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Serendipity.

Penser par cas, ou comment remettre les sciences sociales à l’endroit.

Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (dir.), Penser par cas, 2005.

« La fin du 19e siècle a vu l’émergence silencieuse, dans les sciences humaines, d’un modèle épistémologique […] auquel on n’a pas, jusqu’à ce jour, suffisamment prêté d’attention. L’analyse de ce paradigme, qui opère largement dans les faits, même s’il n’est pas l’objet d’une théorisation explicite, peut, peut-être, aider à sortir de l’opposition stérile entre “rationalisme“ et “irrationnalisme“ »

Carlo Ginzburg [1]

« […] les théories des sciences humaines et sociales sont restées ou redevenues assez différentes des théories développées dans les sciences mathématiques ou expérimentales pour que la question épistémologique de l’autonomie de leurs principes et méthodes de description du monde en soit venue à y poser de manière exemplaire le rôle de la pensée des singularités ».

Jean-Claude Passeron et Jacques Revel [2]

Penser par cas est un livre important, qui s’efforce de donner une solution originale au problème central des sciences humaines : comment peut-on généraliser à partir de descriptions de configurations singulières ? S’inspirant des intuitions de Carlo Ginzburg touchant le « paradigme indiciaire », mais aussi d’auteurs anglo-saxons (Stephen Toulmin et Albert Jonsen, Charles Ragin et Howard Becker), cet ouvrage collectif, qui rassemble les contributions de spécialistes de différentes disciplines, cherche à redonner une dignité au « cas » en sciences humaines, dans le sillage de la tradition épistémologique weberienne. S’appuyant sur la fécondité des traditions casuistiques (morale, juridique, religieuse) et sur la spécificité des disciplines cliniques (histoire de l’art, psychanalyse), les auteurs dégagent une troisième voie entre déduction nécessaire et description arbitraire, entre expérimentation objective et observation subjective, dessinant une nouvelle figure de la rationalité, intermédiaire, mais parfaitement adaptée au savoir sur l’homme. Complexées par les sciences exactes, à la recherche d’une rationalité qui n’était pas la leur, les sciences humaines marchaient depuis un certain temps la tête en bas. Dissipant le fantasme de leurs improbables « lois », la pensée par cas propose tout simplement de les remettre à l’endroit.thinking-by-cases-or-how-to-put-social-sciences-back-the-right-way-up-1

[3]. Et, ce, non pas pour y borner son analyse, ou statuer sur un cas unique, mais pour « en extraire une argumentation de portée plus générale, dont les conclusions seront réutilisables » (p. 9).

Si la pensée par cas a longtemps été sous-estimée, c’est parce qu’elle dérogeait à l’exigence majeure d’unification, d’homogénéisation et de formalisation de l’argumentation, qui semblaient les canons de toute science véritable. Aussi bien sa réhabilitation méthodologique est-elle récente, contemporaine de la remise en cause des paradigmes naturalistes et logicistes en sciences humaines. On ne saurait y voir un hasard. En effet, s’il existe deux traditions de la pensée par cas, celle de la casuistique (morale, juridique, religieuse), qui s’est développée de la philosophie et de la rhétorique antique jusqu’aux débats éthiques contemporains, et celle de la clinique (la tradition médicale) qui s’est opposée et mélangée au 19e siècle à la méthode expérimentale, c’est sous la forme de la seconde que la pensée par cas a croisé les sciences sociales, au moment où celles-ci se déprenaient des ambitions universalisantes des méthodologies nomologiques et redécouvraient la place du rendu narratif dans toute explication d’un cas.

Quelle est la généralité du cas ?

La démarche de Passeron et Revel assume la circularité vertueuse d’une sorte de preuve par les effets. Partant du postulat que la pensée par cas régit les sciences humaines, ils cherchent à en montrer toute la pertinence. Préférant une relative ambiguïté sémantique à une impossible définition initiale, ils choisissent de porter toute l’attention sur les opérations réalisées par la pensée par cas, et ses caractéristiques les plus propres. Ils dégagent ainsi trois aspects : le cas fait problème, il requiert l’approfondissement de la description, et son traitement argumentatif suscite un certain malaise.

Tout d’abord, pour être un cas, il ne suffit pas qu’un fait émerveille ou dérange : on doit pouvoir poser des problèmes à partir de son échéance. Car un cas instaure un nouveau cadre de raisonnement, et redéfinit les rapports de la norme et de l’exception. Les cas de Freud sont ainsi des questions posées à la pratique des psychologues ; le cas « Fustel de Coulanges » interroge la pratique des historiens (Hartog, 1988) ; et le cas « Pierre Rivière » celle de la psychiatrie pénale (Foucault, 1973). Ensuite, le cas requiert l’approfondissement de la description, bien que celle-ci ne puisse prétendre en épuiser la singularité. C’est que le cas résiste à tout effort cherchant à le dissoudre (par abstraction ou synthèse) dans l’anonymat de l’une des formes déjà normées ou formalisées de la pensée du général ou de l’universel. Quels que soient les traits génériques énumérés, c’est toujours un déictique (démonstratif) qui vient pointer vers ce qui fait la particularité de ce cas, et qui l’empêche d’être simplement la variante d’une structure, la spécification d’une norme, l’instance d’une loi, l’exemplification d’une généralité. Enfin, le cas semble appeler un traitement argumentatif spécifique. En effet, les descriptions de cas ont un statut épistémique ambigu puisque le cas, indéfiniment descriptible, ne se prête pas à l’inférence nécessaire. La question de son statut argumentatif divise les penseurs depuis Aristote (Jonsen et Toulmin, 1988), et le malaise traverse les sciences du vivant (expérimentales et historiques) et de l’homme (statistiques et historiques, formelles et cliniques). En fait, la pensée par cas semble passible d’une semi-formalisation « sensible au contexte », mais non d’un régime expérimental de la preuve, fondée sur la réitération des observations, et encore moins d’une intuition ineffable. Passeron et Revel voient dans sa résurgence l’effet d’une « révolution épistémologique souterraine » qui a détaché les sciences humaines du réalisme positiviste, au profit d’une conception plus souple des rapports du langage et du monde.

« Faire cas » : la singularité et l’occurrence.

La première définition du cas, subjective et négative, est celle d’un effet de surprise. Le cas interrompt en effet à l’improviste le déroulement coutumier d’une perception, d’un discours descriptif, argumentatif ou prescriptif, d’une décision, d’une preuve. C’est pourquoi l’identification d’un cas comme tel implique une « expérience de désadaptation mentale ». La différence peut tenir à une juxtaposition de faits improbables, ou à une aporie logique qui met en cause tout un système de règles à travers la découverte d’un hapax. En fait, « la force d’un cas ne renvoie jamais à une source unique » (p. 16) : le cas naît souvent d’un conflit entre des règles et les applications qu’il devrait être possible d’en déduire, et aussi de la situation d’indécidabilité qui en résulte.

La singularité qui « fait cas » instaure la perplexité du jugement en cassant le fil de la généralisation ; elle force l’attention en contraignant à suspendre le déroulement du raisonnement disponible ou préparé, et à lui imposer un changement de régime. Par quoi elle provoque en même temps la réflexion. Or réfléchir sur un cas, c’est inventer le chemin d’une généralisation propre. C’est pourquoi chaque casuistique a inventé ses propres moyens logiques: casuistique morale des fautes dans les religions, casuistiques des idéaux-type chez Max Weber, case studies de la sociologie américaine ou de l’École de Chicago. Par-delà cette diversité, deux traits caractérisent un cas : la singularité, et l’utilisation du récit pour décrire cette singularité et préciser son contexte d’apparition. Le lien entre ces deux traits constitue précisément le noeud logique et méthodologique de l’opération de jugement consistant à qualifier une occurrence de « cas ».

Le cas comme obstacle.

Un cas n’est pas un exemple, au sens d’une simple illustration d’une théorie plus générale, de l’application singulière d’une norme, de l’instance particulière d’une loi. Dans tous ces cas, en effet, l’exemple ne se voit pas reconnaître de positivité comme exemple singulier, mais tire au contraire sa valeur de son caractère quelconque. De ce point de vue, n’importe quel exemple fait l’affaire, puisqu’il s’agit simplement d’illustrer concrètement des traits généraux, et toute l’attention est portée sur le général, au détriment du particulier, qui n’en constitue pour ainsi dire que la face négative [4]. Penser la positivité du cas implique de procéder exactement à l’inverse, en s’attachant à dégager la valeur irremplaçable de la singularité. Ce qui fait qu’un cas n’est pas qu’un simple exemple, c’est qu’il constitue lui-même la norme de sa vérité et de son sens. Le cas n’est pas une singularité comme les autres, c’est une singularité unique. Bien sûr, au sens strict, toute singularité est unique ; mais le cas est uniquement unique, c’est-à-dire qu’il est à lui-même le critère de son unicité. En ce sens, ce n’est pas une particularité qu’on pourrait dépasser ou négliger, mais une énigme persistante, résistante : « le cas, c’est l’obstacle » (p. 18). C’est la raison pour laquelle le cas appelle une interprétation, comme on le voit quand on compare la démarche herméneutique de Freud à la méthode typologique de Charcot.

Non seulement le cas requiert une interprétation, mais il produit une construction théorique. La casuistique le montre assez, dont les obstacles sont aussi des énigmes, quoique toujours par rapport à un corps de règles acquises : le cas paradigmatique se range parfaitement sous la règle, mais d’autres cas ne sont que partiellement couverts par une norme, ou par plusieurs en même temps. Cette tension entre le cas ordinaire et le cas extra-ordinaire, la règle et l’exception, est constitutive de la casuistique, à toutes les époques. Face à ces cas de conscience s’élabore tout un travail de réflexion, débouchant sur une décision, bref, toute une construction problématique sensible aux circonstances et à la singularité. La réflexion relève dès lors non d’une déduction nomologique mais d’une argumentation pratique sujette à révision.

Rendre compte d’un cas : la contrainte du récit.

Expliquer un cas, c’est nécessairement prendre en compte une situation, un contexte. Et c’est l’agencement particulier de l’histoire où s’insèrent les circonstances qui fait la singularité du cas. La méthode clinique, qui s’est toujours montrée soucieuse des cas, atteste cette importance du récit. Ainsi, dans la tradition hippocratique, l’histoire de la maladie livre la réalité des symptômes ; et ce n’est que dans un second temps que la comparaison des tableaux cliniques rend possible la constitution de types, voire de régularités explicatives. Cette démarche singularisante est aussi présente au coeur des démarches casuistiques (juridiques, morales, religieuses), où le récit sert à exposer la situation et à faire comprendre comment on en est arrivé au point qui fait problème, et ainsi jusque dans l’histoire de l’art (cf. infra : Antoine).

La dimension narrative est constitutive du cas en trois sens : comme forme privilégiée (sinon exclusive) de l’expression de l’expérience humaine du temps, comme l’a souligné Ricoeur [5] ; comme production, et non simple restitution, d’une histoire, le but avoué d’une « prise de réel » pouvant passer par la fiction ; comme trait caractéristique du mode opératoire des sciences humaines [6], enfin, le récit indiquant la parenté des méthodes clinique et historique, qui procèdent par reconfiguration horizontale des collections de cas et non par subsomption verticale d’un cas sous une règle [7].

Le cas et la preuve.

La spécificité de ce lieu logique clinique de la pensée par cas est d’une importance capitale, tant par les limitations qu’elle implique que par les ressources qu’elle induit. Son sens profond est que la pensée par cas n’évolue pas dans un espace popperien. Une différence épistémologique essentielle sépare en effet la reconfiguration révisable des généralités historiques et « la voie royale » des généralisations formelles (p. 27). Si pourtant cet écart logique est resté longtemps dissimulé, c’est pour deux raisons. D’abord parce que l’essor conjoint de la méthode expérimentale et de la mathématisation des phénomènes naturels a constitué le régime de la preuve scientifique comme le modèle exclusif de toute démonstration. Ensuite parce que, tard-venues et intimidées, les sciences de l’homme ont tenté d’imiter ce modèle reçu, en s’efforçant, non sans de périlleuses contorsions, de retraduire leurs interprétations les plus originales dans la forme canonique de cette rigueur [8].

Depuis le 17e siècle, les procédures de l’approfondissement d’un particulier et celle de la généralisation formelle se sont ignorées, et la différence entre ces deux formes d’argumentation s’est accentuée. Au contraire, les casuistiques n’ont pas subi la même attraction méthodologique que les sciences psychologiques ou sociales. Quant à la discipline historique, en redécouvrant récemment sa dimension narrative, elle a étendu aux autres sciences sociales la pertinence d’une pensée par cas.

Enfin, l’embarras épistémologique de la psychanalyse est notoire. Il a pris chez Freud la forme d’une oscillation entre la pratique herméneutique narrative des études de cas (la pensée par cas est la clé de la pratique thérapeutique comme de la réflexion clinique sur l’étiologie des névroses), et l’idéologie scientiste qui l’a poussé, en recherchant la fréquence des cas typiques et des symptômes récurrents – que le raisonnement expérimental prend pour base de ses preuves dans inférences s’élevant du particulier au général – à constituer une nosographie et une étiologie générale des névroses [9]. Ce n’est que progressivement que la psychanalyse a su quitter cette situation épistémologique ambiguë et penser la positivité de sa spécificité logique (Widlöcher, 1990). De fait, après avoir beaucoup louvoyé [10], la réflexion analytique s’oriente aujourd’hui vers les théories du cas unique. Si l’on traite l’individu singulier ou le cas unique comme un terrain sur lequel on s’attache à multiplier observations et mesures, il y a bien cumulativité des résultats, même si celle-ci est d’une autre sorte que la cumulativité expérimentale au sens strict ; et ce critère de la cumulativité confère à la psychanalyse, comme d’ailleurs à l’histoire, à la sociologie ou à l’anthropologie, la dignité d’un travail scientifique, donc d’un savoir.

Sciences formelles et logiques non monotones.

Aujourd’hui, l’opposition elle-même entre universalité formelle et compréhension du singulier s’est assouplie. Les sciences historiques, qui ont pris conscience qu’elles pensent par cas et que la langue naturelle est le milieu de leurs raisonnements [11], savent avoir recours ponctuellement au formalisme, à titre d’insertion d’un « moment » statistique dans la démarche, par exemple. Aussi convient-il de distinguer non pas entre des disciplines, mais entre des manières de raisonner et d’argumenter. Si les sciences du contexte ne sont pas passibles d’une déduction ou d’une induction formelle, c’est fondamentalement parce qu’elles opèrent sur des cas inscrits dans des contextes différents, impossibles à décomposer en variables pures, et dont la variété ne saurait être neutralisé par une clause ceteris paribus : pour elles, par définition, il est précisément impossible que « toutes choses soient égales par ailleurs ». Pour cette raison, elles ne sont pas non plus expérimentales (le terme de « quasi-expérimentation » n’est qu’un placebo).

La rationalité argumentative des sciences sociales est spécifique, et l’on peut tenter de la penser au moyen de logiques non-monotones. S’appuyant sur des principes logiques moins exigeants que ceux gouvernant les « implications strictes », ces logiques permettent de formaliser tout en tenant compte de la plus ou moins grande force de la preuve et de la distance entre contextes (inférences normales, possibles, probables, exceptionnelles, impossibles, etc.). De la sorte, la formalisation de raisonnement complexe peut être portée assez loin, sans sacrifier pour autant leurs degrés, leur ordre, leur portée et leur nécessité locale. Cette semi-formalisation ne constitue pas non plus le tout de la réflexion, mais s’insère, comme moment, dans une argumentation pratique (cf. infra : Livet).

Le rôle de la pensée du cas particulier en mathématiques est plus paradoxal. Il est certes différent de la focalisation de l’attention sur un cas scruté par une science clinique. Mais il n’en a pas moins une manière de faire cas, en résistant momentanément à toute tentative faite pour l’intégrer dans un système clos de règles et de définitions. En effet, la singularité du cas a vocation à s’abolir dans le symbolisme formel, mais la liquidation de cette singularité du cas révèle encore quelque chose du mouvement argumentatif de la pensée par cas, en dirigeant l’attention sur le parcours singulier de la déduction que l’exception a imposée au raisonnement, et en le contraignant à une reformulation des prémisses (cf. infra : Chemla).

Paradigmes universels et intelligibilités locales.

La pensée par cas dessine une rationalité alternative en inventant une procédure de généralisation originale, irréductible à l’induction comme à la déduction nécessaire.

L’ambition du 20e siècle scientifique était d’unifier les connaissances dans de vastes paradigmes au langage homogène, aux preuves et aux démonstrations bien normées, par-delà la fragmentation croissante des corpus, méthodes et théories, corrélative de la spécialisation accrue des disciplines. Mais cet ambitieux projet de cadastre général de l’expérience est venu buter sur la singularité des objets.

Les sciences de l’homme ont suivi ce double mouvement d’espoir et de déception, mais le statut de la preuve y est toujours demeuré disputé, du fait du double héritage du naturalisme des sciences exactes et de l’herméneutique de la philosophie (et des humanités classiques). Toutefois, les paradigmes conceptuels de ces deux traditions antagonistes se sont usés, comme en témoigne l’apparition des tendances épistémologiques improbables que sont le constructivisme et l’ethnométhodologie. L’ouvrage interprète les multiples aspects de cette double décadence comme autant de signes d’une crise profonde dont la vertu est de redonner toute son importance à la pensée par cas.

Le cas et la théorie.

Les illusions épistémologiques ont la vie dure, et l’abandon du rêve unificateur ne peut empêcher la nostalgie persistante et diffuse d’une théorie d’ensemble expliquant tous les cas. C’est parce que l’équivalence trompeuse entre connaissance scientifique et connaissance par concepts universels est difficile à défaire que les sciences humaines continuent de singer la recherche de l’universel, dédaignant les apports d’une casuistique accusée de n’être que paresse conceptuelle et « pensée en miettes » (p. 42).

En réalité, dans toute science, les concepts ne peuvent jouer un rôle dans la découverte scientifique que s’ils composent ensemble une grille d’observation que l’on puisse appliquer efficacement au monde et qui se prête en même temps à une analyse logique du langage de cette description. A fortiori dans les sciences de l’observation où la sémantique est plus lâche, la pensée par cas ne sépare pas strictement la conceptualisation théorique et sa mise à l’épreuve empirique : elle unit au contraire réflexion et enquête dans un perpétuel mouvement de va-et-vient.

« L’extrême et l’ordinaire. Remarques sur le cas médiéval de la communauté disparue »,

par Yann Thomas.

Dans la naissance du concept juridique de « personnalité morale » chez les juristes médiévaux des 12e et 13e siècles, Yann Thomas s’intéresse moins aux commencements proprement dits de la fiction de personnalité qu’à l’histoire des cas qui l’ont rendue possible. Le cas du monastère vide de tous ses moines soulevait la question de savoir ce qu’il advenait des droits d’une collectivité dont il ne reste plus personne, mais qui pourrait être un jour rétablie. Pour éviter qu’ils n’échoient à un seigneur ou au fisc, les biens du monastère étaient dits revenir soit au lieu même où était situé l’édifice, soit à la personne même du monastère par analogie avec le système de succession du droit romain. Ces successions étaient personnifiées pour assurer la représentation d’un sujet qui n’existait plus (le mort), ou n’existait pas encore (l’héritier non déclaré) : ce qui n’avait pas d’existence étant représenté par un patrimoine personnifié. La pratique « allégatoire » de la jurisprudence n’obéit pas à la force du précédent, qui veut que toute règle s’applique aux cas identiques à celui pour lequel elle fut la première fois énoncée, conformément au modèle normativiste qui subsume verticalement les cas sous les normes. Elle procède en fait par bouclages interprétatifs, associations de figures mises en chaîne, dans les limites du corpus des textes mobilisables, en faisant apparaître des configurations d’objets hétéroclites ayant en commun d’avoir suscité, non pas une même norme, mais un même type de récit exemplaire, une sorte d’intrigue matricielle.

L’auteur est surtout soucieux de démontrer que l’histoire de la personnalité fictive ou morale n’est jamais dissociable du cas de la communauté disparue. Si l’histoire technique des procédés et opérations du droit s’intéresse moins aux solutions proposées qu’au « mouvement » qui pérennise et banalise un cas extrême, c’est parce qu’elle découvre, derrière la dualité des solutions juridique, l’identité d’un même geste casuel. En ce « moment précis où le droit force une impasse par une fiction » (p. 46), se révèle en effet un aspect épistémologique décisif de la pensée juridique. Yann Thomas montre que le processus de généralisation ne correspond pas à l’idée simpliste que l’on peut s’en faire, et selon laquelle une solution formulée d’abord pour un cas extrême s’étend ensuite à des circonstances plus ordinaires et se généralise progressivement en institution permanente. De fait, le cas médiéval montre que le traitement de l’extraordinaire et de l’ordinaire ne furent jamais séparés, mais au contraire toujours conjoints : ce qui se décrète en une circonstance extrême vaut d’emblée, sans nul besoin de généralisation, dans les circonstances banales. Dans les cas-limites se saisissent donc des abstractions qui ne procèdent d’aucune généralisation ; et si le corps social d’une communauté religieuse ou politique peut être représenté lorsqu’il s’est éteint, il peut a fortiori l’être lorsqu’il subsiste en se renouvelant normalement. Cette « stabilisation de l’exceptionnel » (p. 46) n’est pas une généralisation, car les casuistes tranchent d’emblée sur une ligne contenant en deçà d’elle le champ de tous les cas possibles : le plus abstrait se tient paradoxalement sur la ligne étroite du plus concret.

Cette conjonction de l’extraordinaire et de l’ordinaire, cette inclusion du général dans le singulier invite à relier le fait et le droit plutôt qu’à les séparer. Ce ne sont pas seulement les occasions où se dit le droit qui sont factuelles, mais aussi la signification de ses décisions, dont la forme est moins celle d’une norme abstraite que d’une « exception déclarée comme constante » (p. 72).

« Le paradigme et le général. Réflexions inspirées par les textes mathématiques de la Chine ancienne »,

par Karine Chemla.

Les ouvrages mathématiques de la Chine ancienne se composent pour l’essentiel de problèmes à l’allure concrète et particulière, suivis des réponses numériques qu’ils appellent et de procédures de calcul qui les résolvent. Karine Chemla montre que les lecteurs lisaient, dans ces unités de texte, des paradigmes : ils y voyaient des énoncés généraux dont l’extension se déterminait sur la base de la procédure. La montée en généralité procède par succession de problèmes particuliers, à mesure que l’algorithme qui a permis de résoudre le premier est transformé pour s’adapter aux données du suivant. Le premier cas particulier sert de « paradigme » à partir duquel on peut identifier une catégorie de problèmes, que traitent de façon générale les opérations de l’algorithme. Le cas est alors utilisé dans sa double fonction : description dense mais limitée aux données qui font de chaque cas un problème particulier, mais aussi index de toute la série de ceux qui lui sont reliés par la construction d’un algorithme. L’étude suggère, plus largement, que la généralité a constitué la valeur théorique majeure pour les mathématiciens de la Chine ancienne.

« The abuse of casuisty. A history of moral reasoning »,

par Albert R. Jonsen et Stephen Toulmin.

Sont reproduits ici certains extraits (« Prologue » et premier chapitre) d’un livre désormais classique, et issu d’une expérience particulière : au cours de leur participation, à la fin des années 1970, à une commission nationale américaine chargée de travailler sur la recherche biomédicale et la protection des droits et de la santé des personnes, Albert R. Jonsen et Stephen Toulmin ont découvert que les membres étaient amenés à adopter une démarche au cas par cas, assez éloignée de « la tyrannie des principes », dont la valeur absolue s’applique dans tous les cas. La méthode casuistique leur permettait de rendre des avis communs alors que les membres de la commission provenaient d’horizons très divers. D’où un véritable paradoxe rationnel : les conclusions pratiques peuvent converger alors même que les principes sont radicalement incompatibles. Les jugements particuliers de la commission ne peuvent donc pas être considérés comme fondés sur des principes universels. L’accord, en ce cas, ne dérive pas des principes, mais est bien plutôt issu d’une conception partagée de ce qui compte dans une situation envisagée. Le paradoxe tient à ceci qu’on peut s’accorder sur la décision, mais jamais sur les raisons de l’accord.

Les auteurs cherchent à résoudre ce paradoxe rationnel non pas un saut dans l’irrationalisme, mais par l’esquisse d’une autre rationalité : celle, intermédiaire, atténuée, de la raison pratique. De l’exercice casuistique effectif de la commission américaine, ils tirent en effet la conclusion que le domaine de la pratique requiert un autre type d’argumentation que celui de la déduction. De fait, alors que les raisonnements théoriques sont formels, atemporels et nécessaires, les raisonnements pratiques sont en effet concrets (ils ont un contenu intuitif), temporels (tributaires de leur contexte d’emploi), et présomptifs (jamais certains). Ayant pour charge d’inventer la solution, ces raisonnements pratiques constituent des méthodes de résolution des cas, et ils requièrent, en conséquence, une description complète et exhaustive du cas. La validité du raisonnement ne dépend pas de son appartenance à une chaîne déductive, mais de la netteté de la ressemblance entre deux cas que l’on rapproche. La raison pratique n’est pas passible de la rigueur de la raison théorique : ses propriétés sont autres, tout en étant pourtant bel et bien rationnelles. Cette considération générale, portant sur la raison pratique dans son ensemble, peut être appliquée au cas particulier de la morale : le raisonnement par cas prouve a contrario qu’il n’y a pas de « géométrie morale » de type spinoziste, mais une simple sagesse pratique — la « prudence » aristotélicienne.

La casuistique repose sur la conviction que des types de cas servent de références ultimes, et que ces paradigmes créent des présomptions de base pour la résolution de cas semblables à venir. En quoi elle s’appuie inévitablement sur un art clinique du diagnostic, qui rapproche la morale de la médecine. De fait, réduire les décisions médicales particulières à des implications nécessaires de la biologie théorique, ou à des caprices personnels de médecins singuliers, c’est rater leur rationalité spécifique. De même on manque la pertinence de la « vision pratique de l’éthique » (p. 124) si on la rabat tantôt sur une stricte géométrie morale, tantôt sur les seules préférences personnelles. En réalité, dans les deux cas le raisonnement consiste à recourir à une taxinomie et à procéder de façon analogique, à partir de paradigmes ou de cas-types, vers des cas moins connus ou plus confus. C’est aussi l’inférence clinique qui rend les jugements moraux et médicaux présomptifs et révisables à la lumière d’une expérience plus approfondie. Enfin, cette dimension présomptive entraîne dans les deux domaines des divergences raisonnables : si des médecins scrupuleux peuvent traiter des cas ambigus de façon différente, sans susciter de critiques, il est aussi raisonnable de laisser la place, en morale, à des divergences d’opinion, sans pour autant verser dans le relativisme et l’arbitraire des préférences personnelles.

« Collections, comparaisons, concertations. Le traitement du cas, de la casuistique moderne aux conférences de consensus »,

par Serge Boarini.

Le paradoxe de la casuistique tient à ce qu’elle a toujours eu l’ambition de penser par cas, sans pourtant jamais essayer de définir le « cas », ni les procédures de résolution des cas explicités. Le mérite de l’étude de Serge Boarini est de retracer les trois étapes du développement de la casuistique à travers l’histoire. Il montre comment les propriétés à la fois descriptives et normatives de « l’énoncé » du cas ont évolué, des Dictionnaires de cas de conscience du 18e siècle jusqu’aux conférences de consensus contemporaines, par le biais de la recherche successive de la relation, de la cohérence et de l’accord.

Dans la collection de cas des dictionnaires et des recueils de problèmes moraux, le cas, mis en relation avec d’autres singularités différentes, est considéré comme une exception à une norme préexistante, reconnue et professée par la tradition chrétienne. Mais si la casuistique en était restée à ce qu’il y a de singulier dans le cas, la liste se serait allongée démesurément. C’est pour retrouver la généralité présente dans chaque cas qu’elle a cherché à dépasser la singularité, afin d’étendre la résolution d’un cas aux autres cas posés de manière semblable. Par la comparaison de cas semblable, la casuistique pouvait constituer des cas typiques, paradigmatiques, exemplaires et imaginer d’étendre leur solution aux autres cas de conscience. Cette seconde figure de la casuistique a satisfait au souci de cohérence, même si les casuistes n’ont pas cherché à expliciter leur méthodologie. La troisième figure de la casuistique consiste à traiter le cas comme échéance, comme ce qu’il échoit aux hommes de traiter collectivement, afin d’élaborer une solution autour de laquelle un accord puisse être trouvé. C’est la forme contemporaine de la casuistique, qui privilégie la concertation : comités d’experts, jurys, conférences de citoyens…

Comme le dit Boarini, nous sommes passés d’une casuistique, où l’existence, avant la délibération, d’un système de normes établies (Décalogue, Patristique…) enfermait la réflexion dans le monologue, à un système, où la casuistique promeut un système de normes qui ne trouvent leur fondement qu’au sein de l’accord pris, par des membres, dans une situation dont le sens est donné par une culture. La transition est celle d’une casuistique monologique et spécialisée à une casuistique dialogique et démocratisée, dans laquelle la compétence est distribuée. Bref, si les citoyens peuvent utiliser une méthode casuistique pour traiter les situations moralement difficiles, il n’existe plus de doctrine casuistique qui en fixe le mode d’emploi définitif, pas même sous la forme contemporaine de « l’expertise ».

« La casuistique dans la bioéthique américaine »,

par Francis Zimmermann.

L’éthique appliquée dans le domaine de la recherche biologique et de la médecine est née aux États-Unis, dans un contexte philosophique et religieux particulier, et dans la tradition de l’utilitarisme et du pragmatisme. De ce fait, la démarche consistant à tirer argument de l’examen de cas difficiles diffère profondément de celle du Comité consultatif national d’éthique français, qui, en donnant des « avis » a élaboré une jurisprudence. Les bioéthiciens ont importé la casuistique dans le champ de la clinique tandis que, réciproquement, ses applications en médecine revitalisaient la tradition des cas de conscience. Zimmermann retrace le développement de cette casuistique biomédicale à partir de l’ouvrage fondateur de Joseph Fletcher, Morals and Medicine, qui plaidait en 1954 pour une éthique de la situation.

Si Jonsen et Toulmin avaient souligné la proximité de l’argumentation casuistique avec le style du plaidoyer, procédant par accumulation de bonnes raisons en faveur de l’avis qu’on rend, ils avaient omis de mentionner le rôle constitutif du récit dans l’exposé d’un cas. Empruntant les outils d’analyse de la pragmatique du discours, Zimmermann examine la combinaison du discours rapporté et de la narration dans l’exposé d’un cas paradigmatique. Le récit est doté d’une fonction argumentative, mais le discours indirect imprègne le récit de subjectivité ; la combinaison de ces deux éléments étant ce qui permet au destinataire de l’exposé (l’auditeur) de s’identifier aux protagonistes du cas en question. C’est qu’il existe un lien de complémentarité entre l’histoire du cas et les commentaires d’experts qui la suivent : récit des circonstances et discussion des principes sont comme le recto et le verso d’une même tranche de vie (le cas). Les personnages du cas nous parlent, et le discours des experts cristallise cette expérience en cas. Zimmermann en conclut que cette pensée par cas ne peut fonctionner qu’à la condition qu’existe, entre les destinataires des récits et des commentaires qui constituent la bioéthique, une communauté de parole et un espace de discussion.

« Les Vies de Vasari, l’histoire de l’art et la “science sans nom“ des cas »,

par Jean-Philippe Antoine.

Les prédécesseurs de Vasari (Dante, Boccace, Sacchetti) prenaient en compte l’exemplarité d’un cas artistique sans explicitement le mettre en série : le cas était pour eux une singularité absolue, impensable, et surtout passive, se laissant repérer de l’extérieur dans un réseau de circonstances spatiales et temporelles. Au contraire, Vasari peut être considéré comme le premier historien d’art moderne, parce que ses Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes mettent en place une logique des cas inédite, fondée sur leur mise en série et la comparaison de leurs différences.

Par rapport à Ghiberti qui, par son parallèle entre art antique et art moderne, pensait les événements sous la forme binaire du retour (l’ancien et le nouveau), Vasari innove en démultipliant les possibilités de diversification. En effet, la « différence des temps » qui confère à la logique vasarienne des cas dynamique et mobilité, comme le montrent les vies de Cimabue et de Giotto, est moins la manifestation d’une histoire, même cyclique, que le principe d’une série de variations qualitatives où les cas finissent par se singulariser, comme en témoigne le parallèle entre les excellences contemporaines de Michel-Ange et de Raphaël. L’histoire de l’art ne consiste pas à compiler des anecdotes en chroniques linéaires, mais, sans prétendre illusoirement sortir du temps, à tisser des cas en définissant et ordonnant des multiplicités.

Depuis Vasari, cette logique des cas a continué de régir les divers avatars de la réflexion sur l’art. Ainsi, même s’il construit explicitement son projet d’histoire de l’art en récusant le modèle des Vies de Vasari (il choisit de ne parler que de choses qu’il a effectivement vues), Winckelmann n’en revient pas pour autant à une logique antiquaire. Les collections romaines qu’il examine ne sont ni l’incarnation du beau idéal ni un simple recueil des traces matérielles fragmentaires du passé, mais ce qui permet de distinguer dans le cas grec une culture exemplaire de l’art, définie par la conjonction d’une série d’époques et d’une série de lieux. L’histoire de l’art n’est donc pas compilation, mais systématicité des styles, dont la perfection dépend de circonstances accidentelles. Giovanni Morelli, que Carlo Ginzburg rapproche sur ce point de Sherlock Holmes, a acquis une étonnante capacité d’expertise en élaborant, par une attention minutieuse portée aux détails, une véritable science des « manières » artistiques. Heinrich Wölfflin abandonne quant à lui l’examen des styles individuels et les problèmes d’attribution, substituant à l’« histoire des noms » une histoire générale des « formes de la vision », constituant des séries abstraites structurées par une opposition (le pictural et le linéaire, par exemple). Il s’agit bien, là encore, du même geste : constituer de nouvelles séries homogènes en faisant surgir des ressemblances inédites, distinguer, à partir de cette base nouvelle, de nouveaux cas hétérogènes et singuliers restés inaperçus, et ainsi définir des époques, là où régnait le désordre relatif des styles et des écoles. À leur manière, c’est ce geste que reproduisent Aby Warburg, Erwin Panofsky, Emile Mâle…

Cette logique des cas, à la fois historique et critique, fait intervenir deux opérations successives : constitution de séries homogènes à partir de la perception de ressemblances entre différents objets, mise en relief de l’hétérogénéité des membres de la série, qui instaure une série nouvelle, fondée cette fois sur des hétérogénéités saisies comme telles. Bien qu’elle appartienne aux sciences sociales en général, la pensée par cas se concentre de manière exemplaire dans les discours sur l’art, à cause des rapports qui unissent l’art et l’individuation du singulier.

« L’étude du cas psychologique et psychanalytique /19e– début du 20e siècle) »,

par Jacqueline Carroy.

Dans le sillage de travaux récents qui utilisent l’interactionnisme pour réinterroger l’histoire de la psychologie, Carroy tente d’établir les caractéristiques propres du cas psychologique. Elle examine d’abord la manière dont, à la fin du 19e et au début du 20e siècle s’instaurent et se banalisent des études de cas qui portent plus spécifiquement sur le psychisme d’individus existants ou ayant existé, que ce soit en psychologie, en psychiatrie ou en psychanalyse. Le cas obéit alors à un réquisit réaliste et ne saurait être inventé. Sa première caractéristique, c’est l’existence d’un rapport d’observateur à observé ou de thérapeute à patient, ou encore une investigation sur soi.

L’auteure esquisse ensuite une histoire des études de cas, en montrant comment elles donnent lieu à des collections qui privilégient le commun ou l’exceptionnel (patients d’hôpitaux, hommes célèbres), mais reposent aussi parfois sur des auto-observations (cahiers de rêves, recueil de confessions de criminels ou de pervers). À ce type d’observation ou d’auto-observation qui suppose que l’observateur n’interfère pas avec l’observé, s’opposent certains récits de thérapies qui prennent en compte la relation du patient et du thérapeute et qui lui assignent, selon des modalités différentes, une dimension curative. À cet égard, l’un des mérites du travail de Carroy consiste à mettre la figure de Freud en perspective, à le replacer dans un ensemble plus vaste, en montrant qu’il n’invente pas la pensée par cas, mais hérite largement d’une tendance de fond : son originalité tient en revanche à ceci qu’avec lui, comme d’ailleurs avec Janet, le cas devient une histoire de cas.

Carroy s’intéresse enfin à la mise en question ultérieure des cas publiés, comparant la révision des observations de Charcot, celle de certains récits de rêves célèbres et celle des histoires de cas psychanalytiques (Anna O., l’homme au loup). Selon elle, si le cas semble toujours potentiellement à défaire et à refaire, c’est parce qu’il repose sur une tension indépassable et heuristique entre savoir privé et savoir public. Reprenant cette distinction à l’historien de la physique Gérard Holton, (L’imagination scientifique), l’auteur suggère que, si l’étude de cas psychologique ou psychanalytique n’apporte pas d’énoncé entièrement stabilisé, c’est parce qu’elle relève d’une science toujours en train de se faire.

« Les diverses formes de raisonnement par cas »,

par Pierre Livet.

L’intérêt de l’article de Pierre Livet tient d’abord à son effort de clarification sémantique. Il existe en effet plusieurs formes de raisonnement par cas, et chacune requiert une explicitation propre.

Le premier type concerne les raisonnements allant du général au particulier, et inversement. Les opérations du raisonnement consistent alors à subsumer un cas singulier sous une règle générale ou un concept universel, à le ranger dans une classe, et éventuellement à montrer les difficultés de ces opérations. Le raisonnement parcourt la liste de tous les cas catégorisés (par exemple en montrant qu’une propriété géométrique est vérifiée pour tel type d’entité, puis telle autre, puis toutes). Déterminer le cas dans sa spécificité suppose un autre raisonnement, et Pierre Livet propose d’approcher le cas singulier autant par les propriétés qu’il accepte et les inférences qu’il permet (le cas comme renforceur), que par celles qu’il refuse, en considérant le cas comme un défaiseur d’inférences normales (et non comme le falsificateur rigide de Popper). On peut enfin vouloir remonter du particulier au général (sursomption) en faisant du cas un outil de révision des règles : il ne s’agit pas d’induction (qui exige de partir de multiples cas) car on part d’un seul cas concret, et le but de la remontée n’est pas de valider une hypothèse générale, mais de montrer comment une règle générale doit être ajustée dans une situation singulière, ou comment des hypothèses générales diverses se modifient les unes les autres sur le cas considéré.

Le second genre concerne les raisonnements à partir de prototypes. On part alors d’un cas particulier mais central, et qui présente certaines similarités avec d’autres cas présentés. En estimant le degré de similarité dans chacune des dimensions de ressemblance, on peut définir dans quelle mesure un exemplaire se rapproche du prototype sur certaines dimensions ou modes de ressemblance et s’en éloigne sur d’autres : l’établissement d’un gradient permet de passer de ce qui est le plus similaire à ce qui l’est le moins. Un prototype est un exemple concret sur lequel on peut découvrir de nouvelles propriétés ; il n’est pas utilisé dans tous ses aspects concrets, mais relativement à « l’ensemble rayonnant de cas » (p. 236) qu’il rassemble par similarité partielle et non transitive (les cas ne sont pas forcément similaires entre eux). Le fait peut aussi être stylisé, mais on ne peut alors découvrir sur lui de nouvelles propriétés, puisque la stylisation réduit le concret à quelques opérations et paramètres. Alors que le prototype est concret et varie avec le contexte, le fait stylisé évacue le contexte en le réduisant à quelques spécifications. Alors que le prototype n’est pas formalisable, le fait stylisé est un squelette de situation dont les paramètres sont choisis en vue d’une formalisation des opérations typiques censées s’y dérouler.

Les raisonnements du troisième type, procédant par révision, normalité et exception, abordent un problème que ne savent pas traiter les deux premiers : certains des traits d’un exemple présenté peuvent entrer en conflit avec des traits prototypiques, au lieu d’en être seulement des degrés affaiblis (un individu qui n’est pas militaire peut être objecteur de conscience). Dans ce cas de figure, si on est parti d’une règle générale, on doit reconnaître qu’elle admet des exceptions, et savoir quand décider qu’il s’agit d’une exception, et quand il faut changer la règle (si les exceptions sont trop nombreuses) ; si on est parti d’un prototype, on doit définir quelles absences de traits, et à quel degré, font basculer du positif au négatif le jugement d’appartenance au domaine de similarité de ce prototype. Dans les deux cas, les logiques non monotones, où l’inférence normale perd son automaticité et reste soumise à condition, peuvent être d’une grande utilité, car elles fournissent des procédés de révision reposant sur des ramifications, et non sur des cases rigides, comme la révision probabiliste. Ce genre de logique présuppose une notion de contexte, départageant les inférences normales et exceptionnelles. Une formalisation devient possible, qui sert de critère de cohérence d’un raisonnement, mais jamais de critère de préférence d’une cohérence à une autre. L’erreur des casuistes est de n’avoir pas reconnu cette limite de la formalisation, et d’avoir voulu construire un système unique de casuistique, en construisant des arbres de sous-règles à partir de règles fondamentales. Mais la morale n’est pas figée, et l’on peut vouloir la modifier, et réviser notre morale présente en se projetant dans une morale future : ce problème est examiné par le dernier type de cas.

Le dernier type de raisonnement par cas, procédant par double révision, répond au problème particulier de savoir de quelle manière, et dans quelle mesure, on peut proposer une perspective qui intègre d’avance certains changements de points de vue. Pour répondre à ce défi, il faut considérer que la singularité d’un cas tient à la façon dont, d’une part, il nous amène à réviser nos anticipations normales, et dont, d’autre part, il se prolonge vers différents possibles, pour les ordonner d’une manière qui modifie rétrospectivement ce qu’étaient les ordres d’évaluations précédents. Cette théorie de la double révision (révision en éventail vers les différents mondes possibles et révision par retour au présent) tient largement compte des émotions et permet de résoudre certains paradoxes rationnels. Le but de Livet reste celui de la formalisation, et voyant dans le connecteur « par » de la logique linéaire de Jean-Yves Girard le connecteur social par excellence, assez représentatif du fonctionnement des symboles, il veut en faire le coeur de la pensée (révisable) par cas : la principale forme de raisonnement par cas consiste en un aller-retour entre un cas concret, des termes dispersés qu’on ramène au cas, et la réévaluation des potentialités du cas en fonction de la manière dont nous prenons en compte les incohérences (comme normales ou problématiques).

« Le cadastre des savoirs. Figures de connaissance et prise de réel »,

par Claude Imbert.

Le fait que les sciences humaines « cadrent » aujourd’hui leur savoir dans des études de cas est le signe d’une révolution épistémologique silencieuse, dont l’auteure retrace ici les origines ramifiées et les enjeux. Le cas configure ainsi un ensemble d’événements en y appliquant une diversité de disciplines complémentaires. Il constitue un savoir empirique qui ne procède pas par saturation documentaire, et qui reste plus intéressé par la justesse de son approche que par la décision. Le cas relève bien d’une modalité juridique du savoir, mais d’un jugement délié du sol kantien rigide de « l’expérience ». Reprenant ici les intuitions de Foucault, Claude Imbert montre que la rupture s’est jouée sur la question de l’anthropologie, partagée entre le double souci d’objectivation des comportements et de subjectivation de ce qui leur confère intelligence et normativité.

L’unité du livre.

Au terme de ce livre important, plusieurs questions restent en suspens, parmi lesquelles celle de l’unité du livre. La pensée par cas couvre en effet un domaine bien vaste, puisqu’elle touche à la morale, mais aussi au droit et aux sciences formelles. Non sans ambiguïté. D’abord parce que, si la pensée par cas opère dans toutes les sciences de la description (dont la médecine), rien n’est dit des sciences de la terre, ni de la paléontologie ou des théories de l’évolution, qui intègrent elles aussi souci déictique et sens de l’histoire. Ensuite parce que, à plusieurs reprises, les auteurs du livre portent leur attention sur les sciences humaines, alors même, on l’a vu, que la « pensée par cas » couvre un espace beaucoup plus grand que les seules sciences de l’homme et de la société. De fait, elle déploie ses opérations non seulement dans les disciplines descriptives (histoire de l’art, psychologie, sociologie, histoire), mais aussi dans les matières prescriptives (droit, morale, commandement religieux). Où est donc l’unité de la pensée par cas ?

La réponse est peut-être à chercher dans les ouvrages qui ont inspiré ce livre. Carlo Ginzburg cherchait, par l’exhumation du « paradigme indiciaire », à échapper à l’alternative ruineuse du rationnalisme et de l’irrationalisme. Jonsen et Toulmin font, quant à eux, directement référence à la philosophie pratique d’Aristote. Si l’on excepte les disciplines formelles, qui relèvent, de l’aveu même des auteurs, d’un cas très particulier, force est de constater que la pensée par cas touche à tous les domaines de l’action humaine, du comportement humain : en tant qu’elle fait l’objet d’une sagesse éthique, d’une prescription juridique, d’une connaissance objective (historique, sociale, psychologique). La pensée par cas est peut-être l’autre nom de la raison pratique, cette raison du probable, du fragile, du provisoire, souvent éclipsée par la puissance de la pensée formelle, sans jamais que sa logique propre puisse pourtant s’y dissoudre. De nombreux auteurs (Aristote et Kant notamment) ont ainsi insisté sur la différence entre les deux rationalités. Pour autant, sous sa forme contemporaine (chez Ricoeur ou Habermas par exemple), cette rationalité de l’action, distincte de la rationalité de la connaissance, n’est pas sans intersection avec elle, et l’on peut considérer que les sciences humaines occupent précisément cet espace, et que leur ambiguïté épistémologique notoire tient à ce statut partagé (mi-théorique mi-pratique). Comment, dans cette raison pratique, les auteurs situeraient-ils les sciences humaines par rapport à l’éthique, au juridique, voire au politique, qui sont autant de figures convoquées dans cet ouvrage par la pensée par cas ?

Comment enfin expliquer dans cet ouvrage si fécond l’absence de réflexion sur la linguistique ? Quand Passeron et Revel abordent les rivages du langage, c’est pour évoquer la « clarté formelle » de la linguistique, et refuser son extension « conquérante » aux autres systèmes sociaux par le sémiologisme généralisé, ou prendre leurs distances avec la renaissance des logiques formelles, accusées d’avoir redonné « une nouvelle ambition aux sciences de la langue et du discours » (p. 39). Pourtant, au détour d’une remarque, ils notent aussi que les raisonnements des sciences humaines se font « en langue naturelle », et l’on sait l’importance que Passeron accorde à ce point, sans parler du recours de Zimmermann à la pragmatique du discours. Est-ce à dire que le premier matériau de la « pensée par cas » ne saurait lui-même être passible d’une pensée par cas ? Ne pourrait-on au contraire appliquer cette pensée par cas aux mots eux-mêmes, et jusque dans leurs constructions littéraires ? Cette absence, enfin, n’est-elle pas d’autant plus regrettable que le langage est beaucoup plus qu’un matériau ou un outil de la pensée par cas, mais son élément même et, pour ainsi dire, son milieu ?

Abstract

« La fin du 19e siècle a vu l’émergence silencieuse, dans les sciences humaines, d’un modèle épistémologique […] auquel on n’a pas, jusqu’à ce jour, suffisamment prêté d’attention. L’analyse de ce paradigme, qui opère largement dans les faits, même s’il n’est pas l’objet d’une théorisation explicite, peut, peut-être, aider à sortir de l’opposition stérile entre ...

Bibliography

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Carlo Ginzburg, « Traces », in Mythes, emblèmes, traces, Paris, Flammarion, p. 139 sq, 1989 (1986 pour l’édition italienne Einaudi).

Jean-Yves Grenier, Claude Grignon, Pierre-Michel Menger, Le modèle et le récit, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001.

Albert Hans, « Modell Platonismus », in E. Topitsch (ed.), Logik der Sozialwissenschaften, Cologne-Berlin, Kienpenheur & Witsch, 1966.

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Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non-popperien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.

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Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Seuil, 1996.

Paul Ricoeur, Temps et récit iii, Paris, Seuil (édition de poche), 1985.

Daniel Widlöcher, « Le cas au singulier », Nouvelle revue de Psychanalyse, 42, 1990.

Notes

[1] Carlo Ginzburg, 1989, p. 139.

[2] Passeron et Revel (dir.), Penser par cas, p. 40.

[3] Sauf mention spécifique en note, les citations renvoient à la pagination de l’ouvrage lui-même.

[4] L’approche « stylistique » de Granger cherche précisément à saisir l’individuel dans ce qu’il a d’encore général, l’exceptionnel dans ce qu’il a de tout de même normal, et l’irrégulier dans ce qu’il a, malgré tout, de régulier. Cf sur ce point les remarques consacrées au « style » dans « Le concept d’histoire dans la philosophie de G.-G. Granger ».

[5] Traçant explicitement un parallèle entre jugement psychanalytique et historique (Ricoeur 1985, p. 444), Ricoeur a aussi souligné que le récit n’est pas qu’un moyen d’exposition, mais aussi ce qui unit les morceaux disjoints d’une histoire, en lui donnant un ordre et une forme. C’est là ce qui explique que, dans les deux cas, les conclusions ne sont pas détachables du récit qui les soutient ; et ce, d’autant moins que la cohérence narrative n’est pas séparable de la contrainte démonstrative.

[6] Des débats épistémologiques récents font état de ce statut indépassable du récit en sciences humaines. Cf Grenier, Grignon, Menger, 2001. Nul doute que, pour Passeron et Revel, cette zone de rationalité et de connaissance délimitée par le modèle et le récit corresponde exactement au terrain de jeu de la pensée par cas.

[7] Contrairement à ce que suggère toute une littérature consacrée aux case studies (Feagin, Orum, Sjoberg, 1991), approfondir un cas, c’est en faire l’histoire, et non procéder à une miniaturisation censée permettre la saisie concrète et complète d’un objet de la connaissance anthropologique. D’autant plus que l’orientation microscopique ne va pas sans ambiguïté, comme le soulignent les réserves critiques de Revel envers la micro-histoire : pour lui, l’intérêt de ce courant ne tient pas tant à la petitesse de ses objets qu’au geste de changement d’échelle dont ce passage au micro tout à la fois s’autorise et révèle l’exceptionnelle fécondité. Au demeurant, le « cas » vient peut-être remplir le vide épistémologique laissé en micro-histoire par l’absence de réflexion cohérente sur la représentativité des objets étudiés, vide qu’était censé dissimuler l’improbable oxymore d’« exceptionnel-normal ». Sur tous ces points, cf « Micro-analyse et construction du social », in Revel, 1996.

[8] Cette rigueur est celle du « raisonnement expérimental qui fonde toute la force de ses preuves sur la fréquence indéfiniment croissante de la confirmation d’hypothèses suffisamment générales pour pouvoir être formulées hors de tout contexte, par expérience mentale ou réelle » (p. 28). On reconnaît là une version du falsificationnisme popperien. Passeron en a contesté la pertinence concernant les sciences humaines « historiques », dans un ouvrage majeur, qui n’a peut être pas reçu toute l’attention qu’il mérite, et au titre éloquent : Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel. Cf Passeron 1991.

[9] Passeron et Revel caractérisent fort bien l’ambivalence épistémologique freudienne : « le langage de Freud illustre le décalage entre l’irruption, au début du 20e siècle, d’une pratique clinique du suivi du cas et le langage méthodologique dans lequel se trouvait justifiée, dans son discours à usage externe, la validité de ses conclusions […] Il subsiste bien là quelque chose d’une subordination épistémologique du sens des observations, que seul le suivi clinique de cas singuliers permet de dégager, à un sens plus général que seul le rassemblement de ces cas dans les catégories d’une classification ou, au moins, d’une nomenclature, permet d’organiser en théorie typologique » (p. 29-30). Freud reconnaît certes une spécificité à la preuve en psychanalyse, mais celle-ci ne tient « pas tant à sa rupture (restée implicite) avec la méthodologie de la vérification d’une hypothèse par l’observation réitérée des mêmes faits susceptibles de la valider ou de l’invalider directement, qu’à une difficulté inscrite dans la situation analytique d’observation elle-même » (p. 30).

[10] Freud a d’abord pensé le statut des inférences causales opérées à partir d’une observation clinique sous la forme naïvement inductiviste de la preuve, puis par analogie avec le déchiffrage d’un texte. Cette question est restée au centre des réflexions méthodologiques sur le statut du diagnostic et de son efficacité en psychanalyse, et plusieurs autres interprétations de la pratique analytique ont été explorées : preuve par le résultat thérapeutique, par l’apport herméneutique.

[11] Cf Passeron, 1991. Rappelons que ce livre est lui-même tiré d’une thèse d’État soutenue par l’auteur à Nantes en 1980, et dont le titre (« Les mots de la sociologie ») indique assez l’attention portée par Passeron au langage naturel, par opposition aux « langages » formels. Sur l’impossibilité de considérer au sens strict les systèmes formels comme des langages, on se reportera aux arguments décisifs de Granger, que j’ai cherché à résumer dans cet article : « Granger et la Critique de la raison symbolique », Texto !, mars 2005.

Authors

Philippe Lacour

Doctorant en philosophie à l’Université d’Aix-Marseille 1, sous la direction de François Clementz. Ses recherches portent sur l’espace logique de la raison pratique en général, et des sciences humaines en particulier. En s’appuyant sur certains développements de la philosophie du langage, il tente de montrer en quel sens on peut qualifier cet espace discursif d’« herméneutique ». Outre des articles sur l’épistémologie de l’histoire, il s’est intéressé à l’apport des sciences cognitives aux sciences humaines à partir d’une réflexion sur les travaux de sémantique de François Rastier.

Partnership

Serendipity.

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