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Serendipity.

La mémoire désidentifiante.

Dans cet article, il sera question d’un film : Les hommes debout, de Jérémy Gravayat (2010). Ce film, nous l’avons rencontré dans le cadre du Festival du film de Oullins, et plus précisément dans un atelier de lecture d’images que nous animions, intitulé « Habiter la ville en chantier » et qui posait la question de la mémoire dans les espaces urbains confrontés à l’épreuve de la démolition et de la reconstruction. Nous avions été frappés par le caractère très dissonant du film de Jérémy Gravayat face aux autres, qui avaient en commun de reconnaître les habitants comme porteurs de mémoire ; interpellés aussi par la puissance d’une écriture cinématographique mêlant séquences strictement documentaires et fictionnalisation. Et nous avons pris le parti d’emboîter le pas au mouvement exploratoire engagé là, de prendre toute la mesure du déplacement du regard opéré par et dans ce film ainsi que de sa portée heuristique : qu’en est-il de la mémoire des lieux quand elle est détachée de la figure imposée de la mémoire habitante ? Autrement dit, quand elle est désindexée de son suppôt, les habitants, ceux dont la présence au lieu est comme naturalisée ?

Au regard des divers usages sociologiques possibles de la matière filmique, précisons la singularité de la posture que nous expérimentons ici. Nous ne nous situons pas face à ce film comme face à un objet vis-à-vis duquel nous disposerions de ressources conceptuelles, théoriques pour l’arraisonner ; il s’agit de le considérer en tant qu’il renouvelle ces ressources mêmes. Notre propos n’est pas de soumettre l’écriture cinématographique et de ramener son régime esthétique à une lecture sociologique, mais de considérer que cette écriture cinématographique avec le régime esthétique qu’elle active, par son opérativité même, vient renouveler les présupposés qui pourraient être ceux d’une telle lecture. C’est par conséquent les ressorts de cette opérativité ainsi que ses effets sur notre cadre de pensée des phénomènes mémoriels qui nous importe. En d’autres termes, et sans que cela ne vienne nourrir une opposition tranchée entre plans empirique et conceptuel, entre régimes documentaire et esthétique, nous entendons considérer ce film non pas tant comme un document à analyser, mais en tant qu’il est partie prenante d’une enquête qui est à reconnaître comme telle et à poursuivre. Une enquête sous format esthétique. Une enquête dont nous intéresse la portée heuristique : le film étant à voir en quelque sorte comme un dispositif de recherche venant renouveler notre conception du mode d’existence de la mémoire ; une enquête ontologique donc et qui ne peut être telle que de se dérouler sous régime esthétique. Cette perspective demande à ne pas s’en tenir au seul film, mais à tenir compte d’une part de son historicité, des circonstances de sa genèse (l’enquête menée par le réalisateur), d’autre part de ce qu’il a vocation — de l’aveu même de son réalisateur — à se prolonger dans une mise en débat avec le public (l’enquête mise en partage par le réalisateur avec un public). Ceci est d’ailleurs congruent avec le mode d’existence de ce film, qui n’est jamais séparé de son historicité ni de son intentionnalité dialogique, de par la présence de son réalisateur dans les divers festivals et autres manifestations où il est projeté et du fait de la présence d’un public auquel il est donné à voir.

En cela, le travail que nous effectuons sur ce film s’inscrit plus largement dans un programme de recherche d’inspiration pragmatiste qui se donne comme autant d’objets d’études possibles les diverses enquêtes qui prolifèrent dans le monde social, visant à documenter l’état des choses dans un cadre professionnel, artistique ou militant et produisant autant de matériaux susceptibles d’inspection et de vérification publiques [1].

Mais comment parler d’un film qui ne sera pas vu par les lecteurs de ce texte [2] et ne pourra, à plus forte raison, être débattu en tant que tel en présence de son réalisateur ? Une première difficulté pour nous est de ne pas nous constituer en porte-parole de son réalisateur au motif des longs échanges que nous aurions eus avec lui et de la congruence de nos perspectives réciproques. De fait, même si nous nous référerons à plusieurs reprises aux propos que Jérémy Gravayat tient sur son film, à l’éclairage qu’il en donne, ce dont rendra compte ce texte c’est d’abord de la réception qui a été la nôtre. Ce qui signifie d’une part tâcher de rendre partageable cette découverte qui a été la nôtre de ce qu’il y avait là un véritable dispositif de recherche. Et d’autre part tâcher de formuler les avancées qu’il nous semble pouvoir dégager de cette exploration et, en cela, prolonger le mouvement exploratoire engagé par Jérémy Gravayat [3]. Une seconde difficulté, plus redoutable encore, est de ne pas prendre la place du film, de ne pas nous constituer en « tenant lieu » du film ; cela passe, en préalable à tout commentaire, par une description de ce que le film donne à voir et à entendre. Celle que nous produisons ici pourra être jugée insatisfaisante et bien trop longue ; telle qu’elle est, elle doit cependant, dans notre esprit, pouvoir permettre de donner au lecteur suffisamment de prises pour apprécier ce que l’on va désigner comme étant l’écriture cinématographique de Jérémy Gravayat et ses effets.

Place au film donc, ou plutôt, en l’occurrence, place à une description séquentielle appuyée par quelques photogrammes.

Les hommes debout : description séquentielle.

Ce qui est premier dans le film, c’est la voix off en langue arabe (avec traduction sous-titrée) : avant même l’arrivée des images, une voix commence à raconter, sur fond noir, la création de la mine en Tunisie par la société Penarroya au début du 20e siècle, le travail à la mine des générations successives, puis, le récit se faisant dès lors à la première personne, le départ pour la France en 1968 pour chercher du travail et l’arrivée à Lyon, dans le quartier de Gerland ; parmi les usines de ce quartier alors industriel, se trouve une usine Penarroya. Les premières images montrent un paysage indéterminé (ce pourrait être la campagne tunisienne), puis un autre depuis la fenêtre d’un train (que l’on finit par reconnaître comme étant le paysage lyonnais avant d’identifier, au premier plan, les grands parkings récemment aménagés aux abords du stade de Gerland), puis un jeune homme marchant au bord d’une voie ferrée. L’effet d’ancienneté des images en noir et blanc à gros grain peut laisser penser que celui que l’on voit et celui qui parle sont la même personne.

C’est donc d’abord la voix off, la narration qui établit une continuité dans la succession des plans visuels. Mais ce premier mouvement est secondé par celui des images, dans la succession des plans : d’une série de paysages (qui renvoie au déplacement, au voyage), on passe à une série de photos du passé : des photos anciennes, en noir et blanc également, qui renvoient à un « là-bas » (la Tunisie d’avant le départ) et qui sont des photos « de famille » puisqu’elles nous sont données à voir posées sur ce qui doit être une table de salon recouverte d’un napperon, puis tenues entre les mains d’un homme qui sans doute est celui auquel elles appartiennent.

Il y a là un recouvrement entre le caractère rétrospectif du récit biographique et le regard rétrospectif de celui qui se tient face à ses anciennes photos. Par ce rapprochement est établi un premier mode d’identification entre celui dont on entend la voix et celui dont on voit les mains. Mais s’il est clair que le récit concerne une expérience du passé, les images que l’on voit — bien qu’en noir et blanc — sont actuelles. Il est clair également que la voix qui raconte cette histoire n’est pas celle de la personne âgée que doit être aujourd’hui celui dont on raconte l’histoire. C’est une voix jeune que l’on peut alors associer au marcheur que l’on a devant les yeux et qui semble lui aussi être en train de faire ce périple qui amène à Lyon.

Figure 1 : « ...puis un jeune homme marchant... ». Source : Les hommes debout, Jérémy Gravayat, 2010.

Figure 1 : « …puis un jeune homme marchant… ». Source : Les hommes debout, Jérémy Gravayat, 2010.

Aussi, même s’il est question de la même chose dans ce qui est énoncé et ce qui est montré — à savoir le déplacement, le voyage, la mobilité — la disjonction entre les images et le récit crée une première incertitude quant à l’identité des protagonistes.

Les plans suivants prennent en charge directement ce trouble en accomplissant le rapprochement entre deux figures distinctes. C’est d’abord un plan continu, initialement flou, sur un visage d’ancien qui sort du flou au moment précis où la voix évoque l’arrivée en France (« en 1968… ») et la netteté se fait totale au moment où la voix, racontant la difficulté à trouver du travail lors de l’arrivée à Lyon, indique : « toujours la même réponse : pas de papier, pas de travail ». Aussitôt est effectué un aller-retour entre ce visage-ci et celui du jeune homme. Est-ce la même personne ? Les séquences suivantes lèvent l’ambiguïté et il deviendra clair que l’ancien est la personne dont l’histoire est racontée, et que le jeune homme rejoue dans le décor d’aujourd’hui et dans le même lieu ce qui s’est passé hier pour l’ancien, ce que la voix rapporte comme ayant eu lieu hier. Tandis que la voix continue d’évoquer les difficultés de celui qui venait chercher du travail à Gerland, on voit le jeune faire la même démarche aujourd’hui sur le même site devenu tout autre. Ce rapprochement opère, si ce n’est une équivalence, en tout cas une analogie entre leurs expériences respectives. L’image redouble le propos : « toujours la même réponse : pas de papier, pas de travail ».

Voici maintenant l’ancien, dont on connaît désormais l’histoire et dont le générique nous apprendra qu’il s’appelle Amor, de retour sur les lieux. Non pour rejouer à son tour ce qu’il avait vécu, mais pour constater qu’« Y’a plus rien ! Y’a plus rien de Penarroya ! Vraiment, il n’y a plus rien de Penarroya ». Les images intensifient le propos en s’attardant sur l’abandon du site. En son direct, on suit Amor dans son « pèlerinage » et on l’écoute se souvenir, avec un accent lyonnais très marqué : en pointant du doigt un corps de bâtiment délabré, « Là, c’était l’atelier d’aluminium… Là où on est maintenant » ; ramassant des copeaux brillants, « Tiens, y’a un peu d’aluminium ! Ça, on chargeait à la main » ; posant pour un long plan fixe sous la grande horloge intacte d’une cour délabrée, « C’est là que le patron nous a engagés… je me rappelle… j’étais sous cette montre ».

Mais même dans cette scène que l’on peut dire proprement documentaire parce qu’il y a concordance entre le sujet, le lieu et le récit, le cinéaste maintient un décalage entre le visible et la parole, le son direct étant légèrement désynchronisé de l’image correspondante ; comme pour rendre sensible la difficulté qu’a le vieil homme à situer ses souvenirs dans des lieux précis tant le site a changé. Cela renforce le statut de témoin d’Amor : il est le dernier témoin de ce qui était là et dont les traces visibles ont pratiquement disparu, rendant fragile sa propre mémoire des lieux.

Figure 2 : « ...Amor, de retour sur les lieux... ». Source : Les hommes debout, Jérémy Gravayat, 2010.

Figure 2 : « …Amor, de retour sur les lieux… ». Source : Les hommes debout, Jérémy Gravayat, 2010.

Par un blanc, on passe des images de ce qu’il reste de l’usine aujourd’hui à des images de l’usine du passé ; on reconnaît les mêmes ateliers avec cette fois des immigrés au travail. Mais la rupture entre les deux sortes d’images est minimisée par le noir et blanc qui leur est commun. Seule la soudaine absence de son crée, un instant, l’incertitude quant au statut et à la temporalité de ces nouvelles images.

Le retour du son correspond à un travelling sur la longue façade de l’usine avec les lettres de « Penarroya » : une voix blanche et claire expose la dure condition des ouvriers de Penarroya. Il s’agit manifestement là d’un film d’époque dans lequel se succèdent ensuite photos d’immigrés assemblés, articles de journaux faisant état d’accidents du travail à l’usine, tract CGT suite à la mort d’un travailleur immigré. Un film au caractère engagé, dont le véritable objet s’avère être la grève et l’occupation de l’usine par les travailleurs immigrés qui ont suivi ce décès en 1972. Il ne fait pas de doute que le film en question — dont plusieurs séquences sont simplement reprises, en qualité d’archive et d’autres, retravaillées comme un matériau brut — ait défendu la cause des grévistes [4] : sur des images de travailleurs immigrés débattant en bon ordre dans leur cantonnement, une voix donne lecture d’un texte de revendication pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (« Nous exigeons… ») ; des immigrés se tiennent debout en arrière du cinéaste au travail à sa table de montage (« … ce film est notre avocat ») ; dans une scène de groupe filmée à l’intérieur de l’usine occupée, le perchman et son micro sont dans le champ, comme s’ils faisaient corps avec le groupe. Ces 13 minutes d’archives, par où l’évocation de ce qui était là — les restes de l’usine — a fait place à la documentation de ce qui y a eu lieu — l’événement de la grève —, se terminent par une longue séquence retravaillée qui en est le point d’orgue : à vitesse très ralentie, accompagnés d’un tambourin, des grévistes immigrés dansent en costume dans l’usine occupée et les autres sont spectateurs de la scène. Le son, pourtant, n’est pas celui du tambourin, mais celui d’un chant rhapsodique en langue arabe qu’accompagne une musique traditionnelle. La traduction apparaît en sous-titre : « Le 9 février de l’an 1972, nous avons fermé l’usine ; pendant 16 jours nous n’avons pas bougé… ».

Figure 3 : « ...des grévistes immigrés dansent en costume... ». Source : Les hommes debout, Jérémy Gravayat, 2010.

Figure 3 : « …des grévistes immigrés dansent en costume… ». Source : Les hommes debout, Jérémy Gravayat, 2010.

Dans cette longue séquence d’archive, la continuité entre le passé et le présent ne passe plus par un rapprochement entre les personnages du film, mais par l’objet cinématographique lui-même, qui devient le lieu d’une mise en abîme des images — un film sur la grève de 72 dans le film sur Gerland — doublée d’une saisissante continuité biographique : quand Jérémy Gravayat, enquêtant dans le quartier, découvre l’histoire de la grève, il découvre en même temps qu’un film existe sur l’événement et il s’avèrera que c’est celui-là même qui l’a initié au cinéma qui en fut l’auteur.

Silence à nouveau, sur des images du quartier d’alors qui montrent, par-delà l’usine, la présence importante des immigrés, également dans les rues et dans les nombreux cafés des alentours ; puis sur des images — toujours en noir et blanc — de la déshérence du quartier aujourd’hui avec les immeubles murés, les travaux de déblaiement, etc., avec l’affiche du projet d’avenir : « Vivre à Gerland, vivre en grand ! un vrai nouveau quartier ! ». L’affiche publicitaire annonçant le changement à venir annonce également un changement d’époque dans le film : on sort de l’évocation du passé pour entrer dans l’époque actuelle.

Débute alors un nouvel épisode narratif qui repose sur le même procédé que celui qui ouvrait le film : un récit en voix off sur les images en noir et blanc d’un homme qui marche. Cette réitération formelle opère une continuité, un rapprochement entre les deux situations. Le spectateur, cependant, est maintenant averti qu’il peut y avoir discordance entre la parole et l’image.

On commence ainsi à suivre un nouveau marcheur, un jeune homme blond et barbu avec un sac à dos qui déambule dans une rue animée de la ville (le spectateur lyonnais peut reconnaître là l’avenue Berthelot qui jouxte le quartier de Gerland). La voix off — le récit est également à la première personne, mais en langue française cette fois — nous indique qu’il s’agit d’un squatter et du récit de ce qu’il a vécu dans le quartier : nous voici, en effet, dans un autre temps de l’usine, celui où elle est désormais à l’abandon, rendant par cela même possible le squat. Nous apprenons ainsi comment une communauté improbable faite de Roms, de squatters, de sans-papiers ayant tous trouvé refuge dans l’un des bâtiments abandonnés de l’usine avait fini par être expulsée pour cause de démolition. Est ensuite évoquée cette rencontre faite aux abords du squat : « un vieil Algérien m’a raconté : ils avaient occupés l’usine puis avaient été expulsés ». Le narrateur dit enfin être désormais le dernier occupant des lieux, grâce à la bienveillance du chef de chantier (qui accepte de fermer les yeux sur sa présence jusqu’au jour de la démolition de l’endroit reculé qu’il occupe). Est opéré par là un rapprochement non seulement entre les deux situations d’occupation et d’expulsion du lieu, mais également entre deux sortes de sujets historiques, l’un et l’autre figurant le dernier témoin des événements.

Mais alors que le premier récit était accompagné d’images d’archives qui permettaient de recomposer l’événement, rien de tel ici : aucune image de cette occupation et de cette expulsion, Jérémy Gravayat précisant par ailleurs que les occupants ont refusé d’être filmés. Par quel procédé alors rendre visibles ces présences réfractaires à la prise de vue ainsi que cet événement de l’expulsion qui n’a pas laissé de traces ? C’est ce vagabond lui-même qui en figure la trace et qui, en tant que dernier représentant de cette communauté éphémère, devient le dépositaire de sa mémoire. Et c’est en tant que tel qu’il devient, dans le même temps, le porteur également de la mémoire de l’occupation passée (« un vieil Algérien m’a raconté… »). « Porteur » au sens propre, puisqu’il transporte avec lui un vieux magnétophone à cassettes et tandis qu’il est assis à un arrêt de tram — non pour attendre la rame suivante, mais pour y manger et y somnoler ensuite au soleil —, il le porte à son oreille pour écouter — et nous faire écouter — un texte manifestement littéraire en langue allemande, qu’une voix off (féminine cette fois) nous récite sur fond de musique sérielle. Le générique précisera qu’il s’agit d’un texte issu de La Muraille de Chine de Kafka, intitulé Nocturne et qui parle de celui qui veille auprès du feu tandis que tous les autres hommes dorment à même le sol, dans un campement de fortune, parce qu’il faut bien que l’un d’entre eux veille [5]

Figure 4 : « ...et tandis qu’il est assis à un arrêt de tram... ». Source : Les hommes debout, Jérémy Gravayat, 2010.

Figure 4 : « …et tandis qu’il est assis à un arrêt de tram… ». Source : Les hommes debout, Jérémy Gravayat, 2010.

Cette ambiance nocturne est rompue par la séquence suivante : en son direct, le protagoniste se trouve maintenant au sein d’une manifestation de rue, laquelle fait écho aux images de la mobilisation collective de 1972. Mais en suivant le marcheur seul dans la foule, se contentant d’observer ce qui se passe, on prend la mesure de l’écart entre l’action collective de Penarroya et sa solitude à lui, l’écart entre les mobilisations du passé et celles du présent, l’écart entre la cause visible que donnent à voir les nombreuses banderoles et celle invisible qu’il incarne lui. Le contraste est renforcé par un montage cut de plus en plus accéléré (accompagné d’un brouhaha sonore), là où les images de la grève étaient au ralenti (et accompagnées d’un chant rhapsodique).

À l’écart de la foule manifestante et de sa trépidation, le cheminement du vagabond l’a conduit jusqu’aux grilles cadenassées de l’usine et le voici qui y pénètre par effraction. À cet instant, le personnage du vagabond qui incarne et la continuité des expériences et la mémoire des événements tant passés que récents accomplit un triple passage : entre l’extérieur et l’intérieur de l’usine, entre les temporalités, et ce faisant entre les deux parties du film.

En effet, le réalisateur a souhaité établir ici une réelle coupure en insérant un carton noir sur lequel est inscrit en blanc : « Les hommes debout », comme un titre pour la partie à venir ou plutôt comme le titre du film qui commence maintenant et dont ce qui précède aurait été un vaste prologue. Ce basculement est immédiatement validé par les images qui suivent et qui sont désormais (et jusqu’à la fin du film) en couleur et en son direct.

À la lueur de sa lampe-torche, on accompagne maintenant le vagabond à l’intérieur de l’un des bâtiments de l’usine, dans un dédale de couloirs et de pièces dévastés, à la recherche du lieu de son installation. C’est clairement le temps du squat. D’autant que d’autres images de l’intérieur de l’usine montrent des indices d’occupation du lieu (des chaises, une télé), mais aussi des êtres qui semblent l’habiter : un couple qui pourrait être rom traverse le champ de la caméra, un jeune homme noir s’éloigne, un groupe d’hommes, filmé à distance, depuis une autre pièce, est assis en cercle au milieu d’une grande salle. Ici, le geste du réalisateur semble imiter celui des occupants : c’est comme par effraction que ces présences sont captées : de loin, de manière furtive.

Retour auprès du vagabond, allongé maintenant sur un matelas de fortune ; à la lueur de sa lampe, il sort à nouveau de son sac le magnétophone qu’il enclenche, ainsi qu’un papier qu’il examine. Une voix off en donne lecture, comme si elle provenait du magnétophone : il s’agit de l’avis d’expulsion des familles roms au motif de la pollution et donc de la dangerosité des lieux. C’est regard caméra qu’il est filmé tandis que la voix off nous fait témoins de l’absurdité d’une telle argumentation, qui revient à remettre des familles à la rue au nom de leur sécurité !

C’est sur une nouvelle série de photographies que la voix achève la lecture de l’avis d’expulsion : d’abord une photo qui pourrait être celle d’une famille rom expulsée, puis des photos d’ouvriers qui pourraient être ceux du chantier actuel, puis une ancienne photo d’Amor avec ses collègues, attablés dans une salle à manger. Un nouvel aller-retour entre hier et aujourd’hui. Et sans transition, sans doute parce que la dernière photo était déjà celle d’un espace domestique, la caméra nous transporte directement chez Amor, dans sa cuisine, aujourd’hui.

On le voit accueillir celui qui s’avère être son fils et qui rentre de son travail de nuit. Un dialogue s’installe entre eux sur une situation litigieuse que vit le fils à l’usine : « – le père : Alors ça va le boulot ? » ; « – le fils : Ils font chier ! On se bat pour les qualifications et il y a le fils du chef qui passe chef là ! Avec deux ans d’ancienneté » ; « – le père : C’est pas normal ça. Et ça vous ne le posez pas dans votre cahier de revendications ? » ; « – le fils : Ben si, c’est fait mais bon… » ; « – le père : Comme t’es délégué, t’es bien placé » ; « – le fils : S’il faut avoir un rapport de force, on aura un rapport de force ». La scène suivante se passe au salon ; Amor a ouvert une petite valise, invitant son fils à y découvrir les souvenirs qu’elle recèle : « C’est des choses précieuses que je garde là… Il y a ma médaille du travail. Tu ne l’as jamais vue ma médaille du travail ? ». Il la lui montre, puis déballe le contenu de la valise sur la table basse du salon. Sur cette même nappe sur laquelle d’anciennes photos de Tunisie étaient posées au début du film, ce sont cette fois des documents liés à la grève qui sont étalés ; et s’il y a bien là encore des photos qui sont tenues entre des mains, ces mains sont cette fois celles du fils. Sur la table, il y avait aussi un disque qu’Amor a maintenant placé sur son phono et qu’on entend tandis que défilent les photos. Il s’agit du même chant rhapsodique qui avait accompagné les images d’archive de la grève et dont le générique nous apprendra qu’Amor en fut l’un des auteurs. Le père et le fils, assis côte à côte, écoutent. Cette scène est nettement une reconstitution, une mise en scène de la mémoire et de sa transmission intergénérationnelle : d’une lutte, l’autre, en quelque sorte.

Figure 5 : « …le père et le fils, assis côte à côte écoutent... » Source : Les hommes debout, Jérémy Gravayat, 2010.

Figure 5 : « …le père et le fils, assis côte à côte écoutent… » Source : Les hommes debout, Jérémy Gravayat, 2010.

Les images qui suivent confirment l’intention du cinéaste puisqu’elles nous transportent sur le site actuel de l’usine Penarroya, à une vingtaine de kilomètres de Lyon : les images nous présentent les changements de condition de travail pour les ouvriers (ce qu’ils ont gagné en équipement, en protection) et un carton indique que la nouvelle usine est entièrement automatisée. Ce que l’on mesure par là, c’est l’écart entre la situation de 1972 et celle d’aujourd’hui. Cette impression est renforcée par la continuation du chant qui raconte, en arabe, les conditions déplorables de travail et de vie dans les baraquements de l’époque et qui accompagne ces images d’aujourd’hui.

Mais pendant qu’ailleurs se continue l’histoire de Penarroya, sur le site de l’ancienne usine est venu le temps du chantier : on voit des ouvriers murer les entrées pour en finir avec les squatters, travailler à la démolition en commentant le prix exorbitant des logements dont de grands panneaux annoncent déjà la future réalisation [6], balayer les gravats.

Aussitôt après, on retrouve le jeune homme du début du film, cette fois couvert d’un casque et allant travailler là où était l’usine, sur ce qui est maintenant un chantier. L’usine n’est plus ni celle des ouvriers qui ont mené la grève ni celle de ceux qui ont pu habiter cet espace abandonné. Voici venu le temps de la reconstruction. En plan rapproché, on observe ce jeune travailler et l’insertion de la photo ancienne d’un jeune homme au travail lui aussi établit la continuité de la besogne à laquelle sont vouées certaines existences.

Tandis que la nuit tombe, on le suit qui franchit une barrière formée de grosses pierres posées au sol pour éviter que s’établisse quelque nouveau campement de gens du voyage, traverse un terrain vague jonché de détritus pour s’enfoncer dans une zone boisée, jusqu’à la tente qui lui sert d’abri de fortune.

Maintenant, il est seul, assis, les mains croisées, la nuit est tombée, on entend passer un train, la caméra filme son visage en très gros plan, puis on voit ses mains allumer un feu, s’y réchauffer, puis il commence à parler, en arabe — c’est la voix du début —, au feu d’abord : « Brûle… parle », lui dit-il. Il s’engage ensuite dans un long monologue alors qu’il est filmé en plan fixe, rapproché, son visage éclairé par la lumière du feu : il raconte, en arabe, son propre périple. Son regard caméra semble indiquer qu’il s’adresse au cinéaste qui est en train de le filmer, mais tout autant au spectateur destinataire de ces images : « Tu ne prévois pas ton départ, quand tu t’en rends compte, tu es déjà sur la route », lance-t-il. Puis il raconte sa vie en Algérie avant le départ, le travail de paysans de ses parents, le fait qu’il les aidait notamment à vendre les produits de la récolte sur les marchés d’Alger. Comment, un jour, il a décidé subitement de ne pas rentrer, comment il a hésité, demandé de l’aide à un ami jusqu’à la rencontre d’un homme qui sera son passeur, les conditions difficiles du voyage. Mais tout cela de manière très elliptique, par bribes. Quelques éléments biographiques donc, qui amènent à cette déclaration finale sur laquelle se termine le film : « Toujours la même histoire, nous rêvons pour vous ! ». Et si la première partie de cette phrase est prononcée en regard caméra, le noir s’est fait sur l’écran lorsqu’on entend la seconde.

Figure 6 : « ...son visage éclairé par la lumière du feu... ». Source : Les hommes debout, Jérémy Gravayat, 2010.

Figure 6 : « …son visage éclairé par la lumière du feu… ». Source : Les hommes debout, Jérémy Gravayat, 2010.

Les hommes debout : une enquête ontologique sous format esthétique.

Parlant de son travail cinématographique, Jérémy Gravayat dit volontiers qu’il s’emploie à « recomposer des objets de pensée », soit exploiter le potentiel de la cinémato-graphie pour ré-agencer « des choses, des images, des sons, des moments, des temps », afin de solliciter de nouvelles expériences de pensée ; une pensée véritable et pas seulement une « adhérence » immédiate au réel ; une pensée autrement tributaire du sensible [7]. Alors, quels sont donc ces objets de pensée que recompose Les hommes debout ? La réponse que nous proposons est la suivante : le lieu, la mémoire, la politique. Cependant, le film ne fait pas que recomposer chacun de ces objets de pensée, il en est lui-même la recomposition singulière. Partant, la question n’est pas tant de ré-envisager la composition interne de chacune des entités (de quoi d’autre peut être composée la mémoire ? De quoi d’autre peut être composé le lieu ?), mais d’envisager autrement la composition qu’elles constituent ensemble (comment la mémoire peut-elle composer autrement avec le lieu ?). Alors, comment ces entités sont-elles re-composées les unes par rapport aux autres ? Nous tenons qu’elles le sont pour autant que le film défait le rapport entre lieu et mémoire qui se donne communément dans le syntagme « mémoire du lieu » ; le mode de recomposition expérimenté là engageant une certaine teneur politique qu’il s’agira in fine de spécifier.

Espace-lieu, espace disloqué.

On le sait, la définition canonique du lieu renvoie à une unicité : deux choses ne peuvent pas occuper en même temps la même place et c’est cette exclusivité dans l’occupation qui crée le lieu. Les choses sont donc vouées à se succéder sur un même lieu, ce qui impose un sens qui est celui, téléologique, de cette succession même. Cette perspective conduit tout naturellement à poser la question de la mémoire du lieu comme étant celle de l’outrage toujours en passe d’être perpétré par ce qui advient à l’égard de ce qui a été ; et c’est cela qui nourrit les luttes pour la reconnaissance des mémoires, dont il est significatif qu’en contexte urbain, elles se produisent régulièrement à l’occasion d’opérations d’aménagement, de démolition…

Nombreux sont les films qui s’inscrivent dans cette dynamique et la valident. De fait, un tel film existe sur le quartier de Gerland ; il s’agit du film ou plus exactement des deux films d’Alain Chenevez consacrés à l’installation de l’ENS sur une portion de l’espace du quartier de Gerland et qui correspondent très remarquablement à ce qui vient d’être rappelé de la logique du lieu. Intitulé Métamorphoses d’une cité industrielle (Chenevez 2009a), le premier film traite en effet du « processus de transformation de grande ampleur » que connaît le lieu, dans le cadre d’un programme qui, ainsi que l’indique une voix off, « vise à transformer des territoires industriels obsolètes en cité du XXIème siècle ». Quant au second, intitulé Gerland. La fin des ouvriers (Chenevez 2009b), il est spécifiquement consacré à la cérémonie commémorative venue comme annuler l’outrage qui eût pu être commis à l’égard du passé ouvrier du lieu d’installation de l’ENS Lettres-Sciences humaines. Il rappelle en premier lieu que la prise en compte du passé ouvrier a d’abord été le fait de quelques étudiants normaliens qui, dans le cadre de leur engagement syndical, sont venus filmer la destruction des ateliers et rencontrer les ouvriers bien avant le déménagement de l’ENS. Et c’est bien plus tardivement que, de manière cette fois tout officielle, ainsi que l’indique une voix off, « une plaque commémorant l’ancienne manufacture est posée dans la cour de l’ENS. À cette occasion, une cérémonie est organisée en présence de nombreux anciens ouvriers et habitants ; la mémoire ouvrière et les récits surgissent au cœur du site universitaire… Sur un campus en plein essor, emblème d’un territoire urbain et industriel en profonde mutation, s’inscrit alors une trace, un souvenir de l’usine » [8].

Sans doute l’un et l’autre films sont-ils critiques à l’égard des processus engagés, de transformation du lieu et de réparation de l’outrage, ou plutôt participent-ils du déploiement d’un même geste critique. En clair, la teneur critique du premier film consacré, est-il précisé, aux « acteurs qui élaborent une pensée politique du territoire positive et mythique qui légitime la métamorphose de la ville » réside implicitement dans l’indifférence que ces acteurs affichent à l’égard de la disparition induite de la dimension ouvrière et populaire qui était attachée au quartier. Et la teneur critique du second film, consacré spécifiquement à la mémoire comme à cela seul qui pourrait rester de ce que fut le lieu, tient à l’indigence de cette prétendue mémoire tout entière condensée dans une stèle [9]. Pour autant, ces films partagent avec l’objet de leur critique une même conception du lieu comme étant celui où se succèdent différents états ; une même conception du passé comme correspondant à ce qui a eu lieu ici et qui est échu ; une même conception de la signification, tributaire de l’idée d’un sens déjà là, immanent à la localité — le sens chronologique de la succession, celui qui établit qu’il y a un avant et un après ; qui est aussi un sens téléologique pour autant qu’il est orienté vers ou polarisé par ce qui occupe finalement le lieu — ; ils ne s’en différencient que par leur tonalité — précisément critique. Également commune est la conception de la mémoire du lieu, logiquement ramenée à la question de l’outrage perpétré par ce qui advient à l’égard de ce qui a été et partant, d’une dette à acquitter à l’égard du passé [10]. En ce sens, tout autant que la stèle qu’il critique, le film est un tel acquittement ; ou plus exactement, le film s’inscrit dans la chaîne d’acquittement engagée par la stèle. En effet, venu pointer l’outrage subsistant dans le geste commémoratif même qui devait le réparer, le film le réitère : ici comme là, il suffirait, pour réparer, de produire un objet (une stèle, un film), de le déposer quelque part (dans le jardin intérieur de l’ENS, aux archives du musée de la ville de Lyon) et de le constituer ainsi en tenant lieu de la mémoire du lieu.

Au regard de cette sorte de discours cinématographique qui fait fond sur le présupposé d’une continuité du lieu, le film de Jérémy Gravayat introduit un contraste saisissant. Ici, une multitude d’événements dans l’ordre de l’écriture cinématographique redessinent, reconfigurent et brouillent ce dont il s’agit, défont la logique continuiste même du lieu. Ainsi en est-il, de manière on ne peut plus manifeste, de l’intertitre « Les hommes debout », qui vient rompre la continuité du propos ; c’est un hiatus qui vient ouvrir plus encore qu’à une autre séquence avec un autre personnage et d’autres lieux, à une autre tessiture filmique : c’est en couleur, il y a une poésie, de la musique sérielle… Un hiatus qui introduit le trouble : l’usine squattée par le nouveau personnage est-elle bien ce même lieu dans lequel se déroula jadis la grève et qu’avait revisité Amor ? Mais par-delà ce hiatus, c’est tout au long du film que le trouble quant à la mêmeté du lieu est entretenu. Que nous donne à voir en effet la succession des séquences ? Une usine lieu d’occupation, en images d’archive ; la même revisitée à l’état de ruine ; la même ou une autre à côté [11] investie par des squatters ; la même ou une autre à côté en train d’être détruite ; la même où une autre à côté devenue chantier de reconstruction ; la même devenue ailleurs usine automatisée ; des abords, où chemine jadis un jeune migrant en quête de travail ; des abords, les mêmes ou d’autres, où chemine un migrant — le même ! — en quête d’abri pour la nuit. Plus encore que de poser la question du lieu, entendu comme étant là où il y aurait l’usine, toujours la même ou d’autres, à côté, dans tel puis tel état, le film on le voit, affirme l’existence d’un espace entendu comme étant ce qui est précisément constitué par ces écarts qui viennent subvertir le principe d’identité du lieu, par l’effet d’espacement que produit l’incertitude quant à la mêmeté du lieu de l’usine ; un espace entendu aussi comme étant composé de ces autres lieux, proches ou lointains qui sont amalgamés au lieu de l’usine, chacun par un parcours, un cheminement : au début du film, du lieu d’origine à l’usine, tout à la fois lieu de travail et de cantonnement ; au milieu du film, du lieu la ville à l’usine désaffectée devenue lieu de squat ; à la fin du film, du chantier au lieu de l’abri qui n’est désormais plus sur le lieu de travail.

Pour désigner le jeu des discontinuités à la faveur desquelles est effectuée la composition cinématographique de cette espèce d’espace, on peut parler de dislocation, au sens que Benoît Goetz a donné à ce terme :

D’Aristote (Physique IV) à Heidegger, la philosophie nomme lieu (topos, locus) non pas une tranche ou une portion d’espace quelconque (un « endroit »), mais au contraire une place ou un site déterminés par une chose (cruche, temple, paysage) qui précède l’espace et l’instaure. Le lieu instaure un espace, loin que l’espace soit découpé ou divisé en lieux. Le lieu est donc essentiellement fini, limité, et ordonné à d’autres lieux […]. Le lieu est d’autre part essentiellement orienté par les dimensions anthropologiques de la physique aristotélicienne : haut/bas, devant/derrière, droite/gauche. Le lieu est un espace sensé, c’est-à-dire approprié à nos sens (un espace qui nous convient, un espace sensible), mais aussi un espace orienté et un espace d’orientation (qui permet de répondre à la question « Où sommes-nous ? »), et enfin un espace qui donne lieu au sens, au bon sens et à la pensée sensée […]. La dislocation prend alors deux sens : c’est le jeu des lieux, entre les lieux, leurs définitions et leurs ajointements, mais c’est aussi la dé-localisation, la mise en errance des lieux et la naissance d’espaces qui ne sont plus des lieux. (Goetz 2001, p. 29)

Cependant, la dislocation qui est à l’œuvre ici ne procède pas seulement de discontinuités spatiales, mais tout autant de discontinuités temporelles, les unes et les autres mêlées. Cela est manifeste dès le début du film : une voix off en langue arabe raconte à la première personne le périple qui a conduit, depuis la Tunisie, jusqu’au quartier de Gerland et à l’usine Penarroya tandis que l’image, en noir et blanc, qui peut être prise pour une image d’archive, montre un paysage qui peut être pris comme étant celui de la campagne tunisienne de jadis avant que l’on n’y reconnaisse les abords de Lyon à l’époque actuelle. Loin que d’associer à l’ici un là-bas, l’un et l’autre bien distincts, de prolonger Gerland par la campagne tunisienne, ce qui reviendrait simplement à démultiplier les lieux, à dé-localiser/re-localiser, à faire valoir une dimension inter-locale, cette entrée en matière nous confronte à un espace indéterminé dont l’indétermination porte autant sur l’ici et le là-bas que sur l’aujourd’hui et l’hier ; non pas au sens où nous ne pourrions faire la part des choses entre ces divers repères indexicaux mais au sens où il n’y aurait précisément plus à faire cette part des choses. Non pas au sens où nous aurions à réduire l’incertitude ontologique attachée à la question « Quel est ce lieu ? », mais au sens où nous aurions à rentrer dans l’exploration de cet espace disloqué.

Quelle continuité, pourtant, du lieu ?

Pour autant, le film trace deux lignes qu’il combine et qu’on peut analytiquement distinguer pour mieux voir comment il les combine. S’il y a bien une ligne qui opère la dislocation, dans le même temps il y en a une qui traite de la persistance du lieu, de la continuité des usages et des modes d’être-là ; mais c’est là une continuité paradoxale. Elle ne tient pas à l’usine, ni à l’activité (délocalisée ailleurs), pas plus qu’elle n’est assurée par tels descendants directs, naturels, des ouvriers de Penarroya (le fils de celui qui a mené la lutte, lui-même ouvrier, bien engagé dans la lutte syndicale) ; elle tient au rapprochement effectué entre les ouvriers immigrés de l’usine Penarroya d’hier et les figures actuelles qui occupent ce même espace devenu interstitiel : squatters, Roms, sans papiers.

Ce rapprochement, notons-le tout d’abord, ne doit d’avoir pu apparaître qu’au projet initial de Jérémy Gravayat de filmer un espace industriel à l’état de friche. En ce sens, si son film — au même titre que ceux d’Alain Chenevez — est un film consacré au quartier de Gerland, ce ne sont pas les mêmes endroits du quartier qui valent pour l’un et pour l’autre cinéaste et ce n’est pas la même temporalité de la transformation du quartier qui est retenue. Dans un cas, c’est L’ENS, d’ores et déjà construite, étant d’ores et déjà venue prendre la place d’une ancienne usine, qui vaut pour Gerland ; dans l’autre, tandis que l’ENS et bien d’autres réalisations sont déjà sorties de terre, c’est l’usine encore en friche qui tient lieu de Gerland. Évoquant ce qui n’était encore qu’un projet, Jérémy Gravayat affirme qu’il lui importait alors de pouvoir filmer non pas tel ou tel endroit précis, mais une friche industrielle quelconque, à la condition tout au moins de filmer en continu le processus de « disparition du site » et d’apparition conjointe des « strates successives » de son historicité [12]. Or, là où il s’agissait de faire jouer la tension inhérente à cette sorte d’espace — un espace entre deux temps —, entre un état présent de vacance et un passé où des choses ont eu lieu, c’est un jeu de correspondances qui s’est fait jour, à la faveur d’une double découverte occasionnée par l’enquête engagée sur le terrain :

– La découverte d’abord que, dans cet espace en friche présumé inhabité, demeuraient des présences improbables, multiples, mais du même ordre ; de ce qu’elles demeuraient là non pas en dépit de l’état de friche mais du fait même de cet état de vacance momentanée de l’espace. Ainsi trouve-t-on un premier rapprochement dans la récurrence d’une même forme d’habitat, à savoir une domiciliation très précaire, les squats d’aujourd’hui faisant écho aux cantonnements d’hier ;

– La découverte ensuite que le site retenu par Jérémy Gravayat avait déjà été le théâtre d’une première « occupation » préfigurant en quelque sorte les « occupations » actuelles. La réitération de l’abri (le cantonnement pour les immigrés de Penarroya et le squat du libertaire, du Rom, du sans-papiers) se double alors d’une réitération de l’occupation, entendue au sens d’une présence transgressive : l’occupation de l’usine en 1972 par les ouvriers en grève, l’occupation illégale récente. Cette découverte n’est pas simplement la découverte d’une strate reculée de l’histoire de cet espace en attente ; vue à partir des occupations illégales d’aujourd’hui, elle en devient une saisissante préfiguration, tandis que celles-ci semblent en avoir conservé la mémoire.

Et quand Jérémy Gravayat eût pu ne s’intéresser qu’à l’un ou l’autre de ces événements distincts qui se révélaient à lui — documenter les présences actuelles ; en revenir à l’histoire de l’occupation d’hier ou en retracer la mémoire —, son film prend pour objet la relation qu’il établit entre eux, ainsi qu’entre les deux régimes de visibilité qui leur sont associés. En effet, sa double découverte se prolonge au plan de la documentarité filmique. D’un côté, les divers occupants actuels lui ont signifié leur refus d’être filmés, eu égard au caractère clandestin ou tout au moins illégal de leur présence. De l’autre, la découverte elle-même est aussi proprement documentaire : elle est tout à la fois celle de l’existence d’une première occupation et celle de l’existence d’un film réalisé sur cette occupation. La relation singulière établie là entre cette double disjonction, dans l’ordre historique des faits et dans l’ordre esthétique des visibilités, peut être caractérisée comme étant tout à la fois mémorielle, subjectivée et partiellement fictionnelle. Insistons sur ce point : c’est ici le même mouvement qui mémorialise, subjective et fictionnalise.

1. Cette relation est mémorielle. En somme, là où Alain Chenevez filme le même lieu que celui où il y avait l’usine Mure, partant du principe qu’il y a un lieu et qu’il s’agit de rester fidèle à sa mémoire, Jérémy Gravayat filme un espace en friche qui ne devient lieu que pour autant qu’il parvient à en rendre manifestes certaines continuités en opérant à rebours. La mémoire du lieu c’est alors cette mémoire-là, celle de cette double caractéristique : être et avoir été lieu d’abri et d’occupation ; une mémoire qui constitue proprement le lieu à même ces caractéristiques-ci. Un lieu éminemment paradoxal, pour ainsi dire hétérotopique puisque si l’on suit à nouveau Benoît Goetz, c’est l’habiter qui définit le lieu [13]. Or ici, c’est la mémoire d’une improbable autant qu’irruptive occupation qui fait le lieu et non pas la naturelle continuité de l’habiter. C’est la mémoire constituée par le film qui permet, pour un temps, de recomposer un lieu, entendu comme un espace tant d’abri que d’occupation et qui persiste. « Pour un temps », puisque Jérémy Gravayat donne à voir ce faisant que l’on est au moment ultime où peut se manifester cette persistance.

2. Cette relation mémorielle est subjectivée, au sens où elle est portée par des personnages. La mémoire exhumée de la friche et qui en fait un lieu — voué à disparaître — n’est aucunement une entité dont l’existence ne tiendrait qu’aux agencements du film, lequel la révélerait comme une sorte d’esprit du lieu objectivement déductible des régularités repérées au plan des usages socio-historiques de l’espace. Et quand bien même il n’y ait pas de suppôt empirique à cette mémoire — en l’occurrence pas de continuité entre les travailleurs immigrés d’hier, maghrébins pour la plupart, et les divers Roms, sans-papiers et marginaux d’aujourd’hui —, la primauté n’est pas donnée à l’espace-lieu mais bien aux occupants dont on suit le cheminement qui les amène là ; ces occupants paradoxaux qui ne sont pas des autochtones mais viennent d’ailleurs et trouvent cet abri au gré de leurs pérégrinations et eu égard aux caractéristiques historiques de cet espace, hier usine aujourd’hui friche.

3. Cette relation mémorielle subjectivée est fictionnelle au sens où ces personnages ne peuvent s’acquitter de la tâche leur étant impartie que pour autant qu’ils sont pour une part fictionnels. C’est par l’activation de ressorts fictionnels fondus dans la matière documentaire que les présences fantomatiques d’aujourd’hui deviennent les supports, les incarnations de la mémoire de ce qui a eu lieu. Que peut en somme être opéré ce tour de force de donner à voir une continuité du lieu donc dans la disjonction des figures qui l’incarnent ; que peut prendre consistance sensible une mémoire proprement contrefactuelle.

Alors à qui est la mémoire ?

Deux catégories distinctes de sujets empiriques sont figurés dans le film : ceux du temps présent qui n’apparaissent pas directement (puisqu’ils ont refusé d’être filmés), et les immigrés de Penarroya dont on a des images d’archives et le témoignage actuel du dernier survivant de la lutte. Et de fait, en première approche, le film apparaît comme étant composé de deux parties. De la première, directement consacrée au passé et convoquant qui plus est quelques images d’archive, on peut dire qu’elle est proprement mémorielle. La seconde consiste en une figuration des présences actuelles. Mais c’est aussi le moment où l’on retrouve Amor, chez lui, avec son fils, évoquant aujourd’hui la lutte d’hier ; où l’on retrouve aussi, délocalisée, l’unité de production Penarroya dans l’état ultra-automatisé qui est le sien aujourd’hui. Le film opère donc bien plutôt ce recouvrement, cette rencontre, cette continuité entre ce dont il fait les deux parties de lui-même.

De même, la thématisation de la mémoire est certes condensée dans la première partie du film — on y trouve le récit reconstitué de la migration, la visite de l’usine par Amor qui ne reconnaît pas les lieux de son passé, les images d’archives de la grève —, mais alors que cette mémoire pourrait être assignée en propre aux travailleurs immigrés de Penarroya et à leur descendance, elle devient opérateur de transduction [14] : elle est ce au regard de quoi la présence des êtres actuels peut être vue comme une réitération, une persistance, comme étant dans la continuité ; elle est ce par quoi le rapprochement entre les figures du passé et du présent peut se faire. Opération de transduction, parce que c’est par elle qu’est établie de la continuité dans la discontinuité et qu’est constitué, par là, le lieu dans ses caractéristiques. Opération transductive dont on peut dire qu’elle consiste en une désidentification [15] : ce qui devrait être la mémoire des uns, leur spécificité, est redistribué dans différentes figures et époques ; la continuité mémorielle dans laquelle nous voyons communément l’opérateur le plus puissant de l’identification [16] est retournée pour devenir, paradoxalement, opérateur de désidentification.

Suivons donc maintenant le fil transducteur de la mémoire, soit sa circulation à travers les sujets empiriques, les personnages et tout aussi bien les séquences du film ; et précisons les effets désidentificateurs qu’opère pareille circulation par le truchement de la fiction cinématographique.

– En premier lieu, dès l’ouverture du film, par la continuité narrative qu’assure la voix off, c’est une seule et même mémoire migratoire qui est distribuée à deux êtres distincts (l’un jeune, l’autre vieux), mais qui pourraient pourtant être une seule et même personne (l’un pouvant être l’autre à un âge différent).

– Plus tard dans l’ordre du film, du fait de la mise en intrigue narrative, un protagoniste n’ayant aucun lien avec l’histoire passée se trouve être fait dépositaire de la mémoire de l’occupation oubliée : il est dit qu’il a rencontré un vieil arabe « qui lui a raconté que… ». Or, les circonstances par lesquelles Jérémy Gravayat aurait tout de même pu filmer — et avec quelle proximité ! — un occupant, n’étant autre justement que celui-là même à qui un vieil arabe « aurait raconté que… » sont suffisamment improbables pour ne pas voir en lui un personnage de fiction. Ainsi le dernier des occupants devient-il dépositaire de la mémoire de la première occupation ; un dépositaire bien paradoxal puisque vagabond, marqué par l’errance… Toutefois, c’est bien parce qu’en errance qu’il peut être porteur de cette mémoire (c’est en effet le fil de ses errances qui l’a amené à trouver refuge dans cette usine désaffectée et à croiser un ancien ouvrier).

– Mais le film ne se borne pas à faire de la mémoire un objet substantiel constitué qui circulerait entre des êtres et des époques ; c’est bien plutôt le déploiement d’une espèce de mémoire non finie qu’il organise, une mémoire qui s’augmente dans et par les expériences successives. En effet, c’est tout aussi bien la mémoire de l’occupation/expulsion actuelle qui est consignée dans le film, qui par là vient donner visibilité à ce qui était voué à l’inexistence publique. Désidentifiante et transductive, la mémoire ne l’est donc pas seulement parce que la mémoire de l’immigration et de l’occupation de l’usine serait redistribuée à d’autres sujets historiques au mode d’existence fantomatique ; elle l’est aussi pour autant que, symétriquement, une mémoire de leur occupation à eux est également formée par le film. En sorte que ce n’est pas tant une seule et même mémoire qui est distribuée sur plusieurs suppôts mais que c’est, de manière récurrente, au plan mémoriel, que s’effectue la désidentification.

– Enfin, à la continuité entre occupation de l’usine par les ouvriers immigrés et occupations actuelles (doublement établie : par la transmission de la mémoire de la première à celui qui incarne les divers occupants d’aujourd’hui et par la formation d’une mémoire du présent homologue à celle du passé) s’ajoute une continuité concernant l’expérience migratoire bien plus immédiate, celle-ci. Entre la voix off du début et la parole adressée devant le feu à la fin du film, c’est la même voix, le même fil de l’errance, la même chanson du déplacé et c’est un seul et même personnage (dont le caractère fictionnel se manifeste en cela même) qui incarne deux sujets empiriques historiquement distincts : le migrant du début dont on a suivi le périple qui l’a conduit de son village à l’usine Penarroya de Gerland ; celui de la fin dont on suit le cheminement qui le conduit du chantier de reconstruction qu’est devenue l’usine à son abri de fortune. Ce n’est donc pas simplement que la trame expérientielle et la mémoire de l’immigration ne sont pas perdues pour autant qu’elles entreraient en résonance avec une situation présente, mais bel et bien qu’il s’agit d’une même histoire continue ; cette continuité pouvant aussi bien être vue comme étant biographique, par-delà la disjonction des temporalités — concernant le même personnage — que générique, par-delà la diversité des origines — concernant chaque immigré.

En quoi réside la teneur politique du film ?

Nous avions indiqué que notre approche du film de Jérémy Gravayat entendait se démarquer des modalités habituelles de l’analyse des images pour emprunter la voie de l’enquête ontologique, au sens qui est donné à cette expression par Pierre Livet et Ruwen Ogien (2000) ; à savoir une enquête visant à clarifier les termes centraux que mobilise une discipline et à faire preuve en cela « d’invention ou d’imagination ontologique » pour se doter d’« outils susceptibles de sortir le débat sur la nature de la réalité sociale de ses impasses habituelles ». En l’occurrence, en suivant le fil de l’enquête sous format esthétique engagée par Jérémy Gravayat et à partir d’une problématisation de la notion de mémoire du lieu, c’est cette entité mystérieuse qu’est la « mémoire collective » que l’on en vient à reconsidérer : la mémoire peut-elle être un prédicat collectif et si oui, cela doit-il en passer par l’instanciation de macro-sujets sur un mode durkheimien [17] ? La perspective dégagée par Jérémy Gravayat permet d’explorer une voie originale — celle d’une mémoire du lieu portée par des êtres qui n’en sont pas les habitants, par des sans-parts ; celle de la distribution d’une seule mémoire à différents sujets historiques par-delà et à même leur discontinuité —, dont il nous reste à spécifier la teneur politique, laquelle n’est précisément pas réductible à la thématique bien établie de la lutte identitaire menée par des collectifs pour la reconnaissance de leur propre mémoire.

On remarquera d’abord qu’il est question de politique dans ce film pour autant que dans l’une et l’autre de ses parties, deux séquences donnent à voir ces modalités majeures de l’action politique que sont l’occupation d’usine et la manifestation de rue. Et de l’une à l’autre (des images d’archives à la scène filmée sur le vif par Jérémy Gravayat) se manifeste un écart qui n’est pas seulement temporel, mais qui concerne aussi la délimitation du domaine imparti à la mobilisation politique, c’est-à-dire du répertoire des causes pour lesquelles des luttes politiques peuvent être engagées publiquement. En effet, l’une et l’autre séquence, séparées dans le temps, donnent à voir par le bord (interne pour l’une, externe pour l’autre), chacune, un état de ce domaine ; plus, elles correspondent comme aux deux moments d’ouverture et de clôture de la même séquence historique qui aura été celle de la visibilité de l’étranger, en travailleur, sur la scène politique : d’un côté, il s’agit effectivement de la toute première grève conduite exclusivement par des travailleurs immigrés et leur irruption sur la scène politique ne doit d’avoir été documentée qu’à l’engagement militant d’un réalisateur ; de l’autre, c’est une manifestation parmi tant d’autres, dont il est bien difficile d’identifier le motif — ce pourrait être la réforme des retraites — et dont les protagonistes semblent être des fonctionnaires, mais dont il est clair qu’elle n’est aucunement une manifestation de soutien aux Roms à peine expulsés de l’usine située à quelques centaines de mètres de là et dont il est remarquable que le jeune errant, incarnant à lui seul le soutien aux étrangers sans abri, en soit un pur spectateur. L’écart dont il s’agit espace et relie, en somme, tout aussi bien deux états de l’étranger en sa présence à Gerland : en lutte pour défendre sa propre cause et se faire compter comme sujet politique ; (re)devenu incompté à même le lieu qui fut celui de son effraction sur la scène de l’action politique.

De politique, il est question aussi, plus largement, pour autant que le film ne cesse d’évoquer et de montrer le travail et ce dont il est assorti : la perspective d’une vie meilleure, au moins décente — ce pour quoi tous ces hommes ont quitté et quittent encore leur terre d’origine — ; la dureté extrême au contraire de leurs conditions de travail et de leur condition même ; la dignité pourtant d’avoir enduré l’une et l’autre (cf. la médaille du travail d’Amor), d’avoir aussi lutté ensemble. Et ici encore est marqué, doublement, un écart — au plan, d’une part, du rapport entre travail et abri/occupation ; au plan, d’autre part, de la dimension collective ou au contraire individuelle de l’expérience — où peut se voir le constat et la dénonciation, dans le mouvement de flux et de reflux du travail sur le site de l’usine Penarroya, d’une dégradation extrême des conditions d’existence qui laisse ceux qui sont désormais sans abri ni compagnie comme au seuil de la condition humaine. Tout pénible en effet qu’ait été le travail en usine du temps d’Amor, il assurait au moins un logement dans les cantonnements de l’usine ou dans les garnis alentours ; et tout misérables qu’aient été ces logements, ils entretenaient du moins la chaleur d’une vie collective et une solidarité qui se sont retrouvées dans l’occupation de l’usine.

Ainsi rendus manifestes, ces écarts dessinent l’espace proprement politique à l’horizon duquel se déploie Les hommes debout ; s’ils en constituent en cela, pour ainsi dire, le contexte, ils sont aussi le lieu de son opérativité, soit cet état de choses que défait et recompose l’écriture cinématographique, à partir duquel celle-ci produit ses effets propres de subjectivation paradoxale. Qu’entendons-nous par là ? Que le film ne se borne pas à défendre la cause des Roms ou plutôt à dénoncer leur situation et la constituer en cause, pas plus — en exhumant les images de la grève de 1972 — qu’à rendre justice à une mobilisation oubliée au regard des mobilisations actuelles, ou à faire de cette grève antérieure un simple détour pour mettre en perspective les événements du présent. Mais que la teneur politique qui se dégage in fine du film réside bien au contraire dans le refus de s’en tenir aux causes : la logique explicative de la causalité et l’identification précise des êtres pour lesquels il y aurait à prendre parti sont perturbées par une redistribution des temps et des espaces, par l’apparition d’intervalles entre les identités, ceux-là mêmes où vient se loger la fiction [18], par lesquels prend corps cette entité que sont « les hommes debout ». Un corps singulier-pluriel, au sens où cette entité s’incarne dans trois figures distinctes — Amor, le squatter, le jeune clandestin — tout en ne se constituant que dans l’effet de leur composition.

La distinction de ces trois figures permet en premier lieu de faire jouer ces écarts dont on a dit qu’ils constituaient la texture politique du film. Ainsi, là où Amor témoigne d’un temps où l’abri corrélatif du travail et l’occupation transgressive étaient le fait d’un seul et même sujet, le travailleur immigré ; au temps présent, ce sont deux figures distinctes qui portent l’une la thématique de l’occupation, l’autre celle de l’abri, l’une et l’autre dissociées désormais du travail. La première, celle du jeune squatter, en synchronie, condense en elle les diverses présences transgressives au lieu, dont elle est une manière de porte-parole — il s’agit du dernier occupant qui, en tant que tel, témoigne de la communauté improbable qui s’était constituée là et de l’expulsion des Roms qui s’en est suivie —, mais en diachronie, elle totalise aussi les expériences de l’occupation conduite en ce lieu — ce dernier occupant est dépositaire du témoignage d’un vieil algérien gréviste. La seconde, celle du jeune travailleur clandestin, en diachronie, réunit les générations successives de migrants en quête de travail et d’abri — c’est le même personnage qui les incarne — tandis qu’en synchronie, elle donne à voir la dissociation désormais du lieu de travail vis-à-vis du lieu de l’abri devenu individuel, clandestin et on ne peut plus précaire.

La distinction de ces trois figures permet en second lieu d’associer à chacune un régime mémoriel attaché à une grammaire politique distincte. Pour Amor, qui fut acteur de l’occupation de l’usine, qui n’est plus présent au lieu et n’y revient que du fait de la sollicitation de Jérémy Gravayat, la mémoire objectivée dans les traces qui sont conservées chez lui est un patrimoine qu’il lui importe de transmettre ; à son fils tout d’abord, mais aussi plus largement par l’entremise du film de Jérémy Gravayat. Le mouvement de désappropriation engagé là et qui concerne cette mémoire-ci (de l’immigration, du travail et de la lutte qui fut menée) se poursuit avec les deux autres figures et gagne en intensité, jusqu’à concerner la mémoire comme telle. Du jeune squatter, nous avons dit déjà qu’il est le tenant lieu de ceux qui n’ont pas voulu être filmés et qui sont rendus présents dans le film par son truchement ; mais il est aussi le tenant lieu de Jérémy Gravayat pour autant que comme lui, il relie, il recueille la matière documentaire et, pour ainsi dire, documentarise avec son magnétophone comme Jérémy Gravayat le fait avec sa caméra. En cela, il incarne — tout comme son double, le réalisateur du film — le veilleur du Nocturne de Kafka, dont son magnétophone conserve l’enregistrement, au sens où il est le gardien de la mémoire, qui est une mémoire du lieu comme lieu d’occupation, au sens aussi où, en consignant les traces, il entend dénoncer la situation des Roms et la constituer en cause. Enfin, à cet engagement politique du « veilleur » — qui pour une part est aussi celui du réalisateur —, pouvant être qualifié comme étant celui de la défense de « la cause de l’autre » (Rancière 2004), fait écho la parole du jeune clandestin qui clôt Les hommes debout et à laquelle, si l’on suit Jacques Rancière, peut être reconnue une certaine teneur politique [19]. En effet, au regard-caméra du « veilleur » en quête de solidarisation, tandis que son magnétophone nous restitue l’arrêté d’expulsion des Roms, répond dans la scène finale le regard-caméra de celui dont la voix, pour la première fois, s’adresse à nous ; et à « Tu veilles (pour nous) » répond : « C’est toujours la même histoire : nous rêvons pour vous », par où la mémoire déborde du lieu pour s’attacher à cet être contrefactuel, transhistorique, qu’est le déplacé, et par où advient — à même cette énonciation, le champ d’expérience (refiguré par le film) qui l’a rendue possible et l’expérience du litige qu’elle manifeste (entre un corps dévolu à la survie et l’âme du rêveur [20]) — un quasi-sujet politique [21]. Ainsi la parole adressée ultime vient-elle au terme d’un double mouvement. D’une part, il détache la mémoire de l’identité : la figure du « rêveur » réunit et condense les deux autres figures : celle du travailleur immigré d’hier, puisqu’on reconnaît dans la scène finale le même jeune homme et la même voix qu’au début du film et si ce n’est pas la même langue, la même histoire ni la même personne, le « c’est toujours la même histoire » indique qu’il endosse toutes ces histoires d’immigrés, de départ et qu’il en porte la mémoire ; celle du « veilleur », pour autant qu’il veille lui aussi et que sa parole alors est proprement un rêve éveillé. D’autre part, il détache la politicité de l’ordre des causes, qu’il s’agisse de la défense de sa propre cause ou de la défense de la cause de l’autre : cette parole adressée n’est pas critique, ni dénonciatrice ou revendicative ; elle poétise bien plutôt — faisant en cela encore écho à cette autre occurrence de la parole poétique qu’est Le veilleur de Kafka, laquelle cependant n’était que restituée quand celle-ci procède d’un acte d’énonciation — et contre la logique des places qui assignent certains à la stricte survie ; elle affirme non pas tant le désir de réaliser les rêves, mais simplement, déjà, le pouvoir de rêver [22]. Le rêve, soit ce dont est constituée l’énergie du départ, ce qui a mis en mouvement, lancé sur la route. L’opposition entre « nous » et « vous » n’est pas tant alors entre un « vous les nantis » et un « nous les démunis » mais entre « vous, les sédentaires, les habitants » et « nous, les nomades, les errants », « nous les déplacés, que notre rêve a déplacés et qui sommes voués aux abris de fortune ». Aussi la mémoire du lieu dont il est question ici est-elle avant tout la mémoire de cette espèce de vérité anthropologique litigieuse, pour autant que le quartier a été le réceptacle, le lieu d’asile, l’abri de ceux que leur rêve avait mis sur la route et qui, de ce fait même, sont désormais voués à veiller.

Soulignons, à propos de ce dernier régime mémoriel (la mémoire d’un sujet contrefactuel) qui apparaît rétroactivement comme engageant l’ensemble des Hommes debout — pour autant qu’il enchâsse les deux premiers (la mémoire propre, la mémoire de l’autre) et qu’il ne doit d’exister en tant que tel qu’à l’écriture même du film —, combien c’est de manière spécifique qu’il est pour sa part investi d’une teneur politique. En effet, la teneur politique de la mémoire n’est plus alors simplement factuelle (il se trouve qu’Amor a été acteur d’une action politique mémorable) et pas non plus fonction de l’usage critique qui pourrait en être fait (en défendant la cause des Roms dont le « veilleur » a consigné la mémoire) ; elle lui est au contraire inhérente. De cette mémoire dont nous avons dit déjà qu’elle est l’opérateur par lequel il devient possible de faire apparaître la continuité d’une expérience à même la discontinuité des sujets qui la portent — une mémoire improbable qui n’est pas attachée à l’identité d’un sujet qu’elle doterait d’une continuité temporelle mais faisant exister un sujet contrefactuel : ce déplacé, cet in-habitant, dont la présence actuelle ou passée au lieu est vouée à demeurer sans traces —, nous pouvons dire de nouveau qu’elle est proprement une mémoire désidentifiante pour signifier, cette fois, qu’elle est le ressort d’une subjectivation s’apparentant à la « subjectivation politique », s’il est vrai, précisément, comme le soutient Rancière que « toute subjectivation est une désidentification » (Rancière 1995, p. 60).

Notons enfin que le cercle de la subjectivation s’élargit jusqu’à engager un « vous », lequel désigne les spectateurs du film désormais solidarisés à ceux qui rêvent pour eux, dépositaires désormais de cette mémoire qui n’est pas la leur, dont la transmission n’a pas cette valeur en soi qu’aurait celle d’une mémoire patrimoniale, mais qui ne tient qu’à son effet politique : la constitution d’une communauté qui est une communauté de litige [23].

Abstract

Cet article est consacré à un film — Les hommes debout — qui traite d’un quartier de Lyon en pleine rénovation (Gerland) et de la mémoire qui lui est associée. Toutefois, il s’agit moins, pour les auteurs, de l’envisager comme un document à soumettre à l’analyse sociologique que de le reconnaître comme étant partie prenante d’une enquête déjà là et à part entière, celle, sous format esthétique, que son réalisateur a menée. Dans une logique pragmatiste, les auteurs de cet article proposent d’emboîter le pas au cinéaste, tant il apparaît que cette exploration cinématographique vient renouveler les cadres de pensée communément admis en sciences sociales sur les phénomènes mémoriels. Partant d’une description précise du film, l’article interroge les procédés originaux par lesquels le réalisateur défait et recompose le rapport entre lieu et mémoire de sorte que, in fine, c’est l’entité mémoire elle-même qui se trouve respécifiée, sa qualité collective reconsidérée et sa portée politique redéfinie.

Bibliography

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Notes

[1] Sur les origines pragmatistes de ce programme, voir John Dewey (1993).

[2] Le film est cependant visionnable sur le site de la revue de cinéma en ligne Dérives, dont Jérémy Gravayat est l’un des promoteurs.

[3] Ce dont ne rend pas compte le texte, mais qui l’a rendu possible et nécessaire, c’est de ce que le film nous a fait faire. Il nous a amenés à rencontrer le cinéaste, à l’inviter en qualité d’enquêteur à part entière lors d’une journée de notre séminaire d’équipe consacrée à son film — les propos de Jérémy Gravayat reproduits dans cet article sont tirés du verbatim de cette journée —, à nous engager dans l’exploration de la relation entre mémoire et cinéma qui est à l’œuvre dans le film, à ouvrir largement à la dimension esthétique le séminaire « Pragmatique de la mémoire » que nous animions alors.

[4] Il s’agit du film Dossier Penarroya : les deux visages du trust de Dominique Dubosc (Cahiers de Mai 1972, 16mm sonore sur DVD). Le film a été réalisé par des militants des Cahiers de Mai à la demande des ouvriers de Penarroya-Gerland.

[5] Voici la traduction telle que donnée en sous-titres : « Plongé dans la nuit. Tout comme on penche parfois la tête pour réfléchir, être ainsi profondément plongé dans la nuit. Tout autour dorment les hommes. Une petite comédie, une innocente illusion qu’ils dorment dans des maisons, dans des lits solides, sous des toits solides, étendus ou blottis sur des matelas, dans des draps, sous des couvertures ! Ils se sont en réalité rassemblés comme jadis et comme plus tard dans le désert, un camp en plein vent, un nombre incalculable d’hommes, une armée, un peuple sous un ciel froid, sur la terre froide ; des hommes que le sommeil avait jetés à terre à l’endroit même où ils se trouvaient, le front pressé sur le bras, le visage contre le sol, respirant tranquillement… Et toi, tu veilles, tu es un des veilleurs, tu aperçois le plus proche à la lueur de la torche que tu brandis du feu brûlant à tes pieds… Pourquoi veilles-tu ? Il faut que l’un veille, dit-on ! Il en faut un ! »

[6] « Allez l’acheter l’appartement de 100 m2 à trois millions d’euros ! Et ça se vend, c’est ça que je comprends pas. Il y a bien du fric quand même en France ! Parce qu’il y a bien plus de pauvres que de riches quand même… j’y comprends plus rien moi. C’est sûr qu’avec mon salaire, ils me feront pas de crédit ! Et il n’y a que ça qui se vend, alors je comprends rien. Non mais dans des endroits comme ça, comme ailleurs, il faut du social. Pourquoi chaque quartier, il aurait pas son social ? Après ils arrêtent pas de nous faire chier avec leur banlieue ; c’est eux qui les créent les banlieues, c’est pas nous hein ! Si on les mélangeait au lieu de les caser tous au même endroit, il y aurait peut moins de merde hein ! Je comprends pas que personne a eu l’idée. »

[7] Jérémy Gravayat : « Si on en revient à “cinématographe” : le cinéma, c’est une écriture avec des sons et des images. Or, contrairement à d’autres pratiques artistiques, à cause de son versant immédiatement commercial, de masse disons, industriel, et à cause de l’arrivée du synchronisme de la parole et de l’image, le cinéma est un outil qui a été très vite en partie détourné de son vaste champ de possibilités. Notamment la connaissance, ou la reconnaissance au cinéma, a beaucoup lieu dans un phénomène disons d’identification totale, de plongée totale dans le réel ou dans la fiction, mais qui manifeste de toutes façons le besoin du réel puisqu’on est là pour y adhérer le plus vite possible et pour être plongé dedans de façon totale. Moi, cette pratique-là, elle me plaît et elle m’engage parce qu’il y a encore tout un tas de champs à explorer et que dans le cinéma, il y a quelque chose qui me semble très, très universel, très facile d’accès et qui est un outil très important face au rapport massif qu’on peut avoir à l’image et à la télévision, pour se redonner une autonomie de regard, de pensée parce que justement on n’est pas là face à des mots forcément, tout le temps, on n’est pas face à des thèses, on est face à quelque chose qui est beaucoup plus flottant et dans lequel on est obligé de s’y investir si on veut pouvoir y trouver quelque chose : une place, une existence, des réponses, des questions. Et donc, plus on va travailler densément les outils qui permettent aux images et aux sons d’exister, plus on va densifier la possibilité de cette expérience-là et en même temps tout ce travail-là, très profond, pour moi il n’existe que pour retrouver quelque chose qui se pratique en permanence dans la vie courante. C’est-à-dire qu’on est quand même tout le temps face à nous-mêmes en train de détecter des choses, des images, des sons, des moments, des temps… Recomposer des objets de pensée en revenant à la chose basique de cette expérience-là qui est fondamentale pour tout le monde, ça me semble un moyen de connaissance important pour redonner aussi place à la part énorme de sensible qu’on a parfois tendance à mettre de côté ou à annihiler quand on est face à des objets de pensée. Et je sais que moi en tout cas, travaillant sur ces questions, notamment au départ sur les migrants, je me suis toujours demandé, mais en méconnaissant beaucoup la pratiques des autres, quelle place pouvait avoir un film pour raconter ces vies-là sachant qu’à côté, il y a les journalistes, il y a les chercheurs, il y a le travail des militants ; donc, qu’est-ce que le cinéma peut, à cet endroit-là, d’autre, en plus ou différemment, pour ne pas redire ou pour documenter quelque chose qui a déjà lieu par ailleurs ? » (Séminaire « Pragmatique de la mémoire », Université de Saint-Étienne, 22 avril 2011).

[8] Le discours du directeur de l’ENS Lettres-Sciences humaines indique on ne peut plus clairement combien la cérémonie doit résoudre performativement la contradiction ouverte entre les deux occupations successives du lieu : « Je suis heureux de cette cérémonie qui nous réunit aujourd’hui ; car c’est bien une cérémonie, destinée à célébrer une histoire longue ; celle du site où nous nous trouvons. Notre École est en effet particulièrement heureuse d’accueillir cette sculpture commémorant la présence ici-même de l’usine Mure. En installant cette sculpture au cœur de l’École, nous voulons affirmer les liens ou mieux, les attaches, des liens d’abord avec une communauté de travailleurs qui a œuvré sans relâche pendant des années et des années. Vous avez tous connu ce lieu avant ; un lieu où le travail signifiait à la fois la souffrance, mais aussi la communauté, le progrès technique et les savoir-faire individuels. Vous avez définitivement gravé sur le socle de cette sculpture toutes les réalisations qui ont été permises grâce au travail de générations et générations d’ouvriers, pendant toutes ces années, ici-même, sur notre site. Cette sculpture, c’est un bien commun dans le quartier de Gerland ; elle scelle un destin d’identité, un destin de valeurs et une communauté partagée » (Chenevez 2009 ; nous soulignons).

[9] La perspective critique est alors d’une part sous-tendue par les propos de l’anthropologue convoqué au titre d’expert ès chose mémorielle — qui développe une opposition entre une mémoire institutionnelle et la mémoire authentique portée par les ouvriers — ; elle est d’autre part manifeste dans la dernière séquence du film qui voit les deux derniers vieux ouvriers venus pour la cérémonie quitter à leur tour la cour intérieure de l’ENS avec ces mots : « Eh ben voilà… », laissant seul le monument derrière eux.

[10] Si l’on suit Cyril Lemieux (2009), on considérera qu’il n’y a pas dette à acquitter parce qu’il y a eu outrage, mais qu’il y a outrage de ce qu’une dette n’a pas été acquittée.

[11] Nous retenons cette expression, car l’incertitude qui pèse sur les lieux suscite moins la question de savoir s’il s’agit du même lieu qu’elle n’entretient et n’affirme son indétermination.

[12] Jérémy Gravayat : « La seule chose que je savais au départ, c’est que je me disais si je trouve un site industriel qui est en état d’attente, ça me semblait un point de départ intéressant pour créer une dynamique qui soit à la fois une espèce de présent, qui est un présent assez étrange puisqu’il est manifestement là mais dans une forme d’inutilité en tout cas au premier abord dans ce qu’on pourrait juger, dans une forme aussi de vestige de quelque chose et il y a enjeu au moment où cet endroit est encore là, il est à la fois la trace de ce qui a été et la “menace” de sa disparition. Donc, au départ la seule idée est de trouver un site, et puis d’épouser sur une durée assez longue, donc un an et demi, la disparition de ce site et donc de faire en fait un peu, moi je le voyais comme ça, c’est comme ça que j’avais rédigé les choses au départ dans le dossier de financement, mais d’épouser un peu en fait la démarche du chantier, presque de la “fouille” aussi et de se dire : voilà le terrain d’étude, arbitrairement c’est ce lieu et ce lieu il est stratifié temporellement et c’est ce lieu qui va déterminer petit à petit quelles sont les strates historiques, temporelles qui se sont succédées en son sein et ça va sans doute créer des rapport un peu étranges mais il y a quand même une “unité de lieu et de temps” » (Séminaire « Pragmatique de la mémoire », Université de Saint-Étienne, 22 avril 2011).

[13] « Le lieu serait donc aussi un espace poétique […] parce qu’il a été fait (poiein), construit, architecturé. Il a été construit non seulement en vue, mais à partir de l’habitation. Un lieu est un espace habité ou habitable, c’est l’habiter qui le définit. Un non-lieu est un espace inhabitable : jungle ou désert, autoroute ou aéroport. » (Goetz 2001, p. 29)

[14] Ce terme vaut ici dans son acception étymologique : conduire à travers, par-delà.

[15] Même si l’on peut se satisfaire ici d’une acception strictement étymologique de « transduction », on ne peut passer sous silence qu’il s’agit d’un concept central de la pensée de Gilbert Simondon en tant qu’il permet précisément de se départir de la logique de l’identité : « L’être ne possède pas une unité d’identité, qui est celle de l’état stable dans lequel aucune transformation n’est possible ; l’être possède une unité transductive ; c’est-à-dire qu’il peut se déphaser par rapport à lui-même, se déborder lui-même de part et d’autre de son centre ». (Simondon 2005, p. 34-35).

[16] Cette conception commune est sous-tendue par la thèse du « critère mémoriel » qui constitue l’élément déterminant de la théorie de l’identité personnelle de John Locke. Rappelons que pour Locke, si la conscience est bien le fondement de l’identité personnelle, dans la mesure où la conscience porte sur des faits et des pensées aussi bien présents que passés, c’est la mémoire qui assure la continuité psychologique d’un individu, et donc son identité.

[17] Sur cette sorte d’instanciation, voir Vincent Descombes (1996).

[18] Cela est dû aussi à des contraintes pratiques, ainsi que le précise Jérémy Gravayat : « Au départ ça a été vraiment une enquête, voilà, presque il fallait prélever des temps, des moments qui documentent qu’est-ce que c’est que cet endroit, qu’est-ce que les gens y font, quel est le rythme du quotidien de cet endroit, quels sont les métiers, quelles sont les activités qui s’y déroulent ? Petit à petit, c’est comme si le champ se resserrait de plus en plus vers le cœur de l’usine, vers le cœur de l’histoire qu’elle porte et, petit à petit, vers des individualités. Ce qui s’est passé après, c’est qu’il y a eu un très long temps d’observation auprès de personnages qui sont incarnés dans le film d’une façon déviée disons, c’est-à-dire sur les chantiers, ces jeunes travailleurs sans papiers et la question centrale aussi c’était qu’est-ce que c’est que ce lieu vide et qu’est-ce qui s’y déroule et notamment du temps passé aussi auprès des Roms dont la seule trace qui reste dans le film, c’est cet avis d’expulsion mais c’est des gens avec qui ont a passé à peu près 15 jours mais qui n’ont jamais voulu être filmés. Et à différentes activités, par exemple au départ je pensais qu’un des personnages qui incarnerait ce moment du vide aurait pu être un veilleur de nuit que j’ai rencontré mais qui n’a pas voulu être filmé non plus. Après, en continuant l’enquête, j’ai su que quelques mois auparavant, pendant un an avait été mené ce qui est relaté à peu près au milieu du film, par bribes, une occupation d’un groupe de jeunes gens plutôt disons autonomes, anarchistes qui avaient aidé en parallèle les sans papiers qui, comme les petites rues de l’usine étaient un des lieux du quartier où l’on faisait de l’embauche au noir pour aller travailler sur les chantier du quartier, ils s’étaient mis en lien avec eux, les avaient un peu aidés. Donc cette histoire forcément faisait un peu écho à la façon dont d’autres gens à une autre époque, s’étaient mis à travailler avec les ouvriers. Mais pareil, ces gens-là n’ont pas voulu être filmés, donc petit à petit il y a eu vraiment cette interrogation : il y a cette mémoire vraiment très, très parcellaire de cette histoire ancienne, il y avait très peu d’images filmées. Même dans les films militants, il n’y a quasiment pas d’images au sein de l’usine. Donc, on ne peut pas documenter ce travail de l’intérieur disons, y’a très peu de documents. Les gens sont quasiment tous morts : Amor c’est le dernier ouvrier qui a été impliqué au niveau syndical qui est encore vivant. C’est le dernier qui a une parole disons à plusieurs niveaux sur cette histoire. Et puis bon, même ses collègues, il en reste deux autres, dont un qui est retourné chez lui, au pays, donc que je pouvais pas vraiment rencontrer. Et face au présent aussi, il y avait ce refus permanent d’être filmé, donc c’est petit à petit face à ça qu’a commencé à se dessiner le fait qu’il faudrait peut-être en passer par une remise en forme de ces histoires d’une façon ou d’une autre. Du coup, les deux personnages des jeunes gens sont en fait la cristallisation de tout un tas de témoignages, de rencontres, d’observations incarnées par un corps qui au départ est relativement étranger, c’est-à-dire : le jeune homme qui témoigne à la fin a vécu en partie des épisodes similaires dans sa vie mais pas complètement, a voulu participer au film parce que son père a vécu la même histoire qu’Amor et donc s’est impliqué d’une façon, voilà, mais on peut dire que c’est un acteur, quasiment, même si pour moi c’était beaucoup plus compliqué que ça parce que ça a été un va-et-vient permanent parce qu’il est venu souvent avec moi dans le quartier pour voir les choses, voir comment ça se passait. Les quelques séquences où il travaille, il a réellement passé trois jours à travailler avec les ouvriers sur le chantier. Et l’autre jeune homme, en fait, les gens que j’ai, certaines personnes qui se sont occupées d’organiser cette occupation, ont bien voulu me raconter des choses mais m’ont dit que c’était à moi de trouver une solution, si je voulais parler de ça je pouvais en parler mais de façon relativement large sans donner des noms, sans qu’ils apparaissent à l’image et donc, j’en ai parlé à cet ami qui a le même type d’activités dans une autre ville et qui connaît cette pratique, c’est-à-dire comment on explore un lieu comme ça, comment on l’ouvre… Et donc il a accepté de venir avec moi passer un temps pour réincarner mais un peu fantomatiquement disons, cette présence-là. » (Séminaire « Pragmatique de la mémoire », Université de Saint-Étienne, 22 avril 2011).

[19] Rappelons que l’acception ranciérienne de la subjectivation politique s’origine dans une distinction fondamentale entre police et politique. Ce que « police » veut dire, c’est d’abord un ordre inégalitaire du sensible qui organise la domination, qui est cette domination même, laquelle s’enracine par conséquent dans un partage entre les corps qu’on voit et ceux qu’on ne voit pas, « ceux dont il y a un logos — une parole mémoriale, un compte à tenir — et ceux dont il n’y a pas de logos » (1995, p. 44). Dans cette mesure, « il y a de la politique parce que ceux qui n’ont pas droit à être comptés comme être parlants s’y font compter et instituent une communauté […] » (ibid., p. 49) « en posant des existences qui sont en même temps des inexistences ou des inexistences qui sont en même temps des existences » (ibid., p. 66). Ainsi la communauté politique tient-elle à l’existence d’une « part des sans-part » : des hommes sans qualité qui, comme le dit Aristote, « n’avaient part à rien », s’approprient le tout de la communauté, la qualité commune  (la liberté pour le démos athénien… le rêve pour les hommes debout) comme qualité propre. « La masse des hommes sans propriétés s’identifie à la communauté au nom du tort que ne cessent de lui faire ceux dont la qualité ou la propriété ont pour effet naturel de la rejeter dans l’inexistence de ceux qui n’“ont part à rien” » (ibid., p. 28). En somme, « l’activité politique est toujours un mode de manifestation qui défait les partages sensible de l’ordre policier par la mise en acte d’une présupposition qui lui est par principe hétérogène, celle d’une part des sans-part, laquelle manifeste elle-même en dernière instance, la pure contingence de l’ordre, l’égalité de n’importe quel être parlant avec n’importe quel être parlant » (ibid., p. 53). Qu’entendre alors par subjectivation politique ? Ceci : « La politique est affaire de sujets, ou plutôt de modes de subjectivation. Par subjectivation, on entendra la production par une série d’actes d’une instance et d’une capacité d’énonciation qui n’étaient pas identifiables dans un champ d’expérience donné, dont l’identification donc va de pair avec la refiguration du champ d’expérience […]. Un mode de subjectivation ne crée pas des sujets ex nihilo. Il les crée en transformant des identités définies dans l’ordre naturel de la répartition des fonctions et des places en instances d’expérience d’un litige […]. Toute subjectivation est une désidentification » (ibid., p. 60).

[20] La subjectivation politique, indique encore Rancière, n’est pas la politisation d’une identité particulière ; elle ne repose ni sur une forme de culture, ni sur un ethos : «[e]lle] présuppose au contraire une multiplicité de fractures séparant les corps ouvriers de leur ethos et de la voix qui est censée en exprimer l’âme » (1995, p. 60).

[21] Nous parlons de quasi-sujet politique pour autant que la refiguration du champ d’expérience à laquelle il doit d’apparaître n’est pas de son fait, mais procède d’opérations proprement cinématographiques.

[22] À propos de La nuit des prolétaires, ouvrage précisément sous-titré « Archives du rêve ouvrier » et consacré aux écrits de ces quelques oubliés de l’histoire qui, de la Révolution de Juillet 1830 jusqu’à la Révolution de 1848, ont choisi de faire de leurs nuits un temps de lecture et d’écriture philosophique et littéraire, Jacques Rancière indique : « Le sujet de ce livre, c’est d’abord l’histoire de ces nuits arrachées à la succession normale du travail et du repos : irruption imperceptible, inoffensive, dirait-on, du cours normal des choses, où se prépare, se rêve, se vit déjà l’impossible : la suspension de l’ancestrale hiérarchie subordonnant ceux qui sont voués à travailler de leurs mains à ceux qui ont reçu le privilège de la pensée » (1981, p. 8).

[23] « La communauté politique est une communauté d’interruptions, de fractures, ponctuelles et locales, par lesquelles la logique égalitaire vient séparer la logique policière d’elle-même. Elle est une communauté de mondes de communauté qui sont des intervalles de subjectivation : intervalles construits entre des identités, entre des lieux et des places. L’être-ensemble politique est un être-entre : entre des identités, entre des mondes… Une communauté politique n’est pas l’actualisation de l’essence commune ou de l’essence du commun. Elle est la mise en commun de ce qui n’est pas donné comme en-commun : entre du visible et de l’invisible, du proche et du lointain, du présent et de l’absent. Cette mise en commun suppose la construction des liens qui rattachent le donné au non-donné, le commun au privé, le propre à l’impropre » (Rancière 1995, p. 186).

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