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Sérendipité.

Denis Collin : la philosophie comme engagement politique.

Enquête sur le libre-savoir scientifique.

Image1Penser, penser, oui, mais par la technique ? Un des reproches communément adressés à l’irruption de la blogosphère liée au tournant du Web 2.0 serait celui de la médiocre qualité de ses contenus, à la fois plus cités, mais aussi considérés comme anecdotiques, insuffisamment étayés. Le blog menace-t-il pour autant, derrière ses vertigineuses capacités, le savoir et les classiques entreprises et instruments de la science ? La question n’est pas si absurde si on considère la tentative pour le moment échouée du Web Science, d’une communauté de chercheurs individuels s’affranchissant des logiques collectives de laboratoires de recherche, d’institutions académiques et universitaires pour reconstruire leur propre système de classement, de références, d’intérêts, de recherches…

Autre reproche, l’absence souvent constatée de continuité : les blogs auraient ainsi une durée de vie très courte liée à la facilité de leur déploiement. Mais les blogs ont plus largement permis aux anciens sites personnels de se simplifier — un des apports majeurs à l’origine de leur succès. Des sites personnels ouverts de longue date et toujours actifs, au-delà de dix ans, ne sont pas plus nombreux que cela. Plus rares encore ceux qui, parmi ces sites de longue date, ont visé par leur pratique personnelle à diffuser librement un savoir, le leur, savoir pédagogique tout comme savoir réflexif. Le site personnel, désormais blog, de Denis Collin[1] en est un exemple des plus significatifs, inlassablement alimenté sur des questions concernant tant la philosophie en général et la philosophie politique en particulier que l’activité politique ou le militantisme.

Marc Dumont : « Page personnelle de Denis Collin »… Pas loin de dix ans de présence sur Internet de ce site consacré à la philosophie et s’attachant aussi à penser l’actualité politique, sociale et économique… Quelles peuvent donc être les différentes motivations d’une telle continuité, régularité ? Mais aussi de ces différents contenus qui ne sont pas uniquement « scolaires » ?

Denis Collin : La motivation première, la plus élémentaire, est tout simplement de faire connaître mon travail. La philosophie n’est pas vraiment un exercice solitaire. C’est un discours tenu pour d’autres, éventuellement pour ouvrir un dialogue. S’y est ajoutée une autre motivation : mettre en ligne des éléments de réflexion pour mes élèves. Plusieurs articles (mes explications de Spinoza, par exemple, ou encore ceux qui portent sur le réel en physique) sont tout simplement des cours réécrits et que mes élèves de Terminale ou les étudiants que j’ai eus à l’Université peuvent avoir à leur disposition. Enfin, il y a une motivation « militante ». La philosophie doit penser le réel (Hegel) et je crois qu’on ne peut pas agir en politique sans passer par une élaboration des questions les plus fondamentales. En vieillissant, je me rends compte que j’ai une conception très platonicienne de la politique : la pratique politique doit procéder de la théorie si elle prétend à la vérité et à la justice.

Je ne suis pas certain, par ailleurs, que la différence entre contenus scolaires et non scolaires soit vraiment pertinente. Il y a des contenus accessibles aux élèves de Terminale comme à tout individu intéressé par les affaires de l’esprit et il y a des contenus plus difficiles, plus spécialisés. En fait, en classe, on n’enseigne pas la philosophie, on philosophe tout simplement, on philosophe avec un auditoire d’élèves dont les réticences, les interrogations et les objections ne sont pas (ou pas seulement) des obstacles pédagogiques mais de véritables questionnements philosophiques. Ce qui est « scolaire », ce sont les thèmes (est-ce ou non au programme du bac ?) et les exercices (dissertation). Mais comme je ne mets pas de dissertation corrigée en ligne… Et donc ce site est largement nourri de cette expérience-là.

MD : Quel regard porteriez-vous sur cette activité de mise en ligne ? Est-ce une démarche très solitaire, ingrate ? Mais peut-être aussi du côté des usages de vos textes ? N’y a-t-il pas, par certain côté, une sorte de « militantisme » de la pensée que vous entretenez par là ?

DC : Militantisme de la pensée, c’est l’expression adéquate. Je suis venu à la philosophie après une assez longue carrière professionnelle dans un tout autre domaine (les télécommunications), par besoin et parce qu’il me semblait (quelle présomption !) que j’avais quelque chose à dire. Je m’emploie à faire connaître quelques aspects de la philosophie italienne contemporaine ; je parle de mes « coups de cœur », des livres qui m’apportent quelque chose d’important — c’est pour cela que j’ai traduit des passages assez conséquents de Preve ou de La Grassa. Bien sûr, écrire est une activité solitaire, mais c’est aussi un dialogue avec les livres des autres et donc les esprits des autres. Je cite beaucoup, non par souci de montrer une vaine érudition, mais parce que je sais que mon esprit est fait de tous les autres esprits à qui j’ai emprunté ceci ou cela et que je me sentirais comme un escroc en omettant de signaler mes dettes.

MD : Vous intervenez par ailleurs, régulièrement, dans la tribune de quotidiens ou dans des débats publics (L’Humanité…). Quelle place la philosophie prend-elle pour vous dans ce cadre, en particulier dans la critique du libéralisme ?

DC : Je partage complètement cette façon particulière que les Italiens ont de faire de la philosophie une activité civique, intervenant dans la presse quotidienne et dans les débats publics de manière beaucoup plus constante et régulière que chez nous. Si je lis Machiavel, c’est parce que Machiavel me permet de comprendre la politique d’aujourd’hui et m’invite à agir. La philosophie permet en général de débrouiller les questions politiques, qui sont souvent présentées de la façon la plus confuse qui soit et ce d’autant plus que nous vivons sous la tyrannie de la « petite phrase ». En ce qui concerne précisément la question du libéralisme, la connaissance de la tradition philosophique permet de comprendre pourquoi le libéralisme est devenu l’idéologie de ceux qui réclament une domination sans contrainte, une domination absolue. La philosophie a donc ici une fonction essentiellement critique, elle doit dévoiler ce qui est caché dans le discours ordinaire. L’Internet et la presse sont des médias adaptés à ce travail, trop peu fait parce que les philosophes, à quelques exceptions près, sont enfermés dans leur recherche universitaire et se méfient de l’engagement politique (je ne parle des « philosophes » médiatiques, qui sont la copie conforme de ceux que Nizan appelait « les chiens de garde »).

MD : Fonction critique de la philosophie… Mais qu’est-ce à dire exactement ? Quelle portée spécifique entrevoyez-vous à cette critique, par rapport à d’autres pratiques qui visent également à disposer d’une portée similaire — on peut penser, par exemple, à la sociologie, dont le récent ouvrage de Luc Boltanski rappelle qu’elle visait chez Bourdieu à « rendre le réel inacceptable » ?

DC : Socrate se comparait à une torpille, ce poisson qui peut envoyer des décharges électriques très puissantes. Quand un notable nommé Menon lui demande si et comment on peut enseigner la vertu, Socrate l’amène à reconnaître qu’il ne sait même pas de quoi il parle. À Alcibiade, qui lui demande des techniques pour conquérir le cœur et l’esprit de ses concitoyens, il répond par la nécessité de prendre soin de son âme… Dès l’origine donc, la philosophie a cette fonction critique : contre la langue de bois du pouvoir (quel que soit le pouvoir), la philosophie demande ce que parler veut dire. Évidemment, il y a aussi un pouvoir philosophique, un pouvoir institutionnel (par exemple dans les universités, l’édition, etc.) et la philosophie doit donc aussi se critiquer elle-même, mettre en cause sa propre prétention à exercer le magistère sur les pensées. Car il est assez facile de cantonner l’exercice de la pensée dans l’inoffensif et l’insignifiant ou de le transformer en pure sophistique (apprentissage des techniques de l’argumentation).

Sur ce plan, je ne vois pas de muraille de Chine entre la philosophie et la sociologie. Une fois cette dernière débarrassée de cette prétention à être la science rigoureuse qui dit le vrai, ce sont deux disciplines étroitement entremêlées — il suffit de lire les productions de l’équipe du Mauss pour s’en convaincre.

MD : Quel regard portez-vous sur les dernières évolutions des sites et ressources liées à la philosophie et aux réflexions politiques sur Internet ? Avez-vous l’impression que cette offre s’étend ou au contraire qu’elle s’essouffle ? En particulier dans sa portée critique, de contestation ?

DC : J’ai surtout l’impression un peu décourageante d’être noyé sous la masse. L’utile, ce sont les textes classiques facilement disponibles. Pour qui vit dans une petite ville de province aux ressources de lecture publique limitées, le site de la Bnf ou le travail formidable du site des classiques des sciences sociales[2] sous la direction de Jean-Marie Tremblay à l’Uqac, et bien d’autres encore, sont vraiment précieux. J’apprécie également le travail fait sur Spinoza par Jean-Luc Derrien (Hyper-Spinoza[3]). On commence à avoir des sites institutionnels ou semi-institutionnels très riches (Ens[4], par exemple) présentant des contenus d’un niveau qu’on ne trouvait il y a quelques années encore que sur les sites des universités américaines. Relativement à ce développement, les sites personnels me semblent s’essouffler. Beaucoup continuent leur petit bonhomme de chemin en roue libre. Mais ce n’est peut-être qu’une impression. Le poids relatif des francs-tireurs et des empêcheurs de penser en rond diminue donc relativement. Ceux qui voyaient en Internet un substitut hors sol à la lutte politique en seront pour leurs frais. J’ai une idée par exemple de la fréquentation de mon site, qui continue de monter (en moyenne 350 visiteurs différents par jour pour 1000 pages vues, avec là-dessus 15 à 20% de robots et une bonne moitié des visiteurs en accès direct), mais je ne suis pas capable d’interpréter ces chiffres. Je pense que les chiffres pourraient être très bons encore longtemps même si j’étais mort et que je ne publiais plus rien. Je sais bien qu’un livre vendu n’est pas forcément lu… Mais ici l’écart entre les gens qui vous « voient » et ceux qui lisent au moins un article doit être énorme. De toute façon, il ne faut donc pas trop surestimer l’importance d’Internet.

MD : Vous avez maintenant opté pour le système du cms (pour content management system, soit « système de gestion de contenu ») : est-ce une simple adaptation à un instrument pratique et rapide de mise en ligne, ou est-ce que cela change aussi quelque chose sur les échanges que vous avez, peut-être, avec vos lecteurs, visiteurs ?

DC : J’ai choisi un hébergeur avec un système de gestion des contenus à cause de la facilité de mise en œuvre et des possibilités de communication : les lecteurs peuvent laisser des commentaires et engager des discussions sans même que j’aie à intervenir. En plus, l’équipe de mon hébergeur (Viabloga[5]) est sympathique et disponible.

MD : Pourquoi avoir choisi de maintenir un site personnel alors qu’est apparu le système des encyclopédies collaboratives (Wikipédia[6]…) ? Comment vous positionnez-vous par rapport à ces nouveaux supports de diffusion ?

DC : Les encyclopédies sont des encyclopédies. J’ai choisi de garder un moyen d’expression spécifique dont je contrôle entièrement le contenu et qui me donne toute latitude de dire ce que je veux. Wikipédia est pratique mais cela n’a pas la même fonction. L’encyclopédie accumule le savoir déjà produit. Il me semble plus urgent d’en produire du nouveau. J’aimerai bien élargir mon site et en faire quelque chose de collaboratif, quelque chose qui produirait du travail en commun, mais c’est compliqué et ça demande un temps que je n’ai pas pour l’heure.

MD : Lorsqu’on découvre vos publications écrites, on en vient à « soupçonner » une fonction redoutable de votre site : et si celui-ci servait, au fond, d’antichambre à une production éditoriale, les textes brefs ou longs mais parcellaires qui y sont diffusés assurant en quelque sorte une fonction d’expérimentation, de maturation d’un travail de pensée en profondeur ?

DC : « Soupçons » fondés ! Je travaille en confectionnant des morceaux et ensuite, si tout va bien, je les assemble, je fais de la couture pour fabriquer un livre. Il m’arrive donc de mettre ces morceaux en ligne et de voir ce que ça donne. Mais ce n’est pas une règle générale. Je mets en ligne des conférences, des articles, c’est-à-dire des interventions qui prolongent le plus souvent mes livres et permettent de les présenter, de les éclairer, ou de préciser ce qui n’a pas été assez précis. Donc le site, c’est avant et après le livre. Mais écrire un livre, qui soit publié sur papier, cela reste pour moi fondamental. Avec Internet et l’informatique nous sommes, de toute façon, confrontés au problème de la durée. Si vous ne prenez pas la peine de faire les transferts de format et de support nécessaires, les textes écrits il y a quinze ans sont devenus illisibles. Les supports eux-mêmes sont très fragiles. Le papier défie le temps (à notre échelle). A fortiori ce qui est sur le Web ne m’appartient plus et peut disparaître du jour au lendemain, si l’hébergeur met la clé sous la porte, si je ne peux plus payer mon abonnement, etc. J’aurais certes une sauvegarde de mon site en binaire sur un dvd… J’ai une chance que mes petits-enfants ouvrent un jour mes livres. Alors que tout ce que j’aurai écrit sur Internet se sera envolé.

MD : Si l’on vous posait la question de définir en quelque mots le « libre », que serait-il, pour vous (le libre non en tant que « produit », mais gravitant autour des différents termes qui lui sont proches : liberté, libéral, libertaire/-arien…) ? Aurait-il aujourd’hui le même sens qi’il y a dix ans ?

DC : Internet est bien en un sens un espace de liberté. J’y suis libre de m’adresser à qui veut bien me lire. Sans passer par le contrôle d’un éditeur, d’une rédaction de revue, etc. Mais cette liberté a un coût : celui de la non-sélection. Le lecteur qui achète une revue de philosophie a une garantie minimale concernant le niveau des rédacteurs. Sur Internet rien de tel et je vois bien les effets pervers que cela peut avoir sur les élèves qui prennent Internet comme base de recherche pour leurs devoirs — je ne parle pas de ceux qui copient des devoirs tout faits sur les sites spécialisés… Si la liberté est puissance d’agir, je ne suis pas certain qu’Internet me permette d’augmenter ma puissance d’agir. Par contre Internet est le paradigme libéral achevé. Les individus y mènent des existences séparées, avec le moins de lois possible — les pirates abondent et il m’est arrivé de retrouver mes articles sur d’autres sites personnels, sans mention d’auteur ni de source, présentés par le titulaire du site comme si c’était une production de son cru. Il y a un excellent livre de science-fiction sur Internet, c’est le livre de Jean-Michel Truong, Le successeur de Pierre. Les individus sont enfermés dans leurs appartements-Internet, sans contact avec l’extérieur que par l’intermédiaire du réseau, mais pour Truong cet enfermement préfigure l’extermination de l’humanité surnuméraire. Les seuls humains encore dignes de cette appellation sont les « no-plugs », les non branchés qui payent leur liberté très cher. Évidemment, comme toujours la sf pratique l’hyperbole, mais elle nous apprend beaucoup de choses sur notre société. Et la tentation existe de débrancher le réseau, de revenir au livre, au papier et au courrier postal. Un de mes collègues italiens a fait ce choix. Nous nous écrivons par la poste de longues lettres que lui tape sur une vieille machine à écrire… Sommes-nous moins libres pour cela ?

Illustration : Denis Collin (© 2009).

Endnotes:
  1. site personnel, désormais blog, de Denis Collin: http://denis-collin.viabloga.com/
  2. classiques des sciences sociales: http://classiques.uqac.ca/
  3. Hyper-Spinoza: http://hyperspinoza.caute.lautre.net/
  4. Ens: http://www.ens.fr/
  5. Viabloga: http://www.viabloga.com/
  6. Wikipédia: http://fr.wikipedia.org/

Résumé

Penser, penser, oui, mais par la technique ? Un des reproches communément adressés à l’irruption de la blogosphère liée au tournant du Web 2.0 serait celui de la médiocre qualité de ses contenus, à la fois plus cités, mais aussi considérés comme anecdotiques, insuffisamment étayés. Le blog menace-t-il pour autant, derrière ses vertigineuses capacités, le ...

Bibliographie

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Sérendipité.

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