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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Entre rétrospective et prospective.

Comment reconstruire le récit du territoire ?
Illustration : Jules Lavée, illustration pour « L’Ambassade à Hué » en Cochinchine, parue dans la revue Tour du monde, le 26 janvier 1878.[1]

Illustration : Jules Lavée, illustration pour « L’Ambassade à Hué » en Cochinchine, parue dans la revue Tour du monde, le 26 janvier 1878.

L’évolution actuelle du panorama des politiques publiques françaises est marquée par une place centrale faite aux temps, aux temporalités, aux manipulations des dimensions multiples du temps. La référence au passé et aux racines est aussi largement usitée que l’injonction à se projeter dans le futur ; ceci alors que l’on dénonce de manière récurrente le « présentisme » tant des acteurs publics que de l’opinion (Hartog 2003, Laïdi 1997) : nous vivons dans l’urgence, dans l’ubiquité de nos sociétés mondialisées, dans le « zapping » comme mode de vie, et nos élus ne réfléchissent qu’à échelle de leur prochaine échéance électorale.

Cette bousculade des temps interroge le géographe dans la mesure où le territoire est conçu à la fois comme héritage des actions passées, comme cadre d’application et de légitimation des actions présentes, et comme support de projets. En effet, par sa double nature matérielle et symbolique, le territoire rend lisible l’écoulement du temps et informe les habitants de ces processus ; en retour, il sert de réceptacle aux inscriptions matérielles des politiques mémorielles ou patrimoniales tout autant qu’aux innovations[1][2]. Le territoire en tant que cadre de connaissance et d’action est-il à même de résister à ces sollicitations ? Si l’on part du postulat que les territoires d’aujourd’hui ne répondent plus à la conception moderne héritée de l’Histoire, qui voit en eux des constructions fondées dans le temps long, modelées par la succession des activités et des discours, où l’étendue, les limites, les particularités sont à rechercher dans la chronologie ; si l’on conçoit donc les territoires comme des constructions sans cesse renouvelées, actualisées, aux contours fluctuants au gré des projets, des stratégies d’acteurs et des pratiques des habitants, les interrelations étroites entre constructions territoriales et transformations des temporalités apparaissent clairement.

Le temps passé apparaît en effet comme une ressource constamment mobilisée par les acteurs publics, en tout premier lieu à travers les politiques patrimoniales et mémorielles, mais aussi de manière plus diffuse dans la multitude des politiques de développement faisant appel à l’histoire locale redécouverte, aux traditions, aux racines, à l’« authenticité »… On voit bien dans ces montages la manière dont les projets de territoire puisent dans ce fonds, recherchent dans l’histoire une légitimation à l’action présente, cherchent à produire les signes d’un ancrage, voire d’une identification à un territoire — quitte à réécrire une histoire adéquate quand la mémoire peine à s’exprimer. Il est aujourd’hui largement entendu que le passé n’est pas un fil continu et linéaire, objectivement reconstitué par la discipline historique, mais que les diverses procédures historiques, patrimoniales ou mémorielles reconstruisent en permanence, chacune selon sa logique propre, un discours sur le passé ; les travaux récents sur la mémoire, tout particulièrement, montrent que le recours à la mémoire collective nous apprend davantage sur le présent des sociétés qui se souviennent que sur le passé qu’elles veulent voir resurgir. Ce n’est cependant pas cet aspect qui nous intéressera ici au premier chef, même si cette dimension reste en toile de fond. Nous mettrons l’accent sur cette affirmation moins fréquente que le futur est, lui aussi, une construction sociale : « L’avenir est l’objet d’une création collective » (Loinger, 2004). Cette construction, tout comme le patrimoine, cherche à fédérer, à rassembler un collectif dans une vision partagée de l’avenir, et pourquoi pas contribuer à son identification à un territoire projeté dans le futur. Cette proposition est au centre des démarches d’anticipation.

Les mots d’ordres nationaux, européens ou internationaux, qu’il s’agisse de « bonnes pratiques », de modes d’emploi pour la gestion des territoires, de « bonne gouvernance », de cadres légaux de l’action publique, jouent sans cesse sur les deux registres. Ils combinent la mobilisation du passé au nom de la cohésion, de l’ancrage et de l’identité, et la projection dans le futur au nom tantôt du développement durable, tantôt du principe de précaution, de l’anticipation du risque, ou de démarches de prospective. La quasi-totalité des grandes lois françaises d’aménagement du territoire mises en œuvre depuis les années quatre-vingt-dix mettent en avant cette nécessaire anticipation.

Comment se dessinent sur le terrain, dans le cadre des politiques territoriales, ces constructions apparemment divergentes entre mémoire et anticipation ? Les politiques dites explicitement de prospective territoriale serviront de matériau privilégié d’exploration[2][3] pour apporter quelques éléments de réflexion à cette question de l’articulation des temporalités dans les démarches d’anticipation. En effet, le cadre méthodologique de ces démarches prospectives formalisées[3][4] développe volontiers l’idée que la projection dans des futurs possibles exige une mise à distance des héritages, des habitudes, des réflexes acquis. Ambition théorique bien difficile à faire passer auprès des acteurs locaux. Comment ce discours sur les méthodes d’« exploration du spectre des futurs possibles » (Jouvenel, 2007) percole-t-il à travers la diversité des acteurs et des contextes locaux ? Face à la table rase parfois prônée par l’expert, comment localement les élus, techniciens, conseillers, parviennent-ils à articuler un regard rétrospectif sur le territoire, où le « pas de temps » se dilue dans un passé globalement valorisé, et une visée anticipatrice qui préfère souvent un moyen terme hésitant à une projection dans un long terme périlleux et menaçant ? La question sous-jacente est celle de la capacité d’un territoire à se construire et à se reproduire, c’est-à-dire à alimenter une identité assez solidement référée au passé pour jouer son rôle fédérateur, et tout aussi apte à se maintenir telle dans le temps, à être modifiée, actualisée, ajustée.

Nous nous pencherons ici sur les diverses mises en œuvre de ces démarches pour analyser comment les acteurs mobilisent le passé, observent le présent et reconstruisent au quotidien des liens, des cohérences temporelles pour asseoir l’anticipation. Les deux premières parties s’attachent à mettre en lumière les conceptions du temps mises en avant dans la prospective experte ; la troisième confronte à ce corps formalisé de postures et d’outils des observations menées sur le terrain rhônalpin, à travers l’idée de récit du territoire.

Assumer la rupture vis-à-vis du passé.

Le contexte général, où se dessinent les politiques publiques qui nous intéressent ici, mérite que l’on s’y arrête très brièvement. En effet, des formes d’anticipation prenaient déjà place dans le contexte « moderne » des Trente Glorieuses ; le terme apparaissait mais dans un contexte profondément différent, celui de la croissance, du progrès, de l’optimisme de « l’an 2000 » décliné dans toutes ses représentations. L’anticipation depuis a pris une tout autre inflexion, annoncée dès les années 70 par le « scénario de l’inacceptable » de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar)[4][5] ; la posture qui nous intéresse ici est plus récente et contemporaine des premiers signaux d’alarme vigoureux, voire catastrophistes, sur l’évolution, pour les uns, de la planète face au changement climatique, pour les autres, des sociétés locales face à la mondialisation. Les politiques de développement territorial mettent alors progressivement en avant des outils et des méthodes se projetant dans un futur proche, à court ou moyen plus souvent qu’à long terme, à travers les Chartes (Chartes de pays, chartes paysagères, chartes environnementales…) et les divers types de projets de territoire. Ces expérimentations, initiées antérieurement à l’échelle nationale par la Datar, menées depuis les lois de décentralisation par les collectivités locales, sont institutionnalisées par les lois récentes : les Plans d’aménagement et de développement durable inclus dorénavant dans les documents d’urbanisme à l’échelle communale par exemple, mais aussi les Schémas de cohérence territoriale, les Projets d’agglomération, les plans de déplacement ou encore l’obligation de Charte à dix ans pour les Parcs naturels.

Ce qui rassemble ces formes diverses d’anticipation, c’est leur élaboration dans un contexte d’incertitude et d’inquiétude vis-à-vis du futur, bien loin des utopies positives ou des figures modernes du progrès ; il s’agit davantage de conjurer des menaces plus ou moins identifiées que de se projeter dans un avenir meilleur.

Faire un détour par le futur.

Ces diverses démarches restent empiriques pour la plupart, sans véritable formalisation des outils et des méthodes d’anticipation. La prospective est la seule à offrir actuellement un corps méthodologique relativement construit et reconnu, ce que nous appellerons ici la « prospective experte », activement diffusée depuis peu au sein des collectivités territoriales, notamment les plus outillées et les plus ambitieuses d’entre elles en termes de projet de territoire. Elles trouvent là un discours nouveau, faisant rupture vis-à-vis des démarches antérieures de planification[5][6]. Néanmoins, si nous nous intéressons ici à sa production « savante », pour identifier ses logiques de raisonnement et ses outils conceptuels, il ne faudrait pas réduire la prospective à cette seule posture : elle prend dans ses applications des formes diverses et pour la plupart nettement moins radicales en fonction des initiateurs, du public visé, des outils mobilisés, de la durée de la démarche. Ainsi les auteurs s’accordent à distinguer quatre formes de prospective territoriale : la prospective prédictive qui cherche à identifier des tendances et travaille surtout à partir de bases de données, de simulations, de modélisations visant un lien direct avec la stratégie et l’opérationnalité ; la prospective descriptive s’attache à dessiner des scénarii, des mises en récit du futur ; la prospective débat ou participative privilégie les forum, les clubs de réflexion et autres « think tank » pour croiser les regards et les imaginaires ; enfin la prospective préventive privilégie la veille, cherche à repérer les ruptures et en anticiper les impacts (Denizot 2007, Fourny et Denizot 2007). Sachant que chaque expérience locale peut conjointement ou successivement explorer plusieurs de ces démarches.

En effet, la prospective territoriale se positionne dans l’éventail des dispositifs d’action, comme une méthode de travail du futur et elle revendique une posture, des outils, un vocabulaire. Le sens de la prospective pourrait se résumer dans la combinaison entre l’exploration des futurs possibles et l’action dans et sur le présent ; tenant là à se démarquer clairement de toute démarche de prévision ou de planification. L’objectif n’est pas d’organiser un futur meilleur mais d’agir au présent en connaissance de cause : il y a bien là un chemin particulier retracé entre présent et futur, il s’agit de « faire un crochet par le long terme » (Lacaze) pour mieux agir sur le présent. Ce crochet est conçu avant tout comme un état d’esprit : « Un mécanisme de la pensée qui consiste à se tourner vers l’avenir pour réfléchir sur l’actuel et le contemporain : c’est un détour par le futur pour poser des problèmes du présent » (Spohr et Loinger, p. 17). Le chemin qui se dessine n’a rien d’un tracé lisible et direct, il s’agit plutôt d’une progression spiralaire, les détours successifs par le futur venant de manière itérative corriger, valider, réorienter le présent.

Ce qui nous intéresse ici tout particulièrement c’est l’originalité de ce cheminement temporel : alors que l’ensemble des démarches antérieures de planification se fondaient sur une analyse des tendances anciennes et en cours pour en déduire les prolongements envisageables, la prospective affiche une volonté de rupture méthodologique : pour agir sur le présent, inutile de se pencher sur le passé, il faut se donner les moyens non de prévoir mais d’imaginer des futurs. « Il est important de faire converger l’ensemble des efforts pour agir sur une réalité fortement ancrée dans des pratiques anciennes où les cultures de la planification et de la prospective se tournent largement le dos » (Loinger). La connaissance du territoire doit donc se construire avant tout dans le présent, et le passé est facilement présenté comme un filtre obscurcissant, biaisant l’analyse. Face à la rapidité des évolutions et à l’incapacité où nous sommes à les prévoir, il vaut mieux se départir des références vraisemblablement obsolètes pour mieux identifier les transformations en cours ou à venir. « Dans la prospective, on travaille à des degrés d’incertitude suffisamment grands pour que de nombreux outils de planification, de champs plus étroit, perdent de leur crédibilité » (Communauté européenne).

Ce postulat opérationnel se double d’une position plus claire encore dans le discours théorique et méthodologique qui met en avant, de manière insistante, le refus des démarches et théories anciennes : « La planification urbaine des années 70 a vécu » (Loinger). Les prospectivistes revendiquent une transformation profonde pas seulement des outils mais de la culture aménagiste dans son ensemble et trouvent leur légitimité en grande partie dans ce caractère radical : absence de référence aux démarches antérieures si ce n’est pour s’en garder, absence de référence à des expériences passées d’anticipation. Tout est à inventer : « L’avenir est domaine de liberté, l’avenir est domaine de pouvoir, l’avenir est domaine de volonté » (Jouvenel). Du regard neuf découle la capacité à construire ce cheminement entre futur et présent.

Double rupture donc : vis-à-vis du passé du territoire comme du passé des pratiques politiques.

Percolation du discours prospectiviste.

Gageure ou véritable renouvellement de la pensée aménagiste ? Cette posture est pour le moins inconfortable, peu fédératrice au sein des services des collectivités territoriales, difficile à faire partager par la société civile. Elle prend le contre-pied de tous les autres discours actuels sur le territoire qui, au contraire, font une large place à l’histoire ou à la mémoire comme arguments de justification. Elle est donc bien rarement entendue de la part des acteurs locaux. Il faut aller chercher auprès des collectivités qui mènent des expériences explicitement et délibérément prospectives ; dans ces cas rares, on perçoit une certaine forme de percolation, ponctuelle, liée aux réseaux de diffusion du discours prospectiviste.

Face à ce discours clairement posé de la rupture vis-à-vis du passé, on peut s’interroger sur l’opérationnalité de cette démarche à l’épreuve des territoires : faire l’impasse sur le passé des territoires, oublier la mémoire des lieux et des paysages, et fonder une unité et une identité sur le présent et un avenir collectivement dessiné. C’est effectivement d’une révolution culturelle qu’il s’agit. Pour l’élu, pour l’acteur public, le passé offre l’assurance du « déjà-là », d’un fonds multiforme dans lequel puiser. Les discours sur le passé, transmis à travers la mémoire, qu’elle soit individuelle, familiale ou collective, permettent de légitimer les acteurs en les positionnant dans une filiation, de construire un collectif à travers le partage d’une histoire commune, d’ancrer une construction territoriale dans une histoire locale aisément naturalisée. La prospective veut, quant à elle, se positionner face à un « univers d’incertitude », en pariant qu’il vaut mieux se saisir de l’incertain pour mieux le maîtriser, que de chercher dans le passé des gages de certitude.

Assumer la rupture vis-à-vis du passé, pour les démarches de prospective comme pour toute démarche d’anticipation, c’est donc réussir à fabriquer autrement de la certitude, en se privant/s’émancipant du recours au passé. Nous faisons l’hypothèse que si, du côté de la prospective « experte », le discours de rupture vis-à-vis des théories, des pratiques et des méthodes est revendiqué, il en va différemment pour les acteurs locaux, bien davantage inscrits dans une culture politique et une pragmatique héritée.

Observer autrement le présent.

Ce « mécanisme de pensée » proposé par la prospective territoriale s’inscrit également dans un contexte de renouvellement de la lecture des territoires par la reconnaissance de leur complexité, d’un « nouvel âge des territoires » (Debarbieux et Vanier, 2002) : complexité des organisations, des usages, des constructions sociales et culturelles. Les grilles de lecture qu’on osera appeler traditionnelles privilégient l’analyse sectorielle des divers caractères du territoire traduites en termes de processus (croissance démographique, urbanisation, densification, concentration des activités…). Elles s’appuient en outre sur les découpages administratifs, les maillages mis en place dans le temps long. La prospective postule que ces grilles sont périmées. « Si une part conséquente de la société développe désormais de nouveaux rapports sociaux dans ses comportements mobiles et par les réseaux qui les accueillent, il est vraisemblable qu’en son sein, la société politique doive suivre, un jour. […] Cette discussion explore, certes, un futur improbable. Le probable, nous le connaissons déjà » (Vanier, 2002). Le diagnostic de territoire doit donc être révisé dans ses outils et ses démarches.

Reconsidérer les catégories temporelles.

La méthode prospective répond à cet enjeu en mettant en avant l’idée de « système contextuel ». Plutôt que d’identifier des tendances parallèles plus ou moins interdépendantes, le « diagnostic dynamique » doit mettre à jour un ensemble de facteurs mis en système, à travers une approche synchronique et transversale (Goux-Baudiment, 2001). Ce que nous relevons ici, c’est la conception du présent non plus comme un jalon au cours d’une évolution linéaire, mais comme une interconnexion momentanée dont il faut dénouer les interrelations. Le regard sur le présent est obligé de se démarquer des réflexes de la chronologie, d’abandonner les catégories du passé, et se trouve dans la situation inconfortable de devoir reconstruire ses outils et ses angles d’observation. Le passé n’est pas totalement effacé, il est reconsidéré : observé depuis le futur selon une logique rétrospective et remis en perspective ; c’est une source d’informations ou d’indices sur le territoire, d’expériences ou de pratiques d’aménagement et de gestion, mais il peut être aussi une source d’erreurs, de biais, de réflexes inadaptés. Les indicateurs doivent donc être systématiquement soumis au doute et se combiner à d’autres sources d’information et de connaissance. Cette position forte impose de renoncer à l’idée que l’on est capable, dans la durée, d’identifier l’ensemble des indicateurs fiables, prépondérants, susceptibles de nous renseigner a priori sur les évolutions à venir. « Si nous travaillons sur des séries chronologiques, pouvons-nous réellement avoir la certitude que les forces motrices sous-jacentes persisteront ? Avons-nous une idée du pourquoi d’une tendance, et savons-nous si les facteurs qui l’engendrent sont stables, ou même autorenforçants ? » (Communauté européenne).

Cela implique également de multiplier les échelles d’analyse synchrones sur divers laps de temps, en renonçant également aux mailles administratives habituelles comme support de la collecte d’informations. La lecture du passé se trouve ainsi soumise à un regard et à une exigence inédits, qui appellent de nouvelles méthodes et de nouveaux outils : on sort de la logique d’archives, de recensement organisé des données accumulées, pour passer à une logique d’observation sans cadre préconçu, ni spatial, ni méthodologique.

Signal faible contre tendance lourde.

Sans reprendre l’ensemble des outils de la prospective et de l’anticipation, pointons quelques exemples éclairants. L’un d’eux, particulièrement intéressant, est le « signal faible ». Cette expression est apparue récemment dans le vocabulaire politique pour désigner précisément ce qui, dans le territoire, nous alerte sur le futur sans faire référence au passé. Le signal faible, en effet, s’oppose dans les argumentaires à la « tendance lourde » ; celle-ci renvoie aux méthodes d’observation fondées sur des indicateurs que l’on suit linéairement, cherchant à identifier des processus d’ampleur majeure ou croissante. Cette démarche classique est fondée sur l’idée que les territoires et les sociétés se transforment selon des modalités cumulatives, lisibles et homogènes dans le temps ; elle se veut objectivante, chiffrée, privilégiant les données quantifiables et aisément identifiées ; l’exigence méthodologique s’attache dès lors à la qualité et à l’efficacité de la collecte et du traitement des données.

Avec le signal faible, c’est la posture inverse qui est recherchée : elle repose sur l’idée que l’on ne sait pas a priori ce qu’il faut observer, que les indicateurs sont à inventer, que toute composante du territoire, toute pratique, est susceptible d’être porteuse de sens à qui sait la repérer, et que l’on n’aboutira pas forcément à un résultat traduit sous forme de courbe ou de série statistique. Cette démarche est fondée sur l’ouverture du regard et non sur la visée ciblée, elle peut privilégier des données plus discrètes, à la marge, dispersées, et elle doit accepter l’imprécision, la subjectivité.

Le repérage du signal faible dépend donc entièrement de la vigilance de l’observateur : son attention doit être suffisamment mise en éveil, sans préconçus ni grille de lecture formatée du territoire, pour être à même d’identifier le signal faible au sein de toutes les pratiques, les créations, les transformations en cours. Plutôt que la tendance longue, c’est au contraire la rupture, le « plafond » mettant fin à une tendance, l’émergence de nouveaux phénomènes, la bifurcation, voire les germes de crise que l’observateur doit rechercher. On voit que l’observation se penche précisément, ici, sur les temporalités, leur diversité, les modifications, les discordances éventuelles. Cet outil est donc particulièrement représentatif de la rupture méthodologique et plus globalement culturelle qu’exige l’anticipation ; son usage s’accompagne d’un recours très élargi aux « experts » de diverses formations, diverses origines : à défaut de certitude quant aux objets observés, on multiplie les angles et les types d’observation. C’est dans cet objectif également que sont organisés les forums et débats publics chargés de collecter le ressenti des habitants.

Derrière le signal faible apparaît la menace, une autre figure essentielle du discours prospectif. Nous l’avons dit, l’anticipation prend place dans un contexte d’inquiétude sur l’avenir : l’« univers d’incertitude » évoqué par la prospective experte, les menaces potentielles ou concrètes brandies par les acteurs — peu d’élus affichent un optimisme confiant dans l’évolution de leur territoire. La figure de la menace est essentielle car les acteurs mesurent à son aune leur capacité à maîtriser les évolutions en cours : a-t-on affaire à une menace interne au territoire, circonscrite, ou s’agit-il d’un menace floue, exogène, l’« épée de Damoclès » souvent évoquée ? L’enjeu du signal faible est de permettre d’identifier une menace, de la cerner, de la mesurer, de l’intégrer dans la vision du territoire et dans sa gestion, autrement dit de la transformer en risque.

L’observation du présent apparaît ainsi non comme un lieu de fabrication de certitude mais comme un outil de réduction de l’imprévisible.

Face à l’incertitude, la veille et un mirador bien placé.

Une autre caractéristique des outils de l’anticipation, suite logique au signal faible et à ce renouvellement de l’observation, sont la veille (parfois qualifiée de stratégique) et l’observatoire. En effet, si l’on ne sait pas a priori ce qu’il faut observer et quelles formes prendront les données collectées, il faut créer les structures souples, ouvertes, capables de mémoriser, de « capturer » selon une expression très appréciée, ces données disparates et hétérogènes : une mémoire immédiate et dynamique du territoire.

La veille apparaît de plus en plus souvent dans les cahiers des charges, dans les attributions à répartir dans l’organigramme des institutions locales. Et l’on voit depuis peu se multiplier les observatoires qui prennent volontiers la suite de structures plus classiques de collecte de données économiques et démographiques ordinaires, pour y intégrer des informations originales, destinées à une exploitation plus transversale et globalisante, visant une connaissance innovante du territoire. L’observatoire apparaît donc avant tout comme une structure à remplir, un mirador à installer au bon endroit pour permettre à l’observateur de choisir la bonne lunette et le bon objectif ; là encore sans programmation initiale du contenu. Il s’agit tantôt d’observatoires généralistes comme les observatoires départementaux, tantôt de structures spécialisées : le « monitoring » dans le domaine naturaliste (faune sauvage, glaciers…), l’observation transversale (observatoire du paysage) ou ciblée (observatoire du foncier)[6][7].

Il semble que, même si ce n’est pas exprimé en ces termes et que la démarche n’est pas forcément aussi systématique, le principe de l’observatoire est sans doute celui qui a le mieux pénétré les modes d’action locale, répondant à un manque d’informations bien identifié. L’objectif de cette veille est bien sûr d’alimenter la projection, d’aider à la construction des futurs possibles, mais aussi de servir de support à la diffusion de l’observation vers la société, dans une démarche participative largement prônée par les discours prospectifs[7][8]. Elle vise aussi à aider à un dernier élément central dans les méthodes d’anticipation : l’évaluation.

L’enjeu : l’évaluation.

La culture de l’évaluation est aujourd’hui sans cesse sollicitée mais difficilement mise en place. Elle est pourtant nécessaire à la légitimité et la crédibilité des démarches d’anticipation. Comment valider la pertinence des signaux faibles, l’efficience de la veille, l’adéquation de l’observatoire ? L’anticipation exige une évaluation en continu de ses méthodes dans la mesure où, au contraire de la prévision, elle ne prétend pas produire de l’information (vérifiable) sur le futur, mais construire des visions partagées d’un futur souhaitable : quels peuvent être les critères, les modalités et les finalités de l’évaluation ? Elle ne peut attendre du temps qui s’écoule une validation de ses observations, puisque précisément elle ne prétend pas prévoir. On voit bien la complexité de cette méthode d’évaluation encore à faire : elle doit croiser l’évaluation du territoire (objectif de la veille), des acteurs privés (des stratégies d’acteurs privés et de leur impact sur le territoire), des acteurs publics (évaluation des politiques publiques, des modalités de mise en œuvre, des effets à différentes échelles spatio-temporelles), mais aussi évaluation en continu des outils d’observation et d’évaluation…

L’évaluation en continu de la prospective par elle-même est donc le point d’achoppement de la démarche, car elle seule valide le procédé itératif sur lequel repose la construction d’une vision du futur : il n’est pas question d’évaluer les scenarii ou les projections puisqu’ils ne revendiquent aucune compétence prédictive, c’est la construction du regard qui doit être soumise à la critique, ce regard qui au présent construit un passé et un futur.

Inventer une culture du futur ou reconstruire un récit ?

La prospective experte en appelle, on le voit, à une transformation profonde des outils, mais au-delà, de la culture de l’aménagement et de l’action sur le territoire. L’une des préoccupations principales des prospectivistes est de faire passer ce discours auprès des élus, des techniciens, des décideurs, pour dépasser le simple rôle d’alerte, voire de Cassandre qu’on leur prête fréquemment, et imposer un changement de méthode. La prospective use très volontiers de la rhétorique de l’exploration : pour guider cette trajectoire incertaine vers le futur, il faut des « guides », des « vigies », des « éclaireurs », les nouvelles boussoles de l’anticipation permettant de « fixer un cap », d’éclaircir l’horizon… Cette rhétorique suffit-elle à légitimer une action qui se veut avant tout collective et partagée ? Formulée de manière plus pragmatique, offre-t-elle un discours recevable par ses électeurs et ses partenaires, au porteur d’un projet territorial ? L’action politique peut-elle se passer du récit, de la présentation sur le mode narratif et linéaire du territoire et de l’action publique sur le territoire, pour se « vendre » exclusivement dans le registre du projet sociétal ? Cette dernière partie s’attache à formuler quelques propositions à partir d’observations collectées sur des terrains rhônalpins[8][9].

Le récit pour apprivoiser le futur.

Peu d’acteurs reprennent en effet le discours savant sur le futur espace de liberté, d’action et d’invention (formules qui, du reste, sont pour la plupart « datées » : issues des tout débuts de la prospective dans les années soixante, période qui construisait une vision bien autre du progrès et de l’avenir). Ce qui domine dans les entretiens, les discussions avec les élus, les gestionnaires sur lesquels nous appuyons ces observations, c’est l’enjeu crucial de la « maîtrise » du territoire face aux évolutions, complexes, difficiles à mesurer mais intuitivement redoutables, qu’ils perçoivent.

L’hypothèse que nous faisons est que, plutôt que cette apparente désarticulation des temps prônée par le discours de la prospective, on assiste à la construction d’un nouveau type de récit du territoire et de l’action, un récit fortement inscrit dans le présent, qui cherche à inventer une autre façon de lire le passé et d’anticiper le futur, entre rétro et prospective. Cette construction se joue à la fois dans l’omniprésence du quotidien, dans une prise en compte très parcellaire et opérationnelle du passé, et dans une difficulté insurmontée à se projeter dans une échéance lointaine. La finalité est alors, par le récit, de réinscrire le territoire dans une histoire en train de se faire.

La notion de récit, telle qu’elle est analysée par Ricoeur (1983) — et reprise déjà par Lussault (1998, 2003) et par Berdoulay (2000 et 2002) dans une optique proche de celle-ci —, nous parait intéressante dans la mesure où, précisément, le récit a pour fonction de réunir le passé et le futur dans le présent de la narration : « en confiant à la mémoire le destin des choses passées et à l’attente celui des choses futures, on peut inclure mémoire et attente dans un présent élargi et dialectisé qui n’est aucun des termes précédemment rejetés : ni le passé, ni le futur, ni le présent ponctuel, ni même le passage du présent » (Ricoeur, p. 32). En outre, le récit a pour caractéristique non pas de reconstituer un déroulement chronologique, mais d’introduire une logique, celle de l’action : le lien interne est « logique plus que chronologique », puisqu’il s’agit de « faire surgir l’intelligible » (ibid., p. 85) ; ce qui induit que le récit se présente comme un tout, avec sa cohérence propre, et construit à chaque fois une « configuration » singulière entre des éléments hétérogènes et dispersés dans le temps.

On voit l’intérêt que peut trouver notre problématique de la temporalité du territoire à cette articulation de la question de l’intelligibilité à l’interrogation fondamentale sur les temps : « Suivre une histoire c’est avancer au milieu de contingences et de péripéties sous la conduite d’une attente qui trouve son accomplissement dans la conclusion […] Elle donne à l’histoire un point final, lequel, à son tour, fournit le point de vue d’où l’histoire peut être aperçue comme formant un tout. » (ibid., p. 130). Lussault déjà a appliqué au discours des urbanistes et des élus cette clé d’analyse inspirée de Ricoeur, montrant que « […] dans et par le récit, des phénomènes relevant du champ pratique sont recomposés et intégrés à une perspective globalisante et finalisée. Or, la procédure de mise en intrigue semble bien active au sein de tout projet urbain » (1998, p. 526).

Des récits ancrés dans le présent…

Nous nous penchons ici sur un certain type de récit, ou plus exactement de mise en récit, celui qui est construit et énoncé par nos interlocuteurs, acteurs institutionnels locaux (conseillers généraux, maires, techniciens), en réponse à une sollicitation ciblée : expliciter le sens de leur action sur le territoire. Les entretiens ne cherchaient pas délibérément à susciter un récit, l’objectif de l’étude portant sur les pratiques de prospective ; mais il apparaît a posteriori que les éléments se combinent selon une logique bien plus proche du récit que de la description ou du diagnostic. D’autres récits, individuels et collectifs, aux supports divers, se croisent et s’entremêlent sur le territoire, parmi lesquels le discours patrimonial a une fonction mémorielle plus explicite. Les récits ici entendus sont avant tout des récits d’action, inscrits dans le présent, mais qui contribuent indirectement à une configuration des temporalités. D’autre part, construits de façon pragmatique, au fil des entretiens mêlant les paroles de plusieurs acteurs locaux, ces récits apparaissent, comme le suggère Berdoulay (2002), à la fois comme des modes d’expression et comme des modes de connaissance : connaissance du territoire et connaissance des spécificités de l’action locale qui s’affinent dans l’interaction.

La logique commune de ces mises en récit est en effet de construire le territoire dans une temporalité propre, qui lui permette à la fois d’exister aujourd’hui dans sa singularité et de répondre aux sollicitations, prévues ou non, de l’extérieur. Peu d’acteurs locaux organisent en effet un récit sur le mode chronologique, ce que Berdoulay nomme le récit séquentiel (2002, p. 127), depuis les fondations jusqu’aux enjeux actuels. Cette construction du mythe fondateur est plutôt du ressort des histoires officielles accompagnant la construction des états-nations ; on ne retrouve pas de « petits récits », de version réduite dans le temps et l’espace de ces « grands récits ». Les temporalités sont, à l’échelle qui nous intéresse, prescrites par le calendrier très administratif des échéances politiques, des montages de projets. Le passé est donc sollicité de manière très ponctuelle et pragmatique : un événement (l’arrivée d’un élu, une décision imposée d’« en haut », la réorganisation d’un service), un personnage (tantôt charismatique tantôt repoussoir), un lieu ou une scène politique, sont mis en avant sur le mode rétrospectif pour éclaircir et légitimer le présent et servir la configuration globale. Le futur est, quant à lui, abordé selon le registre de la menace et de l’incertain ; il est rare que les acteurs dessinent des scenarii, tracent des évolutions affirmées. Les « pas de temps » mobilisés sont extrêmement courts, bien loin des explorations prônées par la prospective ; les échéances politiques rythment les temporalités locales et scandent le récit.

Il est frappant de constater à quel point le discours, les méthodes et les outils de la prospective à la fois attirent de plus en plus les acteurs locaux, en demande de grilles de lecture du présent et de télescopes pour envisager l’avenir, mais en même temps peinent à trouver leur application car sans doute trop exigeants dans leur radicalité. Dans le discours quotidien des acteurs locaux, à travers l’omniprésence du thème de la maîtrise du territoire, on ressent davantage un besoin désespéré d’arrêter le temps que de s’y promener l’esprit tranquille et le regard vigilant. La cohérence propre du récit est dès lors soumise aux enjeux immédiats tels qu’ils sont identifiés dans le présent de la vie locale ; on voit se combiner des menaces englobantes et récurrentes, comme le changement climatique ou la pression foncière, à des enjeux locaux comme un projet d’autoroute, une fermeture d’entreprise ou un montage intercommunal. L’histoire est relue au prisme des inflexions attendues ou des évolutions redoutées ; et le récit évalue le présent en terme d’urgence plus qu’il ne dessine l’avenir comme horizon d’attente.

…mais s’appuyant sur une mémoire de l’action…

Le récit du territoire est fondé sur l’invention d’une mémoire qui doit guider les choix et les légitimer au nom d’une spécificité. Il ne s’agit pas là d’une mémoire du territoire dans une optique patrimoniale, ni de la mémoire collective telle qu’on l’entend habituellement, celle des habitants, mais avant tout d’une mémoire de l’action politique et des hommes qui l’ont faite. Pour reprendre les outils d’analyse du récit proposés par Berdoulay, le « héro » du récit n’est pas le territoire mais le politique : l’homme, son action et sa culture de l’action. L’enjeu est de transformer cette mémoire en compétence partagée et de contrecarrer toute forme d’inertie. Cette mémoire est présente dans toutes les situations analysées ici : soit pour s’y reconnaître au nom de « notre » culture et de « notre » héritage politique. C’est le cas de Grenoble en particulier qui met volontiers en avant sa culture politique locale ; soit pour s’en garder au nom des « hommes nouveaux » comme en Haute-Savoie où la modernisation doit passer par la fin des féodalités. Mais il est clair que le porteur du récit, qu’il soit technicien ou, à plus forte raison, élu, se doit d’être un « homme du lieu » : produit du territoire (même s’il est d’adoption) et apte à en identifier les cohérences profondes pour les mener plus loin. Il doit à la fois se revendiquer d’une histoire locale et se poser en acteur de demain. À travers une dialectique plus ou moins bien rodée, le récit doit jouer tour à tour des racines, donnant sens aux lieux et aux gens, et du projet, gage de pérennité. Cette mémoire de l’action politique s’appuie ainsi à la fois sur des épisodes qui viennent alimenter la chronique de l’action locale (grands équipements, organisation des services, moments forts de débats) et sur une culture plus englobante, qui devient un étalon pour évaluer la fiabilité des pratiques actuelles et à venir (compétences spécifiques, outils bien rodés, réseau et intercommunalité…).

Il s’en dégage l’idée rarement formulée qu’il n’y pas d’héritage à assumer, mais que cette mémoire de l’action plus que du territoire sert de matrice à l’anticipation.

…pour construire une identité à travailler.

Enfin, le récit est chargé de contribuer à une construction essentielle, l’identité territoriale, autour de laquelle gravitent finalement tous les termes, et qui en est la finalité. C’est du reste à propos de l’identité que le discours expert de la prospective accepte une incursion franche dans le passé et en propose une représentation non comme une construction figée mais comme une source de questionnement.

Le récit met en lumière une identité à travailler, qu’elle soit fragile, menacée, ou au contraire triomphante ; c’est à travers l’identité que le récit de l’action et des hommes rejoint le territoire, en affirmant sa singularité et la cohérence de l’action. Pour revenir aux termes de Ricoeur, c’est elle qui fournit le sens profond de l’intrigue. Le récit vise à projeter vers l’avenir cette identité quand elle existe et qu’elle est fermement affichée (métropole moderniste grenobloise, moyenne montagne rurale de Chartreuse ou du Pilat, département prospère et attractif de la Haute-Savoie) : anticiper, c’est dès lors projeter cette identité dans le futur. Quand elle parait menacée (une ruralité fragilisée par l’étalement urbain dans les marges des mêmes massifs, une vieille capitale industrielle menacée par les délocalisations à Roanne, une ville moyenne concurrencée par ses voisines dans le Voironnais), le récit doit jouer l’actualisation dans d’autres figures ou à défaut la défense des spécificités. Les territoires institutionnels mal incarnés, mal reconnus (mailles administratives, intercommunalités récentes) recherchent eux, au fil du récit, à affirmer la construction collective du projet et attendent de la projection dans le futur commun le moteur de la cohésion.

Pour conclure : de la mise en récit à la mise en scène.

De manière explicite ou non, intentionnelle ou non, la mise en récit guide, met en cohérence cette configuration du territoire dans sa temporalité propre, et inspire la mise en scène au quotidien de l’action publique dans le territoire. La mise en scène, notamment par le biais des politiques patrimoniales ou mémorielles, des actions autour des projets, de la participation, est chargée d’inscrire dans le territoire et de rendre lisible par les formes cette configuration et, dès lors, de la mettre en débat. Le récit tel qu’il a été collecté ici, est avant tout un récit individuel ou émanant d’un cercle restreint et inter-reconnu d’acteurs qui s’estiment un droit et une légitimité à raconter le territoire ; mais en tant qu’acteurs publics, acteurs élus pour la plupart de ceux que nous avons entendus, ils se situent à la marge, dans l’entre-deux du récit individuel et du récit collectif. Ils sont redevables d’une histoire et d’une mémoire collective, mais on attend d’eux, et ils entendent bien, s’approprier et infléchir cet héritage dans un récit personnalisé et incarné. C’est dans la mise en scène que se jouent cette greffe et ses prolongements futurs.

À travers le récit construit aujourd’hui, qui met en scène un territoire objet et produit de l’action politique, se dessine donc une trajectoire territoriale tracée entre les éléments du passé revisité et une certaine vision de l’avenir ou une gamme de visions. Cette trajectoire prend difficilement la forme spiralaire imaginée par la prospective experte mais cherche plutôt à « retricoter » ensemble le déjà-vu et le à-venir, le certain et l’inconnu, le validé et le probable, dans un déroulement linéaire plus rassurant, à baliser au mieux la course d’obstacles dans l’univers d’incertitude.

Endnotes:
  1. [Image]: https://www.espacestemps.net/articles/entre-retrospective-et-%20prospective/entre-retrospective-et-prospective-1-2/
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  4. [3]: #_ftn3
  5. [4]: #_ftn4
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  7. [6]: #_ftn6
  8. [7]: #_ftn7
  9. [8]: #_ftn8

Résumé

Ce texte se penche sur la question des temporalités dans les politiques publiques en partant du constat des injonctions contradictoires entre recours au passé par le biais des politiques de patrimonialisation et de valorisation mémorielle, face à la nécessité d’anticipation présente aujourd’hui dans tous les principaux cadres légaux. L’objet plus spécifiquement observé ici est la prospective territoriale, démarche qui connaît un certain succès auprès des collectivités locales. À partir d’un ensemble d’expériences de terrain, le texte explore comment grâce au récit construit par les acteurs institutionnels, un lien est retissé entre un passé revisité, un « présent omniprésent » et une projection timide, inquiète, dans un futur fait d’incertitude et de menaces.

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Notes

[1] Le territoire est ici envisagé comme espace socialement approprié en mettant en avant cette double dimension matérielle et symbolique, objective et subjective (Lévy et Lussault, 2003, p. 911). Il est vrai que cette approche peut poser problème dans une situation de recherche où les interlocuteurs sont majoritairement des élus qui aujourd’hui usent abondamment du terme dans le sens beaucoup plus restreint de la maille administrative, le territoire institutionnel, vu à travers ses représentants élus : quand un conseiller général dit qu’il a organisé la « concertation avec ses territoires » cela signifie généralement qu’il a discuté avec les élus de sa circonscription, tous types de mailles confondus. Mais c’est bien souvent quand il y a décalage ou brouillage entre territoire institutionnel et territoire approprié par ses habitants que la situation devient intéressante dans notre problématique.

[2] Ce matériau est issu, notamment pour la troisième partie, de deux programmes de recherche : un premier programme rassemblait, sur sept terrains rhônalpins, élus, techniciens et chercheurs dans le cadre du projet « Prospective territoriale locale. Compétences rhônalpines et possibilités de mutualisation au service du développement  » pour la région Rhône-Alpes, sous la direction de M.-C. Fourny et M. Vanier. Le second est constitué par un projet pour le Pnr de la Chartreuse : « Le Pnr de Chartreuse et son environnement institutionnel et politique », sous la direction de S. Duvillard et A. Sgard, qui a englobé un volet d’étude des politiques publiques locales à travers des entretiens semi-directifs auprès de maires de petites communes rurales et périurbaines.

Ce texte doit aussi beaucoup aux réflexions collectives menées au sein du séminaire « Territoire et temporalités » sous la direction de M.-C. Fourny par l’équipe « Construction de territoires : des connaissances en action » de l’Umr Pacte-Territoires (Grenoble).

[3] Nous renvoyons pour une définition précise de la prospective et un aperçu de l’évolution récente de ses démarches à M.-C. Fourny et D. Denizot : La prospective territoriale, révélateur et outil d’une action publique territorialisée, (2007) et D. Denizot : Quinze démarches de prospective territoriale et quelques enseignements (2007). Et plus globalement aux deux derniers numéros de la revue de la Diact Territoires 2030, (n° 3 et 4°). Des expériences locales de démarche prospective participative peuvent également être consultées sur le site de l’Observatoire International de Prospective Régionale, notamment les expériences menées avec l’appui du Puca.

[4] Pour une histoire de ces grands travaux prospectifs, voir P. Musso, 2006.

[5] On peut se référer aux expériences largement présentées dans la bibliographie : Lyon Millénaire 3, Pays Basque 2010, Ardennes 2005, Limousin 2007. À ces expériences emblématiques s’ajoutent des démarches plus locales et plus discrètes étudiées notamment par D. Denizot (2007).

[6] Ainsi le service de prospective du département de la Haute-Savoie est parti d’un observatoire classique, rassemblant essentiellement des données démographiques et socio-économiques, pour en faire à la fois un outil de collecte d’informations plus diverses et plus transversales et un lieu de transmission de cette connaissance et de la démarche prospectiviste auprès des acteurs locaux.

[7] Elle alimente aussi l’une des dimensions essentielles de la prospective que nous ne développerons pas ici, la question de la communication autour, de et par la prospective. Nous renvoyons pour cette question à Debarbieux et Lardon, 2003.

[8] Ces observations s’appuient sur des corpus méthodologiquement différents (cf. note 2). Le premier est constitué à partir de séminaires rassemblant des chercheurs et des acteurs locaux de statuts différents, élus et techniciens, qui se sont déroulés dans plusieurs structures institutionnelles de la région Rhône-Alpes affichant un service de prospective : Conseil général de la Haute-Savoie, agglomérations grenobloise et genevoise, communautés de communes de Roanne et de sud Ardèche, pays Voironnais, Pnr du Pilat. Le second est constitué par une quinzaine d’entretiens semi-directifs auprès de maires de petites communes de Chartreuse : une partie de l’entretien cherchait à les amener à se projeter dans un avenir à moyen terme du territoire. Au-delà de cette diversité, des enseignements communs nous semblent pouvoir être tirés pour éclairer notre propos.

Auteurs

Partenariat

Sérendipité.

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