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Serendipity.

‘- Je suis Mxx, et toi ? – Moi ? Xiiimxv.

Lire une réaction à cet article, par Patrick Rérat.

Image1Le graffiti en tant qu’expression artistique « brute » des villes est un sujet bien connu. Les institutions ont tendance à vouloir les empêcher de proliférer sur leurs murs, soit en déposant une plainte pénale pour dégradation, soit en les combattant à grand renfort de peinture anti-tags, comme l’a annoncé récemment la mairie de Toulouse. Toutefois, il est rare de voir aboutir l’une ou l’autre démarche, étant donné que les auteurs, à moins d’être pris en flagrant délit, ne sont que très difficilement identifiables ou qu’ils ont toujours un coup d’avance sur le nettoyage à la peinture vernie.

Image2Le tag nous interpelle aussi occasionnellement: lorsque la graphie est originale ou le message décalé, drôle voire provocateur; mais, il est plus souvent vécu comme une nuisance par les personnes qui en sont victimes. En fin de compte(s), il faut avouer que nous ne nous attardons que très rarement sur ces hiéroglyphes contemporains. Dans un tel contexte, s’attarder sur un tag mal réalisé sur le mur d’un passage souterrain mal éclairé, perdu dans une banlieue dominée par la présence d’une haute école suisse peut paraître saugrenu.

Image3Considérons un instant le message d’un tel graffiti fait à la va-vite. La faute d’arithmétique est flagrante (surtout à l’entrée d’une École Polytechnique…). Il ne nous reste donc que le message caché, codé derrière ces quelques chiffres et le signe de l’égalité. En d’autres termes, nous ne pouvons compter que sur les arguments d’une double identité : l’une sous la forme d’une question (qui es-tu « 1020 » ?) et l’autre sous la forme d’une affirmation (« 1020 est 13 015 » et vice-versa).

Image4Pour la première partie, l’hypothèse la plus plausible consiste à ramener ces chiffres à leur identité postale. 1020 pour Renens (quartier ouest de l’agglomération lausannoise en Suisse) et 13 015 pour les quartiers nord (15e arrondissement de Marseille en France). En somme, deux morceaux de ville où la forte dynamique urbaine de la périphérie s’oppose de façon radicale à la reconnaissance quasi-patrimoniale de la centralité symbolique de la ville héritée (La Cité à Lausanne et la Canebière à Marseille, respectivement). Les questions que pose l’identification à un découpage administratif ne sont pourtant par si claires, bien que cette hypothèse soit attestée par ailleurs. D’une part, il y a l’idée concernant « la mobilité réduite des pré-adolescents qui débutent l’exploration de leur ville par le pied de leur immeuble » ou encore « l’ouverture symbolique sur la grande cité » (Yves Pedrazzini, cité par le quotidien « 24 Heures » du 24.11.2005) qui dans le cas suisse renvoient à l’image d’un quartier où le lien social jouerait encore un rôle important. Les enfants apprennent rapidement leur adresse et le numéro postal de leur commune, mais comment peut-on passer d’une chose aussi abstraite à un étendard identitaire ? Qu’y a-t-il de plus éloigné de la notion d’identité que l’appartenance à un découpage administratif propre à la distribution du courrier ? La recherche d’un identifiant simple peut-être.

Image5D’un autre côté, accepter l’assimilation d’une identité à un numéro postal ne suffit pas à justifier la deuxième identification, celle de la parenté entre des jeunes appartenant à deux mondes éloignés de quelque 600 kilomètres. Quels liens d’amitié entretiennent les jeunes Vaudois avec les jeunes Marseillais ? En d’autres termes, les 1020 ont-ils besoin des 13 015 pour exister ? Ou, inversement, un jeune plaisantin marseillais considère-t-il Renens comme l’équivalent de sa « zone » ?

Image6Loin de toute importance relative de l’agglomération marseillaise par rapport à sa petite voisine lausannoise, il nous faut chercher dans ce que ces deux quartiers périphériques ont en commun: banlieues délaissées, viviers du hip-hop francophone — tels que Iam, Sens Unik et Mxx (1020 en chiffres romains…). Bref, tout concorde, mais est-ce suffisant ? L’assimilation de l’identité à un quartier, dans le contexte suisse, où les cités sont trop rares, peut combler ce manque de « territoire » et permettre, par le biais d’un numéro postal, un mode d’identification fort. Ajoutons à cela l’utilisation d’un référant marseillais par des jeunes banlieusards vaudois pour donner un air métropolitain à une action ultra-locale. La ville et l’imaginaire qui l’accompagne sont largement plus forts que les frontières. Le support mural devient le parchemin sur lequel on signait jadis des pactes calligraphiés d’amitié éternelle. L’urbanité relative de ces deux morceaux de ville nous prouve grâce à une nouvelle équation, certes fausse, mais si riche de sens, que nous sommes peut-être en présence d’une forme d’identité postale de l’amitié franco-suisse.

Image7Ce bref message dépasse donc de loin les accords de libre-échange puisqu’il laisse la porte ouverte à une reconnaissance de l’altérité comme ciment de notre propre identité. « Je est un autre » écrivait Arthur Rimbaud ; ces graffiti « étant l’expression passionnée de la vie, [ils] ont pour fonction de nous mettre devant la vie dans un état passionné » lui répondrait Charles Ferdinand Ramuz. Enfin, quand la Mèbre rencontre le Rhône « le soleil me fait chanter » conclurait Frédéric Mistral.

Ps. À l’heure où paraît cet article, la térébenthine a commencé son effet dévastateur sur cette inscription. Je suis heureux de pouvoir lui donner une seconde vie virtuelle, ainsi qu’à son message.

Photos : taggeurs arithméticophobes ou -philes qui ont oublié de signer leurs œuvres ; il s’agit peut-être d’« Émile Vain », qui est amoureux de « Thérèse Milkinz » ; images prises à l’entrée du Tsol de la station Epfl (ligne M1), février 2006. © Eduardo Camacho-Hübner.

Abstract

Le graffiti en tant qu’expression artistique « brute » des villes est un sujet bien connu. Les institutions ont tendance à vouloir les empêcher de proliférer sur leurs murs, soit en déposant une plainte pénale pour dégradation, soit en les combattant à grand renfort de peinture anti-tags, comme l’a annoncé récemment la mairie de Toulouse. ...

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Authors

Eduardo Camacho-Hübner

Urbaniste et ingénieur civil spécialisé dans la mobilité et les transports, Eduardo Camacho-Hübner fait partie du laboratoire de systèmes d’information géographique à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (Suisse). Ses recherches portent sur l’épistémologie de la composante temporelle de la ville et du territoire. Il a travaillé sur la déconstruction du mythe des politiques urbaines temporelles. Ses recherches actuelles portent sur la création d’une interface entre géomatique et morphologie urbaine, en proposant un formalisme interprétatif fondé sur les concepts de forme, d’événement et de durée comme moteurs des processus morphogénétiques.

Partnership

Serendipity.

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