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Sérendipité.

Éthique.

Image1La crise financière donne lieu à de nombreuses déclarations consistant à se plaindre de la « cupidité » (greed) régnant sur le monde de la finance et à prôner une « moralisation » des marchés. On comprend que les montants des salaires, dividendes, bonus et autres parachutes dorés des dirigeants et des traders fassent d’autant plus frémir que l’on découvre quel genre d’activité « toxique » ils ont parfois rémunérée et quelles en sont aujourd’hui les funestes conséquences. On peut cependant s’étonner de rencontrer un vocabulaire invoquant des choix purement individuels, comme si le problème venait de l’insuffisante capacité des financiers à distinguer entre le Bien et le Mal.

L’une des raisons, peut-être pas la seule, du découplage entre la sphère financière et le reste de l’économie a été la pression exercée sur les sociétés de cette branche par leurs clients pour obtenir des retours substantiels. Mais qui sont ces clients ? Nous tous, ou presque. Immobilier, fonds de pension, assurances, gestion de fortune touchent peu ou prou l’immense majorité de la population des pays développés. Or cette évolution n’a pas eu lieu que pour de mauvaises raisons. Ce changement a accompagné l’émergence de l’acteur individuel dans la gestion des grands choix stratégiques qui organisent sa propre vie. Ainsi, un peu partout, les revenus des retraités ont subi (ou subissent) une dissociation croissante entre une part garantie par l’État au nom de la protection sociale et une part personnelle qui dépend à la fois du parcours professionnel et des différentes options d’épargne opérées par les individus. On aurait certes pu imaginer d’autres solutions pour gérer cette mutation, mais c’est un fait que, déjà impliqués massivement dans les équilibres économiques à travers leurs salaires (fordisme), leurs achats (« société de consommation ») et leurs prestations sociales (État-providence), les « citoyens ordinaires » jouent un rôle essentiel dans un quatrième domaine économique, la finance. Souvent victimes des catastrophes, ils sont à chaque fois aussi les protagonistes des événements.

Nous sommes bien entrés dans l’ère de rétroactions généralisées qu’évoque Peter Sloterdijk (2006) comme caractéristique de la mondialisation. Personne ne peut plus prétendre ni agir seul en ignorant les autres, ni seulement subir l’action d’autrui. Chacun, du coup, prend conscience que l’opposition progressiste-conservateur ne peut se lire à travers une variable analytique unique, comme le niveau des prélèvements obligatoires ou le partage salaires-profits. En Europe, les pays où il est le plus difficile de licencier sont souvent ceux où le chômage est le plus élevé, et inversement. Nous ne pouvons plus ignorer que les grands équilibres économiques ne sont pas qu’économiques et sont forcément systémiques : si on déplace l’un des curseurs du tableau de bord, on fait aussi bouger tous les autres.

Nous changeons d’époque, chacun en convient. Mais comment caractériser celle dans laquelle nous entrons ? Dans l’énoncé « La mondialisation est le premier événement dont les humains discutent pendant et même avant qu’il ne se produise », ce sont trois nouveautés à la fois concomitantes et profondément imbriquées qui sont repérées : société-Monde, société des individus, société réflexive. Ce qu’on peut appeler le tournant éthique est une composante de cette évolution vers la société réflexive, composante qui ne pourrait exister sans les deux autres aspects : émergence de l’acteur individuel et mondialisation.

Dans son principe, l’éthique ne s’enracine ni dans la tradition idéaliste européenne, qui fait du Sujet un être seul face à ses devoirs, ni dans la vision structuraliste qui noie la personne dans une machinerie sociale aveugle. L’éthique est affaire d’acteur et d’environnement. Pour l’aborder, il faut prendre simultanément conscience de la force de l’agir individuel et du fait que cette capacité d’action est produite par la société. L’inégalité, dès lors, porte moins sur les « stocks » que sur les « flux », et l’égalité s’actualise en équité (la fairness de John Rawls [1987]), c’est-à-dire dans l’orientation de la société vers la distribution aussi égale que possible de l’empowerment, la possibilité de se construire comme co-auteur de sa biographie.

Les individus tendent à devenir des entités fondamentales, ni sécables (le prix de la vie humaine ne cesse d’augmenter), ni fongibles dans des ensembles plus vastes. Certes, le communautarisme (étatique, religieux ou ethnique) continue de tuer. On a même vu, avec l’affaire Madoff, qu’il peut aussi ruiner ceux qui lui donnent crédit. Mais il est partout contesté, y compris là où il est le plus agressif, comme dans le monde musulman. Si l’individu s’impose, c’est qu’il devient une ressource de plus en plus précieuse pour la société. Plus le « capital humain » productif et surtout créatif est vu comme essentiel par les organisations, plus le parcours singulier autoproduit dans un environnement favorable est identifié comme un atout irremplaçable pour augmenter la contribution sociale d’une personne. Il existe certes, pour un moment encore, du travail machinique, dans lequel le travailleur n’est qu’un pion. Cependant, dans tous les pays, y compris les plus pauvres, les jours du taylorisme sont comptés.

En cohérence avec ces nouvelles attentes, le « crépuscule du devoir » de Gilles Lipovetsky (1992) ne se traduit presque jamais par un déferlement incontrôlé de permissivité. Ce à quoi l’on assiste, c’est à l’installation d’un binôme liberté/responsabilité, dont les deux termes sont presque des synonymes, en fait deux points de vue sur le même paysage. « La liberté est le pouvoir qu’on prend sur soi-même », disait justement Denis de Rougemont. L’approche éthique conduit à penser que le « principe Espérance » d’Ernst Bloch ([1976] 1991) n’est pas si incompatible avec le « principe Responsabilité » de Hans Jonas (1990) que ce dernier ne le percevait. De fait, contrairement au communautarisme moral, qui mettait l’individu à l’abri au sein du groupe, la liberté/responsabilité ne laisse jamais tranquille l’acteur et elle produit, nous dit Alain Ehrenberg (1998), une « fatigue d’être soi » historiquement inédite. Nous portons le poids d’une liberté qui n’est plus ni abstraite (comme dans la tradition occidentale), ni passive ou complice (comme chez Malraux, Camus ou Sartre), mais, aussi limitée et inégalement répartie soit-elle, bien réelle pour tous, car ancrée dans l’action quotidienne.

En s’appuyant sur la distinction proposée par Paul Ricœur (1990), on peut considérer que la différence fondamentale de l’éthique avec la morale porte avant tout sur deux points. En premier lieu, là où la morale se composait d’un ensemble de normes transcendantes, l’éthique procède par des valeurs, non immanentes puisque explicitées et débattues, mais pragmatiques, autotranscendantes. « Être à la hauteur de ce qui nous arrive », selon la formule de Gilles Deleuze, passe par la discussion avec les autres et selon des procédures contraignantes, des valeurs qui vont permettre d’informer l’action.

Ensuite, les valeurs éthiques ne contiennent pas d’antinomie interne et sont donc compatibles entre elles, pour la raison que rien ne permet plus de penser qu’il y aurait une opposition irréductible entre plusieurs composantes de l’agir humain. La « banalité du mal » ne signifie pas, en effet, que nous devions reprendre l’idée judéo-chrétienne du péché originel ou d’autres mythes qui définissent l’être humain comme partagé entre des valeurs opposées. C’est le cas de la « topique » freudienne la plus classique, dans laquelle le moi est le théâtre et l’enjeu d’un antagonisme indépassable entre un ça porteur de « pulsions » naturelles et un surmoi émetteur de normes sociales répressives. L’éthique ― et là réside sa part d’utopie raisonnable ― s’appuie sur le constat que le « faire société » n’exclut pas par principe que le jeu social puisse admettre une somme positive. Cela signifie que les contradictions existant dans une société sont potentiellement transformables en une nouvelle configuration mutuellement avantageuse. Autrement dit, il n’est nullement avéré que, dans une dynamique sociale, il y aurait forcément des « perdants » à proportion des « gagnants ». La mondialisation rend cette affirmation encore plus évidente. Ainsi, la sortie du sous-développement de plus d’un milliard d’êtres humains durant les vingt dernières années n’a nullement appauvri le reste de la planète, bien au contraire. De même, l’action localisée pour la protection de l’environnement naturel, profondément systémique dans ses effets, bénéficie à l’ensemble de l’humanité.

Le cas de l’avortement illustre bien le dépassement par l’éthique d’un conflit qui paraissait insoluble. La résolution s’est produite en Europe au cours des années 1960-80 par le « déplacement des lignes ». Le « respect de la vie », qui condamnait inéluctablement l’avortement comme assassinat s’est transformé en « protection de la vie humaine », qui décriminalise la suppression d’un embryon. Ce changement crucial s’est pourtant produit discrètement et sans discussion théorique explicite, mais dans la perspective de résoudre un problème concret.

De manière similaire, le passage de la morale à l’éthique se traduira peut-être demain par la dépénalisation des drogues, en faisant tomber une barrière entre nous (nos bonnes drogues, qui tuent beaucoup mais font partie de la civilisation) et eux (leurs mauvaises drogues, qui tuent beaucoup moins mais relèvent de la barbarie). Ainsi assècherons-nous d’un seul coup la principale source de revenus criminels de la planète, qui se compte en centaines de milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. Pour réaliser ce prodige, on aura simplement énoncé qu’une vie humaine en vaut une autre, exactement. L’éthique marque la fin des « excuses » que la morale se donnait pour faire fi de ses propres normes.

Le déclin des contradictions internes aux valeurs n’empêche pas l’émergence parfois confuse de celles-ci, qui témoigne de la complexité des temporalités historiques. Entre le pas encore et le déjà plus, et tant qu’il y aura de l’histoire, ce genre de complication s’appliquera aussi à l’éthique. La cohabitation entre morale et éthique introduit une confusion qui s’exprime, pour les enfants et les adolescents, par des difficultés spécifiques dans la construction de leur psychisme, donnant parfois lieu à des modalités inédites de mal-être ou de violence.

Par ailleurs, la mise en œuvre des valeurs ne va jamais de soi car elle suppose une interprétation, c’est-à-dire une traduction et une commensuration entre les énoncés. Pourquoi l’opinion publique européenne a-t-elle majoritairement soutenu l’intervention de l’Otan au Kosovo et condamné l’invasion américaine en Irak ? Parce que son analyse éthique des deux situations l’a conduite à la conclusion que l’objectif « établissement des droits de l’homme, y compris par la force si nécessaire » ne pouvait se réaliser correctement si les acteurs locaux n’étaient pas une force active, au moins potentielle, du processus. Il ne s’agit donc plus d’opposition manichéennes préétablies mais d’un raffinement et d’une complexification des analyses, impliquant notamment une appréhension simultanée et interdépendante des différentes échelles pertinentes.

Face à la morale de l’échelle unique, qui avait permis aux États de s’affranchir de toute obligation au-delà de leurs frontières (comme le secret bancaire en constitue une expression parlante), la mondialisation organise en effet une sorte de fédéralisme éthique qui met en communication les différents espaces de la planète. Si la guerre froide fut un moment terrible en ce qu’il a rendu possible la violation de l’éthique au nom de la morale, l’après-guerre fut aussi, avec les tribunaux de Nuremberg, un moment fondateur de la création du niveau « suprême », qui se prolonge aujourd’hui avec la Cour pénale internationale et plus généralement avec la substitution au vieux droit international, c’est-à-dire interétatique, d’un droit mondial intérieur.

Un aspect essentiel du dépassement des antinomies morales concerne le couple altruisme-égoïsme. Dans le paradigme éthique, prendre soin de soi n’est pas frappé d’illégitimité car certaines attentions ne peuvent venir que de l’intéressé, qui possède par son expérience intime une connaissance spécifique, quoique non exclusive, de ce qui convient à son intégrité et à son devenir. Inversement, la notion de sacrifice, qui caractérisait la posture morale, entre en crise et se trouve dépréciée comme un cas particulier et pervers d’instrumentalisation de la bienveillance d’autrui. C’est aussi le cas de la charité, par opposition à la solidarité, qui, elle, fait clairement partie de l’univers éthique. En règle générale, les attitudes consistant volontairement à se défaire ou à défaire quelqu’un d’une part de sa responsabilité sur lui-même pour culpabiliser autrui et en obtenir un bénéfice sont typiques de la posture morale et tendent désormais à être dévalorisées. On voit bien, par exemple, comment le point de vue consistant à excuser les terroristes palestiniens de leurs actes au nom des exactions de l’occupation israélienne se retourne finalement contre le peuple palestinien dans son ensemble, qui apparaît comme incapable d’un dialogue éthique à égalité avec les autres habitants de la planète. Le résultat consiste, au bout du compte, à donner des marges de manœuvre à la colonisation israélienne et aux crimes qui l’accompagnent. Dans le monde de l’éthique, les victimes aussi ont des comptes à rendre.

Quant aux religions, elles ont été en phase avec le moment moral, puisque, émettant des énoncés révélés, elles offraient une solution simple au problème de la nécessaire extériorité du principe et de l’action. Cela avait un sens lorsqu’il était admis que l’individu ou les groupes préfèreraient, si on leur en donnait le loisir, inventer des normes arrangeantes avec leurs intérêts. Désormais, non seulement les religions n’ont pas de compétence particulière pour penser l’éthique, mais on peut même dire qu’elles sont handicapées puisque tend à leur être retiré tout le pouvoir sur les âmes qui avait fait leur force.

Au contraire, l’éthique s’impose également à tous et personne ne peut se prévaloir d’« indulgences » pour s’en exempter. Le principe de précaution, par exemple, s’applique aussi à ceux qui le mettent en avant : ils doivent proportionner la magnitude de leurs alertes, de leurs demandes de moratoire ou de leurs rejets au niveau de connaissance qu’ils maîtrisent, faute de quoi ils perdront leur légitimité à s’en revendiquer. Les arguments d’autorité n’ont en effet pas de place dans le monde éthique, qui est, par construction, démocratique et n’admet ni magistère, ni passe-droit.

Dès lors que nous contribuons chaque jour davantage, sur tous les plans, à la modeler, notre « condition » n’est plus dissociable de nos projets, individuels, collectifs, sociétaux. La question qui est posée à tous et à chacun est simple. C’est celle de Paul Valéry, en 1927 : « Eh bien ! Qu’allez-vous faire ? Qu’allez-vous faire aujourd’hui ? »

Illustration : © Jacques Lévy, « sans titre », Mexico, 2008.

Résumé

La crise financière donne lieu à de nombreuses déclarations consistant à se plaindre de la « cupidité » (greed) régnant sur le monde de la finance et à prôner une « moralisation » des marchés. On comprend que les montants des salaires, dividendes, bonus et autres parachutes dorés des dirigeants et des traders fassent d’autant ...

Bibliographie

Notes

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Sérendipité.

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