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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Droit, éthique et sciences sociales.

Sylvain Laurens et Frédéric Neyrat (coord.), Enquêter : de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, 2010.

Image1Comme toute activité sociale, la réalisation et la publication de travaux scientifiques sont soumises à des normes éthiques et au droit, en particulier aux règles juridiques régissant la vie privée et la propriété intellectuelle. Toutefois, la défense croissante des prérogatives des personnes enquêtées et l’actuelle promotion de divers principes supérieurs à l’encontre des enquêtes en sciences sociales, peuvent aujourd’hui être perçues comme une menace pour ces dernières. C’est du moins la thèse défendue dans cet ouvrage, qui éclaire les tensions entre le droit à l’enquête et celui des différents acteurs de la recherche.

Issu d’un colloque [1], ce livre collectif constitue un véritable espace de confrontation et d’échanges sur des expériences d’enquêtes sociologiques [2] passées, ayant pu être limitées ou interrompues par la volonté des autorités ou des enquêtés. Il regroupe en effet une quinzaine de témoignages réflexifs qui constituent autant d’analyses serrées des droits et devoirs des chercheurs en sciences sociales. Mobilisant la riche littérature existant sur ces questions, il constitue également une synthèse particulièrement utile par ses références et sa bibliographie [3].

L’ouvrage éclaire les multiples rappels au droit et à l’ordre dont l’enquêteur fait aujourd’hui l’objet « dans des proportions nouvelles » (Laurens, Neyrat, p. 16). Essor des procès en diffamation de personnes ne se retrouvant pas dans la version de leur expérience proposée par le chercheur, livres retirés de la vente, occultation et non publication de rapports sur lesquels le commanditaire détenait les droits d’auteur, autant de cas attestant un renforcement de la contrainte juridique pesant sur le travail du chercheur. Par ailleurs, l’éthique est aujourd’hui institutionnalisée au sein des associations professionnelles (via des chartes existantes ou en projet), des universités anglo-saxonnes et des établissements de recherche où des comités sont chargés de valider les protocoles mobilisés par les chercheurs.

Cette question du « corsetage » des sciences sociales soulève celle de l’autonomie, et donc de l’avenir de la recherche ; elle constitue également une porte d’entrée privilégiée pour comprendre certaines évolutions sociales contemporaines. Les recherches en sciences sociales sont l’objet de critiques et d’appropriations conflictuelles accrues, ce qui interroge l’essor problématique des contrôles éthiques et les éventuels garde-fous permettant de préserver à la fois les droits des enquêtés et de l’enquête en sciences sociales.

Instrumentalisations et appropriations conflictuelles des recherches en sciences sociales.

Les recherches en sciences sociales constitueraient de plus en plus des sources de conflits mais aussi d’instrumentalisations de la part des enquêtés et des commanditaires, dont le droit de regard se serait considérablement renforcé ces dernières années.

Les premiers sont souvent informés par le chercheur de la publication, en amont ou en aval. Même sans une telle démarche franche, les écrits académiques ne bénéficient plus désormais d’une relative confidentialité, en raison notamment de l’explosion de leur numérisation et de l’usage d’Internet qui contribuent à affaiblir la segmentation des publics.

En effet, si plusieurs enquêtes attestent la moindre proportion d’ouvrages de sciences humaines et sociales lus par la population [4], la mise en circulation des écrits académiques via diverses plateformes, voire les pages personnelles des chercheurs sur Internet dont l’accessibilité est croissante, compensent en partie cette segmentation. Le droit de regard des enquêtés, ancien et concernant toutes les sciences sociales (sociologie, anthropologie,…), serait ainsi aujourd’hui renforcé en raison de cette plus grande visibilité des publications et des travaux (Internet, portails de revues,…). Comme le remarque Carine Vassy, « avec Internet, les travaux sociologiques gagnent en audience, mais les enquêtés peuvent protester plus facilement », changement qui appellerait « une meilleure communication des sociologues autour de leur activité et une réflexion collective autour des règles à appliquer pour mieux protéger la vie privée des enquêtés. » (Vassy, p. 256, note 32). D’autant que les recours judiciaires se seraient considérablement accrus ces dernières années. L’ouvrage souligne toutefois l’inégalité des enquêtés face à leurs droits. Carine Vassy rappelle d’ailleurs que les personnes s’étant vigoureusement défendues contre ce qu’elles « ont perçu comme des atteintes à leur réputation ou à celle de leur institution », sont issues « du monde de l’écriture littéraire, de la politique et de la haute administration » et « savent utiliser les procédures de recours, voire les instrumentaliser à leur profit » (Vassy, p. 256).

Un exemple est, à cet égard, particulièrement commenté dans l’ouvrage : celui de l’article, dans la revue Genèses, d’une sociologue décrivant le parcours d’une femme écrivain n’ayant jamais réussi à acquérir une forte reconnaissance professionnelle en tant que telle (Naudier, 2006). Le nom de cette personne a été volontairement mentionné dans ce texte pour des raisons scientifiques présentées ici par l’auteure : ne pas limiter la portée d’un article visant à expliciter les propriétés du champ littéraire et la manière dont elles excluent de nombreux écrivains. Après réception de l’article, la romancière, mécontente du portrait qui était fait d’elle, adresse à la revue une lettre de protestation demandant un droit de réponse. Le comité éditorial publie cette lettre, précédée d’une introduction de la sociologue Florence Weber précisant qu’il s’agissait d’un matériau scientifique plus que d’un droit de réponse (Weber, 2008). Dans le numéro suivant, un autre chercheur, Alain Desrosières, souligne que la revue aurait dû aller plus loin et présenter ses excuses (Desrosières, 2008), tandis que Nicolas Mariot, membre du comité de rédaction, en conclut qu’il aurait fallu anonymiser le texte litigieux, de tels articles centrés sur des portraits sociologiques exposant leurs auteurs à de fortes réactions des enquêtés (Mariot, 2010 ; Vassy, op. cit., pp. 254-255).

Ce type de réaction ne représenterait toutefois que « la partie la plus immergée de l’iceberg » souligne Carine Vassy selon laquelle :

On peut penser qu’un grand nombre d’enquêtés n’ont pas accès aux résultats de la recherche, et qu’un nombre indéterminé de ceux qui y ont accès, par exemple grâce à Internet, en sont mécontents mais ne protestent pas. Tous les enquêtés n’ont pas les ressources culturelles, économiques et sociales, ni même le temps, pour exprimer leur désaccord auprès des revues scientifiques, des maisons d’édition, des tribunaux ou des chercheurs (Vassy, p. 256).

Comme le souligne Sébastien Roux, s’il ne faut pas sous-estimer la capacité des enquêtés à s’approprier le discours scientifique et à y répondre, cette aptitude est socialement distribuée ; ainsi a-t-il pu constater, dans le cadre de son enquête sur le tourisme sexuel, que « quasi nulle pour un-e prostiué-e du quartier, il n’en va pas de même pour les dirigeants de l’association d’aide étudiée, qui n’hésite pas à intégrer, voire instrumentaliser, de telles recherches » (Roux, p. 149).

C’est non seulement le droit de regard des enquêtés sur les recherches en sciences sociales, mais aussi celui des commanditaires qui se serait considérablement accru ces dernières années avec la multiplication des recherches par projets, la création d’agences de moyens finançant des enquêtes collectives, ou l’essor du nombre de thèses bénéficiant de Conventions industrielles pour la formation par la recherche (Cifre) [5]. Cette contractualisation de la recherche et l’externalisation de son financement soulèvent de plus en plus la question de sa propriété, des droits de sa diffusion, et produisent « des contraintes nouvelles quant à la conduite de l’enquête et la publication des résultats obtenus par le chercheur », multipliant « les formes possibles de recours au droit et de juridicisation des procédures de diffusion des résultats de la recherche » (Laurens, Neyrat, p. 22). Les universités et les organismes de recherche font à cet égard preuve d’une prudence renforcée.

La plainte peut être motivée par un sentiment d’injustice et de droits bafoués, d’un manque de loyauté de la part d’un chercheur perçu comme redevable ou encore résulter d’une mise en lumière de pratiques que les sujets souhaiteraient garder secrète comme le montre l’exemple de la contribution de Carolina Boe et Nicolas Fischer à propos de « deux enquêtes sur les étrangers en prison et en rétention administrative face à l’expertise associative et aux enjeux de publication » (Boe, Fischer, p. 117). Ces auteurs ont eu accès à ce terrain par le biais d’une association indépendante assurant une assistance juridique pour les étrangers, d’où des rapports étroits avec celle-ci. Un des problèmes qui se pose dès lors, est la confrontation publique du discours du chercheur à celui des intervenants de l’association dont les permanents ne se limitent pas

À proposer une aide juridique aux détenus ou retenus : ils sont fréquemment amenés à prendre la parole publiquement afin de dénoncer certaines situations jugées abusives. L’expertise associative se conçoit donc ici en relation immédiate avec l’espace public comme espace de dénonciation (Boe, Fischer, p. 120).

Les enquêteurs doivent ainsi se positionner, au risque de fragiliser le discours public d’un groupe vis-à-vis duquel ils sont redevables et envers lequel ils s’efforcent de rester loyaux. La difficulté est redoublée par le brouillage fréquent du rôle de l’observateur, perçu le cas échéant par les membres de l’association dont il partage les bureaux et le travail, « comme participant au travail d’expertise, en tant qu’auxiliaire de la dénonciation dont le discours devait renforcer la prise de parole publique des permanents de l’association » (Boe, Fischer, p. 124). Ce positionnement difficile a contribué aux tensions suscitées par la diffusion des résultats dans l’espace militant. Leurs analyses tendaient en effet à « dévoiler les “ficelles” de l’expertise associative » (Boe, Fischer, p. 126), à donner ainsi aux administrations concernées des éléments sur la manière dont procédaient les permanents associatifs et à alimenter par des informations de première main des accusations déjà formulées à l’époque, au Parlement ou dans la presse, contre des intervenants visant moins l’aide aux étrangers que l’opposition idéologique aux politiques d’immigration menées depuis trois décennies. Les auteurs pointent ainsi la difficulté à adopter une règle de conduite absolue. Pris dans l’espace conflictuel, perçu comme un expert parmi d’autres avec lesquels il entre en concurrence, le chercheur doit intervenir dans divers espaces publics, plus ou moins interconnectés, tout en préservant une rigueur scientifique nécessaire à ses travaux ; cela implique notamment : choisir les scènes de présentation des résultats de la recherche — ce choix dépendant cependant des réseaux dont il a bénéficié au cours de l’enquête —, adapter son intervention afin de ne pas porter atteinte aux personnes et anticiper les publics potentiels.

Sébastien Roux éclaire cependant la difficulté à prévoir l’audience d’une publication. Il met en évidence l’engagement malgré soi du chercheur, en s’appuyant sur sa propre expérience d’enquête sur le tourisme sexuel à Patpong, en Thaïlande. L’association étudiée, qui « intègre aujourd’hui — et de manière ambiguë — les recherches qui sont effectuées sur le tourisme sexuel à son discours sur la prostitution touristique », aime ainsi à souligner la dépendance que les chercheurs en sciences sociales tendent à développer vis-à-vis d’elle « y compris et surtout lors de prises de position publiques — critiquant ainsi à des fins stratégiques toute parole concurrente sur la réalité de la pratique prostitutionnelle » (Roux, p. 149).

Comme le concluent Juan J. Torreiro et Isabelle Sommier à partir d’un procès en diffamation, « jusqu’où accepter un droit de regard des enquêtés ? » (Torreiro, Sommier, p. 40). La frontière peut être

Ténue entre protection des enquêtés, face aux conséquences potentiellement néfastes pour eux de ce que le texte sociologique décrit de leur existence, et tentatives d’infléchir des résultats dérangeants qui viennent contredire des stratégies individuelles ou collectives d’instrumentalisation des représentations et des principes de définition du monde social ; entre ajustements de l’écriture maintenant une pertinence sociologique du texte (anonymisation, stylisation des cas…) et perte d’autonomie du chercheur dans la définition des critères de validité scientifique (Torreiro, Sommier, p. 40).

Il existe ainsi un risque permanent d’instrumentalisation du recours au juge dont les deux auteurs auraient fait l’expérience. En effet, ils ont été condamnés en première instance (puis acquittés en appel) après une plainte en diffamation déposée par un groupe indépendantiste contestant une description les caractérisant. Ce recours s’inscrirait au moins en partie dans la logique selon laquelle les résultats de la recherche sociologique

Mettent en cause certains de leurs intérêts pratiques et symboliques, [et] contreviennent par exemple à la prétention de certains à exercer un monopole pour la parole qui les concerne, au point, dans les cas les plus extrêmes […] de dénier au chercheur toute légitimité à les analyser, ou qu’ils constituent une cible permettant d’accumuler des gains symboliques (Torreiro, Sommier, p. 47).

Selon Carine Vassy, « il y a donc deux problèmes : comment mieux faire connaître et respecter les droits des enquêtés ? Et comment mieux aider les sociologues à protéger leur indépendance scientifique en cas de demandes abusives des autres acteurs de la recherche ? » (Vassy, p. 257). Certaines réactions peuvent en effet être perçues comme un corsetage de la pensée contrasté en fonction de l’objet, du thème de la recherche, de l’identité des enquêtés/commanditaires éventuels, et de la conjoncture politique. Plusieurs cas présentés dans l’ouvrage illustrent, d’une manière plus ou moins dramatique, une telle censure intellectuelle.

À cet égard, on peut mentionner celui de Pinar Selek, sociologue et militante féministe turque qui retrace son expérience, en 1998, de l’emprisonnement et de la torture pour terrorisme et soutien au Parti des travailleurs du Kurdistan (Pkk) consécutifs à son refus de divulguer aux autorités politiques le nom des personnes enquêtées dans le cadre de son étude universitaire sur la question kurde. Son témoignage, clôturant la deuxième partie de l’ouvrage, montre « les limites des possibilités d’accommodement des sciences sociales avec l’arbitraire d’une raison d’État » (Selek, p. 235) et en appelle à « une solidarité internationale contre toutes les formes de censure » (Selek, p. 242).

Cette dernière peut prendre la forme, moins dramatique, de la mise au pilon. L’ouvrage de Frédéric Chateigner (2008) a ainsi connu un tel sort, motivé ici par son éditeur, Alain Oriot. Ce livre résultait de l’étude sociologique, par observation participante, d’un atelier d’écriture. L’auteur était lié par un accord oral avec l’animatrice de cet atelier, et lui avait envoyé le manuscrit avant sa publication. Régnait un « climat de confiance lié au fait qu’ils travaillaient ensemble depuis un an » (Oriot, p. 106). Cette partenaire craint toutefois, après lecture, une mauvaise publicité. Peu satisfaite de la manière dont sa trajectoire et sa pratique d’animatrice sont présentées, elle est inquiète des effets qu’une telle publication aurait sur sa carrière. Face à ces craintes, Frédéric Chateigner anonymise une dernière version mais sans la soumettre, avant sa parution, à l’enquêtée. S’ensuit, de la part de cette dernière, une sommation d’avocat pour atteinte à la vie privée. Pour éviter un procès qui, coûteux, aurait mis en jeu la survie de sa maison d’édition, Alain Oriot décide de la mise au pilon du texte litigieux, tout en s’engagent auprès de l’auteur à le publier sous une forme modifiée. Le livre ressort finalement, amputé d’une soixantaine de pages. « Mais le mal était fait : la conséquence du retrait en urgence du premier ouvrage est que le diffuseur comme les libraires n’ont plus rien fait à la sortie de la deuxième version. Résultat : l’ouvrage a été vendu à moins d’une dizaine d’exemplaires » (Oriot, p. 110).

Le corsetage de la pensée peut également passer par le refus du commanditaire de publier un rapport dérangeant, tel celui d’Elisabeth Dugué et Guillaume Malochet, rejeté par la Protection judiciaire de la jeunesse (Pjj) (Danieau-Kleman, Dugué, Malochet, 2006). Cette dernière est en effet en désaccord avec leur constat d’une aggravation des politiques répressives et d’un renforcement des logiques managériales. Cette réaction s’expliquerait, selon les auteurs, par le caractère peu opportun de ces résultats critiques, dans un contexte marqué par le départ du directeur de cette institution, qui effectuait alors un bilan de son action. Par ailleurs, les questions de sécurité et de répression étaient, en ce début de l’année 2007, au cœur des débats de la campagne présidentielle. Enfin, la tension était forte alors dans les relations professionnelles, les cadres de l’administration centrales de la Pjj tentant de se préparer au changement d’équipe devant suivre l’élection du nouveau chef de l’État. Ce rapport montrait que

Le contexte législatif récent mettait les professionnels dans l’incapacité d’accomplir leur action éducative. Le blocage de la diffusion du rapport, de même que les attaques répétées contre le Cnfe (Centre national de formation et d’études, commanditaire de l’étude), s’inscrivaient dans une stratégie visant à dénier aux professionnels toute possibilité de débattre sur les conséquences concrètes des transformations de leur activité impulsées par l’administration (Dugué, Malochet, p. 72).

Plutôt que de prendre acte des difficultés et des souffrances pointées et de tenter de les traiter, cette institution aurait ainsi adopté la stratégie du déni et de la réfutation scientifique du rapport. La censure de ce dernier s’inscrirait par ailleurs dans une relation historiquement conflictuelle entre le Cnfe [6] et l’administration centrale de la Pjj. Les auteurs l’analysent

Comme participant à un effort plus général pour contrôler le pilotage et la valorisation de la recherche au sein de la Pjj, l’un des enjeux de ce combat étant d’entraver le pouvoir des personnels éducatifs sur la définition et la légitimation des savoirs nécessaires à leurs pratiques (Dugué, Malochet, p. 70).

C’est ainsi, bien au-delà du contenu du rapport, la disparition du Cnfe « comme espace hybride entre administration et recherche » qui aurait été en jeu.

Cette disparition n’est certainement pas sans lien avec les recompositions qui se font jour dans le champ de la recherche sur la justice et la sécurité (tentative d’institutionnalisation d’une discipline criminologique, réorganisation des structures et des budgets de recherche sous l’égide d’un institut unique, etc.). C’est à ce titre que les épisodes que nous avons relatés ici sont inquiétants, pour les chercheurs mais aussi pour les citoyens que nous sommes (Dugué, Malochet, p. 77).

Loin de résoudre ces difficultés, les contrôles éthiques qui tendent à s’appesantir sur la recherche en sciences sociales, sont également perçus comme des formes de censure.

L’essor problématique des contrôles éthiques.

La littérature sur la genèse des comités d’éthique est abondante [7]. L’analyse de leur essor outre-Atlantique et outre-Manche permet d’en percevoir les apports mais aussi les limites voire les dérives, notamment ce que David Jordan appelle la « bureaucratisation de l’éthique » (Laurens, Neyrat, p. 30) en sciences médicales, puis en sociologie de la santé. Le chapitre de Carine Vassy retrace cette histoire des contrôles éthiques anglo-saxons et de leurs répercussions en France ; il en explicite par ailleurs les limites. Faisant suite à des textes internationaux adoptés après la guerre et les crimes de médecins nazis dans des camps allemands, ces initiatives émergent à la fin des années 1970, après la parution de l’arrêté 45CFR46 de mai 1974 et du rapport Belmont (1978) [8] subordonnant tout financement du ministère de la Santé à l’approbation d’un comité d’éthique de l’Université. Dès 1981, les premiers comités d’éthique sont créés dans les universités américaines, avec l’objectif de contrôler les protocoles mis en œuvre par les chercheurs. Visant à rassurer les financeurs, à la suite de menaces de procès émanant de certains sujets d’expérimentation médicales, ils peuvent être perçus comme l’une des conséquences de la contractualisation de la recherche.

Si les sciences sociales bénéficient à l’origine de clauses d’exemption, celles-ci sont levées dès la fin des années 1980, à la suite d’une nouvelle série d’affaires touchant le secteur biomédical. Des dispositifs de régulation éthique sont ainsi été mis en place pour toute recherche sur des « sujets humains », y compris en sciences humaines et sociales, et la définition des recherches soumises à un tel contrôle n’a cessé depuis de s’étendre, tant aux Etats-Unis, qu’au Canada et au Royaume-Uni. Cette transposition du « paradigme biomédical » est dénoncée par des chercheurs en sciences sociales, qui critiquent la notion de « consentement éclairé », ces comités exigeant l’accord écrit des « sujets » d’expérimentation. Celui-ci peut en effet non seulement être artificiel, mais également difficile à obtenir et contre-performant, comme en atteste l’exemple mobilisé par Murray Wax (Wax, 1980) d’un comité d’éthique (Institutional Review Board, ou Irb [9]) local demandant à un doctorant en sociologie un consentement écrit de la part de chaque adolescent consommant des hallucinogènes (notamment de la colle) avec qui il conversait ou qu’il questionnait, mais aussi celui de leurs parents ; coûteuse, une telle obligation aurait en outre placé les enfants consommateurs illégaux de drogues dans une situation périlleuse.

La démarche éthique, exigée par les Irb et autres comités, place ainsi « l’enquêteur en situation d’administrer un document officiel à un enquêté artificiellement institué en position de décideur rationnel et atomisé » (Laurens, Neyrat, p. 32). Ces dispositifs introduisent des contraintes pouvant se muer en véritables obstacles, en particulier « lorsqu’elles sont impossibles à satisfaire (l’obtention des autorisations écrites de toutes les personnes concernées par un travail d’observation) ou sont inductrices de suspicion (la signature de documents de consentement éclairé détaillant les potentielles conséquences négatives de la recherche) » (Fassin, 2008, p. 126), tout en laissant échapper des aspects importants de l’éthique par rapport aux participants à l’enquête (qui ne constituent pas un groupe homogène), aux autres chercheurs impliqués (notamment dans le cadre de programmes de coopération), et aux institutions pouvant être affectées par les résultats. Ces dispositifs viseraient finalement moins une efficacité éthique « qu’à instituer un système formel attestant publiquement une préoccupation d’éthique et assurant ainsi une protection légale des acteurs concernés » (Fassin, 2008, p. 126).

L’exemple américain confirme également les dangers d’une instrumentalisation de l’éthique pour interdire des enquêtes. En effet,

Plus les sujets d’enquête portent sur des groupes mobilisés et actifs susceptibles d’attaquer en justice telle ou telle université et plus les comités d’éthique sont instrumentalisés fréquemment afin de contrecarrer tout projet qui pourrait s’avérer gênant. Cela est d’autant plus le cas lorsque le sujet de l’enquête est l’Université elle-même (Laurens, Neyrat, p. 33).

On peut citer à titre d’exemple les cas de sociologues de sciences ou de l’éducation empêchés par les Irb d’enquêter sur les conditions de vie des étudiants ou sur les pratiques d’admission de leur université (Lederman, 2006). Selon certains auteurs [10], ces comités constitueraient même un mode massif et décentralisé de censure au fonctionnement opaque (listes de membres rarement publiques, décisions peu transparentes). L’enserrement éthique des enquêtes multiplie par ailleurs, paradoxalement, les situations dans lesquelles un ethnographe peut être involontairement en porte-à-faux vis-à-vis de ces comités d’éthique pour avoir par exemple rencontré sur son terrain des gens qu’il n’avait pas prévu de voir alors que les comités demandent une liste et le statut de tous les enquêtés, ou parce qu’il a obtenu des récits de vie pouvant servir rétrospectivement de matière à l’enquête alors que l’Irb demande l’explicitation ex ante de ce que l’on compte trouver sur le terrain.

Aujourd’hui, les comités d’éthique tendent à se développer en France dans les établissements publics scientifiques et techniques (Epst) :

Si les rares universités françaises qui disposent de comité d’éthique ont pour le moment surtout réservé l’usage de ceux-ci à l’encadrement des expérimentations animales et à la biologie, il en va différemment des établissements publics scientifiques qui ont désormais tous leurs propres comités : qu’il s’agisse du Comité consultatif commun d’éthique pour la recherche agronomique de l’Inra, du Comité d’éthique de l’Ird, du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé ou du Comité d’éthique de l’Ifremer…, rares sont les Epst à ne pas bénéficier de leurs propres conseils des « sages » (Laurens, Neyrat, p. 29) [11].

Ces instances de contrôle, « au nom de l’éthique », s’ajoutent ainsi à celui, potentiel, d’autres instances de sécurité.

Dans leur introduction, les coordinateurs de l’ouvrage rappellent combien les termes du débat ont changé. À l’époque des premières chartes éthiques en sciences sociales, c’est la crainte d’une instrumentalisation du savoir produit dans des rapports de force politiques ou militaires qui alimente le débat, et non pas l’éventuelle nécessité pour les chercheurs de se défendre dans un procès. Le débat portait aussi sur la possibilité d’une mise en danger des minorités exposées, dans le cadre des enquêtes (Vassy et Keller, 2008). Nombreuses, récurrentes chez des sociologues et des anthropologues français n’ayant jamais cessé d’interroger les conséquences de leurs pratiques scientifiques, « les questions d’éthique se posaient alors cependant invariablement sous l’angle d’une responsabilité personnelle du chercheur face à l’engagement qu’impliquait son terrain » (Laurens, Neyrat, p. 15) ; comme le souligne Didier Fassin (2008a), la réflexivité de l’ethnographe s’exprimait le plus souvent dans un registre épistémologique ou politique, celui-ci s’interrogeant sur le statut de vérité de ses analyses ou sur son engagement au regard du contexte local.. Ces questions anciennes se posent désormais sous un angle différent, en raison d’une contrainte juridique qui pèserait aujourd’hui très concrètement sur le travail du chercheur, et d’une institutionnalisation de l’éthique, relayée au sein des établissements d’enseignement et de recherche, ou des associations professionnelles.

Ces évolutions peuvent être perçues comme révélatrices d’un air du temps et des réformes en cours : rationalisations procédurales, normalisation des activités humaines, primauté d’une logique assurantielle et prudentielle impliquant se couvrir (plutôt que garantir la protection ex post des enquêtés) en obtenant leur consentement préalable… Les limites de ces instances sont largement soulignées ici : outre l’existence précitée de doublons, de telles structures « dupliquent bien souvent, dans le langage de la responsabilité individuelle des éléments déjà présents dans le droit » (Laurens, Neyrat, p. 29) auquel la recherche est soumise : droit à l’image, respect de la vie privée… Les enquêtés bénéficient de divers dispositifs de protection : loi française de 1881 (diffamation, atteinte à l’honneur ou à la considération d’un citoyen et droit de réponse…), droit à l’image, particulièrement important en matière de sociologie visuelle comme le montre Michaël Meyer dans sa contribution. Toutefois, ces droits sont parfois contradictoires ; il s’agit dès lors de les concilier dans le cadre d’une « éthique en dynamique », comme le soulignent Pernelle Issenhuth, Géraldine Vivier, Isabelle Fréchon, à partir de leur expérience d’enquête auprès de mineurs « protégés ». Celle-ci les a placées face à des obligations juridiques relativement contraignantes, notamment de la part de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (Cnil) les enjoignant d’obtenir le consentement préalable des parents et de fournir une information claire aux mineurs. Or, aucune règle ne peut être en mesure de prévoir « à l’avance » l’ensemble des arrangements et des problèmes que peut soulever la pratique de terrain tandis que l’application de règles juridiques ne garantit pas forcément la sécurité de l’enquêté. Par exemple, obtenir l’accord parental n’est pas sans poser problème lorsque les mineurs sont protégés et éloignés de leurs parents, comme ici. Les auteures détaillent ainsi le protocole qu’elles sont parvenues à établir avec la Cnil et diverses institutions afin d’interroger ces mineurs.

Plusieurs chapitres traitent particulièrement des tensions qui naissent de la confrontation entre le droit, le travail de terrain et l’éthique du chercheur. Certes, juristes et sociologues partagent certaines règles, telle celle de l’anonymat, comme le remarque Nicolas Raffin :

Pour le juriste, il s’agira de s’appuyer sur des décisions rendues par des juridictions dans des configurations de procès semblables en rendant anonymes les protagonistes du procès, permettant ainsi de déduire des « principes de droit ». Similairement, le sociologue, en s’appuyant sur des caractéristiques essentielles d’une population étudiée et en rendant anonymes les personnes enquêtées, cherchera, pour produire des idéaux-types, à construire un modèle homogène et abstrait (Raffin, p. 220).

Toutefois, selon Isabelle Sommier et Juan J. Torreiro,

La logique juridique d’administration de la preuve diffère profondément de ce qui fonde la validité scientifique d’un savoir en sciences sociales, avec le risque dans certains cas comme celui exposé ici, de glisser vers la détermination juridique des critères définissant la qualité scientifique d’un texte sociologique, fût-il de vulgarisation (Sommier, Torreiro, p. 41).

Ceci amène les auteurs à s’interroger sur la capacité de l’instance judiciaire à concilier l’examen du droit légitime des enquêtés au respect de leur réputation et la reconnaissance de l’autonomie des chercheurs dans la définition des critères de validité scientifique.

L’enquête réalisée par Nicolas Raffin dans le cadre d’une thèse sur le traitement judiciaire des contentieux conjugaux, éclaire pour sa part la nécessité et les difficultés à concilier les déontologies du juriste et du sociologue. Ce dernier doit en effet faire avec les contraintes juridiques imposées par son terrain, travaillé directement par le droit, et mettre en place des dispositifs particuliers pour collecter et exploiter ses matériaux de recherche. L’auteur a personnellement été confronté aux limites imposées par les règles de confidentialité du fait de la présence d’enfants.

Les réactions croissantes des enquêtés peuvent finalement être perçues comme la preuve d’une plus grande diffusion des recherches en sciences sociales et comme le signe d’une meilleure garantie de leurs droits, avec pour cercle vertueux un renforcement de l’éthique de responsabilité et de certaines formes de réflexivité et d’autocontrôle de la part des chercheurs. Plusieurs dérives sont cependant possibles : ces réactions ne sont pas forcément fondées et toujours dénuées d’arrière-pensées (faire parler de soi, instrumentaliser la recherche,…) tandis que les soucis éthiques affichés peuvent contribuer à une généralisation de dispositifs formalistes asséchants, d’une logique de méfiance, et de formes diverses d’autocensure. Cette généralisation, inhérente à l’essor d’un contrôle exogène de la recherche, va de pair avec l’essor d’une vision utilitariste de cette dernière — sommée d’être « utile » voire rentable —-, favorisant un renforcement du rôle des commanditaires et de la prudence des organismes de recherche. Alliée à une méconnaissance des règles de la méthode scientifique en sciences sociales et des modalités de la recherche (très différentes par exemple de celles ayant cours en sciences biomédicales), elle peut contribuer à rendre certaines enquêtes irréalisables. Face à ces limites et dérives des dispositifs éthiques exogènes et formalistes, la question subsiste des divers garde-fous permettant à la fois de préserver les droits des enquêtés et l’autonomie de la recherche.

Quels garde-fous ?

Plusieurs règles méthodologiques (dont celle de l’anonymat) semblent être assez largement partagées par la communauté scientifique. Elles sont même parfois intégrées dans des codes de déontologie, ce qui peut être perçu comme un signe de la professionnalisation du chercheur.

Les premiers codes de déontologie des associations de sociologues ou d’anthropologues américains remontent aux années 1970, à l’issue d’importants débats sur la responsabilité éthique du chercheur. Depuis, et dans plusieurs pays, de telles chartes sont mises en ligne afin de donner une existence officielle aux règles communément admises par la communauté scientifique mais encore mal connues à l’extérieur.

En France, l’initiative de sociologues de l’Association Française de Sociologie (Afs) de rédiger une charte de déontologie fait l’objet de plusieurs commentaires soulignant son utilité sur le plan de la communication en direction des non-sociologues et son intérêt pour rassurer les bailleurs de fonds. Elle révèle en revanche ses limites en tant qu’outil d’information et de régulation interne du milieu des sociologues. En effet, si elle peut être perçue comme le signe de la professionnalisation d’un métier, i.e. de l’organisation en une profession autonome régie par ses propres règles, comme le soulignent Mustapha El Miri et Philippe Masson, la charte ne fait que reprendre les règles morales existant à un moment donné, explicitant ainsi des normes de portée générale déjà entrées dans les mœurs sur les relations entre sociologues, personnel contractuel ou étudiants. Selon Carine Vassy, cela rend improbable la saisine de l’association pour intervenir dans des conflits entre chercheurs pour des comportements contraires aux principes édictés dans la charte, d’autant plus que cette dernière « n’a pas de valeur juridique, à la différence des codes de déontologie de certaines professions, comme la profession médicale. Elle peut servir tout au plus à améliorer l’information des personnes qui sont nouvelles dans ce milieu professionnel » (El Miri, Masson, pp. 259-260). S’ajoutent les multiples critiques de fond adressées au premier projet de charte, inspiré des anglo-saxons et reflétant une conception assez formaliste de la recherche : réactions contre une dérive utilitariste de la sociologie présentée par ce texte comme produisant des connaissances « utiles pour la société » ; commentaires sur les informations à divulguer aux enquêtés…

Ces critiques sont également révélatrices de l’absence de règle intangible en matière d’éthique, de leur variabilité en fonction des contextes, objets de recherche, etc. Certaines normes peuvent cependant être perçues comme relativement consensuelles au sein de la communauté scientifique.

On peut tout d’abord citer la prise au sérieux de la parole des acteurs en tant que sujets de droit dont l’affaire précitée du droit de réponse montre toutefois qu’elle ne va pas forcément de soi, comme le précise Delphine Naudier :

Cette procédure par ricochet montre bien la difficulté des revues scientifiques à composer avec les droits de réponse demandés par les enquêté-e-s et la difficulté à trouver des formes de résolution idéales face à ces retours (Naudier, p. 93).

En éludant le fait que la publication du droit de réponse correspondait à une obligation légale pour la revue, le commentaire précité présentant la réponse comme un matériau sociologique pouvait être analysé comme reproduisant dans l’espace académique la disqualification qu’a, en partie, vécue l’auteure dans le champ littéraire quand certains de ses livres étaient considérés comme des « documents » et non comme des « romans » dignes de ce label.

Autre impératif méthodologique, l’anonymisation des données fait également débat. En effet, l’anonymat n’est pas toujours possible ni efficace, notamment lorsque l’enquête concerne des notables, responsables, artistes… On peut ajouter qu’il ne va pas de soi dans un univers social d’interconnaissance. Pour autant, « l’impossibilité d’une anonymisation ne rend pas en soi une recherche moins éthique » (Roux, p. 153). Le chercheur peut ainsi choisir, en accord avec les personnes concernées, de ne pas anonymiser. L’enquêté peut même parfois explicitement préférer la levée de l’anonymat, rappelle Sébastien Roux qui a opté dans son travail pour « une position intermédiaire et inégale » : si l’anonymat est garanti pour les étudiant-e-s de l’association et ses personnels (bénévoles ou salariés), l’auteur a choisi de ne modifier ni le nom de l’Ong ni l’identité de ses gouvernants, ce choix correspondant d’ailleurs à la demande de dirigeants insistant sur le fait qu’ils n’avaient rien à dissimuler, quand bien même ce discours était biaisé par le sentiment d’un implicite engagement et d’une cause partagée avec le chercheur. Ce choix était surtout motivé par la volonté de « rendre compte le mieux possible des logiques observées » (Roux, p. 151) et par une ambition politique :

Le sociologue a également une responsabilité sociale qui le contraint ; l’opposition entre savant et politique n’a de sens que dans des univers relativement étanches. Or, l’investissement social que peut susciter la prostitution et, plus généralement, les réflexions sur le travail militant, brouille ces frontières et facilite la circulation des prises de position, des analyses et des discours. Cette situation […] ne peut être niée à moins de reproduire paradoxalement un discours à portée politique au nom d’une défense du travail scientifique comme apolitique (Roux, pp. 151-152).

En rendant compte des logiques traversant l’Ong, l’auteur produit un discours à portée politique susceptible d’agir sur le monde social, de permettre une meilleure représentation des sex workers et de favoriser l’évolution du monde militant.

Cette critique ne se veut pas pour autant être une dénonciation. Loin du refus « éthique » d’admettre la dimension politique du travail sociologique, l’auteur « pris dans une situation d’anonymisation qui [lui] semble impossible » préfère « tenter de contrôler les effets potentiels d’une publication en produisant un discours qui, tout en respectant les règles du champ scientifique, puisse servir à une transformation du travail social, à la modification de certains rapports de pouvoir ou à leur déplacement. » (Roux, p. 152). Car, « choisir d’ignorer la portée politique du travail sociologique ne l’empêche pas de produire ses effets », le chercheur pouvant être confronté, comme ici, à un « engagement malgré soi » (Roux, p. 152).

Au fond, les conditions de l’anonymat dépendent non seulement de principes éthiques, mais aussi d’aspects pratiques de la recherche et du mandat qu’on lui attribue. Parfois impossible voire contre-productif, il ne va donc pas de soi. Sa mise en œuvre peut impliquer de modifier non seulement les noms des personnes ou des organisations, mais aussi, si cela ne suffit pas pour empêcher leur identification, changer les noms de lieu, les dates, mélanger les éléments biographiques [12], ce qui n’est toutefois pas sans risque (artificialité, enquête fictive…).

L’imposition de normes éthiques externes et sous-tendues par la vision décontextualisée d’un individu enquêté responsable et devant donner préalablement son « consentement éclairé » soulève au moins autant de problèmes qu’elle n’apporte des solutions à la conciliation du droit des enquêtés et à l’enquête.

« Faire émerger un droit à l’enquête » (Laurens, Neyrat, p. 301) par des mobilisations ponctuelles mais surtout par une structuration sur le long terme d’une communauté internationale de chercheurs ; c’est à un retournement de problématique qu’invitent ainsi les coordinateurs de l’ouvrage dans leur conclusion au nom du droit au savoir et à la vérité scientifique.

Sylvain Laurens et Frédéric Neyrat (coord.), Enquêter : de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2010.

Résumé

Comme toute activité sociale, la réalisation et la publication de travaux scientifiques sont soumises à des normes éthiques et au droit, en particulier aux règles juridiques régissant la vie privée et la propriété intellectuelle. Toutefois, la défense croissante des prérogatives des personnes enquêtées et l’actuelle promotion de divers principes supérieurs à l’encontre des enquêtes en ...

Bibliographie

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Notes

[1] « Droit d’enquêter/Droits des enquêtés », Limoges, octobre 2009.

[2] Les contributeurs sont en effet majoritairement des sociologues et des politistes. Pour une approche de ces questions en anthropologie, cf. Bensa et Fassin, 2008.

[3] Dont on regrettera toutefois que les règles de sélection ne soient pas explicitées, tous les textes mentionnés dans l’ouvrage n’y étant pas répertoriés.

[4] 57% de la population lisent moins de trois livres par an et les livres ou essais en SHS représentent moins de 16% des livres lus par la population (source : étude Gefi, Tge Adonis, 2009).

[5] Depuis sa création, en 1981, le dispositif Cifre subventionne les entreprises de droit français embauchant un doctorant, en Cdd ou en Cdi, dont la mission professionnelle constitue l’objet de sa thèse. Cette dernière, encadrée par un laboratoire de recherche académique, doit être soutenue en trois ans. Les Cifre sont financées par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche qui en a confié la mise en œuvre à l’Association nationale recherche-technologie (Anrt). Permettant à ses débuts de financer une centaine de thèses par an, le dispositif en finance annuellement cinq cent à la fin des années 1990. Ce nombre annuel de nouvelles Cifre a doublé depuis le début des années 2000. Cf. Anrt, 2009.

[6] Le Cnfe-Pjj (Centre national de formation et d’études de la protection judiciaire de la jeunesse), créé en 1992 et regroupant, sur le plan territorial, un pôle national et des pôles déconcentrés (les centres régionaux et interrégionaux de formation), assure la formation initiale, d’adaptation et continue des personnels de la Protection judiciaire de la jeunesse. Il fait suite au Centre de formation et d’études de l’éducation surveillée (Cfees) qui, créé en 1951 par la direction de l’Éducation surveillée du Ministère de la Justice, avait pour vocation initiale d’assurer la formation des éducateurs. L’extension des missions du Cfees à la recherche et à la documentation le conduit à être officiellement doté, en mai 1958, d’un service de recherches : le Centre de formation et de recherches de l’éducation surveillée (Cfres). Ce dernier, à la suite de la réforme, en 1983, de la recherche au ministère de la Justice, se scinde entre une unité de recherche associée au Cnrs — le Centre de recherches interdisciplinaire de Vaucresson (Criv) fonctionnant jusqu’en 1995 – et le Centre de formation et d’études de l’éducation surveillée (Cfees) qui, assurant la formation continue et conservant un petit service d’études, devient en 1991 le Centre de formation et d’études de la Protection judiciaire de la jeunesse (Cfe-Pjj) puis, l’année suivante, le Cnfe-Pjj. Ce dernier est devenu, à partir du 1er mars 2008, l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse (Enpjj). Les orientations et contenus de recherche se veulent désormais directement intégrées au contenu des formations. Cf. Daumas, 2008.

[7] Pour une approche critique : Haggerty, 2004.

[8] Ce document, dit « rapport Belmont », regroupe les recommandations de la commission pour la protection des sujets humains dans la « recherche biomédicale et comportementale » qui, majoritairement composée de médecins et de juristes, avait été créée par une loi fédérale en 1974. Le rapport met l’accent sur des principes éthiques (respect de l’autonomie des personnes, ne pas nuire aux enquêtés…) et des recommandations pratiques (informer les personnes de manière compréhensible, obtenir leur consentement éclairé, les laisser libres de participer ou non à l’enquête, protéger particulièrement les personnes « vulnérables » comme les mineurs, les minorités ethnique, les personnes en institution ou économiquement défavorisées, établir des documents écrits et exhaustifs…). Ces recommandations sont devenues des réglementations fédérales en 1981. Cf. National Commission for the Protection of Human Subjects of Biomedical Research, 1979.

[9] Comités d’éthiques dont se sont dotées les universités américaines et qui, constitués de certains de leurs professeurs et de quelques membres extérieurs, appliquent les consignes édictées par un organisme fédéral, l’Office for Human Research Protection, qui dépend du ministère de la Santé.

[10] Tel le sociologue américain Jack Katz, dont la critique est largement commentée dans l’ouvrage. Voir aussi : Dingwall (2008), qui éclaire l’histoire des comités éthiques, l’essor de la réglementation éthique des SHS au Royaume Uni, la course en avant qui serait largement liée à une recherche de légitimité et à un isomorphisme, des organisations cherchant « à copier les modes lancées par les leaders du marché, qui à leur tour consolident leurs avantages » ; il souligne également le paradoxe d’un accroissement des réglementations portant sur les recherches en Shs coïncidant avec « le développement d’une société de surveillance, où il y a régulièrement des intrusions dans la vie privée des citoyens et ce, de manière bien moins respectueuse » (Dingwall, 2008, p. 148).

[11] Des comités d’éthique ont été créés, d’abord au niveau national, puis dans chaque organisme de recherche.

Auteurs

Corinne Delmas

Docteur en science politique, Corinne Delmas est maître de conférences à l’Université Lille 2 et membre du Ceraps (umr CNRS 8026). Elle mène des recherches sur les usages sociaux des savoirs. Auteur de Instituer des savoirs d’État. L’Académie des sciences morales et politiques au XIXe siècle (Paris, Harmattan, 2006), elle a publié récemment Sociologie politique de l’expertise (Paris, La Découverte, Repères, 2011).

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Sérendipité.

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