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Serendipity.

Sur l’être-au-Monde de l’urbanité en Asie du Sud.

La réaction de Stéphanie Tawa Lama-Rewal (contracté en STL-R dans la suite du texte) m’a intéressé mais m’a laissé perplexe sur les motivations et les ressorts de sa posture.

Le quiproquo comme rhétorique.

Essayons d’abord de lever quelques malentendus troublants. Une bonne partie de l’argumentaire de STL-R consiste à indiquer qu’il y a eu des travaux ou des débats publics sur les sujets que j’aborde. Tant mieux ! Je ne vois pas en quoi cela invalide ma démarche. Si j’ai publié un article sur les villes d’Asie du Sud, cela ne signifie pas que je conteste l’existence de travaux sur ce sujet. Il m’arrive d’écrire sur les espaces publics européens, nord-américains ou est-asiatiques qui sont encore plus documentés que l’Inde du Sud sur des thèmes qui m’intéressent. Simplement, je pense dans chaque cas, pouvoir apporter quelque chose de plus. Quant au fait que l’on discute des espaces publics dans les médias ou dans la vie politique, je m’en réjouis, même si je constate, comme STL-R, à travers les exemples qu’elle mentionne, que c’est le plus souvent de manière oblique. Je pense justement que, en Asie du Sud comme ailleurs, il y a là un enjeu : les chercheurs ont la responsabilité d’expliciter leur propos à travers des concepts à la fois complexes dans leur construction et simples par la prise qu’ils offrent au débat public.

Par ailleurs, je décris Chandigarh pour des raisons précises qui tiennent à son image en Inde et à l’extérieur et je m’emploie à montrer que cette ville constitue, au fond, un cas moins particulier qu’il n’en a l’air. Cela ne signifie pas que je ne connais pas les autres villes, comme le suggère STL-R. J’ai donné la liste des villes auxquelles je me réfère et que j’ai pratiquées. Les arguments d’autorité sur la prétendue superficialité de mes connaissances ne devraient pas avoir de place ici. Dans son propre texte, STL-R admet qu’elle connaît surtout trois villes et je ne vais pas lui en tenir rigueur… Pas plus que de l’impression qu’elle donne parfois dans son texte de ne les avoir parcouru que de manière superficielle. Ce qui compte, c’est ce qu’on regarde, comment on le regarde et avec quel outillage théorique, quelle capacité à s’exposer à l’altérité empirique.

Enfin, contrairement à ce que STL-R affirme, je définis clairement (après l’intertitre « Les objets contre l’environnement ») la notion de bien public, une notion qui fait d’ailleurs l’objet de développements importants : proposée au départ par Paul Samuelson (1954), elle a ensuite été reprise et enrichie par des économistes et des non-économistes, notamment par des spécialistes du développement (voir par exemple Kau, Grunberg, Stern, 1999). La notion de bien public mondial constitue un élément important du débat à l’échelle planétaire du politique et on peut au moins être surpris que STL-R, qui se définit comme politologue, fasse comme si ce concept sortait tout droit de mon imagination.

L’ignorance comme légitimité.

STL-R semble, au début, accepter un accord sur au moins un point, celui de la brutalité du monde urbain. Cependant, la restriction intervient immédiatement : la violence urbaine n’est pas pour STL-R une réalité méritant l’étude mais seulement une « expérience » « largement partagée et communément déplorée » : on l’a tous vécue, c’est triste, inutile d’en reparler. La suite montre que cet accord, légèrement condescendant, n’est qu’une astuce rhétorique : STL-R n’a de cesse, en fait, de le miner dans un paragraphe (« Plusieurs passages… ») où les arguments les plus fantaisistes se succèdent pour prouver que cette « expérience » n’est qu’une illusion. Là où un Européen voit un « désordre violent », il y a en fait une « convivialité ». Pour avancer, il serait utile que STL-R reprenne mes descriptions précises et, si elle le souhaite, les conteste sans utiliser la pirouette des femmes chantant dans le train à Bombay — un fait que je n’aurais pas eu idée d’indexer au constat d’un désordre violent, d’autant que j’ai exclu Bombay de mon corpus d’analyse. Le « désordre violent » est bien là, je le maintiens et je défie STL-R de prouver le contraire.

Dans la même série de contre-arguments à son accord apparent du début, certains laissent perplexe. Ainsi les trottoirs ne seraient pas privatisés, comme je l’affirme, puisque c’est le « prolétariat » qui les privatise. Ou encore : l’usage sauvage des trottoirs par les vendeurs protègerait les femmes en créant de l’animation dans les rues.

Prenons le temps de suivre STL-R à propos des marchés, présentés comme lieu de « flânerie ». Précisons d’abord de quoi on parle. Dans le Sous-Continent, la plupart des espaces qu’on peut appeler marchés ne sont pas des halles fermées et couvertes, mais des rues dans lesquelles se trouvent de fortes concentrations de vendeurs fixes, précaires ou ambulants. Il existe, par exemple à Calcutta, un marché couvert, le New Market, qui possède une composante touristique et qui est loin de résumer l’ambiance de ce quartier commerçant. Cependant, dans cette même ville, de nombreux marchés populaires occupent massivement la rue et entravent la circulation, créant un behavior setting — pour reprendre l’expression de Roger Barker (1968) — qui ne prédispose guère à la flânerie. À New Delhi, tant dans Old Delhi que dans la partie « anglaise » de la ville autour de Connaught Place, dans la vieille ville d’Agra ou bien sûr dans tout le centre ancien de Dakka jusqu’au fleuve Buriganga (une aire urbaine de 15 millions d’habitants), les choses sont sans ambiguïté : les marchés sont dans l’ensemble des lieux à densité extrême et qui, en Asie du Sud mais aussi en Afrique subsaharienne et dans le monde arabe, expriment sur un mode hyperréaliste les obstacles à l’émergence de l’espace public tels que je les présente. Il y a bien sûr des exceptions, par exemple liées au moment de la journée auquel on se réfère. Et comme je l’ai dit dans l’article, l’Inde du Sud manifeste sa différence, significative dans l’espace public en général et à propos des marchés également. Si l’on définit les marchés de manière très restrictive (espaces clos et organisés par l’autorité publique), on pourrait retenir l’idée de STL-R (si c’est bien cela qu’elle veut dire) que les espaces les plus régulés comme les marchés-bâtiments ou les centres commerciaux (qui ne sont pas toujours destinés aux riches) appartiennent à cet univers particulier, comme les parcs ou l’enceinte des métros où les pouvoirs publics se donnent prise sur la configuration des espaces et des circulations. Cela se fait au nom d’une nécessité « technique » et impose un contrôle des corps beaucoup plus strict qu’à l’extérieur.

Le texte que STL-R cite à propos du métro de Delhi (qui n’était pas paru quand j’ai écrit mon article) va tout à fait dans ce sens et, comme je le dis, c’est sans doute une des pistes de sortie de l’impasse actuelle. Le dispositif d’orientation des placements et des flux, qui est classique dans les métros d’Asie de l’Est et du Sud-Est, a été mis en place à New Delhi et j’ai pu observer moi aussi ses effets. Le décalage entre les pratiques attendues et les pratiques effectives n’est pas complètement effacé, mais la tension est sensible alors qu’à Calcutta, le métro (ligne 1, construite entre 1972 et 1984) ne visait pas les mêmes objectifs de « civilisation des mœurs » par la maîtrise des corps, au sens où Norbert Elias ([1939], 1974-1975) l’identifie et l’explore à propos de l’Europe. Ici comme à d’autres endroits, STL-R fait comme si elle m’apportait la contradiction en répétant ce que je dis. Ainsi, je suis tout à fait d’accord avec l’idée que les choses changent et changeront encore et qu’il ne faut surtout pas enfermer le Sous-Continent sous une chape de plomb culturaliste. C’est ce que je développe dans toute une partie de l’article, intertitrée « Concepts fermes pour questions ouvertes ». Cependant, ce n’est pas en masquant les différences entre sociétés que l’on se réconcilie avec l’historicité. Si l’on veut évaluer les dynamiques de changement social dans une société, il ne faut pas d’abord préjuger de sa similarité avec d’autres sociétés, il faut prendre la mesure de sa singularité. Or cette singularité existe de manière incontestable en Asie du Sud en matière d’espace public.

Enfin, on ne peut qu’être surpris devant l’argumentaire que STL-R tente de mettre en place à la fin de son texte lorsqu’elle fait référence à des questions de « taille ». Delhi et Paris ne possèderaient pas des « publics » de taille comparable, ce qui expliquerait, si on comprend bien, la congestion des rues de Delhi, pourtant matériellement similaires à celles de Paris. En fait, Delhi et Paris sont des aires urbaines de taille comparable (15 millions d’habitants pour Delhi contre 12 millions pour Paris). Il existe des aires métropolitaines bien plus grandes que Delhi, comme Tokyo (35 millions) ou New York (21 ou 25 millions selon les critères retenus), où l’on ne rencontre pas pour autant la brutalité des villes d’Asie du Sud. Et, pour prendre des systèmes urbains comparables à ceux du Sous-Continent par leur taille, leur densité mais aussi leur dynamique et leur contexte, les villes chinoises sont également très différentes des villes indiennes alors que leur taille est supérieure et que l’urbanisation, tout aussi récente, y est plus spectaculaire encore. En Chine, la planification autoritaire et massive de l’urbanisation, les choix de mobilité privilégiant au départ l’automobile et la clôture de la plus grande part des ensembles résidentiels, créent une incontestable spécificité pour le type d’urbanité ainsi produite. On constate également le frottement (au propre comme au figuré) entre la rudesse des interactions entre citadins, cohérente avec le fait que la culture urbaine y est extrêmement récente et connaît une croissance extrêmement rapide, et une politique gouvernementale, rendue efficace par le soutien qu’elle reçoit sur ce point des habitants, de « civilisation des civilités ». Cela se traduit notamment par un souci très présent de production d’espaces publics proportionnés aux masses humaines en mouvement dans la ville. On ne peut donc conclure, comme le suggère STL-R, que les grandes « masses urbaines » et l’urbanisation rapide se feraient nécessairement au détriment de l’espace public. C’est d’ailleurs des enseignements convergents que l’on peut tirer des processus d’urbanisation massive qui se sont produit après la guerre au Japon ou, il y a quelques décennies, en Corée du Sud. La notion de « comparaison unilatérale » que STL-R avance reste une énigme. Disons plus simplement, que, si l’on compare sérieusement les situations, on constate que la singularité de l’Asie du Sud se trouve confirmée.

L’oxymore comme énoncé.

La notion d’« espace public distinct » constitue le point le plus saugrenu du texte. Ce que nous dit STL-R, c’est que l’inégalité des sexes n’aurait que des effets neutres sur l’espace public. Autrement dit, il ne faudrait pas s’étonner et, éventuellement s’inquiéter, de l’absence des femmes dans les rues d’Asie du Sud, il faudrait se féliciter de ce que, pour résister à l’eve teasing (le nom qu’on donne souvent en Inde au harcèlement sexuel dans le domaine public), les femmes soient parquées dans des trains qui leur sont réservés et les encourager à aller encore plus loin dans cette voie en constituant volontairement des « espaces publics distincts ». Cette position politique est peut-être défendable, mon propos n’est pas d’en discuter dans le cadre de cet échange scientifique. Ce qui compte ici, c’est la cohérence théorique et la pertinence empirique. Or, dans un des articles auquel STL-R fait référence (Rudolph and Rudolph 2003) — en appui à son idée qu’il faudrait regarder sans ethnocentrisme l’espace public indien — une bonne partie du propos des auteurs est brouillé par la confusion entre deux vocables utilisés par Jürgen Habermas dans un des textes auxquels les auteurs se réfèrent, Öffentlicher Raum [espace public] et Öffentlichkeit [publicité au sens de Kant, sphère publique]. Le résultat de cette méprise est que l’intéressante comparaison entre ashram et « café bourgeois » débouche sur une aberration : l’ashram est peut être un lieu où se crée du politique, mais il n’a rien à voir avec l’espace public. Cette erreur, malheureusement courante en français, permet à ces auteurs de conclure que l’« espace public » se rencontre dans … l’espace privé puisqu’on y délibère de questions politiques. Le choix par STL-R d’une prise aussi glissante semble laisser penser que l’espace public et l’urbanité sont les cadets de ses soucis.

Ce qui est certain, en tout cas, c’est que l’idée d’un « espace public distinct » est un oxymore : un espace public est, par construction, un espace non sélectif puisqu’il est accessible à (et, autant qu’il est possible, constitué de) l’ensemble de la diversité des espaces sociétaux de référence. STL-R est-elle naïve au point de ne pas avoir conscience de cette antinomie ? Ou ne veut-elle tout simplement pas admettre que la privatisation de l’espace public, au sens d’une restriction de cette accessibilité, peut tout autant s’appliquer en Inde que n’importe où ailleurs ? Est-elle accrochée à l’idée que le seul fait de prétendre que quelque chose — une réalité sociale quelconque — serait plus répandu en Occident qu’en Inde serait un acte colonialiste ? J’espère que non mais je crains, à la lire, que oui.

Le refus de l’historicité comme théorie du social.

Je suis tout à fait d’accord avec STL-R pour dire que ce qu’on pourrait appeler le « contrat » communautaire se révèle, lorsqu’on prend le point de vue de l’individu comme un marché de dupes. La protection par la communauté ne fonctionne que si les règles inégalitaires et fortement restrictives à l’autonomie des personnes sont respectées, ce qui limite fortement la portée de cette protection. Je ne porte donc nullement un jugement de valeur positif sur le système communautaire, je remarque simplement que cela ne l’empêche pas de perdurer et je me demande comment. À condition de ne pas chercher à devenir un individu-acteur, on peut y trouver des avantages et c’est pour cela que ceux qui nous apparaissent comme les victimes les plus évidentes, basses castes et intouchables, femmes, en Inde et ailleurs, ne sont pas toujours les plus ardents à s’y opposer. Le problème, c’est que pour penser la communauté, il faut impérativement aussi penser la non-communauté. C’est ce dont STL-R semble malheureusement bien incapable, malgré cent ans de contributions significatives des sciences sociales sur ce sujet. Ce qu’on comprend de son modèle interprétatif, c’est qu’elle récuse totalement l’idée que la construction d’individus disposant d’une certaine autonomie et bénéficiant d’un certain niveau d’égalité — celui qui, nous dit Hannah Arendt, est nécessaire pour construire tout dispositif politique — constitue un enjeu, en Inde ou ailleurs. Dès lors, elle se représente l’Inde comme un simple écran de projection pour des catégories figées et déshistoricisées : domination des femmes ou « libéralisme ».

Ce dernier point mérite attention car il est présenté comme la cause ultime des problèmes de l’espace public en Inde. STL-R nous explique en effet que c’est en raison du démantèlement de l’économie administrée et de sa conséquence, l’imitation par les riches indiens du modèle occidental, que l’espace public serait menacé. La boucle est alors bouclée : à partir du moment où l’on s’affranchit de toute rigueur dans la définition de l’espace public, il devient possible, non seulement d’affirmer que celui-ci prospère largement et depuis toujours en Inde, mais même, de prétendre que c’est la référence à l’Occident qui serait la principale menace pour l’espace public indien. … Et après tout, pourquoi pas ? Cette hypothèse, aussi téméraire soit-elle, mériterait sans doute qu’on s’y arrête si on avait affaire à une vraie volonté de démonstration. Mais, malheureusement, dans le texte de STL-R ne se rencontre pas une attitude critique impliquant une symétrie dans la responsabilité argumentative, mais une simple dénonciation, visant seulement à détruire les raisonnements d’autrui sans s’imposer à soi-même les critères qu’on assigne à son contradicteur.

Le corporatisme comme méthode.

Rideau de fumée sur les faits, faiblesse majeure sur les concepts. Une telle rhétorique de la dénégation, avec la mauvaise foi qui accompagne inévitablement ce genre de pose, laisserait perplexe (à quoi bon ? pourquoi se donner tant de peine pour dénigrer ?), si l’on ne connaissait le corporatisme méthodologique qui sévit dans le petit monde des area studies. Ce que nous dit STL-R, c’est qu’il est interdit de venir goûter l’herbe sur le pré-carré des indianistes. Elle se garde bien de citer des spécialistes de l’Inde qui vont dans le même sens que moi (ce sont ceux, trop rares, il est vrai, qui prennent au sérieux la ville et l’urbanité, comme dans L’oubli des villes de l’Inde, récemment publié par Odette Louiset), car il s’agit à tout prix de faire comme si le fait même d’être labellisé ainsi générait automatiquement un consensus opposable au tiers. Cette posture est d’autant plus consternante que je fais référence à des villes que STL-R admet ne pas connaître et que j’ai observées systématiquement selon un protocole qui correspond à une problématique cohérente et, me semble-t-il, originale.

Si l’on se trouvait dans le monde de l’interaction cognitive, à la fois critique et respectueux de l’argumentation d’autrui, la moindre des choses consisterait à prendre au sérieux mon regard et mon analyse. Or STL-R semble considérer que ce n’est même pas nécessaire. Non seulement elle ne s’excuse pas de sa méconnaissance manifeste des débats sur l’espace public, une ignorance qui eût dû suffire à lui faire aborder avec prudence mes propositions, mais elle s’en drape comme d’une justification : si ce que vous dites n’entre pas dans mes schémas, c’est la preuve que vos observations sont fausses, dit-elle. Puisqu’il est évident qu’une « indianiste » en sait plus sur l’Inde qu’un non-« indianiste », toute affirmation même fondée et étayée de ce dernier est considérée d’avance comme illégitime, ce qui dispense ipso facto son contradicteur d’en justifier la réfutation.

Sur le plan théorique, on a affaire ici à un particularisme paradoxal qui énonce que toute spécificité autre que celles qui ont été repérées dans le cadre retenu soit écartée par principe. Cette posture exclusivement déductive constitue une protection absolue contre les petites perturbations qui pourraient venir de l’observation empirique. Ce verrouillage radical vient pour partie du fait que STL-R combine deux structuralismes, celui, culturaliste, de l’anthropologie structurale, et le néo-structuralisme post-marxiste (appelé souvent, par antiphrase, « post-structuralisme ») consistant à ajouter aux « classes » un nombre limité de catégories substantielles et intangibles, comme le sexe ou l’ethnie, dans lesquelles les individus doivent entrer coûte que coûte. Chez STL-R, le premier structuralisme fonctionne comme un leurre pour mieux faire avaler le second. Il y a cependant un point commun entre ces deux postures, qui facilite le passage furtif de l’un à l’autre : dans ni l’un ni l’autre de ces cadres de pensée, il n’y a de place pour la ville et l’urbanité. Ce que STL-R ne semble pas vouloir envisager, c’est moins qu’on puisse constater qu’il n’y a pas d’espace public en Asie du Sud mais c’est qu’il soit montré que, à certains conditions, il pourrait s’en fabriquer.

Ce que me reproche STL-R, ce n’est donc pas de faire rentrer l’Inde dans un cadre général qui écraserait les différences (c’est plutôt ce qu’elle fait elle-même, en surimposant un discours passe-partout à des réalités qui mériteraient une description précise), c’est que j’essaie de penser sa singularité en lien avec d’autres singularités, sans exclure celle du Monde dans son ensemble, l’objet d’études pour les sciences sociales le plus singulier qui soit. Je le fais avec, me semble-t-il, la démarche appropriée en pareil cas : en cherchant des véhicules intellectuels qui permettent à la fois de relier des situations différentes et d’identifier les fondements possibles de ces différences, sans considérer celles-ci comme magiques et « irréductibles », c’est-à-dire sans renoncer à les situer dans l’historicité de l’humanité — une démarche que Marcel Detienne (2000) a fort bien résumée par le projet de « comparer l’incomparable ».

Un tel débat est-il utile ? Je dois reconnaître que j’ai hésité à répondre à STL-R car, compte tenu de la tonalité de son texte, je nourrissais quelques doutes sur son état d’esprit à la réception de mes réponses et je ne voulais pas contribuer malgré moi à renforcer cette ambiance stérilisante. Je le fais néanmoins par souci de ne pas laisser s’interrompre le fil de la discussion et, plus encore, parce que je ne me résigne pas à cet état de choses. Je ne désespère pas non plus de contribuer, bien modestement, à un changement d’attitude qui serait aussi changement de paradigme. Nous nous retrouverons un jour, j’espère, Stéphanie Tawa Lama-Rewal et moi, lorsque, au lieu de dénoncer avec légèreté et arrogance des « erreurs factuelles » imaginaires, elle aura fait le choix de mettre la connaissance au centre du processus de recherche. Lorsque elle ne considérera plus le travail scientifique comme une réponse défensive mécanique à tout stimulus extérieur et comme l’expression convenue de l’allégeance à une communauté disciplinaire, mais comme une démarche libre de penseurs libres, comme un univers d’actions dans lequel se faire déranger par l’autre est un plaisir à partager.

Abstract

La réaction de Stéphanie Tawa Lama-Rewal (contracté en STL-R dans la suite du texte) m’a intéressé mais m’a laissé perplexe sur les motivations et les ressorts de sa posture. Le quiproquo comme rhétorique. Essayons d’abord de lever quelques malentendus troublants. Une bonne partie de l’argumentaire de STL-R consiste à indiquer qu’il y a eu des ...

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