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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

De la nature politique de l’État à la politique contre l’État.

Alain Cambier, Qu’est-ce que l’État ?, 2004. Nicolas Poirier, Castoriadis, L’imaginaire radical, 2004. Miguel Abensour, La Démocratie contre l’État, 2004.

La publication simultanée, mais sans doute inopinée, de ces trois ouvrages permet d’organiser une sorte de parcours critique de la pensée philosophique concernant l’État. Ces trois ouvrages ont un point commun : ils naissent d’un désir d’intelligibilité de la question de l’État et de l’État lui-même. Les trois philosophes qui ont rédigé ces volumes font de la philosophie en philosophes, en posant les problèmes, en commentant au besoin, mais juste ce qu’il faut, l’histoire de la philosophie, dans le dessein de nous ouvrir à notre propre avenir. S’ils reprennent à leur charge la pensée antique et classique, ce n’est pas pour s’y enfermer, mais pour la prolonger en fonction de nos propres impératifs.

Outre ce point commun, un véritable fil conducteur les traverse. La véritable pensée politique démocratique ne peut se contenter d’examiner des procédures de légitimation des décisions, ou de décrire des situations. Elle doit à la fois se poser la question de la légitimité des lois en dévoilant les intérêts masqués par la légalité (une sorte de « diagnostic du présent », à la manière de Michel Foucault) et se demander ce qu’est la justice (ce qui divise plus nettement les philosophies contemporaines).

On constate ainsi que, dès lors que la pensée cesse de se fermer sur elle-même, elle favorise le dessin de parcours, l’ouverture de trajectoires, et permet de penser des actions nouvelles. Encore, la (légère) faiblesse de ces trois ouvrages, sur un point qui nous paraît décisif pour nos jours, est-elle de rester muets devant la question de l’Europe, et celle d’un État européen notamment (mais le lecteur peut travailler ces pensées à l’échelle qu’il souhaite).

Il n’empêche, nous pouvons les suivre le long d’un parcours en trois temps : partant des théories classiques et de l’établissement de la question de l’État (Alain Cambier), nous allons déboucher sur le constat selon lequel les théories classiques ont enfermé l’histoire dans la pensée (Nicolas Poirier) et la politique dans l’État (Miguel Abensour). La lecture de ces ouvrages indique qu’il est possible, pour ne pas dire nécessaire, de repenser l’histoire en dehors d’une théorie fermée et de dénouer les liens de la politique ou de la démocratie et de l’État.

L’état du mot et de la chose.

Alain Cambier, Qu’est-ce que l’État ?

Alain Cambier relève, d’entrée de jeu, que la question de l’État, de nos jours, est placée dans une situation paradoxale. L’État est considéré comme une institution qui, à la fois, a délivré la modernité du moyen âge en se présentant expressément comme une invention humaine, et est souvent perçue comme menaçante. L’État, par conséquent, accomplit d’une certaine façon l’humanité de l’homme (on le produit) et devient symbole d’aliénation. Il signifie la maîtrise par les individus de leur existence sociale, mais se projette parfois sous la forme d’une nouvelle transcendance.de-la-nature-politique-de-lrsquotat-a-la-politique-contre-lrsquotat-1[1]

Il est vrai, d’ailleurs, que ce produit de l’art politique moderne, ce « dieu mortel », ainsi que l’écrit Thomas Hobbes, peut servir la démocratie ou cautionner des systèmes totalitaires. Mais c’est aussi que le terme prend de nombreuses valeurs, toutes explorées par Alain Cambier. Sachant, néanmoins, que, dans le droit moderne, il n’est pas séparable de la forme d’organisation de la société sous l’égide du droit. Ce qui revient, note Alain Cambier, à insister sur le fait que l’État n’a pas toujours existé. Et il convient de rappeler, à l’encontre de propos mal étayés, que l’État n’a aucun rapport avec la tribu, la cité, l’empire, le régime féodal, etc., bref ces régimes du politique antérieurs à l’État (moderne).

Revenons alors, avec l’auteur, sur l’État de droit, cette forme historique récente du politique. Certes, faut-il encore l’indiquer, l’État, au sens philosophique du terme, ce n’est pas l’État administratif. « État » est un terme qui permet de souligner que la société humaine s’organise selon un principe choisi et non octroyé. L’État a alors le sens d’une permanence (en réalité, status, d’où dérive État, a à la fois la connotation de fermeté et de durée), d’une structure juridique indépendante de ceux qui en ont la charge, d’un être collectif. Historiquement, l’État lutte contre les factions, les duels, les haines religieuses, les inimitiés intérieures au profit de la recherche d’une garantie de la cohésion de la collectivité par elle-même. L’État est à ce titre un opérateur d’unification. Il forge l’unité à partir du multiple (de manière interne, versant irénogène) et s’oppose aux autres États (de manière externe, versant polémogène).

À son sujet, on parlera sans doute de « puissance publique ». En effet, dans l’espace public ainsi constitué, les citoyens sont reconnus égaux devant la loi. La spécificité de l’État est d’ailleurs de se faire légicentriste, prétendant sur ce plan à être la seule source de la loi. Mais en même temps, on peut interroger cette conception de l’État (et que l’État se fait de lui-même). Et remarquer que si l’État est bien une structure politique nouvelle reposant sur une conception immanente du pouvoir, cette structure n’est pas aussi égalitaire qu’elle le prétend, ou que le mythe qu’elle se fait d’elle-même semble l’établir. Évoquant alors Nicolas Machiavel, Max Weber et Karl Marx, Alain Cambier le remarque d’autant mieux que l’État a pour double ambition de représenter le tout de la société et d’apparaître comme une excroissance de celle-ci. De ce fait, on peut affirmer deux choses : que l’État repose sur une domination nouvelle, mais aussi que pour masquer celle-ci, il a inventé à son profit des mythes de l’unité sociale et politique. Parmi eux, celui de la nation (et de la coïncidence de l’État et de la nation : la nation se faisant principe fondateur qui remplace la référence théologique, renvoi à un imaginaire collectif dont l’objectif est d’hypostasier la volonté politique de l’État, en la naturalisant, en donnant une identité intégrative immédiate au corps politique tout entier), et celui d’un imaginaire historique (les fameux « grands récits »).

Cet ouvrage, pédagogique, favorise ainsi une reprise pertinente des théories de l’État et nous conduit, par relevé des « paradoxes », « quiproquos » sur sa nature, « double logique », et autres « apories », à la compréhension de la dualité interne à l’État. Dualité entre sa quête de puissance et l’impératif de justice.

L’État est-il requis par l’auto-institution de la société ?

Nicolas Poirier, Castoriadis, L’imaginaire radical.

Le lecteur cherchera, il existe effectivement peu d’ouvrages et d’études systématiques portant sur les œuvres de Cornelius Castoriadis (1922-1997). Alain Cambier privilégie les classiques (John Locke, Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau, Jean Bodin, Nicolas Machiavel, etc. jusqu’à Carl Schmitt, Hannah Arendt, et Paul Ricoeur) et, étudiant des extraits de textes ¾ outre le passage de l’Esprit des Lois de Montesquieu dont on tire souvent faussement une théorie dite de la « séparation des pouvoirs » (qui n’existe pas chez cet auteur) ¾, il choisit plutôt de commenter un extrait de l’œuvre de Claude Lefort. Pourtant, les travaux de Castoriadis sont incontournables à de nombreux égards. On connaît ses analyses de la période Socialisme et Barbarie. Mais, au-delà de ces faits, il fallait aller de plus près à la rencontre de cette pensée qui s’établit à la croisée de plusieurs disciplines, avec l’objectif de penser la politique, l’État et la révolution.

de-la-nature-politique-de-lrsquotat-a-la-politique-contre-lrsquotat-2[2]Globalement, la pensée de Castoriadis a été longtemps la référence impérative du discours antitotalitaire. Mais au prix d’une profonde méprise. Alors qu’il fut enrôlé dans une pensée de la démocratie formelle, on évitait de saisir l’essentiel : la critique faite par Castoriadis des régimes totalitaires l’est au nom d’une fidélité rigoureuse aux principes du marxisme. Il dénonce, en effet, la dictature stalinienne au nom des principes socialistes que celle-ci bafoue. En ce sens, sa pensée tend à défendre plutôt une authentique révolution prolétarienne.

Bien sûr, on le sait, Castoriadis rompt avec Marx en 1960. Mais il ne renie pas son projet révolutionnaire. Il veut redonner tout son sens à la perspective émancipatrice et révolutionnaire, tout en s’attachant à l’extraire du déterminisme historique dans laquelle elle a été enfermée.

Le point d’aboutissement de ces travaux est une thèse qui porte sur la démocratie définie comme auto-institution de la société, explicite et permanente. Qu’il puise une partie de cette perspective dans la relecture de la pensée politique grecque, ou dans les analyses de la Grèce Antique, ou qu’il l’articule au champ des sciences sociales, cette pensée organise sa cohérence autour d’une théorie de l’imaginaire dont les vertus sont les suivantes : éviter toute fixité dans le regard porté sur les affaires politiques, éviter de penser les institutions en termes de choses sociales, etc.

Moins fragmentaire, d’ailleurs, qu’il n’y paraît au premier abord, la pensée de Castoriadis donne à réfléchir sur une « imagination radicale ». En elle, il est question de considérer l’histoire comme le champ du libre déploiement des forces sociales créatrices. La vertu de l’imagination est de rendre possible l’auto-position de déterminations (historiques) nouvelles. Comme quoi la critique d’une théorie politique qui se prétend achevée (le marxisme), et prétend énoncer le sens et la vérité de l’histoire, véritable mystification, rend possible une théorie non moins révolutionnaire.

L’État destitué.

Miguel Abensour, La Démocratie contre l’État.

Au demeurant, la question se poser de savoir si l’institution démocratique du social peut se passer de l’État ou non ? Voici la réponse de Miguel Abensour : non seulement elle le peut, mais elle le doit.

D’ailleurs, poser cette question, c’est, affirme-t-il, déjà mettre deux choses à jour. L’une, que nous nous sommes rendus aveugles sur certaines questions, depuis longtemps déjà ; l’autre, que nous bridons les impulsions les mieux venues de la société. Qu’entendre par là ? D’emblée, que l’avènement de la démocratie aurait pu signifier la disparition de l’État politique. Mais, nous nous sommes, au fil du temps, laissés enfermer dans une pensée ou dans des théories pour lesquelles l’État serait le dernier mot de la politique. La vraie démocratie, explique ainsi Miguel Abensour, repose sur une impulsion fondamentale, celle du refus de toute forme d’archè (le commencement et le commandement, synonymement l’État). Au lieu de concevoir l’émancipation comme la victoire du social sur le politique, entraînant du même coup la disparition du politique, la démocratie véritable fait surgir, travaille à faire surgir en permanence, une communauté politique contre l’État.

L’auteur reprend ce débat, à partir de la lecture des œuvres de Nicolas Machiavel, de Karl Marx et de l’idée de « démocratie insurgeante », telle qu’elle est développée autour des œuvres de Claude Lefort, Reiner Schürmann et Jacques Rancière. L’idée centrale de cet ouvrage est par conséquent d’entraîner le lecteur à accomplir des exercices conceptuels décisifs, puisque ces exercices doivent faciliter la compréhension (l’auto-compréhension ?) du tort que nous avons d’identifier la démocratie avec le gouvernement représentatif, ou la démocratie avec l’État de droit. Or, l’État n’est pas le dernier mot du politique, ni son accomplissement (ainsi que le prétendrait par exemple GWF. Hegel). Il en serait plutôt la forme destructrice. Complémentairement, la thèse déployée dans cet ouvrage revient à indiquer des pistes de travail et d’action : notamment celle qui consisterait à découvrir la possibilité d’une communauté politique à l’extérieur de l’État et contre lui.de-la-nature-politique-de-lrsquotat-a-la-politique-contre-lrsquotat-3[3]

Dans cette optique, Karl Marx, en rédigeant la Critique du droit politique hégélien (1843), nous offrirait une réflexion politique aux termes de laquelle il convient de revenir. C’est là tout le sens de la recherche de Miguel Abensour. Marx ferait apparaître dans cet ouvrage largement négligé la vraie démocratie en tant que forme d’objectivation du politique, de la communauté politique qui va de pair avec la disparition de l’État politique. Au demeurant, Abensour ne reprend pas le texte de Marx pour nous en proposer l’explication. Il y cherche plutôt la réponse à deux questions : quel statut Marx accorde-t-il au politique ? Quelle forme de société politique vise-t-il en évoquant la vraie démocratie dont l’avènement va de pair avec la disparition de l’État ?

Toutefois, pour renforcer ces questions, explique Miguel Abensour, il convient de passer par le moment machiavélien. Car c’est dans Nicolas Machiavel que l’on peut puiser un système de questionnement efficace pour l’interrogation des œuvres de philosophie politique : quelles sont les conditions d’une pensée philosophique du politique ? Quelle est la nature du politique ? etc. Sous le nom de Machiavel, il faut entendre, en effet, la découverte de l’autonomie du politique.

Cette deuxième version d’un ouvrage déjà connu de Miguel Abensour a le mérite de nous reconduire à des questions essentielles. Le lecteur relira dans cet ensemble le chapitre consacré, par exemple, aux « quatre caractères de la démocratie ». La méditation s’en impose encore plus fortement de nos jours. Si Marx nous invite à penser une situation paradoxale, telle que la disparition de l’État politique ne puisse intervenir que dans et par la pleine venue à soi d’une communauté politique accédant à la vérité, alors il convient maintenant de savoir quel contenu nous voulons prêter à cette démocratie.

Dans ces trois ouvrages, il y va bien de la transformation, en premier lieu, de nos catégories mentales, de nos catégories d’interprétation de la réalité sociale décisive qu’est l’État. Plus largement, les trois ouvrages en question, nous incitent à redécouvrir la politique, en rapport avec ou à l’encontre de l’État. Telle est leur leçon. Mais nous ne la comprendrons que si nous dénouons les liens auxquels nous sommes tout simplement et trop simplement habitués.

Endnotes:
  1. [Image]: https://www.espacestemps.net/articles/de-la-nature-politique-de-etat-a-la-politique-contre-etat/de-la-nature-politique-de-lrsquotat-a-la-politique-contre-lrsquotat-1/
  2. [Image]: https://www.espacestemps.net/articles/de-la-nature-politique-de-etat-a-la-politique-contre-etat/de-la-nature-politique-de-lrsquotat-a-la-politique-contre-lrsquotat-2/
  3. [Image]: https://www.espacestemps.net/articles/de-la-nature-politique-de-etat-a-la-politique-contre-etat/de-la-nature-politique-de-lrsquotat-a-la-politique-contre-lrsquotat-3/

Résumé

La publication simultanée, mais sans doute inopinée, de ces trois ouvrages permet d’organiser une sorte de parcours critique de la pensée philosophique concernant l’État. Ces trois ouvrages ont un point commun : ils naissent d’un désir d’intelligibilité de la question de l’État et de l’État lui-même. Les trois philosophes qui ont rédigé ces volumes font de ...

Bibliographie

Notes

Auteurs

Christian Ruby

Docteur en philosophie, Enseignant. Membre de l’Association pour le Développement de l’Histoire culturelle, membre du Comité de Rédaction des revues Raison Présente, EspacesTemps, Bulletin critique du livre en langue française, Urbanisme et Les Cahiers de l’Éducation permanente (Accs, Belgique). Derniers ouvrages publiés : Nouvelles Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Bruxelles, La Lettre volée, 2005. Expérience ou exercice de l’art, en collaboration avec l’artiste Slimane Raïs, Genouilleux (01), La Passe du vent, 2005.

Partenariat

Sérendipité.

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