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Serendipity.

Une approche autre de l’individualité.

Emmanuel Lozerand (dir.). 2014. Drôles d’individus. De la singularité individuelle dans le Reste-du-monde. Paris : Klincksieck.

ImageCet ouvrage [1] pour qualifier l’homme-dans-le-monde indien en vue de mieux souligner son originalité. Cette dernière se découvrirait à travers le système relationnel, qui pousse l’anthropologue français à considérer l’Indien d’abord comme un « homme dans la relation » (p. 190) pouvant en même temps accéder à la pleine individualité. S’intéressant au lien existant entre l’individu et l’individualisme dans l’Afrique « holiste » du 19e siècle, Jean-Luc Ville (p. 193-200) décèle l’existence des « individualités fortement individuées » (p. 193) au sein des communautés africaines (individuation), mais qui resteraient mises au service de la communauté. Peut-être est-ce également dans le but de considérer la stabilité communautaire comme donnée première chez les Swahili de Zanzibar que la notion de « personne » éclipserait pratiquement l’individualité en ostracisant les pulsions, comme semble le démontrer Odile Racine-Issa (p. 201-216). Remontant dans la Chine traditionnelle dépeinte par Fei Xiaotong, Isabelle Rabut (p. 217-223), quant à elle, perçoit un schéma social concentrique d’individuation empreint d’une dualité ambivalente. D’après elle, l’individu abstrait serait dépourvu de sens en dehors des solidarités locales, en même temps que cette allégeance de proximité n’aurait guère de lien avec « un esprit d’abnégation et de soumission à l’intérêt public » (p. 223).

De manière assez fluide, Yves Cadot (p. 225-241) propose une analyse stimulante mettant en relief la dialectique corps-esprit chez le fondateur du jûdô, dont l’engagement dans une quête de soi débouche sur une approche originale du relationnel dans une optique d’accroissement du potentiel de créativité individuelle. Ensuite, Jacques Legrand (p. 243-250), traitant de l’individu mongol, entrevoit l’intégration de l’individualité « dans le cadre large des formes et des mécanismes de socialisation » (p. 243). Dans la même foulée, Gilles Delouche (p. 251-261) dresse le tableau évolutif d’une structuration hiérarchique du fait des monarques « classistes » en vue d’ordonnancer (esclave à monarque) les formes de relation à l’autre en siamois (société thaïlandaise), vers une hiérarchisation influencée par la richesse (notamment l’argent). Pour clore cette partie, Cécile Zervudacki (p. 263-276), tout en réfutant l’idée que l’Europe orientale (influencée grandement par l’anachorétisme et le vampirisme) puisse être « occidentale » au regard des différences existant dans leurs approches respectives de l’individu et de l’individualisme, admet pourtant que la conception occidentale de l’individu est non moins redevable à l’Europe orientale, dont le transfert à l’ouest des intellectuels durant la période hellénistique tardive et byzantine du Moyen Âge va jouer un rôle important au sein des innovations philosophiques « occidentales ».

La troisième grande articulation de l’ouvrage porte sur le « développement historique de l’individualisme », d’hier à aujourd’hui. Catherine Mayeur-Jaouen (p. 279-301), s’intéressant au rapport entre l’individu et la famille en Islam depuis les conceptions médiévales jusqu’aux réalités contemporaines, y perçoit une poussée d’individuation au sein des familles grâce au rôle crucial de l’éducation qui, bien qu’assurant un certain « conformisme tribal ou islamique » (p. 291), resterait animée par le souci de promouvoir une certaine performativité individuelle. Cette hypothèse serait quelque peu contredite par la contribution de Michel Bozdémir (p. 303-316) sur le développement de l’individualisme en Turquie, articulée autour de l’idée que l’individualisme serait « l’enfant chétif de la modernité turque, coincée entre un positivisme importé et un Islam toujours vivace » (p. 303). Dans une tout autre perspective, Catherine Poujol (p. 317-332) réinterroge le processus de naissance de l’individu en Asie centrale postsoviétique en dressant une réplique miniaturisée du Grand récit de l’évolution (ou involution) de l’individu à partir de sept ruptures historiques étroitement liées aux déterminants politiques et géopolitiques. Questionnant l’individualité dans le Maghreb actuel, Laroussi Amri (p. 333-342) découvre un individu ambivalent et encastré, à déclinaisons multiples, polarisées entre « attrait » et « retrait ».

L’influence exercée par les travaux de Louis Dumont explique peut-être le fait que l’Asie soit surreprésentée au regard des différentes contributions de cet ouvrage, au détriment par exemple de l’Amérique latine. C’est ainsi que, s’appuyant sur l’anthropologue français, Éric Meyer (p. 343-350) montre, à travers l’expérience de Gandhi, comment le gouvernement de soi traduit par le renoncement individuel pour se mettre au service de son prochain (et par ricochet, se sentir partie intégrante d’un tout en vue de trouver Dieu), débouche sur une fécondité politique qui influencera les visions individuelles du gouvernement de la cité. Cette réflexion informe sur « la représentation de l’individu en Inde et le paradoxe du “je” », abordée par Annie Montaut (p. 351-364), convaincue que l’individu dans l’intérieur n’existerait point en tant qu’entité douée de droits propres, et que le renonçant (l’individu aux marges) de par son ascétisme n’en est pas moins « le point de fuite de l’ensemble de la société » (p. 561). Selon elle, le paradoxe apparent entre la non-entité de l’individu dans la société et le crédit important accordé au travail sur soi n’atteste guère seulement l’existence d’une pluralité possible de « moi » ; il démontrerait en outre que le « moi » fondateur de l’individualisme occidental diffère de celui qui fonde l’individu renonçant indien. Cette ambiguïté du « je » se percevrait aussi au regard du lien existant entre l’industrialisation et la construction de l’individu dans le Japon moderne, où l’introduction de l’individualisme économique au début de l’ère meiji aurait, d’après Bertrand Thomann (p. 365-378), impulsé « une exigence sociale puissante de […] construire un individu adapté aux dimensions techniques et l’industrialisation, certes, mais aussi capable de résister à sa marchandisation et de préserver sa dignité face aux technologies disciplinaires et normatives modernes » (p. 377). Dans une perspective différente, « la question de la liberté individuelle dans la démocratie coréenne », traitée par Heo Kieong (p. 379-386), soutient l’hypothèse (surprenante) d’une société désajustée où l’influence confucianiste expliquerait le déficit démocratique et la non-légitimation de l’individu autonome, des notions de « liberté », d’« égalité » et de « droit ».

La quatrième orientation de l’ouvrage renvoie directement à « l’individu en récit ». Elle s’ouvre par le texte de Xavier Garnier (p. 389-400) sur le personnage et le principe d’individuation dans le roman africain. S’appuyant sur la dualité entre holisme et individualisme, le travail sur les personnages effectué dans le roman africain le conduit à déceler une contradiction dès l’époque coloniale entre l’administration d’origine métropolitaine érigée en facteur d’individualisation (recensements, registres de mobilisation, gestions des corvées, organisation de l’impôt, campagne de vaccination) et l’absence de place accordée à l’individu au sein des « sociétés holistes ». Tout en reconnaissant l’influence des idées européennes (remises en cause des espaces communautaires) sur la construction de la modernité iranienne, Christophe Balaÿ (p. 401-415) souligne néanmoins l’importance de l’esthétique du fragment dans l’autonomisation de l’œuvre littéraire persane (qui verra également émerger la figure féminine, qui lui confèrera une originalité). S’ensuivra la contribution d’Aboubakr Chraïbi (p. 417-431) portant sur le « processus d’individuation dans trois récits de l’islam médiéval », où la thèse de l’individualité est défendue par l’attestation du primat des qualités individuelles sur les relations familiales, pour les exigences du gouvernement (distinction par l’intelligence) et le perfectionnement religieux (distinction via l’ascèse). Selon Catherine Géry (p. 433-443) s’inspirant de l’expérience biographique de l’écrivain russe Nikolaï Leskov (1831-1895), le skaz (sorte de conte populaire), parce qu’il puise dans le réservoir des pratiques langagières, entraînera son auteur dans une posture subjective sensible à la modification et à la déviance-créatrice (de la langue), plutôt que du côté de la reproduction (mode). En clôture de cette partie, Patrick Maurus (p. 445-452), traitant du héros de fiction comme modèle individuel contraint dans les deux Corée, remarque que c’est en déplaçant le regard du côté de l’ensemble des phénomènes susceptibles de mobiliser un appareil conceptuel incluant l’individu (vie privée, soi, souci de soi et de l’être, jardin secret) que l’on parvient à saisir les enjeux de l’individuation au sein d’un contexte hiérarchique.

La cinquième et dernière grande articulation de l’ouvrage porte sur les « expressions littéraires de l’individualité ». Marie Vrinat-Nikolov (p. 455-466) l’inaugure à travers une description de la longue quête du « Moi » dans la littérature bulgare des 19e et 20e siècles. Cette quête, opérée au milieu des tribulations politiques successives, aurait débouché aujourd’hui sur la prégnance d’un « moi » dans tous ses états qui s’autoriserait des libéralités à outrance. Étienne Naveau (p. 467-483), quant à lui, décrit le riche potentiel d’individualité observé à travers « les parcours autobiographiques d’Ajip Rosidi », seul écrivain indonésien à s’être essayé dans tous les genres, autodidacte qui enseignera même au Japon, et attaché à l’Islam. À partir de deux poèmes hermétiques de l’Arabie antique recensés par Georgine Ayoub (p. 485-497), un « je » singulier émergerait aussi via le langage et/ou la parole en rupture avec un « autrui » collectif assimilé à la loi de la communauté, sous forme de soumission dans un cas et de rupture dans l’autre. S’appuyant sur la production en prose d’Ibn Shuhayd (992-1035), Brigitte Foulon (p. 499-512) dégage quelques modalités d’individuation et de subjectivation « chez les auteurs andalous à l’heure de la Fitna » (contexte holistique), à travers l’autoglorification et le dénigrement des adversaires. Traitant des « figures de l’individu dans la littérature japonaise moderne (1899-1916) », Emmanuel Lozerand (p. 513-545) présente des singularités plurielles chez sept auteurs locaux en vue de contrer l’influence orientaliste classique made in Occident, qui déniait toute individualité à cette sous-région. On y recense ainsi une individualité sceptique, des formes distinctes d’affirmation personnelle et de singularité individuelle. Cette dernière contribution est suivie de la postface signée par François Flahault (p. 547-558), portant sur l’articulation entre l’individualisation et le système de places, insistant sur la nécessité de re-contextualiser l’individualité en réajustant le regard plus enclin, jusque-là, à voir les conformités et moins apte à saisir les spécificités chez les groupes autres. Mais aussi sur l’intérêt de distinguer les modes pluriels d’individualisation des disparités et inégales répartitions de ses possibilités. Et donc de reconnaître la misère (matérielle et déficit de possibilité culturelle) et les relations de pouvoir comme les deux principaux obstacles à l’individualisation.

Quels apports au sein de la connaissance cumulative ?

En remettant conjointement en cause les idées de « totalité abstraite » (prédominance de l’idéologie holiste valorisant la totalité sociale au détriment de l’individu humain) et d’« Individu absolu » (règne sans partage de l’individualité pure au détriment de la totalité sociale) détaché de toute inscription dans le monde (p. 28), cet ouvrage se place directement dans la continuité des nouvelles approches de la modernité accordant une centralité analytique à l’individualité (par exemple, Martuccelli et Singly 2009, Corcuff et al. 2010, Bajoit 2013). Mais, à la différence des travaux précédents, son premier mérite est d’avoir su intégrer la question de la responsabilité à la mesure du niveau de valorisation et de reconnaissance de la singularité des individus en dehors de l’Occident, « non pas de manière absolue, mais selon un ensemble de paramètres qui vont précisément dessiner la forme d’individualisme propre à chaque société » (p. 35). De la sorte, le projet épistémologique pluridisciplinaire en dessein permettrait d’agréger d’autres approches originales transcendant les frontières géophysiques et raciales à l’instar des nouvelles études sur le don (Godbout 2007), de la même manière que des regards différenciés et/ou opposés sur un thème similaire peuvent trouver des points de raccordement — à l’instar de L’Orientalisme du littéraire Edward Saïd (1980) et de ses répondants critiques d’orientation politologique (Bayart 2010) ou historique (Cooper 2010) des postcolonial studies.

Au-delà de l’individu stricto sensu, l’ouvrage ouvre des brèches théoriques essentielles à l’appréhension du phénomène historique des mutations sociales. À titre illustratif, la contribution de Feuillas permet de dégager une approche originale de la transformation-maturation qui, loin de désigner un progrès continu, relèverait de l’imprévisibilité qui se saisirait de tout individu (et, par ricochet, de toute société) parvenu « à un stade où la conscience suffisamment vidée d’a priori peut être disponible à un renversement de l’effort en naturel » (p. 117). Ce qui nécessiterait un apprentissage patiemment construit (xue) susceptible de transiter par le rituel, l’attention ou la démultiplication des émotions, et dont l’expérience nous apprend que l’accomplissement individuel (ou collectif) est un processus permanent de transformation de soi.

Dès lors que les voies du changement social s’avèrent directement insaisissables parce que plurielles, il devient également plus aisé de concevoir plusieurs formes possibles d’émergence et d’épanouissement de l’individualité. On apprendrait ainsi, par le biais de Ron Naiweld, qu’en refusant « de considérer l’âme comme le locus du savoir moral » (p. 176), l’homme rabbinique se démarquerait également de la conception gréco-philosophique de l’individu, dans la mesure où son insistance sur « la liberté radicale de l’homme de choisir sa Loi » (p. 176) va laisser éclore une littérature proposant « une autre articulation du rapport entre l’individu et le discours dans lequel il se constitue lui-même comme agent moral » (p. 176). Dans le même sillage, Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky met l’accent, à la suite de Dumont, sur la nécessité de délivrer l’individualité indienne des catégories de perception occidentale en vue de re-« penser une notion à première vue aussi “occidentale” que celle de l’individu » (p. 190). Surtout, le texte d’Yves Cadot mérite une attention particulière. Suivant son analyse, le lien étroit établi par le fondateur du jûdô entre la quête de soi, la liberté et l’esprit d’entreprise laisserait penser que c’est parce que les responsabilités mutuelles font naître des influences réciproques que s’occuper de soi équivaut à s’occuper de la société. Mais au-delà de cette forme de souci de soi qui demeure proche de l’approche foucaldienne d’inspiration socratique (Foucault 1984), la perception du sens selon Kanô Jogorô passerait nécessairement par la fécondation de l’esprit critique en vue de transformer positivement l’environnement. Individu libre par excellence, il bouleversera les anciens jûjutsu pour fonder le jûdô, et ensuite élaborer les kata à l’intérieur du jûdô. La liberté s’entendrait dans ce sillage comme la pleine capacité de développement maximal du potentiel individuel (ou social), articulé avec les moyens d’atteinte des objectifs que l’on se fixe.

C’est dire, au regard de ce dernier exemple, que l’idée de liberté inclut nécessairement la possession intégrale de soi (dans la mesure du possible, car il s’agit d’un processus en permanente ouverture) oscillant entre souveraineté et créativité d’un côté, et ataraxie et fécondité de l’autre. Dès lors, Kanô aura été « tout » à la fois sans toutefois perdre le sens, c’est-à-dire « fonctionnaire, entrepreneur privé, président d’association, membre de la Chambre des Pairs » (p. 233) ; différentes sphères et activités dont les possibilités et contraintes se présentaient comme des cadres spécifiques, au sein desquels le choix de « mener tel ou tel projet selon l’un ou l’autre de ces statuts revenait à toujours rechercher la liberté la plus grande pour atteindre le but fixé » (p. 233). L’important, pour lui, ce n’est pas de s’émanciper (à l’occidentale ?), mais de trouver sa liberté à l’intérieur de son arène composée de règles strictes dont on ne peut aisément s’affranchir. De ce fait, il est non seulement important de savoir utiliser la force de l’adversaire et de travailler avec les autres pour devenir meilleur et acquérir de l’expérience, mais aussi et surtout de mettre le potentiel que l’on acquiert au bénéfice de la société et non en faire une propriété privée, voire un titre foncier exclusif. Car si les chaînes (intérieures et extérieures) font partie intégrante de toute société, l’attitude responsable consisterait à apprendre à les découvrir en permanence, à prendre conscience de leurs entraves afin d’opérer des choix sur celles qu’on peut ou doit briser, desserrer, jouer avec, voire accepter. Cette conquête de ses propres limites et de leur reconnaissance n’en constitue pas moins une quête de liberté. Tel serait en fin de compte le rôle du jûdô : se confronter à ses contraintes de sorte à ne pouvoir point les ignorer ou encore se les masquer, afin d’y découvrir « la liberté la plus grande possible » (p. 240).

À bien y regarder, les différentes contributions laissent percevoir la subjectivité comme le lieu de fécondation de l’individualité et la matrice du processus d’individualisation dont l’individualité en constitue le moteur historique. Peut-être est-ce la raison pour laquelle la contribution d’Annie Montaut sur le paradoxe du « je » débouche sur l’idée que c’est la notion de « catégorie tranchée » très opérante dans la mentalité contemporaine (et d’ailleurs porteuse d’une certaine schizophrénie) qui ferait « au fond problème pour la mentalité traditionnelle indienne, tant dans la notion d’individu que dans celle de culture ou de temps de l’histoire » (p. 363). Cette idée semble implicitement accréditée par Patrick Maurus qui, à travers une analyse profonde des enjeux de l’individuation dans les deux Corée, semble avoir percé toute la subtilité de la notion de « proximité », qui apparaît dans cette aire culturelle comme un moteur essentiel des processus sociaux en structurant les représentations entre les domaines de l’intérieur (dévotion totale) et de l’extérieur (limité aux conditions de communication du moment). Au regard de l’ensemble des contributions, il semble implicitement ressortir que la marginalité se présente comme le principal embrayeur du processus de subjectivation.

Au final, on peut retenir de cet ouvrage collectif plusieurs choses : l’individualité s’éprouve aussi bien du côté des libertés que des contraintes, formant une même configuration « qui gouverne son rapport à autrui » (p. 540) ; le modèle familial n’est pas nécessairement un obstacle à l’initiative individuelle ; l’unicité individuelle « se définit par une attitude éthique et intellectuelle » (p. 540) plus qu’elle ne relève du « moi psychologique » (p. 540) ; soumission et liberté peuvent se côtoyer en un même individu en fonction des environnements fréquentés et des expériences biographiques traversées, l’essentiel se trouvant dans sa responsabilité et sa maîtrise des règles du jeu. Dès lors, conclut Emmanuel Lozerand, « pourquoi serions-nous contraints à une description unitaire » (p. 542) ?

L’individualité au-delà de la conception occidentale. Un chantier pressant…

L’articulation globale de cet ouvrage collectif fondamental sur la question de l’individu « ailleurs » reste étroitement centrée sur la querelle du modèle-type de mannequin servile inféodé aux coutumes ancestrales et imposé aux autres par la puissance verbale occidentale. Il serait peut-être plus loisible, pour les travaux à venir et inscrits dans ce sillage, de déplacer quelque peu l’angle d’attaque en considérant le système de relations en vigueur au sein des sociétés étudiées comme réalité première (ce qui constitue la principale originalité de cet ouvrage), tout en feignant en arrière-fond d’ignorer — au moins dans un premier temps pour des raisons de « pure » clarté analytique — le « legs » occidental du Grand récit (et/ou Grand partage) qui continue subrepticement à structurer plusieurs analyses, même quand ces dernières prétendent s’en démarquer (ce qui reste à travailler). Peut-être est-ce le fait de rechercher ailleurs les mêmes profils d’individualités (et non nécessairement d’individus) présents ici au lieu de poursuivre l’effort de dé-substantialisation (pourtant annoncé) de l’opposition classique individu/société, inauguré par Norbert Elias. Par ailleurs, à force de traquer l’individualité dans tous les sens, on se demande finalement si une définition conventionnelle de l’individu est encore possible, car même en reconnaissant, avec Robert Castel (2013), qu’il n’y a point d’individus sans supports, le problème demeure entier de savoir quel matériau empirique mettre derrière la notion de support, et ce en fonction des aires culturelles, voire également des ères temporelles. La recommandation durkheimienne de « définition provisoire » (de l’individu), avancée par François de Singly (2015) dans sa critique acerbe de cet ouvrage collectif, semble également peu crédible pour trois raisons au moins : (1) parce que la neutralité d’une définition de départ ne va guère de soi ; (2) parce que la posture qui consiste à considérer l’individuation comme point de départ analytique semble plus heuristique ; et (3) parce que le processus d’individualisation demeure une énigme à résoudre partout, y compris en Occident (Gauchet 2014).

Emmanuel Lozerand rejoint certainement Norbert Elias (1987) en mettant l’accent sur la nécessité de concilier le « double processus croisé et simultané d’individualisation et de socialisation » (p. 34). Il semble cependant aller un peu trop vite en généralisation. Jusque-là, l’enjeu fondamental de la question de l’individualité, fondement d’émergence de toute société dynamiste — mais non moins autonome et paisible — et donc de toute communauté se suffisant à elle-même, n’est pas encore totalement traité. Il convient, pour cela, d’engager un travail éprouvant de ré-interrogation des pratiques historiques des sociétés extra-occidentales sur elles-mêmes, au fur et à mesure qu’elles perdront l’emprise symbolique sur leur propre univers au contact de l’« agressivité » externe, et ce de manière volontaire et/ou imposée par une double violence physique et symbolique.

De notre point de vue, il serait intéressant de revoir à travers une démarche ethnographique fouillée, ce qui se joue derrière les expressions « société » et « communauté », afin peut-être d’affiner l’analyse des formes d’articulation qui s’y tissent au quotidien. Mais peut-être devrait-on également repartir de la distinction opérée dans Homo Æqualis par Dumont (1977) entre l’individu de fait (sujet empirique et échantillon indivisible de l’espèce humaine, que l’on rencontre partout) et l’individu de droit (être moral, autonome et non social pour l’essentiel, prégnant au sein de l’idéologie moderne), pour inaugurer une approche autre de l’individualité en relation. Il nous semble que l’enjeu véritable ne se trouve guère dans la polarisation sur l’individu stricto sensu, mais dans la manière dont ce dernier s’accorde avec lui-même au cours de son existence sur la signification d’une « vie bonne » (Butler 2014) au sein de son environnement socio-historique.

La figure de Gedun Chopel (1903-1951), mise en exergue par Heather Stoddard et réunissant les trois composantes du maître spirituel, de l’artiste et du saint-fou, apparaît comme « un “individu” exemplaire, ayant vécu intensément sa vie, sans s’accorder le repos facile de la “personne” » (p. 138). Pourtant, sa trajectoire pourrait conduire à se demander s’il s’agit toujours de l’individu, ou ce qu’est un individu. En d’autres termes — et tout en considérant l’individuation comme donnée première —, devrait-on appréhender l’individualité à partir d’une approche élitiste-exclusiviste (au risque de reproduire de l’occidentalocentrisme) ou inclusive (au risque de confondre individuation et individualisation) ? À notre sens, l’étude de l’individualité véritable (domaine de la spécificité-créatrice) est tenue d’être consubstantielle des pratiques sociales dominantes et légitimées au sein de l’environnement socio-temporel objectivé (domaine de la régulation-intégration), en vue de mieux mesurer les écarts et touches artistiques de créativité subjective, qui très souvent impulsent la dynamique historique de l’individualisation.

Une telle investigation nécessite une orientation perspectiviste (en plus de l’interdisciplinarité) qui conduira le chercheur à mesurer les « écarts » et les « conformités » des comportements singuliers par rapport au processus global de socialisation (sphère de l’individuation), mais aussi en fonction des dynamiques profondes de subjectivation, constamment nourries par la réflexivité identitaire (sphère de l’individualisation). Il convient par la suite d’articuler les résultats recueillis avec le devenir historique de la société étudiée, tout en opérant une mise en contexte de cette dynamique sociétale interne avec l’impact des dynamiques du dehors, inhérentes au processus de globalisation. L’exemple de Mozart — sorte d’individu-hors-du-monde, malgré lui — dont l’individualité en permanente tension avec le contexte holiste-absolutiste du Moyen-Âge annoncera la Renaissance à venir (Elias 1991), amène à atténuer quelque peu la critique de François de Singly sur la similarité faite par Dumont entre le renonçant indien et les modernes [3]. En effet, du moment où l’on s’accorde sur la pluralité des expériences de modernisation (Touraine 2013), il devient possible d’assimiler les expériences biographiques de Gandhi, Martin Luther King et Mandela à des modèles-types de renonçants éclairés par une certaine « Lumière interne » qui sera capitalisée au bénéfice de leurs « communautés » respectives.

Pour ce qui est de l’Afrique, par exemple, il convient peut-être d’effectuer une re-lecture du sens des transformations sociales pour mieux situer les véritables zones de créativité subjective, en vue de distinguer le facteur social de l’individuation du facteur subjectif de l’individualisation (et la distinction opérée par Christian Le Bart pourrait inspirer une telle démarche). À cette condition seulement, on pourrait entrevoir comment l’individuation participe aussi d’une « aventure ambiguë » (Kane 2003) au cours de laquelle s’entrecroisent en permanence trajectoires sociales et trajectoires individuelles, temporalités locales et temps mondial, facteurs socio-empiriques et schèmes incorporés. Faute d’avoir tenu compte de ces paramètres, Jean-Luc Ville, à la suite d’Alain-Marie (1997), va produire une analyse objective certes, mais non moins encastrée dans des structures communautaires appréhendées malencontreusement comme fixistes, demeurant par ce fait même peu apte à rendre réellement compte des tumultes déjà présents dans l’Afrique précoloniale. Il en ressort une approche réductrice de l’individuation strictement soumise à des formes de contrôle et qui, incidemment, semble véhiculée par un argumentaire qui est loin de rendre justice aux mutations historiques profondes qui se mettent discrètement en place et dont l’effort de transcendance des « chaînes » n’en est pas moins ponctué de « succès ». De même, la maîtrise partielle des fondements de l’individuation en situation coloniale en Afrique va amener Xavier Garnier à se méprendre sur les causes véritables de la corruption au cœur même du processus d’étatisation en post-colonie. S’il ne fait guère de doute que « le personnage corrompu est l’individu type dans un monde dédoublé » (p. 395), l’affirmation — inscrite dans le sillage d’Alain-Marie — selon laquelle la fonction administrative soumet à des pressions communautaires qui, en retour favorisent la corruption, reste loin de démêler l’écheveau véritable de ce phénomène complexe (Blundo et Olivier de Sardan 2007). Enfin, la lecture de Laroussi Amri sur « l’individu au Maghreb aujourd’hui » semble également moins complexifiée et très durkheimienne (au détriment de Simmel !), privilégiant surtout le rapport « ambivalent » avec l’Occident.

Bien plus, de petits « déphasages » surprenants persistent entre les balises posées par des contributions introductives respectives de Lozerand, Martuccelli, Araujo, Le Bart et Corcuff, et certains textes de l’ouvrage. C’est le cas, par exemple, de la description faite de la philosophie confucéenne par Isabelle Rabut, dans sa présentation de la société chinoise traditionnelle : celle-ci éclaire peu sur les périodes de bifurcations, dans la mesure où l’allégeance recommandée au cercle primaire peut s’avérer déstabilisatrice au niveau politique, les faveurs accordées aux siens et encouragées pouvant alors avoir des effets pernicieux au gré des circonstances historiques. Or, il semble que le processus de formation de l’État-nation en Chine aura aussi été favorisé par une certaine poussée d’individualisation, fut-elle partielle. De même, une impression évolutionniste est ressentie à la lecture du texte de Catherine Mayeur-Jaouen sur l’individu et la famille en Islam, où la migration, l’exode rural massif, ou encore l’explosion urbaine déboucheraient principalement sur des allégeances nouvelles dé-traditionnalisées et la famille « nucléaire », au point d’assimiler les 25 dernières années du Moyen-Orient à une montée de l’individu invité à son tour à « la fatigue d’être soi » (p. 297).

On décèle également une absence de théorisation « ancrée » au sein de plusieurs contributions. C’est le cas de l’étude de Michel Bozdémir sur le « développement de l’individualisme en Turquie », dont la présentation se limite à une modernité importée par le « haut » et donc à une émergence de jure de l’individu via les réformes du 19e siècle et le progressisme kémaliste au début du 20e. Surtout, Bozdémir semble préserver l’idée d’un islamisme assimilé à l’anti-individualisme, restant ainsi quelque peu cloisonné dans une approche très institutionnelle (voire juridique), focalisée sur l’action des élites dominantes au détriment d’un regard ethnographique sur le sens des pratiques sociales banales. Cette manie de dire l’Autre au regard des codes et valeurs du dominant se retrouve chez Heo Kieong, dans son évaluation de la liberté coréenne au prorata du modèle démocratique occidental appréhendé comme suprême valeur. De manière surprenante, cet auteur trouve en la permanence d’une tradition endogène (privilégiant la relation à l’individu, l’affect à la rationalité, l’harmonie aux conflits d’intérêts), associée à la rapide transformation sociale, la raison profonde de l’improbable « avènement du sujet autonome comme condition de la liberté individuelle » (p. 385) et, partant, du difficile « épanouissement de la démocratie au sens propre du terme » (p. 385). Pour objective qu’elle puisse être, cette analyse reste peu diserte sur les perceptions et représentations que les Coréens ont de leur environnement.

Mais au final, les différences, insuffisances et incohérences décelées constituent la preuve même de la complexité de l’individu. Celles-ci n’entament donc en rien la pertinence heuristique de cet ouvrage collectif qui mérite d’être salué et qui, sans aucun doute, relance le débat de l’individualité à l’ère du « retournement du monde » (Badie et Smouts 1999).

Abstract

Si la question de l’individualisation reste largement à écrire au sein des sociétés occidentales, le traitement de l’individualité dans le Reste-du-monde semble davantage pressant. L’ouvrage collectif dirigé par Emmanuel Lozerand esquisse un panorama des conceptions plurielles de l’individu ailleurs, que la présente contribution se propose de rendre intelligible tout en explorant quelques perspectives.

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Notes

[1] Je remercie Marc Poncelet et Jean-Marcellin Manga d’avoir suscité, malgré eux, la rédaction de ce texte.

[2] Si Louis Dumont (1966) estime que le modèle d’individu des sociétés modernes-égalitaires occidentales est inapplicable dans le cas de l’Inde régie par le système des castes, il n’en décèle pas moins une forme inédite de division du travail (spécialisation et interdépendance) orientée vers les besoins de l’ensemble (et non vers le profit individuel).

[3] En plus de reprocher à Emmanuel Lozerand de s’appuyer grandement sur Louis Dumont alors même que la pensée de ce dernier serait, à ses yeux, loin de résumer l’état de la question sur l’individu en Occident, François de Singly (2015) récuse l’hypothèse du « Grand récit » en même temps qu’il semble cautionner l’idée du « Grand partage ».

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