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Régimes d’historicité, panacée contre les chagrins d’école ?

Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia (dir.), <a href=

Image1Ce livre trouve son origine dans un séminaire, tenu en 2000-2002 à l’Institut d’histoire du temps présent et au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. La complicité des trois historiens qui l’ont impulsé et leur complémentarité — ils ont déjà à leur actif plusieurs publications communes — relève de l’implicite : c’est au lecteur qu’ils ont laissé la tâche de reconstituer la logique de l’organisation d’un ouvrage un peu difficile d’accès, rapidement ouvert par un avant-propos qui reste trop allusif pour le lecteur profane. Mais l’absence de points d’appui à la lecture n’est en rien un défaut d’implication ni même de construction : chacun des trois auteurs livre un texte personnel dans les trois premières parties de l’ouvrage. Christian Delacroix anime ainsi une première partie consacrée à la généalogie de la notion de régime d’historicité. À la croisée de l’histoire et de l’anthropologie, la notion à caractère programmatique forgée par François Hartog et Gérard Lenclud en 1993 n’a, aux yeux de ses auteurs, qu’une valeur heuristique : elle permet de comparer l’incomparable, de dépasser les oppositions tranchées entre structure et événement, entre sociétés « chaudes », qui font de l’histoire le principe moteur de leur développement, et « froides », qui s’efforceraient de demeurer imperméables au changement. Toutes les sociétés sont inscrites dans l’histoire et ont conscience de leur historicité, mais toutes ne développent pas la même pensée du mouvement historique. La notion est au confluent de deux autres pôles de référence : les travaux relevant de l’herméneutique de la conscience historique, notamment ceux de Paul Ricœur et de Reinhart Kosselek, et les travaux sur la mémoire, auxquels Pierre Nora a ouvert la voie. Daniel Creutz réintroduit dans cette généalogie la figure, négligée en France, de Johann Gustav Droysen, dont les cours sur la théorie de l’histoire, professés entre 1857 et 1882, ont été récemment édités et traduits ; Catherine Darbo-Peschanski souligne, en proposant une périodisation fine des historicités de la Grèce antique, l’apport de l’école d’anthropologie historique illustrée par Jean-Pierre Vernant.

François Dosse, à la suite de Jochen Hook, insiste tout particulièrement sur « le moment Kosellek », dans une deuxième partie qui mesure la contribution de l’historien allemand disparu en 2006 à la théorie de l’histoire, et qui est aussi l’occasion de lui rendre hommage en publiant un texte inédit. L’analyse qu’il livre, dans ce texte posthume, des réformes prussiennes concernant la famille à un moment charnière entre la société d’ordres et la société industrielle libérale est emblématique de la tension croissante entre « espace d’expérience » et « horizon d’attente », constitutive à ses yeux de la modernité et de l’ouverture d’un temps propre à l’histoire. Le récit de la mise en application de l’Allgemeines Landrecht entre 1894 et 1848 et des mutations du droit de la domesticité au cours de cette période donne corps à une histoire sociale qui met en avant les stratégies des différents acteurs, État et tenants de l’ancien ordre — propriétaires terriens, maîtres de corporations, marchands ­ pour assurer leur domination sur les couches inférieures de la société. La narration, échappant au récit linéaire de l’unification du droit et de la désagrégation de la famille comme à celui de la stricte perpétuation d’une domination, peut ainsi se déployer selon une multiplicité de temporalités et d’échelles d’observation, actualisant en permanence et selon les points de vue, « les structures du quotidien » et l’univers des possibles.

Patrick Garcia tente quant à lui de mettre à l’épreuve, à partir d’un corpus de discours des présidents de la Ve République sur l’histoire, l’hypothèse d’un changement de régime d’historicité du « futurisme » au « présentisme » avancée par François Hartog. La troisième partie de l’ouvrage, « Un nouveau régime d’historicité ? », s’ouvre par un entretien plus récent (septembre 2008) avec celui qui a été l’un des inventeurs et promoteurs de la notion. Soumis aux questions du trio « DDG », François Hartog précise le sens de cette hypothèse du présentisme, tandis que les autres contributions du chapitre attestent de la fécondité d’une prise en compte, dans l’enquête historique, des différentes formes d’expérience de la temporalité des sociétés humaines interrogées à partir de notre présent : découverte, avec Thomas Paine, d’autres voies possibles pour l’économie politique, posées dès la Révolution française (Yannick Bosc) ; pistes de relecture pour une histoire de la philosophie aux 17e et 18e siècles, qui reconsidérerait les limites de la discipline, ses frontières avec la littérature et le statut social ou professionnel du philosophe (Stéphane Van Damme) ; « dilemmes d’une mémoire européenne » (Henri Rousso) prise entre d’un côté « les illusions de la table rase et la construction d’une mémoire artificielle, sans fondements historiques réels, et, de l’autre, la rumination d’un passé mortifère où dominent encore les passions nationales » (p. 220).

Dans une quatrième et dernière partie, intitulée « transversalités disciplinaires », les trois historiens convoquent d’autres approches en sciences humaines : psychanalyse (Marie-Odile Godard), linguistique (Pascal Michon), sciences politiques (Enzo Traverso), anthropologie (Philippe Simay) et géographie (Jean-Marc Besse) pour tenter d’étayer la thèse qui traverse l’ouvrage : celle d’un « tournant historique » (p. 7) affectant l’ensemble des sciences humaines, marquées par « une nouvelle sensibilité théorique plus attentive à la dimension temporelle des phénomènes ». Ces disciplines, affectées par une nouvelle perception sociale du temps apparue dans les années 1980, seraient condamnées à « répondre aux défis d’un temps désorienté qui conjuguerait, dans une combinatoire inédite et difficile à décrypter, opacité du passé et crise de l’avenir, installant en place centrale un présent monstre, en charge de toutes les fonctionnalités existentielles jusqu’alors approximativement réparties entre passé “donneur de leçons” » et futur “boussole pour le présent” » (p. 7).

Un très bel inédit de Paul Ricœur ouvre le volume. Comme en prélude à la généalogie de la notion d’historicité, il pose d’emblée le lien intime entre la mort et l’histoire comme discipline : « L’histoire est cette science pour laquelle sont déjà morts ceux qui ont produit ou subi les événements passés » (p. 14). Renversant la relation, il pose l’opération historiographique comme « l’équivalent scripturaire du rite social de la mise au tombeau » (p. 19), ce geste de sépulture qui, disait Michel de Certeau, assigne sa place au mort, « exorcise le mort en l’introduisant dans le discours » mais, du même coup, ouvre l’espace des possibles et le libère pour les vivants. On mesure toute la fécondité épistémologique de la proposition : si le présentisme peut trouver son symptôme dans la maladie d’Alzheimer, qui est moins la perte de la mémoire que la perte de la capacité à construire un récit (p. 146), s’il désigne « la tyrannie de la mémoire », la tendance au ressassement, l’inflation des commémorations, s’il fait enfin de la mémoire une ressource politique parmi d’autres — et parfois à défaut d’autre — il est aussi ce qui permet de fonder l’histoire, et avec elle les autres sciences humaines, sur la distance nécessaire à l’objet d’étude. À l’instar de Kosellek, l’ouvrage milite pour « une histoire source d’inspiration pour l’action et pour penser le devenir de l’humanité à partir d’un passé envisagé comme à jamais coupé du présent par une discontinuité infranchissable » (p. 125). Si l’on suit bien la pensée de ses auteurs, c’est peut-être autour de cette notion de discontinuité que l’ouvrage suggère d’ancrer une épistémologie des sciences humaines en accord avec ce nouveau régime d’historicité.

Discontinuité entre le langage et ses référents : c’est ce que suggère la relecture proposée par Pascal Michon de la théorie du langage de Benveniste. Véritable démiurge du social, le langage n’entretient pas avec la société une relation d’emboîtement, au sens où il serait une des institutions de cette société, permettant de communiquer ; pas plus que du point de vue de la langue, l’individu et la société ne doivent être opposés. Par son pouvoir d’effectuation, le langage produit la société tout autant que le sujet. Ce postulat de « l’universalité de la subjectivation dans le langage » permet un lien fécond « entre l’universalité du langage et l’historicité des êtres humains » (p. 254) : « Chaque acte de langage est une action sociale par laquelle se réinventent sans cesse les relations entre les hommes et donc le sujet » (p. 252).

Discontinuité de l’espace, en tension permanente et pour chaque être humain entre sa « base » et un horizon, « une ouverture de l’espace grâce à laquelle le monde émerge au dessus des choses, pour ainsi dire » (p. 291) : de la même façon que l’historicité désigne à la fois un régime historiographique et une expérience sociale du temps qui serait sous-jacente à cette production, la notion de géographicité explorée par Jean-Marc Besse peut aussi bien désigner ce qui est digne d’être étudié en géographie et le rapport ontologique de l’homme à la terre, déclinable sous toutes ses formes — et notamment ses formes d’organisation sociale. Il substitue ainsi aux chorèmes d’une géographie surplombante une série d’universaux de l’observation participante : l’ici et le là-bas, le dedans et le dehors, l’orientation de l’espace et la valeur qui lui est conférée, ou enfin sa dimension.

Discontinuité de l’altérité, et multiplicité des formes de rationalité qui sont au principe même de l’enquête ethnographique : la notion de régimes d’historicité, c’est ce changement de repère nécessaire, qui permet, nous dit Philippe Simay, de penser l’altérité de la tradition sans la subordonner à nos attentes de sens ni se poser vis-à-vis d’elle en pure empathie : « Reconnaître l’altérité de la tradition consiste plutôt à se mettre à l’écoute de la pluralité des voix qui la constituent : la voix des autres, dont les demandes sont parfois inaudibles parce qu’elles sont occultées au sein d’un processus de transmission sélectif (censure, contrainte matérielle, amnésie collective, etc.) » (p. 282) Manière de faire, comme le rappelle Paul Ricœur dans sa contribution d’ouverture, que « les morts historiques seront évoqués comme ceux qui furent les vivants d’autrefois » (p. 15).

Cette discontinuité, c’est enfin celle du traumatisme de l’événement. Deux contributions abordent, sur des registres différents, les problèmes de l’historicisation de l’innommable. Enzo Traverso revient sur la correspondance, nouée en 1987, entre Martin Broszat et Saül Friedländer sur la question de savoir si l’on peut contextualiser le nazisme au lieu de simplement l’enfermer dans une condamnation morale et politique, si l’on peut considérer la période nazie autrement qu’à partir de son aboutissement, l’extermination des juifs, sans pour autant déboucher sur une vision compréhensive ou justificatrice du passé. Marie-Odile Godard évoque aussi le génocide des Tutsi, et aborde le problème de l’inscription psychique de l’événement, de la démultiplication de ses effets au fil du temps et des générations. L’une et l’autre communication insistent sur le caractère indépassable du traumatisme. Si les tendances à une relecture apologétique du passé nazi sont restées ultra-minoritaires en Allemagne, l’école historique initiée par Martin Broszat centrée sur la vie quotidienne des Allemands pendant la Seconde guerre mondiale n’en a pas pour autant réussi à dégager la période nazie de l’ombre d’Auschwitz : les travaux de Saül Friedländer ont d’ailleurs montré que « “l’ignorance allemande sur le sort des juifs pendant les années de guerre” ne serait qu’une “construction mythique d’après-guerre” » (p. 266). De fait, deux horizons durablement disjoints, résumés par les mots d’Ulrich Herbert, marquent l’historiographie du génocide des juifs : « “des crimes sans victimes, des victimes sans crime”. […] D’un côté une machine exterminatrice impersonnelle, avec des victimes complètement anonymes ; de l’autre, des victimes déconnectées du processus de leur anéantissement » (p. 269). Cette double cécité qui caractériserait d’un côté les historiens allemands et de l’autre les historiens juifs (mais quid des autres ?) renvoie à l’extériorité par rapport au sujet qui, pour la psychanalyse, définit l’événement. Pour tous les rescapés, nous dit Marie-Odile Godard, le traumatisme se conjugue au présent : « Le temps est comme arrêté, suspendu, à cet instant qui revient » (p. 238). La cure psychanalytique ne supprime ni n’estompe le traumatisme. Elle permet le transfert qui demeurait, pour Freud, « le principal moyen d’enrayer la compulsion de répétition et de la transformer en une raison de se souvenir » (p. 239).

C’est peut-être à partir de cette question de transfert, entendue aussi au sens de transmission, qu’il convient, pour conclure, de s’interroger sur la portée de l’ouvrage. Pour que celui-ci s’opère, la narration suppose la présence et l’implication d’un destinataire. « Ce renfermement sur le présentisme est-il bien devenu le cadre indépassable de notre historicité ? » se demandent les auteurs dans l’avant-propos, écrit quelques semaines avant qu’un grand mouvement de contestation n’embrase l’Université française et n’en révèle toutes les inquiétudes, notamment dans les filières de sciences humaines. On sait le rôle que les trois auteurs ont joué dans la défense, auprès du ministère de l’Éducation, d’une formation des enseignants d’histoire et de géographie qui intègre une dimension réflexive et épistémologique. La réflexion impulsée dans cet ouvrage se développe dans un contexte où les sciences humaines ont perdu le rôle de « boussole pour le futur » qu’elles avaient pu jouer à l’époque où de grands paradigmes — le fonctionnalisme, le marxisme, le structuralisme —avaient une forte valeur structurante, dans un contexte où elles seront en permanence tenues de répondre de leur légitimité et de leur utilité sociale. « Si nous sommes entrés dans un régime présentiste, quelle histoire ne peut-on plus faire, et du même coup, quelle histoire pourrait-on faire ? » (p. 142). C’est en ce sens qu’il faut peut-être aussi entendre la vertu que prête François Hartog au régime d’historicité : « Il aide à travailler » (p. —149).

Daniel Pennac, dans un petit essai revenant sur sa scolarité difficile, Chagrin d’école, paru en 2007, relève à quel point l’avenir, dont il ignorait dans sa jeunesse à quel point la tête des professeurs était « saturée », est devenu une « étrange menace » aux yeux de nos lycéens depuis une trentaine d’années. Face à une époque où « l’avenir lui-même [est] réputé sans avenir », il suggère d’installer résolument nos élèves « dans l’indicatif présent de notre cours ». Si, dans ce « présent d’incarnation », « les maux de grammaire se soignent par la grammaire, les fautes d’orthographe par l’exercice de l’orthographe », gageons que les maux de l’histoire peuvent aussi se soigner par la pratique de l’histoire. « Seulement, » met-il en garde, « pour que la connaissance ait une chance de s’incarner dans le présent d’un cours, il faut cesser d’y brandir le passé comme une honte et l’avenir comme un châtiment ». Les sciences humaines, par l’exercice pratique et régulier de la prise de distance, pourront-elles nous aider à (re)trouver le sens de notre historicité ?

Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia (dir.), Historicités, Paris, Découverte, 2009.

Abstract

Ce livre trouve son origine dans un séminaire, tenu en 2000-2002 à l’Institut d’histoire du temps présent et au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. La complicité des trois historiens qui l’ont impulsé et leur complémentarité — ils ont déjà à leur actif plusieurs publications communes — relève de l’implicite : ...

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