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Sérendipité.

Colloque : « Apprendre l’histoire et la géographie à l’École ».

Un Colloque sur l’enseignement de l’histoire-géographie à l’école s’est tenu à Paris les 12, 13 et 14 décembre 2002 à l’initiative de l’inspection générale et de la Direction de l’enseignement scolaire. Il a réuni de nombreux inspecteurs, professeurs-formateurs des divers niveaux, de l’école élémentaire, du collège et lycée, des responsables de la formation initiale et continue des iufm, ainsi qu’un certain nombre d’universitaires, historiens et géographes. C’est une première du genre, puisque le Colloque de Montpellier de 1984, très important par son contexte (de crise) et ses effets (les nouveaux programmes d’enseignement du collège et du lycée) concernait essentiellement l’histoire tandis que les rencontres d’Amiens de 1992 n’avaient pris en compte que la géographie.

Préparé par un conseil scientifique, ce Colloque se donnait pour ambition de clarifier les contenus de l’enseignement et de réfléchir à ce qui pouvait légitimer leur fonction sociale et leur rôle culturel. Une des novations était de réfléchir à ce qui peut fonder ou plutôt refonder sur des bases nouvelles l’association de ces deux disciplines : l’histoire et la géographie. Le Colloque s’est déroulé à la fois en séances plénières le matin et en de multiples ateliers l’après-midi essayant de répondre à trois impératifs : énoncer les bases d’une culture partagée, définir ce que pourrait être les territoires de l’histoire et de la géographie et enfin de s’interroger sur les manières de faire dans la classe, au maître dans son rapport à ses outils et ses élèves. On notera, autre nouveauté, une forte participation des membres d’EspacesTemps à ce Colloque : pas moins de cinq membres du comité de rédaction ont joué un rôle actif : Dans les séances plénières : Michel Lussault a participé à la table ronde sur « La place pour l’État-nation dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie » ; François Dosse et Christian Grataloup se sont vus confiés la responsabilité de porter sur le colloque des « Regards croisés » du point de vue de l’historien et du géographe. En atelier, Patrick Garcia a animé avec Dominique Borne un atelier sur « Continuité et discontinuité chronologique dans l’enseignement de l’histoire » et Christian Delacroix a été rapporteur de l’atelier sur « Le masculin et le féminin dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie ».

Ce Colloque, ouvert par le ministre Darcos, qui a insisté sur la nécessité d’en revenir aux logiques disciplinaires et de marginaliser toutes les tentatives transversales, s’est conclu par une mise en perspective du doyen de l’igen d’histoire-géographie, Michel Hagnerelle qui a défini quelques chantiers d’avenir à partir des travaux de ce colloque :

1. Retravailler sur les acquis des élèves ;

2. Re-mobiliser les enseignants en leur redonnant confiance dans leur discipline : l’histoire/géographie ;

3. Revisiter les contenus, notamment en jouant sur diverses échelles d’analyse ;

4. Libérer les initiatives : donner davantage de vie aux enseignements en insistant sur la liberté du pédagogue dans sa lutte contre l’ennui ;

5. Enfin, le dossier de la formation initiale et continue est considéré comme majeur. La formation continue notamment, étant restée le maillon faible du système, doit, selon l’inspection générale, prendre un nouvel élan. L’ensemble des interventions sera bientôt disponible. À suivre, au plan de ses effets concrets dont certains devraient être connus très prochainement dans le cadre de l’intervention du ministre de l’éducation nationale annoncée pour le 20 janvier ?

François Dosse

Regards croisés sur un colloque.

Les textes qui suivent sont les deux interventions de François Dosse et Christian Grataloup, tous les deux membres du Comité de Rédaction d’EspacesTemps, dans la partie du Colloque intitulé « Regards croisés ». Ces textes ont été relus par les deux auteurs.

Intervenants :

François Dosse, professeur, iufm de Créteil ;

Christian Grataloup, professeur, université Paris 7.

Michel Hagnerelle– (doyen de l’igen d’histoire-géographie) Les regards croisés du géographe Christian Grataloup et de l’historien François Dosse sur le colloque sont l’occasion d’un point de vue critique sur les réflexions et débats qui ont eu lieu, ainsi que sur l’évolution de nos disciplines et sur la manière dont le croisement de l’histoire et de la géographie dans l’enseignement scolaire pourrait être refécondé aujourd’hui.

Christian Grataloup– L’enjeu tel que défini par le titre du colloque, « Apprendre l’histoire et la géographie à l’École », est l’objet de nombreuses inquiétudes de la part des enseignants. Ceux-ci se trouvent en effet confrontés à l’inadéquation des méthodes passées et éprouvent des difficultés à repenser leurs pratiques pour l’avenir. S’il n’existe pas encore de réel consensus sur le sujet, certaines pistes de réflexion peuvent néanmoins être dégagées.

Les raisons d’enseigner ces disciplines ne sauraient se limiter à quelque auto-justification de la part du corps concerné ? Comme ce fut parfois le cas durant ces journées. Elles s’inscrivent tout d’abord dans une rupture, marquée par la fin du cycle Michelet-Vidal de la Blache.

Jusqu’aux années 1970, l’histoire et la géographie étaient considérées comme des disciplines « normales » ? au même titre qu’il existe une science normale. La France était alors identifiée à une personne, la géographie étant chargée de lui donner un corps (le milieu physique), un visage (le milieu naturel) et un portrait-robot (l’hexagone). Ce cycle s’est achevé par une période de crise, entre 1968 et 1991. Or, ce chantier de reconstruction est encombré d’héritages.

Le premier héritage à gérer est celui du corps enseignant lui-même, qui, par un effet de génération, a tendance à vouloir maintenir l’existant selon son propre idéal.

Le deuxième héritage rassemble les objets canoniques qui caractérisent l’enseignement de l’histoire et de la géographie et qui différencient celui-ci des autres disciplines. Cette identité engendre un jeu de normes scolaires qui influe sur l’appréhension de la discipline.

Le troisième héritage, enfin, découle des attentes et des regards que les acteurs, extérieurs à la discipline ou à l’institution scolaire elle-même, portent sur cet enseignement, en fonction de la représentation qu’ils en ont.

Sans faire du passé table rase, il s’agit aujourd’hui de se fonder sur ces héritages pour faire évoluer l’enseignement de l’histoire et de la géographie. Pour cela, il convient, dans un premier temps, de mener un questionnement sur cet ensemble de temporalités lié à l’épistémologie scolaire, qui pose le problème du rapport aux savoirs scientifiques de référence.

Dans un second temps, il s’agit d’identifier les chantiers positifs pour l’avenir. Il est en effet nécessaire de se montrer résolument volontariste, afin de ne pas condamner cette alliance de l’histoire et de la géographie. Le risque existe pourtant si ces deux disciplines entendent changer d’objet (un nouveau roman et un nouveau tour de France) sans changer de projet.

Une discipline entre héritage et avenir.

François Dosse– Une rupture fondamentale sépare ce colloque de celui qui s’est tenu à Montpellier. En 1984, la réflexion des enseignants d’histoire et de géographie s’inscrivait dans le cadre d’un débat public dramatisé, dans le contexte des remises en cause induites par le projet de la réforme Haby. Aujourd’hui, non seulement la discipline n’est plus en crise, mais elle subit, du côté de l’histoire, bien plus un « trop-plein » qu’une mise en liquidation, face à une demande sociale pressante.

La crise de l’historicité.

Entre 1984 et 2002, persiste, en revanche, une crise de l’historicité. Durant ce colloque, Alain Bergougnioux a ainsi parlé de « l’opacité de l’avenir », mettant en avant une interrogation partagée par toute la société : de quoi demain sera-t-il fait ? Les modèles anciens fondés sur un sens de l’histoire offraient aux historiens la possibilité de procéder plus aisément à la sélection des faits historiques. Or, l’indétermination actuelle ne donne plus du sens de l’histoire une appréhension téléologique, mais forclose. Les régimes d’historicité sont aujourd’hui l’objet de réflexions qui envisagent le rapport que la discipline historique entretient désormais avec le passé, le présent et le devenir. La discipline évolue ainsi sous l’effet des mutations que subit notre rapport au futur.

Le colloque de Montpellier avait donné lieu à des recentrages sur les questions de la mémoire collective, des repères et de la culture partagée. Il ne s’agissait cependant pas de revenir à un enseignement dépassé de l’histoire. Les nouveaux programmes de 1995 ont ainsi pris en compte les inflexions épistémologiques majeures, rompant avec le cycle Michelet-Lavisse-Vidal de la Blache. Les concepteurs de ces programmes ont toutefois moins puisé leurs ressources dans les travaux menés par les didacticiens que dans les problématiques dégagées par les réflexions de Pierre Nora et de Paul Ricoeur.

L’épistémologie, l’histoire de la discipline et la lecture critique des manuels font d’ailleurs aujourd’hui l’objet d’une épreuve sur dossier très enrichissante pour les étudiants. Ceux-ci gagneraient d’ailleurs à être initiés à ces matières plus en amont des cursus universitaires.

Trois tournants épistémologiques.

Les programmes ont subi des inflexions épistémologiques de trois ordres : interprétatif, historiographique et pragmatique.

Comme l’indique Michel de Certeau : « L’événement n’est pas ce qu’on peut voir ou savoir de lui, mais ce qu’il devient ». Or, cette conception nouvelle qui a fait son chemin modifie profondément le regard des historiens sur l’événement et, dès lors, leur façon d’envisager la transmission de leur savoir.

Un tournant interprétatif.

La remise en cause d’une histoire téléologique conduit à l’abandon d’un schéma reposant sur un causalisme réductionniste, dont la logique tend à subsumer le caractère énigmatique de l’événement en le rendant inévitable. La remise en question de cette vision fataliste amène à requalifier l’événement selon son devenir. L’enjeu est aujourd’hui de replacer les faits dans leur indétermination ? Celle qu’en avaient leurs contemporains. L’une des leçons majeures de l’histoire du temps présent réside ainsi dans cette indétermination. Les concepts issus de l’épistémologie de Duhem comme celui de la « sous-détermination » ou encore de l’anthropologie des sciences pratiquée par Bruno Latour autour de la notion d’ « irréduction » tendent à rappeler que si causalité il y a, elle ne saurait être monocausale ou enfermante. Ils traduisent ainsi la complexité à l’œuvre dans la discipline historique. Retrouver l’incertitude dans le passé permet de redonner son sens à l’action humaine.

Cette inflexion interprétative conduit dès lors à valoriser une démarche réflexive, à travers la notion de problématique et la quête du sens, qui permettent d’envisager une histoire « au second degré » comme le dit Pierre Nora. Cette approche renvoie précisément à ce que « faire de l’histoire » veut dire – selon l’expression de Michel de Certeau, l’histoire étant alors conçue comme une construction intellectuelle.

Un tournant historiographique.

La dialectisation entre histoire et mémoire invite à séparer ces deux dimensions sans les opposer de manière radicale. Dans la mesure où elles sont totalement liées sans être communes, histoire et mémoire doivent être pensées ensemble. Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricoeur contribue à opérer cette dialectisation, qui conduit à porter les projecteurs sur les traces et les métamorphoses de sens du devenir de l’événement. A travers cette histoire sociale de la mémoire, les documents patrimoniaux ont ainsi un intérêt, non pas en tant que muséification de l’histoire, mais en tant que « futur du passé », cristallisation des identités narratives individuelles et collectives.

Ce changement majeur de l’historiographie a des conséquences importantes sur la manière d’enseigner l’histoire. L’historien est en effet contraint de renoncer à sa posture de surplomb, tandis que la mémoire fait l’objet d’une approche plus critique dans ses fonctionnements. Le recours à l’appel à témoignage dans les classes en est le reflet et manifeste d’un nouveau rebond de l’histoire du temps présent sur l’histoire au sens large. Dans Les lieux de mémoire, Pierre Nora évoque ainsi ce tournant de l’histoire : « Non plus les déterminants mais leurs effets, non plus les actions mémorisées ni même commémorées mais la trace de ces actions et le jeu de ces commémorations, pas les événements pour eux-mêmes mais leur construction dans le temps, l’effacement et la résurgence de leur signification, non le passé tel qu’il s’est passé mais ses réemplois permanents, ses usages et ses mésusages, sa prégnance sur les présents successifs, pas la tradition mais la manière dont elle s’est constituée et transmis ».

Un tournant pragmatique.

Une attention nouvelle est accordée aux acteurs dans les sciences humaines en général et en histoire en particulier. On s’interroge à ce qu’agir veut dire, à l’action porteuse de sens, aux justifications des acteurs selon l’idée en rupture avec Durkheim selon laquelle la société n’est pas une chose. Comme l’a écrit en 1988 Marcel Gauchet, les sciences sociales « réhabilitent la part explicite et réfléchie de l’action ». Il ne s’agit pourtant pas du simple « retour » à un sujet transparent à lui-même et souverain, mais bien d’un sujet historicisé et clivé. Cela implique un nouveau positionnement de l’historien qui doit se maintenir dans une posture modeste avec une certaine retenue devant les dossiers qu’il doit traiter. Comme l’a dit Michel de Certeau en exergue de son étude de cas sur La possession de Loudun, « L’histoire n’est jamais sûre ». Il convient d’éviter un double écueil : celui de la sidération de l’archive qui peut laisser croire à l’historien qu’il peut réussir une véritable résurrection du passé, comme l’a tenté un Jules Michelet, le second écueil étant d’appliquer trop strictement une grille de lecture présente qui échappe à toute surprise.

Les tâches dévolues à l’historien ont donc changé. Il revient toujours à celui-ci d’attester ce qui s’est passé et de faire la critique interne et externe des documents, afin de démythologiser le passé. Cette étape du travail de l’historien reste essentielle. Il ne s’agit cependant plus, dans une seconde étape, de replacer les faits dans un ensemble de causes et d’effets. S’ouvre en effet, pour l’historien, le nouveau chantier de l’événement, que Paul Ricoeur appelle « sursignifiant, qui implique de dégager le sens émergent, qui est celui des acteurs de l’événement, en train d’apparaître dans leurs actions, leurs comportements et leurs discours. Cette stratification de sens qui transparaît dans les événements se retrouve dans Le dimanche de Bouvines de Georges Duby, à travers lequel l’historien montre les métamorphoses de sens que cette journée a subies jusqu’au temps présent.

Dans ce déplacement vers l’événement sursignifiant, les historiens se trouvent cependant confrontés à la question de la vérité. Durant ce colloque, Philippe Joutard a insisté sur les vérités contradictoires, tandis qu’Antoine Prost a souligné l’importance de l’administration de la preuve. Si les historiens travaillent nécessairement dans la perspective d’une « visée véritative » ou d’un « pacte de vérité », selon l’expression de Philippe Hamon reprise par Paul Ricoeur, de plus en plus, ils prennent conscience de l’importance au moins égale d’une « vérité tensive » à la croisée du conflit des interprétations, qui témoigne de l’existence d’un « jeu » des vérités. Celui-ci implique en effet de prendre également en compte les vérités, qui, même si elles sont avérées fausses, ont été considérées comme vraies par les sociétés passées et ont eu une influence sur la vie des contemporains de ces périodes révolues. La coexistence de ces deux régimes de vérité autorise ainsi la relecture historique de certains textes, comme l’Ancien et le Nouveau Testament.

La revalorisation du récit.

Après un long temps d’éclipse du récit au profit exclusif d’une histoire-problème structurale, sinon immobile et du fait d’une pédagogie qui a trop souvent segmenté la matière historique en séries de notions, concepts, dates, perdant avec l’horizon d’ensemble le sens à transmettre, ce Colloque aura contribué à montrer tout l’intérêt que revêt le récit pour l’historien. C’est ce que nous a communiqué Dominique Borne lorsqu’il nous a invité à « parler et écrire l’histoire et la géographie » et lorsque Antoine Prost a rappelé l’importance de la nomination. Là encore, l’enseignement de nos disciplines s’inscrit à l’intérieur d’une inflexion épistémologique qui depuis quelques années, après les travaux de Paul Veyne, Michel de Certeau et Paul Ricoeur ont montré que le récit est la seule forme de temporalisation de l’action humaine. Le récit apparaît alors comme le gardien du temps. Ce « temps raconté » est en effet la seule manière de se sortir de la double aporétique du temps purement cosmologique, extérieur et du temps purement intime, solipsiste. La seule manière de rendre présent l’absent de l’histoire, de représenter un passé qui n’est plus, est d’en assurer sa représentation scripturaire, donc de passer par le récit, l’écriture. Or, ce récit est une structure complexe définissant un espace de l’entre-deux, entre science et fiction, entre vécu et concept. Les nouveaux programmes adoptés depuis Montpellier ont pris la mesure de ce constat et « réhabilitent une forme de récit » comme l’a justement dit Dominique Borne. Cela a conduit à envisager l’entrée des périodes par les grands textes, les grandes oeuvres et à valoriser les phénomènes culturels comme susceptibles d’offrir une possible articulation autour de la notion de culture de repères communs. Il en est résulté une centralité nouvelle de la notion de représentation. Là encore, on retrouve l’évolution récente des recherches historiographiques qui ont abandonné la notion trop massive et trop mécanique de mentalité pour lui substituer celle de représentation, plus labile, plurielle, plus rétive aux diverses formes de réductionnisme. Comme le dit Roger Chartier : « Il est impossible de qualifier les motifs, les objets ou les pratiques culturelles en termes immédiatement sociologiques ». La mise en relation du « monde du texte » et du « monde du lecteur » présuppose la prise en compte de la pluralisation des constructions culturelles et des divers modes d’appropriation. Il est alors question d’un renversement décisif d’une histoire sociale de la culture en une histoire culturelle du social. Elle nécessite de s’interroger pour savoir en quoi le symbolique agit sur le social. Une telle évolution a, on le constate déjà dans les programmes d’enseignement, des effets d’élargissement des sources d’une histoire qui trouve désormais des ressources nouvelles dans les diverses productions culturelles, littéraires, iconographiques ?

Christian Grataloup– La géographie s’est inscrite pendant longtemps dans un monde synchronique figé sans prendre en compte le jeu des acteurs. La discipline scolaire avait pour structure épistémologique un impératif national territorial. A la différence de l’histoire, cette posture n’a pas été sans conséquence sur la discipline scientifique. Longtemps en effet les géographes universitaires ont été pris dans un jeu de légitimation par rapport à l’enseignement scolaire – dont ils se sont cependant largement émancipés depuis.

Le rôle naturaliste de la géographie est central dans cette discipline. La géographie considère en outre de manière spécifique le rôle du particulier par rapport au général et, par-là même, la place des modèles théoriques et la relation aux autres sciences sociales.

Le naturel du social.

La géographie ne doit plus être réduite à la contrainte géographique, c’est-à-dire à un milieu naturel qui serait figé et à l’écart de toute dimension sociétale, qu’elle soit politique, économique ou culturelle, au motif que cette étude ne relèverait que d’une approche historique. Si les géographes ont pu contribuer à une vision aussi réductrice, celle-ci doit définitivement être bannie. La question d’ordre à la fois scientifique et pédagogique de la place du milieu naturel dans l’étude des sociétés doit en effet prendre en compte les problèmes de milieux physiques et biologiques, tels que le sol, les climats ou la démographie. Or, en France, la tendance est de renvoyer la dimension naturelle des sociétés au domaine exclusif des géographes, alors que celle-ci devrait être intégrée aussi bien à l’économie qu’aux sciences sociales et humaines.

Aujourd’hui, la géographie française fait ainsi cohabiter l’étude de la dimension naturelle des sociétés et leur dimension spatiale. Si cette dernière s’est émancipée à l’Université, elle reste complémentaire dans la discipline scolaire, qui prend en charge l’étude des sociétés sous leurs angles tant démographiques, qu’économiques, sociologiques, anthropologiques, etc. La discipline géographique à l’École représente ainsi à la fois un enseignement transversal en sciences sociales, par le biais de l’étude de la nature, et une propédeutique à l’ensemble des sciences de la société, notamment à la géographie savante.

Le rôle du général et du particulier.

La géographie scolaire assume difficilement la tendance à la généralisation, car la pédagogie la soumet à la double contrainte de l’étude de cas et des territoires patrimoniaux (la France). Or ces exigences entrent en contradiction avec les logiques explicatives, qui devraient permettre de faire le lien entre des particuliers et du général. Cette posture scientifique suppose un va-et-vient constant, qui, s’il va de soi dans l’enseignement universitaire, s’oppose à l’École aux autres intérêts que celle-ci voudrait lui faire prendre en charge.

La tâche des enseignants de géographie consiste à élaborer une construction intellectuelle à partir des données fournies par l’étude de la société et à les transformer éventuellement en objets d’enseignement, en les rapportant à une échelle, une métrique et une nature. Aucun objet social n’existe en soi, mais doit être replacé dans les différentes dimensions qui le caractérisent. La géographie permet ainsi de disposer d’outils conceptuels servant à la compréhension des sociétés, du passé comme du présent.

Un nouveau contrat devrait ainsi unir l’histoire et la géographie en faisant de la discipline histoire-géographie celle qui transmet les mémoires vives et apprend les outils permettant de comprendre toutes les sociétés. L’enjeu est de former des citoyens libres, voire impertinents, capables de faire face aux problèmes de la société contemporaine. Le couple formé par l’histoire et la géographie est donc moins celui du passé et du présent, que celui de nos sociétés ? c’est-à-dire des héritages multiples dont nous sommes légataires ? et des sociétés en général. La particularité de la discipline unitaire d’histoire-géographie est d’être une propédeutique à de nombreuses sciences sociales et non pas seulement à la géographie et à l’histoire savantes universitaires.

Le couple histoire-géographie en question.

François Dosse– Ce colloque est traversé par l’impératif de repenser l’union de l’histoire et de la géographie. Une nouvelle alliance pourrait être proposée. Aucun fondement naturaliste ne justifie l’existence de ce couple disciplinaire. Celui-ci tient en réalité à un contexte historique, lié à la volonté politique de conforter l’État-nation français après Sedan à la fin du 19e siècle. La question se pose aujourd’hui de l’opportunité de maintenir ce couple.

Celui-ci se caractérise par une culture commune, c’est-à-dire par des croisements et des travaux communs, des dialogues et des ressources mutuelles. Or, l’enjeu est toutefois de refonder cet héritage commun. Pour cela, il apparaît qu’il est plus productif d’engager un travail de redynamisation, que d’initier la création d’une nouvelle discipline ex nihilo.

Cette dynamique suppose tout d’abord de se débarrasser des bases communes appauvrissantes. La géographie ayant longtemps constitué la discipline dominée du couple, réduite souvent au rôle de servante de l’histoire, cette approche hégémonique doit être dépassée. L’union ne peut en effet être féconde que si chaque discipline conserve ses exigences épistémologiques.

Les nouvelles bases de l’histoire-géographie résident bien plutôt dans le jeu des échelles, le changement de focales, la spatialisation du temps et les régimes pluriels d’historicité. Ces enjeux communs aux historiens et aux géographes, qui sont autant de chantiers à travailler, devraient permettre de sortir d’une interdisciplinarité conçue comme un partage des espaces ou d’une interdisciplinarité en autarcie. Une attention plus grande devrait en effet être portée par ce couple aux autres sciences humaines.

Le nouveau paradigme qui émerge dans les sciences humaines et qui accorde aux phénomènes d’appropriation et de justification des acteurs une prévalence implique, enfin, de renoncer à une approche extérieure du temps pour les historiens et de l’espace pour les géographes. L’appauvrissement des disciplines s’explique en effet par une approche mécaniste et scalaire, en lieu et place d’une approche commune axée sur la dialogique et l’interspatialité, intégrant les raisonnements des acteurs et leurs représentations. La prise en compte de ce qu’agir veut dire ? dans l’espace pour le géographe et dans le temps pour l’historien – est un questionnement commun. Un historien comme Michel de Certeau a ainsi beaucoup réfléchi à l’espace comme lieu pratiqué, en invitant à porter le regard vers les modes d’appropriation et d’activité qui le qualifient. A cet égard, la ville constitue un terrain majeur de recherches. L’historien innovant dans ce domaine, Bernard Lepetit, y voyait pour sa part, une catégorie d’une pratique sociale.

Cette nouvelle démarche refonde d’autant mieux le couple histoire-géographie que les jeux d’échelles sont de plus en plus intégrés par les historiens, notamment dans les travaux de la micro-storia. La variation des focales est en effet importante en histoire. Comme le souligne Jacques Revel : « la démarche micro historienne pose en principe que le choix d’une échelle particulière d’observation produit des effets de connaissance et qu’il peut être mis au service de stratégies de connaissances. Faire varier la focale de l’objectif, ce n’est pas seulement grandir (ou diminuer) la taille de l’objet dans le viseur, c’est en modifier la forme et la trame ». Ce changement n’est ainsi pas seulement d’ordre quantitatif, mais d’ordre qualitatif, dans la mesure où il permet de porter un regard différent sur l’objet d’étude dans la mesure où c’est le choix du principe de variation qui compte et non celui d’une échelle particulière.

Dans cette perspective, l’enjeu ne consiste pas à déterminer si l’enseignement de l’histoire-géographie doit être centré sur la France, la région, l’Europe ou le monde, dès lors que les identités sont multiples et emboîtées. L’homme pluriel, que nous enjoint de prendre en compte la sociologie, montre ainsi qu’il existe plusieurs économies de la grandeur comme l’ont bien montré Luc Boltanski et Laurent Thévenot (domestique, industrielle, de la cité, etc.). L’homme, a fortiori, les groupes humains, ont à gérer plusieurs formes d’appartenance. Il s’agit par conséquent de préconiser plutôt un enseignement « européo-décentré » comme l’a qualifié Laurent Wirth, dont l’objet de serait pas d’exciser l’histoire française pour la faire valoir auprès d’autres histoires nationales, mais de mettre en avant plusieurs discours nationaux, qui dénotent de la pluralité des regards. Les tableaux de Goya des Dos et Tres de mayo représentent ainsi le regard que les Espagnols portaient sur la France à une époque où celle-ci se voulait conquérante. Il s’agit là d’accepter et de rendre compte du regard de l’autre sur soi. Des chantiers féconds s’offrent donc à un tel mariage refondé entre historiens et géographes. Il présuppose une maîtrise des pratiques de représentation du temps et de l’espace, ainsi qu’une mise à l’épreuve du couple selon ce que Paul Ricoeur définit comme le paradigme de la « traductibilité ».

Je terminerai en rappelant que Jean-François Sirinelli nous a invité à regarder vers l’avenir dont nous sommes comptables et en effet tout notre enseignement de l’histoire n’a de sens que si nous parvenons à reconstruire un horizon d’attente pour les générations futures à partir des re-visitations de notre espace d’expérience, c’est-à-dire du passé de notre présent, réouvrant ainsi le champ de possibles toujours nouveaux. Nous retrouvons à ce titre la fonction majeure de l’historien comme passeur entre passé et devenir.

Christian Grataloup– L’expression d’un pluriel assumé est insuffisante. Un va-et-vient constant entre le général et le particulier est préférable, car l’un ne se construit pas sans l’autre. Les mémoires ont besoin de la mémoire, de même qu’un individu se reconnaît dans plusieurs identités, alors qu’il n’en a fondamentalement qu’une. S’il existe par ailleurs une multitude de notions, elles s’inscrivent toutes dans un système de pensée global. Cette dualité est à la base du nouveau contrat disciplinaire qui doit unir la géographie et l’histoire.

Le monde, comme fait de société.

Il y a nécessité aujourd’hui à universaliser le projet scientifique sur la compréhension des sociétés, en le débarrassant d’une structure fondamentalement européanisée, qui a tendance à découper ses objets d’étude entre l’économique et le social. Un effort doit en effet être consenti par les Européens pour être à la fois des citoyens du monde (en tant qu’objet particulier) et construire un universel (en tant qu’objet pluriel) par le biais de la science. Il s’agit de bâtir des modèles explicatifs, en évitant de réinstituer un esprit de système totalisant ou un nouveau récit téléologique et en s’autorisant à trouver des explications autres que partielles ou partiales.

Ce double message du général au particulier peut être tenu si le géographe et l’historien se situent à la fois dans notre société et dans les sociétés ? ou dans le social -, qui leur permet, loin du constat simpliste d’opacité du monde, d’assumer les mémoires, qu’ils reconstruisent dans leur pluralité, d’assumer les différences de points de vue et de possibilités, en étant non pas dans la mécanique mais dans l’identité, tout en conservant la possibilité de confronter l’ensemble des outillages.

La finalité de l’enseignement scolaire étant de former des citoyens du monde à l’esprit libre, la tâche des historiens et des géographes est de montrer qu’à des échelles de citoyenneté (le pluriel des particuliers) correspondent des échelles de compréhension, qui se fondent sur un référent général. Les réflexions ouvertes par le chantier de la didactique devraient contribuer à approfondir cette dimension de la discipline scolaire qui consiste à enseigner à lire les sociétés et à assumer les identités et héritages pluriels, au fondement de la construction d’une identité mondiale.

Résumé

Un Colloque sur l’enseignement de l’histoire-géographie à l’école s’est tenu à Paris les 12, 13 et 14 décembre 2002 à l’initiative de l’inspection générale et de la Direction de l’enseignement scolaire. Il a réuni de nombreux inspecteurs, professeurs-formateurs des divers niveaux, de l’école élémentaire, du collège et lycée, des responsables de la formation initiale et ...

Bibliographie

Notes

Auteurs

Christian Grataloup

Géographe, professeur à l’Université de Paris 7 – Denis Diderot.

François Dosse

Historien, professeur des universités. Enseigne à l’iufm de Créteil, à l’Institut d’études politiques de Paris, chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent et au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’université Saint-Quentin-en-Yvelines, co-animateur de la revue EspacesTemps.

Partenariat

Sérendipité.

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