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Serendipity.

Le LCD et le persil.

« Et le Diable lui dit : Si tu es Fils de Dieu, ordonne à cette pierre qu’elle devienne du pain. » [1] [Luc, 4.3.]

Image1De toutes les choses, les plus éminemment nécessaires sont les choses inutiles.

Car s’il est utile de mettre en place des structures de communication complexes, et s’il est utile d’user de ces structures pour transmettre des informations opportunes à leur maintien et à leur développement, seules les informations absolument inutiles à ces structures elles-mêmes peuvent justifier leur existence.

S’il est utile de mettre en place une route, et s’il est utile d’y faire circuler des camions chargés de bitume, seuls les voyages inutiles à la route elle-même valent le prix du bitume et des camions.

Les musiciens ne sauraient être utiles à la construction de la scène sur laquelle ils jouent. La béquille est inutile, sauf à l’infirme, pourtant inutile à la béquille, tout en lui étant nécessaire.

La nécessité d’une chose correspond au fait qu’elle ne pourrait pas ne pas être si une autre chose est. Il ne pourrait pas ne pas y avoir de musiciens s’il y a une scène. Il ne pourrait pas ne pas y avoir d’information s’il existe des technologies pour la transmettre.

Une chose utile existe parce qu’elle est utile à ce qui est nécessaire à son utilité. Seule la chose inutile se suffit, à soi-même et à toute autre chose. Des choses inutiles émane ainsi toute utilité. L’inutile oriente l’utile, l’inutile pourvoit l’utile de sens. L’inutile, seul, est vraiment nécessaire [2].

Mais combien y en a-t-il, de ces choses inutiles qui donnent un sens à l’univers ?

Cela dépend bien sûr de l’échelle à laquelle on se place. Si cette échelle est celle d’une chose particulière, son inutile recouvre tout ce qui transcende la structure fonctionnelle de la chose. Si l’échelle considérée est celle de la totalité du monde des choses, la situation se complique, car il ne saurait y avoir d’extérieur à la catégorie logique du « tout ». Les choses inutiles du monde ne sont pas hors-monde, elles ne sont pas inutiles par leur situation, mais par le fait qu’elles ne peuvent pas êtres inclues dans un schéma utilitaire par lequel le monde peut aussi être décrit.

Ces choses sont nombreuses, de tailles diverses, et fournissent le monde en mouvement, en sens, en doute, en amusement, bref, en vie. Ce monde se meurt, donc, dont on rejette l’inutile. Cela est-il notre cas ?

Peut-être bien. Notre science expérimentale, aussi fondamentale soit-elle, ne se soustrait qu’avec peine à la justification de ses fermions et bosons par la promesse de conforts futurs. Les sciences de l’humain s’épuisent à démontrer leur utilité face à ceux qui en doutent et l’art lui-même se donne « engagé », ou ne récolte plus les prix des jurys. Les producteurs d’objets inutiles sont traqués par des bureaucraties de plus en plus vastes et parfaitement inconscientes du fait qu’elles aussi tirent leur seule utilité de l’inutile qu’elles s’emploient à éradiquer.

Partout, les efforts se multiplient pour transformer le monde en une tautologie de plus en plus restreinte de services mutuels clairement identifiables. Heidegger parlerait de Seinsvergessenheit mais il n’est même pas nécessaire de s’aventurer dans les méandres de son ontologie pour saisir le phénomène. Il est très bien incarné par la « Métastructure de l’Unimonde », décrite dans l’une des récentes visions cyber-mélancoliques de Maurice Dantec [3].

Sommes-nous bientôt dans l’Unimonde ?

Non, malgré tout, car l’inutile est tenace. Il se maintient dans le monde sous des formes diverses, passant souvent inaperçues, même aux yeux des mercenaires les plus acharnés de l’utile. Parmi les inutiles les plus célèbres, et dans le désordre le plus total, nous avons le ballon de foot, la pyramide, le cierge magique, Dieu, le géranium, ou encore la tour Eiffel. Des scientifiques anglais « découvriront » certes de temps à autre l’utilité insoupçonnée de telle ou telle chose, mais ne sauront parvenir au bout de la liste, qui s’allonge, malgré tout.

Le monde reste donc en vie mais une question demeure en suspens : tous les inutiles se valent-ils et sont-ils tous bons, c’est-à-dire, constituent-ils tous, à titre égal, un projet de société que je pourrais défendre ici ?

On se doute bien que non mais plusieurs critères d’évaluation sont possibles. Pour Saint-Exupéry [4], par exemple, le critère de qualité de l’inutile semble tenir en sa grandeur, à savoir, surtout, dans la grandeur du sacrifice humain qu’il implique : le projet inutile (voire mesquin) de délivrer du courrier avec quelques heures d’avance est rendu grand par la mort du pilote du Vol de nuit. De même, comme l’affirme le vieux tyran de Citadelle, « le chapelet de treize grains […] pèse le poids de toutes les têtes qu’en son nom j’ai déjà tranchées… ». L’argument se tient, jusqu’à une certaine mesure, mais relève d’une vision particulièrement top-down de l’inutile. Même s’il relève, sans doute, d’une question de vie et de mort, nous lui préférons une forme plus spontanée. Avant de nous tourner vers les tours et les pyramides, nous le chercherons dans les choses qui émergent non pas d’un esprit inflatif mais au cœur d’une pratique du monde plurielle et partagée.

Parmi les choses de cette sorte, pourtant, une distinction en termes de souhaitabilité peut aussi être établie. Pour illustrer cette distinction, j’aimerais m’appuyer sur deux objets : le lcd [5] et le persil.

Prenons le persil, d’abord. Non pas dans son rôle de condiment mais dans son rôle de décoration d’un plat (de filet de perches ou d’un risotto ai funghi, par exemple) [6]. Cet objet – parfaitement inutile car il sera jeté avec les restes – accompagne le plat comme un mariachi. Mais le client y voit autre chose encore : une attention accordée au détail, la petite touche de superflu qui lui prouve que rien ne saurait, en fait, être considéré comme superflu si cela permet de s’ajouter de manière agréable à son repas. Le client se voit ainsi reconnu comme un être capable d’apprécier l’inutile, donc élevé au-delà du rang d’une pure fonction organique d’ingestion et d’assimilation. Et il élève à son tour le cuisinier au-delà du statut de producteur de choses utiles. L’objet persil véhicule cette relation d’élévation mutuelle.

L’exemple est comique, bien sûr, mais on remarquera que l’absence de persil possède elle aussi un sens : dans les cantines des prisons et des régimes totalitaires elle participe clairement d’une volonté d’éradiquer toute forme d’existence dépourvue d’utilité pour le maintien de l’ordre fonctionnel établi. Car l’inutile accordé à l’humain l’élève au statut d’humain : chose comprise même par certains fabricants de nourriture pour animaux, qui utilisent le persil, justement, pour présenter leur produit comme vecteur d’une humanisation rêvée de la relation entre chats, chiens et leurs propriétaires.

Considérons à présent le lcd, tel qu’il apparaît sur certains objets d’utilité quotidienne : des machines à café annonçant « la boisson est prête », des automates à cigarettes disant « choisissez votre marchandise », des distributeurs de billets d’autobus à écran tactile, des écrans plats ornant les couloirs des institutions, des lave-vaisselle disant « bonjour ». Partout de l’inutile et du superflu, bien sûr, mais investi d’un sens tout à fait différent de celle qui habite le persil. Je l’appelle l’inutile superposé, en opposition avec l’inutile accompagnateur incarné par le persil.

Ce qu’accomplit l’inutile superposé – incarné ici par le lcd – n’est pas de faire plaisir mais d’informer l’interlocuteur de la chose à laquelle il se superpose. Et vu que l’information offerte relève de l’évidence, force est de conclure que son sens est celui d’une déconsidération profonde pour cet interlocuteur : afficher « la boisson est prête » au-dessus d’une tasse pleine revient en effet à le prendre pour un imbécile.

Le désagrément du lcd superposé ne s’arrête par ailleurs pas là, car son deuxième ingrédient n’est autre qu’une tendance mégalomaniaque refoulée de faire passer les choses pour plus qu’elles ne sont : une machine à café pour un satellite, un four en vitrocéramique pour le tableau de bord d’une centrale nucléaire…

Contrairement au persil, l’information superfétatoire du lcd superposé n’élève donc pas l’interlocuteur, elle l’écrase sous sa stupidité supposée et sous la grandeur de la machine à laquelle il a à faire. Et en cette différence tient justement la différence de souhaitabilité entre deux choses inutiles.

S’il s’agit donc de juger de la souhaitabalité d’une chose de ce monde, nous nous demanderons d’abord à quelle chose inutile elle sert. Si elle s’avère elle-même inutile, nous nous demanderons si elle s’offre à nous, comme une décoration humble et superflue ou si elle s’impose, comme un surplus d’information arrogant. Nous nous demanderons si elle ajoute à nos degrés de liberté ou si elle les limite, d’une manière tautologique identique à celle du cercle de choses exclusivement utiles. Guidés alors par cette simple intuition qui nous permet de faire une différence substantielle entre la pyramide, le lcd et le persil, nous construirons peut-être un monde meilleur. L’utile suivra, en son temps.

Abstract

« Et le Diable lui dit : Si tu es Fils de Dieu, ordonne à cette pierre qu’elle devienne du pain. »1 [Luc, 4.3.] De toutes les choses, les plus éminemment nécessaires sont les choses inutiles.Car s’il est utile de mettre en place des structures de communication complexes, et s’il est utile d’user de ces ...

Bibliography

Notes

[1] Επεν δ ατ διβολος, Ε υἱὸς ε το θεο, επ τ λθ τοτ να γνηται ρτος. [ΚΑΤΑ ΛΟΥΚΑΝ 4.3.]

[2] Si l’on reprend la discussion de l’Éthique à Nicomaque (1094a1.II) l’inutile relève donc simplement du Bien (γαθς).

[3] Maurice Dantec, Cosmos Incorporated, Paris, Albin Michel, 2005.

[4] Antoine de Saint-Exupéry, Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967.

[5] « Liquid Cristal Display », aussi acl, écran « à cristaux liquides ».

[6] Notons en passant que le persil-condiment et le persil-décoration sont deux objets distincts car ils ne partagent pas le même contexte sensoriel et possèdent donc chacun un ensemble de prédicats singulier.

Authors

André Ourednik

Doctorant au laboratoire Chôros (École Polytechnique Fédérale de Lausanne) il a étudié la géographie, la philosophie et les méthodes mathématiques à la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne. Il a publié notamment les nouvelles « Après » (2003, Îles sur le toit du monde : Une anthologie romande de science-fiction, revue Archipel, en collaboration avec la Maison d’Ailleurs), « Autopsie d’une itération divine » (Articulo.ch) ainsi que le recueil de poèmes Chants dilettantes d’un fainéant éduqué au rythme des saisons et des manies (2002, L’Âge d’Homme). Ses recherches actuelles portent sur la modélisation formelle de l’habiter et de la cohabitation. Voir également le site de l’auteur.

Partnership

Serendipity.

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