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Serendipity.

Ré-unification.

Dans sa graphie ordinaire, sans trait d’union, ce mot semble simple : il signifie le rétablissement d’une unité provisoirement rompue. L’idée sous-jacente est celle d’un retour à la normale, à un ordre indûment perturbé. La réunification allemande de 1990 annulait le découpage en deux États de 1949 pour revenir aux frontières de 1945. Or celles-ci n’étaient pas celles d’un État puisque i. il n’y avait pas d’État allemand mais seulement des zones d’occupation et que ii. les frontières de l’ensemble des zones comportaient des différences par rapport à la situation de référence précédente (celle de 1937), différences qui n’ont été entérinées par l’ensemble des entités concernées qu’en 1990, justement. Par ailleurs, dans la foulée de l’Ostpolitik de Willy Brandt, à la fin des années 1960, puis des Accords d’Helsinki (1975), la tendance à la reconnaissance mutuelle par les deux « camps », et par les deux États allemands eux-mêmes, d’une situation jugée désormais inscrite dans le long terme l’emportait nettement, dans les années 1980, sur l’attitude considérant la division comme un accident devant être effacé au plus tôt. Enfin, pour des raisons évidentes, l’union s’est faite de manière dissymétrique : le nouveau tout porte le nom d’une des parties de l’ancien et, à bien des égards, il s’agit d’avantage d’un rattachement (Anschsluss, un mot politiquement imprononçable) que d’un accord entre deux parties contractantes supposées égales. Autrement dit, c’est une nouvelle Allemagne qui est apparue en 1990.

Jusqu’ici, tout va bien. Ce que l’on a constaté au fur et à mesure du processus d’incorporation, c’est que, d’une part, les disparités entre les deux morceaux de pays ne se sont pas réduites si vite et que, d’autre part, de nouvelles divisions apparaissaient. Les nouveaux Länder n’ont atteint que les deux tiers du pib par tête de l’ensemble, le chômage frôle les 20% et l’émigration vers l’Ouest s’y pratique toujours, en particulier chez les jeunes femmes. Après une première phase de rattrapage, l’écart entre l’Ouest et l’Est s’est à nouveau accru depuis quelques années. En outre, les Allemands de l’Est affirment plus clairement leur différence, moins sur la base d’un attachement direct à l’ancienne République démocratique allemande que sous l’effet d’une attitude composite, mêlant la valorisation de certains traits de la vie sociale de naguère (les solidarités qu’ils manifesteraient dans l’adversité, notamment, opposées au supposé individualisme égoïste de l’Ouest) et une protestation contre leur condition présente (censée être caractérisée, outre les difficultés matérielles, par le manque de considération que leur accorderaient leurs compatriotes de l’Ouest). On n’est pas étonné dans ce contexte des résultats électoraux, insignifiants à l’Ouest mais remarquables à l’Est, du Pds (Parti du socialisme démocratique), héritier du Sed (Parti de l’unité socialiste d’Allemagne), l’ancien parti communiste de la Rda.

Lorsque les citoyens et contribuables de l’Ouest confrontent ce résultat contrasté aux 1250 milliards d’euros qui ont été d’ores et déjà dépensés par les finances publiques depuis 1990 pour l’unification, ils se demandent si l’on ne fait pas fausse route : les infrastructures et le patrimoine bâti ont incontestablement été remis à niveau mais la capacité d’initiative et la productivité semblent marquer le pas, alors même que les Ossis ne cessent de se plaindre, de « larmoyer », s’indigne l’ancien chancelier Helmut Schmidt. On reparle de transformer l’ancienne Rda en « zone économique spéciale », ce qui fait réagir un grand nombre : hier zone soviétique, demain zone franche. Toujours la zone ?

Ce qui attire l’attention, c’est qu’en moins de quinze ans, l’Allemagne semble avoir créé un système politico-géographique comparable à celui de l’Italie (avec le Mezzogiorno) ou de la France (avec la « province »). Un transfert de fonds publics massif, sans obligation de résultats et effectué en compensation de la dette inextinguible que le donateur aurait contractée auprès du bénéficiaire crée inévitablement une culture d’assistance qui mine l’esprit d’initiative et d’innovation, le sens des responsabilités, la démarche citoyenne.

Le double référendum chypriote du 24 avril 2004 nous parle aussi de l’arrachement que peut constituer une ré-unification pourtant présentée comme relevant de l’évidence. Ce jour-là, c’est un peu comme si les Allemands de l’Ouest avaient dit non à la création d’un nouveau pays incluant l’Est. Eux ne pouvaient pas le dire, même si beaucoup s’étaient depuis longtemps faits à l’idée d’une séparation définitive et voyaient comme des hurluberlus ceux qui cultivaient la thématique nostalgique et militante de l’« unité allemande ».

Les Chypriotes turcs associés aux colons turcs bénéficient d’un privilège territorial que leur a offert l’invasion de 1974 : ils vivent sur un territoire plus grand qu’auparavant et dont ils ont chassé une partie des habitants. Or, lorsqu’il est question d’un nouveau partage, il est vrai fort réglementé, d’un territoire qui serait redevenu commun, ce sont les victimes d’autrefois qui disent massivement non. Dans cette affaire, tout le monde a bien compris que les leaders nationalistes des deux camps ont tout fait pour éviter l’unification et qu’ils ont, jusqu’ici, réussi. Cependant, au-delà des manipulations et de la dimension purement corporatiste de la résistance au changement, ce fut aussi un acte démocratique. Les Chypriotes grecs hésitent à s’encombrer d’un morceau de pays plus pauvre, peu pressé de lui offrir ses terres et peuplé d’habitants qui ne sont pas vraiment ceux qu’ils ont connus, cru connaître ou croient avoir connu autrefois, et que déjà, ils n’aimaient guère.

Quarante ans d’un côté, trente de l’autre, cela fait du temps pour fabriquer de la société. On ne supprime pas ce qui a été produit avec de « bons sentiments », c’est-à-dire avec la seule idée que ce serait bien de se retrouver comme avant. Entre-temps, tout n’a pas changé, sans doute, mais beaucoup. Si l’on pense que ces réunifications constituent un mieux pour ces sociétés, encore faudrait-il s’imposer de dire exactement en quoi et surtout accepter d’identifier ce qui en leur sein, et pas seulement chez leurs ennemis, entrave le changement souhaité. Dans le cas de l’Allemagne de l’Est, cette région, moins développée dans sa compétence productive directe mais aussi dans sa capacité à produire de nouvelles compétences dans le contexte contemporain, se trouve soudain incluse dans une autre société, qui active immédiatement de solides mécaniques redistributives aux effets radicaux. À Chypre, le désir d’Europe de nombreux turcophones et de certains hellénophones crée un incontestable mouvement mais qui se heurte à une résilience nationaliste puissante des deux côtés. Dans les deux cas, on assiste à la victoire de la contradiction sur l’abstraction, du présent effectif sur le passé mythifié en futur.

Il n’y a pas de « réunification », il n’y a que des unifications, qui sont des constructions spécifiques devant être conçues et voulues comme telles par les intéressés. La naturalisation de l’histoire, la protestation rageuse contre ce ou ceux qu’on ne veut pas voir ne sont pas seulement des erreurs de jugement ; elles créent elle aussi des réalités supplémentaires qui alourdissent encore la charge des acteurs. Ne pas penser les avènements espérés comme événements historiques contribue à rendre plus improbable qu’ils adviennent.

Abstract

Dans sa graphie ordinaire, sans trait d’union, ce mot semble simple : il signifie le rétablissement d’une unité provisoirement rompue. L’idée sous-jacente est celle d’un retour à la normale, à un ordre indûment perturbé. La réunification allemande de 1990 annulait le découpage en deux États de 1949 pour revenir aux frontières de 1945. Or celles-ci ...

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Notes

Authors

Jacques Lévy

Géographe, il est professeur à l’Université de Reims et à l’Institut d’Études Politiques de Paris. Il est fellow au Wissenschaftskolleg zu Berlin (2003-2004). Il travaille sur la ville et l’urbanité, la géographie politique, l’Europe et la mondialisation, les théories de l’espace des sociétés, l’épistémologie de la géographie et des sciences sociales. Il est coordinateur des rédactions d’EspacesTemps, responsable des Mensuelles et du Mot du mois.

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Serendipity.

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