquer ce phénomène mais de voir où il conduit dans la réflexion sur la relation Espaces et Sociétés aujourd’hui. Nous ne disposons pas de quantification pour appuyer cette appréciation. Nous soulignons simplement que de nombreux auteurs, dont l’ensemble des auteurs cités, venant de domaines différents accordent une plus grande attention à la dimension spatiale, quelle qu’en soit la formulation, qu’il n’en avait été accordé dans les travaux des deux ou trois décennies précédentes. D’autre part à partir de ce même constat, des auteurs dont Soja[1][1] construisent l’hypothèse que cela constituait l’un des traits de la réflexion post-moderne sur la société (le livre où il développe son argumentation est sous-titré the reassertion of space in critical human theory). Le « penser avec l’espace », les catégories spatiales sont plus largement, plus profondément, plus précisément associés à la réflexion de sciences sociales. Cela donne lieu à des retournements, des emprunts et des échanges parfois curieux. Lorsque fin des années 80, Pierre Bourdieu donne de l’écho à « l’effet de lieu », on ne peut guère lui faire le procès de découvrir à cette date seulement la préoccupation spatiale, je viens ci-dessus de dire l’inverse. Par contre il est frappant que plus de dix ans avant Armand Frémont utilise cette terminologie dans des travaux de géographie sociale. Pierre Bourdieu n’y fait point allusion. Au travers de ces échanges entre champs disciplinaires, la même préoccupation court.

Dans le domaine plus restreint de la discipline géographique, tous les travaux convergeaient pour solidifier l’idée que l’espace n’était pas seulement un support, un « donné », mais un « construit », du construit le plus formel dans une perspective mathématisée et géométrisée mais révélateur de phénomènes réels, au construit social.

La construction de cette analyse de la relation sociétés / espaces, des rapports entre rapports spatiaux et rapports sociaux, de la dimension sociale de l’espace ou de la dimension spatiale de la société selon les diverses terminologies qui ont pu être employées, a conduit à créer de la différence et du pluriel. La différence et le pluriel sont le fruit de la compréhension améliorée de la répartition des populations, des multiples groupes qui les composent, des activités, des concentrations et des flux des personnes, des marchandises et de l’information.

Chacun de ces phénomènes a des spatialités qui lui sont propres. Ces spatialités propres ont peut-être constitué un des apports les plus significatifs des deux dernières décennies et sont devenues une catégorie transversale à plusieurs approches. Spatialité propre de l’économie en général, du système de production, des marchés, des aires d’approvisionnement, d’échanges, de chalandises, des réseaux d’entreprises industrielles ou tertiaires etc… La mise en évidence des spatialités propres a souvent emprunté deux voies assez différentes mais visant à cerner une même réalité. Celle de la métrique, appuyée sur la quantification mobilisant une formalisation statistique ou géométrique, et celle de l’analyse des processus, s’appuyant plus sur une analyse qualitative et bâtissant des catégories conceptuelles. Les travaux des économistes spatiaux ou de l’analyse spatiale en géographie sont de la première veine, à la seconde pour faire pendant aux économistes spatiaux on peut rattacher les travaux de Pierre Dockès, Bernard Rosier, d’Alain Lipietz, et d’autres économistes issus pour certains de ce qui s’est appelée l’école de la régulation, et en géographie les travaux de géographie sociale, de géographie politique ou de géographie des comportements. Les concepts de spatialités propres ont leur filiation, chez Lipietz les spatialités propres sont reprises chez Althusser, et lui empruntent une part du fondement théorique.

La géographie sociale, la française comme l’anglo-saxonne, s’attachant aux différenciations et aux disparités exprimées dans l’espace et par l’espace, a bien sûr fortement contribué à mettre en évidence des spatialités particulières. Elle a fortement contribué à introduire le relatif (versus l’absolu). Ainsi, l’espace social des ingénieurs et cadres a plus de différences que de traits communs avec les ouvriers de l’industrie de la même agglomeration. Cela vaut pour la plupart des agglomérations des pays industriels avancés, de Barcelone, à Glasgow, Paris, Lille ou Milan. La différenciation peut être beaucoup plus nuancée si l’on parle d’appartenance collective ou d’identité, la dimension d’homogénéisation locale peut être plus ou moins forte. L’effet de lieu repris et développé par Bourdieu est constitutif depuis le début des années 1970 des réflexions de la géographie sociale française et s’inscrivait lui-même dans une filiation de travaux dans les sciences sociales qui devaient beaucoup à des actions pluridisciplinaires (A. Frémont, E. Morin).

Dans la multiplication des différenciations mises à jour et la multiplicité des spatialités mises en évidence, l’effet de regard des scientifiques joue autant que les changements de la réalité elle-même. On peut arguer que l’évolution de la société est poussée à plus de cloisonnement dans les pays industriels au cours des dernières décennies. Il faudrait argumenter plus avant et ce n’est pas notre propos direct, il reste essentiel que la lecture de la réalité, par ses méthodologies et ses problématiques nouvelles a mis en évidence des réalités – les spatialités – qui existaient mais ne requéraient pas aussi fortement l’attention de la communauté des scientifiques. Au moins autant que la réalité, c’est le regard scientifique qui a varié.

Il est certain que des spatialités nouvelles se sont faites jour, tant des espaces vécus à l’aire élargie, que des aires d’exercice de processus économiques (flux de production, d’échanges, de sous-traitances) ; mais je suis en garde contre le risque de surévaluer la fluidité et la multiplicité actuelles parce qu’elles sont sous nos yeux et sont largement observées et de sous-évaluer celles des périodes passées parce qu’elles sont plus lointaines. Aux côtés d’une évolution de la réalité, il me semble que le développement numérique des études sur la société, l’accroissement considérable du nombre de personnes qui auscultent et analysent leur société, échangent dans leurs sphères et au-delà, contribuent à la construction d’une vision plus aiguë, plus diversifiée, parfois éclatée. Les chargés d’études, les services spécialisés, les chercheurs et universitaires, les étudiants avancés se comptent par centaines dans un État d’Europe de l’Ouest. La construction de ces analyses fait ressortir des spatialités plus nombreuses. C’est en cela que j’incline à penser que le regard scientifique a varié plus et plus vite que la réalité pour aboutir à la multiplicité des spatialités auxquelles le champ de la géographie sociale fait référence.

La multiplicité des spatialités s’accompagne de leur imbrication. Imbrication dans deux directions si l’on use d’une métaphore géométrique : horizontale et verticale. Horizontale car les spatialités propres à différents phénomènes se superposent, se chevauchent sur la trame des concentrations humaines, des infrastructures et des structures étatiques (villes, réseaux de transports, États-Nations, frontières, découpages administratifs etc.) pour donner cohérence à des formations ou des combinaisons socio-spatiales. Verticale, car les développements propres à une sphère de la réalité sociale s’effectuent tout au long d’un continuum spatial à de multiples échelles. Beaucoup de phénomènes sociaux, économiques, politiques courent simultanément du local à l’international, en passant par l’échelle de l’État-Nation et divers niveaux infra-nationaux.

À la différence de la multiplication des spatialités « horizontales », la multiplicité des échelles est autant une caractéristique de la réalité contemporaine qu’un changement dans le regard porté par l’observateur. La combinaison des échelles a été l’un des outils théorico-pratiques de l’approche de géographie sociale depuis plus d’une décennie. Nous retrouvons là l’évolution du regard scientifique mentionné ci-dessus. Soulignons à ce propos que la combinaison des échelles n’est pas exactement la même chose que la perspective réductionniste appliquée aux échelles spatiales qu’avaient reprise à leur compte plusieurs auteurs dans les années 1970. La combinaison des échelles, ne postule pas de coupure, mais au contraire considère différentes formes et facettes d’un même phénomène à différentes échelles, et donc en différents lieux, pour lui redonner une cohérence globale, cohérence qu’il ne peut acquérir que replacé dans un vaste jeu.

Cette question de la combinaison des échelles, la difficulté de la différencier de la méthode réductionniste revient fréquemment dans les débats de géographie sociale, c’est très compréhensible s’agissant d’un de ses outils privilégiés. La difficulté de différencier cette combinaison des échelles de la méthode réductionniste est souvent sous-jacente et rarement explicite. La méthode réductionniste implique que le phénomène particulier s’explique en étant réduit à son essence, à son principe abstrait. Transposé à la question des échelles, le zoom vers le local permettrait de voir la relation , la même qu’à une échelle internationale mais en modèle réduit, en gros plan et en détail. Or, que les tendances à l’oeuvre à une échelle très vaste (internationale) aient des aspects visibles, décodables, identifiables à des échelles réduites (locale) cela ne fait guère de doute ; mais la compréhension, comme la globalité du processus se crée tout au long du continuum allant du local au vaste monde. La plus petite dimension n’est pas la simple réplique en miniature de la plus vaste. C’est en cela que ce ne sont pas des processus à l’identique que l’on observe selon la focale, l’échelle d’observation choisie, pas plus que ce ne sont des phénomènes radicalement différents, sans liens essentiels entre eux. Ils sont tenus et enchevêtrés dans une chaîne causale, d’actions et d’interactions. La combinaison des échelles est l’outil intellectuel pour courir le long d’un fil de relations qui unit les formes spatiales que revêtent les processus, les évolutions de la société. Le mouvement même des processus que nous observons, les pulsations, les évolutions, les déchirements, les contradictions de la société créent des phases, des mouvements, des aires, des spatialités, des temporalités.

Elles sont observables, elles ont des spécificités, elles sont reliées aux tendances générales, elles sont porteuses de sens, elles sont liées à des échelles spatiales plus vastes et plus réduites, ainsi qu’à des échelles temporelles plus longues ou plus brèves, mais elles ne contiennent pas l’ensemble en réduction.

Ce point de discussion vaut pour l’évolution du regard scientifique porté sur la réalité. La combinaison accrue des échelles spatiales de développement des phénomènes est aussi une caractéristique de la réalité du dernier tiers de ce siècle. L’internationalisation de la sphère économique et financière, le développement exponentiel des transports (route, rail à grande vitesse et avion), la diminution considérable de la distance-temps et la révolution de la transmission des données et des informations à distance (images – flux d’informations — flux financiers) sont les moteurs de cette combinaison des échelles qui précipite le local au milieu du vaste monde et concentre du mondial en une petite fraction d’un territoire, ville moyenne, campagne banale, frontière oubliée, vallée tranquille. Ce qui est parfois appelé de façon rapide la globalisation est la manifestation de ces processus. Ils sont une combinaison d’échelles spatiales et génèrent en même temps des développements qui se produisent simultanément à des échelles multiples. Nous voici donc face à un aspect important de la réalité contemporaine : des spatialités multiples et des combinaisons de spatialités à différentes échelles qui doivent constituer un terme essentiel de l’approche de la relation société / espace. Cette démarche en appelle immédiatement une autre, la question ne se pose pas seulement en termes de spatialités elle se pose également en termes de temps.

Temporalités, rythmes et temps asymétriques.

La relation Espace-Société est pétrie de temps. Nous observons souvent l’actuel, l’instant ; et pour expliquer ce moment présent, nous faisons appel à l’héritage. Cet héritage est souvent perçu comme celui d’un temps long, issu de nombreuses décennies ou de plusieurs siècles, facteur de permanences et de stabilité. C’est à ce type de temps et d’héritage que faisait appel Siegfried avec ses notions de tempéraments en jetant les bases d’une géographie politique au début de ce siècle. C’est ainsi que, de façon paradoxale, certains attribuent à une distinction entre disciplines, des fonctions différentes à l’égard du temps, à la géographie la permanence et l’immanence, à l’histoire le mouvement. Régis Debray a tenu récemment ce propos, il ne faisait d’une certaine façon que reformuler des développements de Fernand Braudel, lui-même influencé par la figure de Vidal de La Blache. L’analyse de la relation sociétés/ espaces, donc une pratique de la géographie, en particulier de la géographie sociale, montre abondamment que cette distinction n’est pas opératoire, et que le mouvement est, pour le moins, une caractéristique des spatialités produites par la société et ses diverses composantes. La question du temps, la question des temps, est bien au coeur de l’interrogation de géographie sociale sur la relation espace / société, elle ne lui est pas étrangère.

Elle est au cœur de cette interrogation à plusieurs titres et est partagée avec beaucoup d’autres approches scientifiques. Il est devenu relativement acquis et implicite que nos observations sur la réalité sociale et spatiale s’inscrivaient dans une perspective temporelle. Mais laquelle ?

Première question qui ne peut être tout à fait éludée. Un temps des choses, de la réalité extérieure se déroulant indépendamment de notre regard ou un temps essentiellement déterminé, n’existant que par ceux qui le vivent ? C’est cette question que traite la phénoménologie et que reprit Heidegger dans sa première approche du temps. (Le concept de temps dans la science historique, leçon d’habilitation, 1915[2][2]) où il cherche à établir la spécificité du temps historique par rapport au temps de la physique. Il y montre que de Galilée à Einstein la conception du temps n’a pas vraiment changé. « La fonction étant de rendre possible la mesure », il doit lui-même être mesurable, et il ne peut l’être que s’il est pensé comme un écoulement uniforme c’est-à-dire, dit Heidegger, identifié à l’espace. C’est à ce temps homogénéisé, spatialisé dans sa conception, devenu pur paramètre que s’oppose pour Heidegger le temps historique caractérisé par une hétérogénéité relative. On voit là l’assimilation de la catégorie spatialité à l’uniformité et l’homogénéité. Plus tard, Heidegger développera dans son oeuvre, en particulier dans L’être et le temps, une conception du temps avant tout comme expérience, se demandant si nous ne sommes pas nous-mêmes le temps. Il transforme la question qu’est-ce que le temps ? en qui est le temps ? C’est le propre de la construction du Dasein, intraduisible, que d’être un « je suis » non pas dans le temps, mais d’être le temps.

Ce détour concerne directement notre réflexion sur les formes temporelles de la relation société / espace. En effet la construction phénoménologique d’Heidegger constitue une des formes les plus achevées d’une affirmation d’un temps individuel refoulant la possibilité de temps sociaux, de temporalités sociales s’inscrivant dans un temps historique. Sans que sa référence, ses présupposés et ses conséquences soient nettement explicités, cette conception influence nombre de travaux contemporains en sciences sociales.

La coupure radicale entre temps physique et temps social demande à être réfléchie en de nouveaux termes au regard de l’évolution épistémologique et théoriques en sciences physiques, notamment après les travaux d’Ilya Prigogine et d’Isabelle Stengers[3][3], et au regard des développements d’une conception évolutionniste moderne dans les sciences du vivant, dont ceux de Stephen Jay Gould[4][4].

Prigogine dans son dernier ouvrage, la fin des certitudes[5][5], rassemblant ses réflexions sur cette question centrale du temps, argumente qu’alors que « le temps tel qu’il a été incorporé dans les lois fondamentales de la physique, de la dynamique classique notamment jusqu’à la relativité et à la physique quantique, n’autorise aucune distinction entre le passé et le futur »[6][6], toute l’évolution des découvertes et de la réflexion scientifique, notamment les travaux sur les processus dissipatifs, conforte l’existence réelle d’une flèche de temps et donc de l’irréversibilité. Non seulement le big-bang mais « la formation des tourbillons, les oscillations chimiques ou le rayonnement laser illustrant le rôle constructif fondamental de la flèche du temps ». L’irréversibilité ne peut plus être associée à une simple apparence. Cette irréversibilité n’est pas pour autant liée à des causes uniques et indépendantes, ni ne donne lieu à des prolongements uniques et obligatoires. L’instabilité et la bifurcation génèrent de nombreuses possibilités. Sans développer plus avant, c’est une irréversibilité, un déterminisme probabiliste que formule Prigogine. En cela la structure de compréhension, la structure conceptuelle ne sont pas éloignées de ce que nous pouvons formuler en sciences sociales. Si le temps de l’univers ou des structures de la matière n’est pas le même que le temps des sociétés et le temps des relations contemporaines sociétés/espaces, le cadre théorique et philosophique de sa compréhension n’est pas par essence radicalement différent. Cela diverge d’avec une conception heideggerienne qui présuppose une essence radicalement différente.

Stephen Jay Gould a une démarche convergente dans le domaine des sciences de la vie et de la terre. Il montre dans ses travaux l’existence et l’hétérogénéité d’échelles de temps qui concernent les processus biologiques et les processus géologiques[7][7]. Biologiste évolutionniste, il s’applique à produire une compréhension de la nature, appuyée sur les théories initiales de Darwin mais en l’enrichissant sur le plan théorique d’une conception des bifurcations de l’évolution non étroitement prédéterminées et à des progrès par bonds. Pourquoi dans notre discussion ce nouveau détour par Gould ? Parce que, partant d’une autre matière empirique que Prigogine, il aboutit à des conclusions convergentes sur l’existence d’un temps fléché, l’agencement complexe de causalités multiples qui n’en restent pas moins décodables rationnellement, un champ d’évolutions possibles plurielles et non unique, des développements de processus par bonds et l’interaction de la connaissance avec le contexte socio-culturel dans lequel elle est produite. Toutes ces conclusions sur le sens et les formes du temps sont transposables dans notre domaine. Cette interaction entre domaines scientifiques n’est pas nouvelle, elle n’en demeure pas moins une caractéristique forte de la réflexion scientifique de la fin de ce siècle. Charles Darwin a construit sa théorie en transposant des concepts d’Adam Smith, les sciences sociales ont à gagner dans la friction conceptuelle avec les sciences de la matière et du vivant.

Notre champ scientifique ne se trouve pas devant une alternative entre une conception du temps issue de la physique et une conception historique du temps. Cette dichotomie vacille. Les travaux et développements théoriques me paraissent dessiner des schèmes de compréhension convergents. Ce constat conduit à la fécondation réciproque des réflexions scientifiques et non pas à une adaptation par les sciences sociales de concepts venus de sciences de la matière ou du vivant. Il s’agit plutôt de rencontre, de convergences de schèmes de compréhension.

L’articulation d’un temps fléché et donc irréversible, de temps propres aux différents phénomènes (des temps de l’économique, des temps du culturel, des temps du politique etc.), d’accumulations sur des longues durées, puis de brusques bifurcations, ruptures, bonds qui produisent des changements et de nouvelles réalités peut permettre de rendre compte de l’évolution temporelle de nos sociétés et du fonctionnement de la relation espace et société.

Nous pouvons avancer trois propositions sur les temporalités de la relation espace/société.

Première proposition : en termes de matrice intellectuelle il n’y a pas d’impossibilité à penser les temps physiques et les temps sociaux avec des outils conceptuels communs.

Deuxième proposition : le temps social résulte d’un système social complet et complexe et d’une expérience commune à des groupes sociaux ou à une société toute entière, c’est en cela un temps historique radicalement différent d’un temps unique produit d’une expérience individuelle non communicable.

Troisième proposition : le temps social fléché, donc irréversible, n’est pas pour autant linéaire et les formes temporelles que prennent les évolutions de société sont affectées de rythmes, de scansions, de bonds, de brusques accélérations, de phénomènes ondulatoires qui sont bien réels et ne sont pas l’expression d’un artefact de l’interprétation. Ces rythmes sont le résultat d’une causalité complexe, non aléatoire, déterministe, mais englobant de si nombreux facteurs que leur entrechoquement génère plusieurs possibles. Son historicité résulte de cela. Elle n’est pas seulement un héritage passif produisant une suite obligatoire. Elle assure plusieurs possibilités que le jeu des acteurs sociaux conduit, au prix de conflits, dans une direction ou dans une autre.

Nous retrouvons ces différentes catégories temporelles dans la réflexion sur l’évolution du système économique et de ses développements dans l’espace, sur les relations entre groupes sociaux, ou sur le phénomène urbain dans son développement comme dans son fonctionnement. Henri Lefebvre avait ainsi développé une réflexion sur les rythmes de la ville[8][8].

De très nombreuses tentatives depuis plusieurs décennies se sont appliqué à élucider les formes et les ressorts des rythmes qui affectent l’évolution économique ou politique de nos sociétés contemporaines. La problématique du système-monde de Fernand Braudel et d’Immanuel Wallerstein reprise par Peter Taylor en géographie politique, les trois temps chez Fernand Braudel, la théorie des cycles longs de Kondratieff, la théorie de l’innovation de Schumpeter, les travaux de Maddison, Marshall, Kleinknecht, Freeman, Van Duyn, sur les mouvements rythmés de l’économique, la théorie des ondes longues de Mandel, la conception de l’articulation rythme économique et changement social de Dockès et Rosier, la théorie des cycles de conflits sociaux et politiques de Screpanti cherchent toutes dans leurs variétés à rendre compte d’une évolution historique, économique, et parfois spatiales, aux formes non linéaires.

Leurs conclusions particulières sont propres à leur champ de recherche, mais leurs problématiques générales interfèrent beaucoup avec une réflexion sur la relation Société/Espace au travers des questions de territoires, de systèmes productifs de rôles des acteurs sociaux, du rôle et de la diffusion de l’innovation, de la relation entre les sphères du social, du politique et de l’économique dans des lieux et des territoires particuliers etc. Aussi l’intégration d’échelles de temps, la détermination de temps propres aux phénomènes que nous étudions, la nécessité de les replacer dans le jeu d’autres temporalités, l’analyse des rythmes qui affectent ces temporalités me paraît être une tâche d’importance particulière pour une géographie sociale de la fin des années 1990. À l’attention portée à ces dimensions temporelles sur le plan empirique doit en même temps être conjuguée une attention portée à la construction théorique dans laquelle cela s’inscrit et aux outils conceptuels qui peuvent être utilisés. Or sur ce plan aussi, il y a nécessité d’une discussion plus continue, plus approfondie avec les autres domaines scientifiques sur ce qui constitue un des schèmes fondamentaux de l’approche rationnelle de la réalité.

Spatialité et temporalité : un couple insécable.

Les spatialités, l’articulation d’échelles font partie des outils privilégiés de la géographie sociale. L’évolution de nos sociétés pousse à les utiliser plus encore pour mieux mettre à jour les relations sociétés / espace. Les temporalités ne connaissent pas le même degré d’emploi et de diffusion. Dans notre propos, il ne s’agit pas de délaisser les premières pour les secondes. Il est vrai qu’après un regain d’intérêt pour les formes spatiales, il y a eu un regain d’intérêt pour les formes du temps, cela ne doit pas conduire à une nouvelle mode de suprématie des unes sur les autres. Ainsi dans une contribution à un ouvrage sur l’espace et le temps aujourd’hui, S. Moscovici tombe dans le travers de vouloir penser le temps contre l’espace « ce qui me paraît, dit-il, le plus frappant dans ce qui s’est passé au cours de ce dernier siècle en Occident […] c’est la disparition de la géographie […] surtout en tant que science […] A l’impérialisme de l’espace nous voyons succéder une sorte d’impérialisme du temps »[9][9]. C’est une nouvelle manifestation de pensée univoque. La question vaut quelque arrêt, car au delà de l’aspect factuel et contingent du propos, il recouvre un réel et constant balancement de la réflexion dans notre domaine qui, par facilité choit aisément dans une relation binaire que j’estime appauvrissante. S. Moscovici constate qu’un des traits distinctifs de la civilisation occidentale et de ses développements contemporains est l’importance du temps, la mesure par le temps et la tentative kantienne de faire du temps et de l’espace des universaux. Je n’ai aucun désaccord sur ce point ; par contre en même temps que Moscovici affirme que l’espace est changé par le temps, il s’arrête à ce terme de la relation et en exprime une seule facette. La tension temps/espace apparaît comme une relation binaire temps contre espace, comme une succession de prééminence, de prévalence, et non comme des modalités inséparables, insécables de l’existence. Ce trait de raisonnement que j’ai relevé chez Moscovici est très fréquent.

Les spatialités sont en fait indissociables des temporalités. Il y a une totale insécabilité des spatialités et temporalité. Toutes les évolutions de phénomènes que nous observons à différentes échelles sont dans un temps donné, connaissent des rythmes particuliers. Cette historicité des spatialités que nous analysons, de même que l’agencement particulier du jeu d’échelles spatiales au moment où nous l’observons, est tributaire de sa propre courbe temporelle (schématisons, par exemple : fluctuations, essor, expansion, généralisation, déclin) et de l’entrechoquement des autres phénomènes avec les temporalités.

En retour l’extension, l’aire, le territoire, les espaces et le jeu d’espaces concernés jouent sur le rythme propre du phénomène, sa vigueur, son ampleur, le pas de son développement, bref sur sa scansion et sa mesure.

Prenons ainsi le mouvement de modification des rapports système productif/territoires. La délocalisation de la production de branches industrielles ou tertiaire est directement dépendante du rythme de diffusion et de généralisation de nouvelles techniques de productions (dans le cas de la micro électronique par exemple), de transmission (dans le cas de traitements financiers internationaux, par exemple la comptabilité de firmes européennes effectuée dans la zone Asie-Pacifique par transfert satellite en décalage horaire). Elle est dépendante également de l’extension et de la cohérence de marchés du travail nationaux ou de grandes zones (Europe et Asie avec des coûts de main d’oeuvre très différents) etc. Mais la dimension même de l’aire de marché avec des conditions semblables de production (coûts), de ventes (protections, positions préférentielles etc.) qui est l’enjeu des constructions supra-étatiques (marché unique européen, Alena, marché Pacifique etc.) joue sur la courbe et le rythme du rapport système productif / territoire. Et ce n’est là qu’une des causalités, parmi les multiples causalités qui interviennent. Dockès et Rosier, sans systématiser puisque leur réflexion porte plus sur les rythmes économiques, soulignent néanmoins cette liaison : « Polyrythmie et pluridimensionnalité font « l’épaisseur du temps » irrévocable. Et ces rythmes divers, ces entrelacs temporels, se développent dans les pluralités spatiales. Circulations et contagions depuis des espaces centraux vers le confins, rythmes spécifiques à chaque espace, effets en retour des temps périphériques […] Il n’est pas d’étude de formes du temps qui puisse échapper aux formes spatiales, aux disparités villes-campagnes, entre régions, pays ou nations ; des disparités qui ne sont pas seulement des retards.[10][10] »

Cette insécabilité spatialité/temporalité me paraît devoir être à la fois un des futurs chantiers de la réflexion en géographie sociale et un outil d’approche de la relation Espaces/sociétés. Cette insécabilité conduit à avoir une claire conscience que la réalité que nous déchiffrons est nécessairement complexe et que le mode de pensée doit être aussi complexe. Qu’est-ce à dire ? Pas un jeu de mot, ni la conclusion banale que beaucoup de choses sont compliquées et qu’y mettre de l’ordre est vain.

La pensée complexe, un cadre de compréhension de l’insécabilité spatialités/temporalités.

La géographie en général a toujours eu à traiter de phénomènes très divers, ce qui lui a parfois donné une prétention à la « synthèse ». La géographie sociale traite de processus et phénomènes très divers qui donnent corps à la réalité sociale et spatiale. Les chercheurs sont souvent confrontés au problème de focaliser sur une facette de la réalité sans la simplifier par trop, puis de montrer les multiples liens qu’elle entretient avec d’autres, enfin comment elles s’intègrent dans des ensembles de différents niveaux et de différentes cohérences. La pensée complexe est un mode opératoire pour rendre compte de cette difficulté obligatoire. Le mode de pensée complexe est issu de tâtonnements de divers champs disciplinaires : les théories de l’information, la cybernétique, la théorie des systèmes, les concepts de l’auto-organisation, mais également la remise en question et la réévaluation des théories sociales issues du marxisme, l’élargissement de l’histoire des sciences et de la sociologie de la connaissance.

Dans le domaine des sciences sociales, Edgar Morin, et Georges Ballandier ont posé des repères dans cette direction s’inscrivant dans une filiation, non pas de terminologie mais d’esprit, où l’on peut signaler bien que d’horizons très différents, Bachelard, Piaget, Lefebvre et Koyré, ou Prigogine et Stengers dont nous avons fait état précédemment. Il ne s’agit pas d’« importer » des outils ou modèle de réflexion, il est de montrer comment dans le développement général de la connaissance, les questions qui se posent à nous sont partagées et comment quelques catégories conceptuelles et une démarche de pensée sont susceptibles de nous faire avancer dans notre propre champ. La combinaison spatialités/temporalités associée à la pensée complexe me paraissent compter au nombre de celles-ci.

La complexité, ce n’est pas le fouillis, mais la reconnaissance et la prise en compte de multiples rapports et interactions qui créent de l’organisation, de l’ordre, tout en générant des processus qui vont à l’encontre même de cette organisation et de cet ordre, pour en créer des nouveaux par une succession de jeu de déséquilibres, mouvements, équilibres ponctuels. Edgar Morin dans son Introduction à la pensée complexe[11][11], insiste sur la nécessité de dissiper deux illusions sur la pensée complexe, nous y souscrivons car ces deux illusions sont fortes et souvent présentes dans la discussion sur le processus de connaissance.

La première illusion consiste à croire que la complexité conduit à l’élimination de la simplicité. Ce n’est pas le cas, elle intègre au contraire ce qui peut ordonner, distinguer, préciser la connaissance. En ce sens elle ne nie pas une démarche classificatrice, une démarche analytique. Elle ne les nie pas, mais elle les intègre pour les dépasser et éviter la réduction qu’ils entraînent. La seconde illusion est de confondre complexité et complétude, c’est-à-dire une connaissance complète, achevée de tous les événements et processus. Les faisceaux de possibles que la réalité complexe contient, dans lesquels une part de hasard intervient, ne sont pas compatibles avec une connaissance finie, achevée, close, parce que celle-ci n’est tout simplement pas possible. La complexité porte l’accent sur les relations et les interactions.

Dans un registre de discussion proche, sur la question de la compréhension de la totalité sociale, catégorie du corpus philosophique hégélien et marxiste, j’avais discuté (1986[12][12]) des critiques formulées par Sartre dans Critique de la Raison Dialectique. Il existe une forte relation entre les deux discussions. Nous avons souligné qu’une approche liée des spatialités et des temporalités allant de l’une à l’autre constamment, nous paraissait un enjeu de compréhension des relations Espaces / Sociétés dans toutes leurs richesses. Un mode de pensée complexe permet de le faire car il permet d’intégrer la multidimensionalité tant spatiale que temporelle comme des manifestations diverses de mêmes phénomènes, mais également de faire de cette multidimensionalité un élément qui devient à son tour facteur et causes d’une évolution. Il permet de répondre sur le plan conceptuel au souhait formulé par Dockès et Rosier en ouverture de leur essai sur les rythmes économiques « Reste à repérer dans ces complexes réseaux spatialisés de rythmes, dans ces « multiples dialectiques de la durée » qui tissent la reproduction et le renouveau, les cheminements principaux, les changeants parcours de la détermination.[13][13] »

Cette intuition d’interaction n’est pas neuve, le vieux Pascal repris par Edgar Morin en disait déjà que « toutes choses sont causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates et que toutes s’entretiennent par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes ». Mais le progrès même de la connaissance des choses et des faits rend possible aujourd’hui une conception théorique qui intègre ces interactions. Reprenons notre exemple de l’évolution du rapport système productif et territoire. Le régime d’accumulation de la croissance d’après-guerre incluait une organisation du travail dite fordiste qui supposait production de grande série, développement de pouvoir d’achat pour permettre la consommation de grandes séries, ces grandes séries permettaient à leur tour des coûts unitaires de production abaissés. Les secteurs de l’automobile et de l’électroménager sont caractéristiques de ces évolutions. Les conséquences à l’échelle locale ont été de fortes modifications des populations actives, des structures urbaines, etc. Cela s’est traduit également par une tendance à développer une aire d’activité de plus en plus large, dépassant les cadres nationaux et systématisant la dimension internationale. En retour ces dernières années, le niveau même de l’échelle internationale et mondiale est devenu un facteur prégnant de l’évolution du système économique et social et modifie les situations locales. Ne sont là soulignés que quelques aspects, et déjà comment, sans mode d’approche complexe, en rendre compte sans mutiler les processus et les dynamiques ? Discutant le sens des rythmes de l’histoire, Daniel Bensaïd dans la discordance des temps , renvoie dans une jolie formule à cette approche nécessairement complexe : « le mouvement complexe des ondes longues relèverait plutôt des enchaînements systémiques en boucles et de l’ordre par le bruit, de la causalité récursive, et des théories de l’organisation. Ses formes stochastiques dansent comme les flammes dont « mille temps font battre les bords » (M. Serres[14][14]).

Nous sommes constamment confrontés dans une réflexion de géographie sociale (là encore comme dans de nombreuses sciences sociales) à l’entrechoquement entre des tendances lourdes et des événements. Aux tendances lourdes nous pouvons tenter d’attribuer des régularités dans un cadre donné, de dégager des règles voire des lois de fonctionnement. A l’événement nous ne pouvons faire de même ; il découle parfois de tendances lourdes, mais de façon paroxystique (c’est le cas des crises quelles que soient leur taille), et alors comment rendre compte de son irruption à ce moment et à ce lieu là ?

L’événement est parfois contradictoire avec la tendance dominante et alors comment rendre compte de cette contradiction ? Le mode de pensée complexe permet de surmonter cela et il permet d’associer de façon rationnelle et intelligible des tendances majeures, des « régularités », des « lois » de fonctionnement (qu’elles s’appliquent à l’espace, à l’économique, etc.) et des événements uniques qui surgissent dont il faut bien rendre compte, ainsi que des bifurcations qu’ils introduisent et des changements de règles, de lois, ou d’équilibre, qu’ils peuvent provoquer. Isabelle Stengers et Ilya Prigogine définissent quelques exigences minimales permettant cette intégration de l’événement à des lois de causalité générales, exigences qui peuvent être reprises avec utilité pour penser l’approche complexe de la relation société /espace.

Ils le font dans le domaine des lois de la nature, mais la formalisation de la question est suffisamment générale pour que nous puissions en tirer profit dans le domaine des sciences sociales sans pour autant décalquer cette démarche : « peut-on rendre compte de la nouveauté sans la réduire à une simple apparence, peut-on expliquer le changement sans le nier, sans le ramener à l’enchaînement du même au même ?[15][15] » Ils avancent trois exigences minimales pour penser une évolution dont les événements ne seraient pas nécessairement en dehors des lois élaborées par la connaissance.

Ces conditions d’intégration peuvent, dans le questionnement qu’elles poussent à avoir, être reprises avec utilité pour penser l’approche complexe de la relation Espaces / Société. La première de ces exigences est l’irréversibilité, dont nous avons déjà parlée, « la brisure de symétrie entre l’avant et l’après », la seconde est que nous puissions donner un sens à la notion d’événement. « Un événement ne peut par définition être déduit d’une loi déterministe : il implique d’une manière ou d’une autre, que ce qui s’est produit « aurait pu » ne pas se produire, il renvoie donc à des possibles […]. Mais il faut que ces événements soient porteurs de sens et ils en ont ou ils n’en prennent que si, et c’est la troisième exigence formulée, ils « sont susceptibles de transformer le sens de l’évolution qu’ils scandent, c’est-à-dire réciproquement que cette évolution soit caractériser par des mécanismes ou des relations susceptibles de donner un sens à événement, d’engendrer à partir de lui, de nouvelles cohérences »[16][16].

Ces trois exigences, irréversibilité, événement, cohérence, sont tout à fait applicables à nos analyses de la relation espace/société. Elles nous paraissent pouvoir constituer un fil conducteur rigoureux et prometteur de programmes de recherche et de construction d’intelligibilité de la réalité que nous observons.

Le dernier point sur lequel nous voudrions faire porter la discussion est celui de l’instrument du mode de pensée complexe. Nous avons argumenté que dans l’approche de la relation espace/société, les spatialités et les temporalités constituaient un couple insécable et que leur mise en évidence conjointe nous paraissait être un enjeu à approfondir pour la géographie sociale. Nous avons insisté sur ces deux aspects particuliers parce qu’ils constituent, à notre sens, à la fois la manifestation la plus forte et la plus évidente des dynamiques qui donnent corps à la relation espace/société et en même temps un domaine de réflexion encore trop imparfaitement exploré. Les spatialités, les échelles ont été et sont toujours objets d’attention. Les rythmes asymétriques, les temporalités le sont aussi, peut être de plus en plus ; les deux en même temps et dans leur relation, le sont par contre trop peu surtout au regard du bénéfice d’intelligibilité que l’on peut en escompter.

Le mode de pensée complexe me paraît être le mode de pensée permettant une approche d’un réel complexe, rendant compte de ses fonctionnements, de ses évolutions en l’amputant le moins possible tout en en produisant une intelligibilité rationnelle. Reste l’instrument de pensée permettant ces opérations. Plusieurs d’entre nous ont plaidé, au cours de ces dix dernières années pour la logique dialectique. Le développement des recherches concrètes comme le débat théorique, confortent la proposition et ouvrent de larges horizons.

La dialectique, procédure d’investigation de la pensée complexe.

Patrick Tort, dans une colossale tentative d’examen historique des théories, des pratiques de la classification et de ce qu’il appelle les complexes discursifs dans les sciences et dans la philosophie, La raison classificatoire met à jour quelques grands schèmes de pensée[17][17]. Il met en évidence l’existence d’un principe de similitude fondant une conception préformiste et s’attachant à un ordre fixe. Ce principe de similitude, il s’emploie à le montrer, entre en conflit avec un principe de descendance avec variation fondant une conception dite épigénétique. Cette conception s’attache aux connexions agissantes et transformatrices entre l’individu et le milieu, ainsi qu’à la force créatrice et modificatrice des processus. Ramassée en quelques mots, l’approche peut paraître un peu difficile, elle demande d’y entrer longuement. Sa grille de lecture et d’interprétation est intéressante en elle-même par la perspective qu’elle ouvre sur plusieurs siècles de pensée et de livres qui répondent aux livres selon la belle formule de Borges. Elle est intéressante également parce qu’elle permet, bien que ce ne soit pas son propos direct de resituer dans un contexte d’histoire de la pensée et d’évolution de ses formes logiques, la question de la dialectique. La dialectique est indéniablement inscrite dans le second schème, celui de l’épigénétisme « rejetant l’idée d’une programmation absolue des phases, des développements, des phénomènes qui marquent le déroulement d’un processus qu’il juge au contraire soumis d’une manière plus déterminante à l’influence façonnante des forces incidentes, des circonstances, du milieu, etc. (schème métonymique de la connexion, de l’action, de l’interaction) [il] privilégie naturellement le devenir, l’historique. »[18][18]. Mais de plus elle permet d’intégrer en le dépassant le premier schème, s’appuyant sur ce qui dans ce système de compréhension pousse à sortir du système clos pour le lier à son devenir.

La dialectique, en tant que telle n’est pas l’objet de notre propos. Notre propos est d’argumenter que la dialectique en tant que procédure d’investigation d’une pensée complexe permet de proposer une lecture intelligible et non réductrice de l’articulation des spatialités et des temporalités. Il faut néanmoins dans notre discussion dire brièvement pourquoi le temps de la réappropriation est venu. La dialectique plonge ses racines dans l’histoire de la pensée, et pas seulement la pensée occidentale. Lucrèce, Démocrite, Epicure et Héraclite, parmi les philosophes grecs posèrent les jalons de cette démarche de pensée. Les matérialistes du 18e siècle se réapproprièrent cet héritage, Schelling, Fichte et surtout Hegel en bâtirent une formulation, Marx et Engels en élaborèrent une conception matérialiste que de nombreux philosophes et économistes de la première partie de ce siècle réinvestirent dans les analyses de leurs sociétés et qui marqua de façon décisive la vie intellectuelle du 20e siècle. Le dépeçage de cette pensée philosophique, la vulgate qui en dériva, le laminage intellectuel et humain du stalinisme, le brouet de propagande et le naufrage des sociétés bureaucratiques des pays de l’Est ont entraîné corps et bien l’usage du mot et la référence même à la dialectique. Ce naufrage historique a discrédité la pensée dont il s’était affublée après en avoir intellectuellement et physiquement éliminé les porteurs et les représentants.

Dans le même temps, le mouvement de la connaissance, l’extraordinaire croissance, quasi exponentielle, de la connaissance de la matière et du vivant au cours de la seconde partie du siècle ont fait surgir la démarche de complexification de la pensée scientifique à partir d’autres traditions, d’autres développements de la pensée, en dépassement de la tradition cartésienne et newtonienne et non plus en filiation de la philosophie allemande.

Le temps d’une réappropriation est venu. Elle se réalise par bribes, par jets, par allers-retours. Elle se fait entre différents domaines scientifiques. Chacun explore sa fraction de réalité, et construisant des outils pour ce faire, trouve bénéfice à puiser dans les constructions conceptuelles transposables, dans les schémas généraux de compréhension. C’est ainsi qu’émerge aujoud’hui le nouveau paradigme de complexité. La réinscription de la procédure d’investigation dialectique dans cette démarche de connaissance me paraît être nécessaire aujourd’hui à la construction d’une intelligibilité de la relation société/espace dans toute sa complexité.

Je ne soulignerai que quelques aspects de cette procédure d’investigation directement liés à la mise en évidence et à la compréhension des spatialités, échelles spatiales, temporalités, échelles temporelles et rythmes dont nous avons traités.

Premier aspect : la contradiction et l’interaction. La contradiction et l’interaction sont constitutives d’une réalité complexe. Contradictions entre de nombreux éléments et phénomènes qui donnent corps à une réalité en un lieu et en un espace donné et simultanément en des échelles d’espaces plurielles et selon un rythme asymétrique. La géographie sociale, comme toute les sciences sociales est constamment confrontée à cette situation. La logique dialectique permet de rendre compte de l’interaction et la contradiction comme productrices d’une nouvelle situation. Elle permet de penser et de suivre à la trace le devenir. Elle ne conçoit pas seulement une contradiction entre deux éléments, l’urbain/le rural, le politique/l’économique, mais entre plusieurs facteurs qui s’entrechoquent et concourent à produire une nouvelle situation.

Comme le dit Henri Lefebvre, dialectique ne signifie pas un rapport à deux termes opposés, par une vieille assimilation à dialogue (à deux voix). L’analyse dialectique inclut le jeu à deux termes mais intègre trois termes et plus en interaction[19][19].

Lorsque Edgar Morin énonce quelques principes non limitatifs de la pensée complexe[20][20], il présente trois principes qui en, d’autres mots, sont – surtout les deux premiers – des caractéristiques proches de la logique dialectique : un principe dialogique dont nous venons de souligner l’élargissement, un principe de récursion qui désigne un processus ou les produits et les effets sont en même temps causes et conséquences, un principe hologrammatique qui veut non seulement que la partie soit dans le tout mais le tout également dans la partie.

La contradiction est un conflit, un dépassement ce n’est pas selon le mot d’Henri Lefebvre l’absurdité logique. On retrouve ici la même illusion à lever qu’entre complexité et fouillis. La contradiction permet d’ordonnancer, de hiérarchiser, mais en même temps de saisir le processus de transformation.

Second aspect qui ramène directement à l’articulation spatialités/temporalités dans la réalité socio/spatiale : le mouvement. Nous soulignons ces deux aspects contradiction et mouvement parce qu’ils sont à la fois au coeur de nos analyses des relations sociétés/espaces, au coeur des découvertes et démarches scientifiques qui poussent à une pensée complexe, et au coeur de la dialectique moderne. Le processus de contradiction est le moteur du mouvement. C’est l’entrechoquement, l’interaction, la négation d’un phénomène par un ou des autres qui provoquent le mouvement. Et l’approche dialectique permet en même temps de suivre une généalogie, une filiation, donc une perspective historique fléchée intégrant de l’héritage et le modifiant en permanence, et de suivre les accélérations, et les bonds et les ruptures du processus. Rappelons encore notre exemple de relations du système productif au territoire, mais proposons aussi d’autres processus : la construction de l’identité collective par rapport au territoire, l’articulation de l’Etat-Nation, des nationalismes et des constructions supra nationales, la circulation des flux d’information et des flux monétaires et l’organisation politique sur la base des Etats, le niveau mondial auquel opère le système économique et les bases territoriales des pouvoirs militaires et politiques etc…

Tous ces processus multidimensionnels sont des mouvements, et des mouvements non linéaires. La logique dialectique n’est pas une grille que l’on plaque dessus pour les décoder, elle constitue une procédure de pensée pour approcher le mouvement dans sa complexité.

Ces symétries spatiales et temporelles, ces rythmes se comprennent dès lors que l’on considère que la réalité sociale est déterminée mais déterminée par de multiples facteurs, y compris bien sûr le jeu des acteurs sociaux, que cette pluralité de déterminismes ouvre plusieurs possibilités, que leur entrechoquement où le hasard a sa part débouche sur une nouvelle situation qui n’avait rien d’inéluctable, de prétracée. La logique dialectique permet de rendre compte de ces processus.

Des quatre points que nous avons mis à la discussion, spatialités, temporalités, pensée complexe et logique dialectique, le premier est sans doute celui qui a le plus permis l’accumulation de connaissances factuelles. Le second et surtout son articulation avec le premier, ont moins été l’objet d’analyses concrètes. Les deux derniers, pensée complexe et logique dialectique, constituent un patrimoine partagé avec l’ensemble des sciences. Leur développement me paraît être un défi intellectuel des années à venir et leur réinvestissement dans le champ des relations Espaces et sociétés constituer un vaste et riche chantier de réflexion.

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Résumé

Du village à la planète, l’ubiquité, les images et les métaphores foisonnent pour rendre compte de la multiplication des espaces, de leurs rapprochements, de leurs coexistences comme de leurs fragmentations. Parallèlement à ce développement de formes spatiales, l’importance croissante du temps mesuré, compté, est affirmée en même temps que des interrogations sur les différentes formes ...

Bibliographie

Notes

[1] Edward W. Soja, Postmodern geographies, The reassertion of space in critical social theory, Londres, Verso, 1988.

[2] Non disponible dans sa totalité, résumé dans Otto Pöggeler, La pensée de Heiddeger, Paris, Aubier Montaigne, 1967 ; présenté et analysé par Françoise Dastur dans Heiddeger et la question du temps, Paris, PUF, 2e ed., 1994.

[3] Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie en 1977 pour ses contributions à la thermodynamique de non-équilibre, a publié en 1979 avec Isabelle Stengers, chimiste et philosophe des sciences, La nouvelle alliance. Métamorphose de la science, principalement consacré au renouvellement de la phénoménologie du temps suscité par le développement de la thermodynamique des systèmes loin de l’équilibre. L’un et l’autre ont depuis publié de nombreux travaux développant cette analyse. En 1992, une seconde édition de Entre le temps et l’éternité réactualise cette interrogation en la centrant sur la confrontation entre les schémas conceptuels de la physique et le problème du temps. I. Stengers a publié en 1993 L’invention des sciences modernes Paris, La Découverte/Flammarion ,1995.

[4] Stephen Jay Gould est paléontologue, enseigne l’histoire des sciences à Harvard. Depuis son premier ouvrage publié en français Darwin et les grandes énigmes de la vie, Pygmalion, 1979, Points Seuil, 1984, S. J. Gould a publié une dizaine d’ouvrages où, au travers de nombreux exemples extraordinairement pédagogiques et plaisants, il trace les perspectives d’un évolutionnisme non réducteur.

[5] Ilya Prigogine, La fin des certitudes, Paris, Odile Jacob, 1995.

[6] I. Prigogine, op. cit., p.10.

[7] Notamment dans Gould, Aux racines du temps, Paris, Grasset, 1990.

[8] Les travaux d’Henri Lefebvre sur l’espace urbain sont connus, plus connus d’un large public que ses travaux sur la dialectique. Il vient de faire l’objet d’une nouvelle publication dans le monde anglo-saxon Writings on cities traduits et dirigés par Eleonor Kofman et Elizabeth Lebas, Blackwell, 1996. En 1986 il avait écrit avec Catherine Régulier pour la revue Peuples méditerranéens un « Essai de rythmanalyse des villes méditerranéennes », actuellement inclus dans Éléments de rythmanalyse, Sylepse, 1992.

[9] L’espace et le temps aujourd’hui, Paris, Ed. du Seuil, 1983, p. 262.

[10] Bernard Rosier, Pierre Dockès, Rythmes économiques, crises et changement social, une perspective historique, Paris, La Découverte/Maspéro, 1983, p. 16.

[11] Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF, 1992.

[12] Pascal Buléon, « Une dialectique du social et du spatial », EspacesTemps, n° 36, 1987.

[13] Bernard Rosier, Pierre Dockès, op. cit., p. 16.

[14] Daniel Bensaïd, La discordance des temps, Les Éditions de la Passion, 1995, p. 78

[15] I. Stengers et I. Prigogine, « Quel regard sur le monde ? », in Entre le temps et l’éternité, Paris, Champs/Flammarion, 1988-1992, p. 45.

[16] Ibid., pp. 46-47.

[17] Patrick Tort, La raison classificatoire, Paris, Aubier, 1989.

[18] Patrick Tort, op. cit., p. 556.

[19] Henri Lefebvre, depuis l’après-guerre, a produit une réflexion philosophique parfois isolée, où le travail sur la dialectique a tenu une place centrale. Depuis sa Logique formelle, logique dialectique, première édition en 1946, dans les travaux sur la ville et l’urbain, on en trouve constamment trace. En 1986, il publie Le retour de la dialectique, et en 1992, dans un petit livre publié après sa mort, Éléments de rythmanalyse, études originales et passées trop inaperçues, il revient sur la dialectique en même temps qu’il développe une réflexion sur les rythmes.

[20] Edgar Morin, op. cit.

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