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Serendipity.

Le « J’accuse ! » de la condition féminine.

Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, 2003.

Image1A l’automne 2003, en plein cœur du débat parlementaire et public sur le port du voile à l’école, est paru chez Gallimard un texte puissant de Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, un pamphlet court dans la tradition du 18e siècle européen dont l’auteure reproche aux intellectuels contemporains de s’être par trop éloignés.

La fameuse loi interdisant le port de signes religieux ostensibles dans les écoles a été récemment adoptée par le Parlement et doit entrer en vigueur à la rentrée prochaine. Chacun sait que derrière ces mots très généraux, on vise le port du voile islamique, et que la loi affectera donc presque uniquement de jeunes musulmanes.

Dans Le Nouvel Observateur du 29 janvier 2004, Jacques Julliard comparait cette situation avec le contexte de la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905, tout aussi clairement dirigée contre les catholiques.

Deux remarques s’imposent ici.

La première c’est qu’en 1905 les catholiques faisaient partie intégrante de la société française, tandis que nombre des musulmans vivant aujourd’hui en France n’y sont pas intégrés.

La seconde, c’est qu’en pratique, un seul sexe va être concerné par cette loi.

On touche ici le nœud du problème, et l’essai de Chahdortt Djavann le pose avec acuité : il ne s’agit pas tant de l’expression de sa foi que du statut de la femme. Mais il s’agit aussi, derrière ces « affaires du voile » somme toute très peu nombreuses, de la place des immigrés d’origine musulmane et de leurs enfants dans la société française.

Née en 1967 en Iran, cette romancière et anthropologue vivant depuis dix ans en France lance un cri d’alerte et un appel à la raison, tout en puisant dans son expérience personnelle. Après la révolution iranienne de 1979, elle a été contrainte de porter le voile. « C’était le voile ou la mort », nous informe-t-elle à la première ligne de son livre : « Je sais de quoi je parle. »

Entre deux romans [1], elle signe donc ce texte argumenté pour lutter contre l’enfermement de la pensée par l’obscurantisme, et celui du corps des femmes par le voile.

Critiquant le discours des intellectuels musulmans qui veulent faire du voile le signe d’une « nouvelle identité », elle leur propose d’oser réellement la nouveauté en le portant eux-mêmes. Et elle déconstruit ce discours en démontrant que le voile n’a jamais été un signe de liberté ni d’émancipation féminine. Aux femmes qui le revendiquent comme tel, elle conseille d’aller faire partager cette « liberté » aux femmes d’Afghanistan.

L’auteure s’en prend aussi aux intellectuels français qui n’osent pas se mouiller et abdiquent leur sens critique au nom d’un relativisme culturel né d’une mauvaise conscience post-coloniale ; elle vilipende la rengaine selon laquelle les droits de l’homme (individuel) seraient solubles dans le droit des cultures (collectif). A un niveau international, elle y voit à raison la justification de tous les régimes post-coloniaux non démocratiques. Quant au port du voile, elle en décortique la signification.

Que signifie en effet faire porter le voile à une fille ? Chahdortt Djavann l’indique explicitement : c’est en faire un objet sexuel, et le lui faire intérioriser dès son plus jeune âge. [2]

En France, les femmes adultes font ce qu’elles veulent, et Chahdortt Djavann ne nie pas leur droit de porter le voile. [3]

Mais le port du voile imposé aux mineures est contraire aux droits de l’homme. C’est la substance du message de Chahdortt Djavann. « Non pas le voile à l’école, mais : le voile tout court. » [4]

« Dans les pays musulmans, malgré le voile des femmes, le viol et la prostitution font des ravages. La pédophilie y est très répandue car si la relation sexuelle, non conjugale, entre deux adultes consentants est interdite et sévèrement sanctionnée par les lois islamiques, aucune loi ne protège les enfants. » Au contraire, « la loi française, qui n’interdit rien aux majeurs consentants, protège les mineurs contre tout abus de ce genre. » Et « imposer le voile à une mineure, c’est, au sens strict, abuser d’elle, disposer de son corps, le définir comme objet sexuel destiné aux hommes. » [5]

Voilà la raison des différents « appels » que lance l’auteure à la fin de son essai :

Aux Français et immigrés originaires de pays musulmans ne se reconnaissant pas dans l’« identité » dont on voudrait faire du voile un signe, à rompre le silence qui pourrait passer pour preuve de leur complicité ou de leur indifférence.

Aux intellectuels français et aux dépositaires de la langue et de la pensée, à prendre conscience du redoutable recul que traduit l’existence d’un débat sur « le voile à l’école » ; ainsi qu’à retrouver l’idéal des Lumières et ne pas sombrer dans un relativisme démissionnaire.

Aux femmes, à toutes les femmes, de ne pas demander – comble de l’humiliation et de l’aliénation – aux dépositaires masculins des dogmes religieux la libération des femmes, mais à affirmer qu’elles n’ont plus à marchander les conditions de leur existence.

« Je demande que tous ensemble, femmes et hommes, français et immigrés, nous exigions du gouvernement de la République qu’il légifère pour interdire le port du voile aux mineures, à l’école et hors de l’école ; et mette à l’étude des solutions pour prendre en charge les adolescentes victimes du prosélytisme islamique. »

La loi adoptée le mois dernier n’est pas celle que demande Chahdortt Djavann, et son flou même (que veut dire « ostensible » en langage concret d’élèves et de professeurs ?) montre d’une part que le débat est loin d’être terminé et surtout qu’il n’est pas posé en termes clairs.

Mais ce n’est pas un hasard si ce débat a lieu à l’école laïque, qui a pour but l’instruction, mais aussi la construction d’une identité de citoyens français. Les principes républicains doivent donc y prévaloir sur les lois religieuses. Une loi telle que celle-ci lui viendra-t-elle en aide ? Permettra-t-elle vraiment aux enseignants d’instaurer un dialogue avec les jeunes filles qui veulent se voiler, de les « amener à prendre conscience de l’enfermement que représente le voile, pour pouvoir s’en libérer » [6] ? Ne risque-t-elle pas au contraire de les renvoyer vers un plus grand enfermement ?

Car le bruit fait autour du voile à l’école ne doit pas être un moyen d’éluder les vrais problèmes rencontrés par les immigrés en France. Chahdortt Djavann plaide avec pertinence pour qu’on leur accorde une attention plus grande. Elle met en garde contre le langage politique qui enferme les immigrés dans un communautarisme à base religieuse et ethnique, au lieu de leur permettre de s’intégrer. Elle craint que le relativisme de la politique extérieure des démocraties occidentales (qui soutiennent sans état d’âme toutes sortes de régimes dictatoriaux et théocratiques, au nom de la compétition économique mondiale) ne déteigne sur la politique intérieure, et que les banlieues peuplées d’immigrés ne se voient confiées à des pouvoirs locaux, « dictatures modérées » qui utiliseraient l’islam – de jeunes gens bien pieux valant mieux que des voyous sans repères – pour maintenir l’ordre et éviter au bon peuple de France ce gênant sentiment d’insécurité.

La solution que propose Chahdortt Djavann est simple et réalisable : donner la possibilité (elle parle même d’obligation) aux immigrés adultes d’apprendre le français, et de recevoir une éducation laïque et républicaine. « Car la démocratie ne va pas de soi, elle s’acquiert, elle se défend. » Et si l’auteure en a contre le relativisme, elle le distingue très nettement de la tolérance dont elle donne cette magnifique définition : « Être tolérant, il me semble, c’est admettre que l’autre peut se tromper et qu’il en a le droit. »

Les difficultés innombrables que rencontrent en France les immigrés et leurs enfants, leur exclusion fréquente de la société française, favorisent à la fois le repli communautariste et la violence, dont sont victimes avant tout les plus jeunes, et surtout les filles ; Chahdortt Djavann refuse qu’on ne leur laisse le choix qu’entre le viol et le voile — ce voile qu’elle définit comme « l’étoile jaune de la condition féminine » : son essai en est le « J’accuse ! ».

Abstract

A l’automne 2003, en plein cœur du débat parlementaire et public sur le port du voile à l’école, est paru chez Gallimard un texte puissant de Chahdortt Djavann, Bas les voiles !, un pamphlet court dans la tradition du 18e siècle européen dont l’auteure reproche aux intellectuels contemporains de s’être par trop éloignés.La fameuse loi ...

Bibliography

Notes

[1] Image2Je viens d’ailleurs, Autrement, 2002 ; Autoportrait de l’autre, Éditions Sabine-Wespiese, 2004.

[2] Cf Hanifa Chérifi, membre du Haut Conseil à l’Intégration en avril 2002 : « [dire] que le voile permet aux jeunes filles de négocier un « espace de liberté » entre la famille et la société, [c’est faire] l’impasse sur la signification du voile en tant que tel : rappeler aux femmes, dès l’âge de la puberté, la prohibition de la mixité […], intériorisée par les filles, même très jeunes, comme une phobie. [On leur a] inculqué qu’elles constituaient un objet de tentation pour leurs camarades garçons ou tout adulte homme ».

[3] On aurait cependant aimé, à côté de ses invectives contre les militantes du voile, qu’elle tienne davantage compte, dans ses propos, des Maghrébines arrivées en France à l’âge adulte, qui ont toujours porté le voile, et doivent pouvoir continuer à le porter sans être mises à l’écart l’espace public français.

[4] Il est symptomatique de trouver, dans le discours prononcé le 8 octobre 2003 par Fouad Alaoui (secrétaire général de l’Union des Organisations islamiques de France) devant la mission d’information de l’Assemblée nationale, un glissement sémantique entre la juste dénonciation de la stigmatisation des « femmes musulmanes qui ont décidé librement de porter ce foulard », et ses protestations contre les « exclusions de ces jeunes filles » des établissements scolaires. (prochainement en ligne) Lire aussi le discours de Chahdortt Djavann devant cette même commission.

[5] Pour Chahdortt Djavann, la signification du voile est claire et n’est en rien « polysémique » ainsi que la définissent par exemple Jean Baubérot et Jocelyne Cesari, qui disent aussi : « le foulard n’est ressenti comme une agression contre la dignité féminine que moyennant toute une reconstruction de ce que l’on sait ou croit savoir de la religion et de la civilisation islamiques ». Mais si le foulard n’a aucune signification sexuée, pourquoi aucun garçon n’est-il jamais concerné par ce type « d’affaires » ?

[6] Hanifa Chérifi, ibidem.

Authors

Laure Olive

Historienne et historienne de l’art, guide-conférencière. Elle intervient aux Universités du Temps Libre et pour L’École du Louvre, en région Paca et notamment dans les musées de Marseille.

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