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Serendipity.

Des géographies queers au-delà des genres et des sexualités ?

Le terme de queer geography est employé depuis la fin des années 1990. Il a fleuri dans les recherches en géographie anglophone alors qu’il apparaît timidement dans la géographie francophone. Il est cependant porté par des chercheur-e-s [1] reconnu-e-s dans le champ des sciences humaines et sociales en France, comme Marie-Hélène Bourcier ou Beatriz Preciado. Lors de la parution de Mapping Desire, pierre angulaire du champ de la géographie des sexualités, les expressions queer et queer space étaient déjà évoquées et rapidement définies (Bell et Valentine 1995).

À l’origine, le terme queer était une insulte violente à l’encontre des personnes homosexuelles, transsexuelles ou transgenres. Il dénotait alors une certaine déviance d’un individu aux des normes sexuelles et genrées. Comme d’autres insultes, le terme a été repris comme signe d’empowerment [2] par une partie des communautés homosexuelle et trans [3] lors de leurs combats pour l’acquisition de droits équivalents à ceux des hétérosexuel-le-s. Il porte donc une connotation politique forte. Aujourd’hui, la signification du terme queer varie selon l’échelle à laquelle on l’utilise. À petite échelle, il est synonyme de « non hétérosexuel ». La théorie queer s’oppose alors à l’hétéronormativité de la société. Mais elle s’oppose aussi à la construction d’homonormativités aussi violentes et excluantes que l’hétéronormativité (Browne 2006). Le terme queer s’oppose alors directement à celui de gay, devenu synonyme d’homme blanc homosexuel de classe aisée, développant un rapport particulier au corps esthétisé et fantasmé. Une première ambiguïté déjà évoquée par Kath Browne (2006) apparaît problématique puisque le terme « queer » s’accorde à la fois à un mouvement théorique et académique, et à un mouvement politique militant. Existe-t-il des liens entre les théories académiques d’une part et les milieux politiques, artistiques et contre-culturels queers d’autre part ? Enfin, à plus grande échelle, des individus, associations ou communautés organisent des événements et font vivre des lieux queers qui ont leurs spatialités et leurs temporalités propres bien qu’étant surtout concentrés dans les espaces urbains.

La définition du terme queer semble donc complexe, mais son évolution éclaire le passage progressif d’une géographie des homosexualités à la multiplicité des géographies des sexualités alternatives. Il faudra d’ailleurs bien se garder de choisir une des définitions ou des échelles citées, et plutôt veiller à conserver le palimpseste des significations tout en contextualisant les usages qu’on en fait. Après cette première définition succincte, je m’interrogerai sur la raison pour laquelle l’approche des géographies des sexualités est de plus en plus délaissée au profit de celle des géographies queers. Pour répondre à cette question, j’étudierai, dans un premier temps, les origines des géographies queers, puis je montrerai comment elles aident à penser différemment les rapports aux genres et aux sexualités. Enfin, je mettrai en évidence les questionnements culturels, sociaux et politiques que dévoilent les nouvelles géographies queers. Pour enrichir cette synthèse, il sera également intéressant de mettre en comparaison les développements différents des courants anglophones et francophones.

A priori, rien de plus anti-queer que d’utiliser une méthodologie classique et dialectique pour explorer la prolifération des géographies queers. Pourtant, par souci de clarté, et dans le but de faire découvrir ces recherches, j’opterai exceptionnellement pour ce type d’écriture. De la même manière, cet article ne prétend pas présenter l’exhaustivité des recherches, mais a pour but de montrer, en s’appuyant sur des exemples précis, des logiques propres aux géographies queers.

Des géographies des sexualités aux géographies queers.

Les origines des géographies du genre et des sexualités.

L’utilisation du terme « queer » peut apparaître comme profondément révolutionnaire par son apport critique. Or, ce qu’on a rapidement appelé « la théorie queer » se développe dans le sillage de plusieurs courants épistémologiques forts de la fin du 20e siècle, à savoir le postmodernisme et le féminisme.

Les approches queers et postmodernes ont toutes deux en commun de déconstruire de manière systématique les catégorisations, et à plus forte raison les binarités. Elles s’attaquent aussi à la normativité. En effet, la filiation entre ces courants peut se faire par le recours au même corpus de la French Theory [4] (Bourcier 2012, Cusset 2005). En géographie, cet élan postmoderne est repris par des chercheur-e-s aujourd’hui reconnu-e-s (Collignon 2001, Dupont 1999, Harvey 1989, Minca 2001, Soja 1989). Jusqu’ici rien de très queer, me direz-vous ? Pourtant, cette déconstruction des catégories est bien à la base de ces théories. Judith Butler, proclamée égérie du mouvement théorique queer malgré elle, s’ancre également dans un héritage postmoderne lorsqu’elle écrit Gender Trouble (1990), ouvrage devenu incontournable. Les sciences sociales françaises ont moins été marquées par ce courant postmoderne qui a traversé et bouleversé les campus nord-américains (Cusset 2005). Paul Claval, vu comme l’un des passeurs du courant postmoderne pour la géographie française, prend rapidement ses distances par rapport à ce courant. Dans une synthèse sur le postmodernisme, il affirme qu’il risque « de ne plus s’attacher qu’aux discours, celui sur les femmes, celui sur les homosexuels ou sur celui sur les races, et à prêter aux mots un pouvoir d’enfermement et de détermination qui masque le réel » (1992, p. 19). Paul Claval met en doute l’utilité des études concernant les discours minoritaires. Il parle de surcroît d’un discours à propos des minorités, sans envisager qu’il peut s’agir d’un discours des minorités produit par les minorités. C’est précisément ici que l’on peut séparer le postmodernisme tel qu’il est conçu et pensé en France de la théorie queer.

Mon positionnement, en tant que chercheur-e queer, va à l’encontre de son affirmation. L’étude des minorités et des discours minoritaires permet de faire un pas de côté qui éclaire différemment les normes de la société et questionne ainsi leur présupposée naturalité. Il est aussi important d’envisager la manière dont cette théorie, déplacée dans le contexte français, sera en mesure de dépasser les réticences républicaines qui mettent en avant un combat contre les « communautarismes » identitaires minoritaires. Les géographes ancré-e-s dans le tournant culturel défendent cependant dès le début des années 2000 les apports du postmodernisme dans le cadre des études de genre et de sexualités (Collignon et Staszak 2004, Dupont 1999, 2001, Hancock 2011, Staszak 2001). Béatrice Collignon et Jean-François Staszak l’expriment dans un article qui a fait suite au fameux débat sur l’intérêt du postmodernisme à l’Espace géographique. Tou.te.s deux affirment que la géographie postmoderniste se caractérise par de nouvelles approches. En invoquant l’intérêt de l’étude des « quartiers homosexuels », ielles précisent : « On ne peut comprendre l’existence du quartier gay sans partir d’une interrogation sur ce que c’est qu’être homosexuel, sans déconstruire les catégories homo-/hétérosexuel » (2004, p. 40-41).

Il serait cependant incorrect de dire que le postmodernisme est la seule origine des géographies des sexualités et des théories queers ; les théories féministes sont pour beaucoup dans la définition du positionnement queer. On oppose de manière bien trop abrupte les théories queers et féministes. Les premières rompraient avec les secondes qui ne seraient pas capables de voir la diversité des genres. Les secondes reprocheraient aux théories queers de dépolitiser les questions de genre en taisant ou en ignorant les rapports de domination existants [5]. Il me semble important de dépasser ces binarités, qui résultent souvent de caricatures croisées des différentes théories féministes et queers.

La pluralité, si ce n’est la prolifération, des mouvements de pensée féministes et queers est grande (Bourcier 2011a, Dorlin 2008). Certaines de ces oppositions s’ancrent sur des incompréhensions et des erreurs de traduction entre différents vocabulaires théoriques. La performance [6] ainsi que la performativité [7] d’un genre non hétéronormé accomplie par un individu ne sont pas une fin en soi puisque la théorie queer revendique la prolifération des genres. Cela n’implique pas la transgression d’un seul individu, mais d’une multiplicité. La deuxième incompréhension est de considérer que les théories queers ont pour unique fin cette prolifération des genres et des sexualités. Elles ont en fait un sens politique fort et radical : rendre la société incapable de dire les genres, rendre les normes de genre et de sexualité illisibles, libérer la parole et la nuancer par la polyphonie que ces performances et ces performativités (non obligatoires) peuvent engendrer. Enfin, malgré le dialogue difficile entre ces théories et leurs partisan-e-s, certains buts sont les mêmes pour certain-e-s féministes et certain-e-s queers bien qu’ils ne soient pas exprimés avec le même vocabulaire ni avec les mêmes références théoriques. De fait, quelle est la proposition alternative à la prolifération des genres pour « abolir le genre » ? La prolifération des genres peut se comprendre comme un moyen de déstabilisation et comme une transition vers une autre réalité sociale.

À l’inverse, les chercheur-e-s travaillant dans une approche queer remettent parfois en cause certaines influences des féministes. Marie-Hélène Bourcier et Elsa Dorlin reprochent aux féministes (de la première vague) d’avoir homogénéisé, voire universalisé la catégorie femme et d’avoir oublié que toutes les femmes ne sont pas blanches et bourgeoises (Bourcier 2005, Dorlin 2008). Il n’empêche que les militant-e-s et universitaires queers utilisent des apports des théories féministes, à l’exemple du concept d’« intersectionnalité » développé par Kimberlé Crenshaw, s’apparentant au courant du Black feminism (Crenshaw 1991). Les concepts de consubstantialité et de coextensivité des rapports sociaux développés par Danièle Kergoat (2012) sont également de plus en plus repris, malgré le fait que ces deux auteur-e-s ne s’ancrent pas dans un cadre de pensée queer. L’un des reproches les plus récurrents faits aux théories queers par les féministes matérialistes est de ne se focaliser que sur les identités et le rapport aux normes. Pourtant, dans Feminism is queer (2010), Mimi Marinucci explique de manière convaincante les filiations entre théories queers et féministes en montrant que « la critique du raisonnement binaire construite par la théorie queer reconnaît toutes les formes d’oppression comme faisant partie d’une logique de domination [8] » (p. 107). Il existe un bon nombre de représentantes des géographies féministes dans le monde anglophone [9]. La continuité entre théories féministes et queers y est donc plus sensible que dans des approches francophones plus radicalement opposées. De fait, les théories féministes et queers se sont côtoyées dans le monde anglophone alors qu’en France et au Québec, la théorie queer est apparue comme une alternative au féminisme matérialiste. Aujourd’hui, plusieurs chercheur-e-s — dont je fais partie — pensent que ces approches ne sont pas antinomiques et n’hésitent plus à parler de « féminisme matérialiste et queer » (Noyé 2014) ou même de « marxisme queer » (Floyd 2013). L’étude des origines des théories queers nous invite maintenant à analyser la manière dont elle se fait peu à peu une place dans le champ des géographies des sexualités.

L’essor des géographies des homosexualités.

Les études gays et lesbiennes ont permis de déconstruire progressivement l’hétéronormativité des sociétés et des lieux, reflets des pratiques sociales et culturelles. Ces premières études ont très bien été synthétisées dans Mapping Desire (Bell et Valentine 1995). Cet ouvrage polyphonique a permis d’exposer des auteurs devenus les références du champ de la géographie des sexualités [10]. Cet ouvrage novateur a permis de lancer des pistes de réflexion sur la vie et les spatialités de différentes minorités sexuelles (gay, lesbiennes, bisexuels) dans différents espaces (urbain, rural, espace domestique, espace de travail). Ces travaux sont plutôt centrés sur les identités sexuelles et les espaces de résistance créés pour faire face à l’hétéronormativité de l’espace public.

En France, ces thématiques ont, dans un premier temps, eu du mal à émerger. Marianne Blidon (2007) est la première à défricher le champ. Elle s’intéresse aux trajectoires et parcours géographiques des gays et lesbiennes au cours de leur vie ainsi qu’au quartier gay du Marais. Plusieurs chercheur-e-s ont ensuite étudié les pratiques spatiales des gays et des lesbiennes, la plupart du temps à Paris. Ces travaux donnent une bonne idée des pratiques de l’espace parisien des gays et des lesbiennes ainsi que des représentations de ces pratiques par les hétérosexuel-le-s et par les homosexuel-le-s. Ils montrent que les hétérosexuel-le-s se représentent l’espace parisien comme un espace où les contacts possibles entre les gays, et a fortiori les lesbiennes, sont bien plus limités que ce qu’ils imaginent (Cattan et Leroy 2010). Cela permet de mettre à jour les stratégies des homosexuel-le-s dans l’espace public et de déterminer des espaces favorables et moins favorables à leur présence (Blidon 2010, 2011, Jaurand et Leroy 2010, 2011). Les travaux sur les lesbiennes sont moins nombreux ; Nadine Cattan et Anne Clerval montrent que le rapport à l’espace n’est pas le même chez les gays et chez les lesbiennes. Plutôt qu’affirmer une invisibilité totale des lesbiennes dans l’espace parisien, elles proposent une lecture réticulaire de l’espace lesbien. Ainsi, les soirées festives deviendraient plus nombreuses que les lieux fixes. Elles concluent cependant sur le besoin de recréer des lieux de sociabilité fixes (Cattan et Clerval 2011).

Ces dernières années, le sens du terme « queer » est discuté par certains géographes revendiquant la pertinence d’une géographie queer comme un dépassement des insuffisances du courant de la géographie des sexualités qui ne percevrait pas la fluidité [11] des genres.

Remise en cause de l’approche des géographies des sexualités.

Nathalie Oswin [12] réfute la définition de « queer space » proposée par les géographes des sexualités du milieu des années 1990. Elle prend pour exemple la définition donnée dans l’ouvrage Mapping Desire et s’oppose plus particulièrement aux géographes David Bell, Gill Valentine et Jon Binnie. Elle leur reproche d’utiliser la définition d’« espace queer » comme synonyme d’« espace homosexuel ». Or, cette définition a occulté une définition plus spécifique. Oswin (2008) explique comment l’appropriation de l’espace par des populations bisexuelles, transsexuelles et trans etc., et non plus seulement gays et lesbiennes, donne les moyens de déconstruire les catégories par lesquelles sont traditionnellement pensés le genre et les sexualités. Les géographies queers doivent ainsi aller au-delà des dichotomies homosexuel-le/hétérosexuel-le, homme/femme, espace public/espace privé, dominant/dominé… Elles ont pour but d’étudier les lieux et les communautés qui résistent à différents types de normativités (révélatrices de rapports de pouvoir et de domination) et de voir comment, par quelles actions politiques, sociales et culturelles, elles le font. Nathalie Oswin prône d’une certaine manière une étude au-delà des genres et des sexualités. La nouvelle définition de l’espace queer qu’elle propose permet de voir se dessiner deux évolutions. La première est un élargissement des thématiques en n’étudiant plus seulement les homosexualités (les gays et les lesbiennes), mais aussi les personnes trans, les homosexualités non homonormées et les hétérosexualités non hétéronormées pour pouvoir déconstruire les dichotomies citées plus haut. La deuxième évolution est l’ouverture faite aux autres champs de la géographie. Les géographies queers ne sont pas seulement des géographies des sexualités, mais aussi des géographies culturelles, sociales et politiques, comme on le verra dans la dernière partie de cet article.

Les géographies queers : de nouvelles pistes thématiques et méthodologiques.

Étudier l’entre-deux des genres et des sexualités.

Kath Browne (2006) est l’une des premières à développer une définition différente du queer. Loin de vouloir seulement signifier « homosexuel-le » ou LGBT [13], elle insiste sur la puissance avec laquelle ce terme permet de critiquer les géographies des sexualités. Les géographies queers déconstruisent la dichotomie hétérosexuel-le/homosexuel-le en étudiant celleux qui y dérogent. Kath Browne remet également en question l’opposition simpliste Self/Others (« nous/eux »), mais elle explore aussi les limites du queer. Elle explique que donner l’adjectif « queer » à un courant politique risque de solidifier, d’homogénéiser et de « déqueeriser » les milieux queers en normalisant leur discours. Elle pose également la pertinente question de la manière dont un-e chercheur-e peut définir les populations étudiées comme queers. Doit-on s’intéresser aux personnes qui semblent revêtir les attributs des théories queers, celles qui se revendiquent comme telles, ou bien les deux ?

La partie la plus évidente des géographies queers semble être celle qui consiste à s’intéresser aux sexualités et aux genres perçus comme fluides. Comment cette fluidité peut-elle prendre place dans l’espace et existe-t-il des lieux autorisant l’expression de cette différence ? Catherine J. Nash et Alison Bain (2007) ont par exemple étudié les espaces queers considérés comme différents du quartier gay. Elles ont notamment étudié les saunas lesbiens de Toronto. Elles montrent comment les militants queers organisent en conscience des événements permettant de faire se rencontrer ces lesbiennes. Catherine Nash s’intéresse également au milieu trans de la ville. Elle montre comment des trans FtM [14] se sentent plus à l’aise dans des lieux queers que dans des lieux gays trop homonormés. Cette étude est très intéressante parce qu’elle met en avant l’existence de lieux queers ayant une spatialité propre, différente de la territorialisation des lieux gays.

Dans cette perspective, j’ai décidé dans ma propre recherche doctorale d’étudier les lieux queers parisiens et montréalais en montrant leur aspect réticulaire et peu connecté aux quartiers gays. J’ai découvert que les lieux et événements queers ne se situaient pas dans le quartier gay ; ils se construisent même en opposition aux normes gays. Le plus souvent, ces lieux ne sont pas des bars ou discothèques fixes, mais des lieux éphémères, des soirées se déroulant dans des lieux différents à chaque nouvelle édition. À Montréal, ces soirées queers se déroulent même parfois dans des lieux privés, particulièrement lorsqu’il s’agit de soirées de performances. Le manque d’espace des appartements parisiens empêche ce type d’initiative. Puisqu’il est difficile de créer des lieux fixes queers, comme cela a pu être le cas dans l’histoire des lieux gays, le lieu incontournable pour détenir l’information concernant les milieux et événements queers est devenu Internet et plus précisément des réseaux sociaux virtuels comme Facebook, qui permettent de créer un événement en précisant le lieu de rendez-vous et la description de la soirée. Facebook a remplacé la distribution de flyers à la sortie des bars et boîtes gay du Marais à Paris ou du Village à Montréal.

D’autres chercheur-e-s se sont intéressé-e-s à l’étude des hétérosexualités non normatives. Phil Hubbard (2011) remet en cause l’idée que l’hétérosexualité soit un tout homogène. Comme pour les homosexualités, il montre qu’on devrait plutôt parler au pluriel des hétérosexualités. De plus, l’espace hétérosexuel est toujours considéré comme un espace dominant et normatif. Pourtant, il a montré, en travaillant sur les lieux et quartiers de prostitution, que tout n’est pas si simple. Certains modes de vie hétérosexuels sont reconnus par la société pour être moraux et appropriés. D’autres sont au contraire définis comme immoraux et sortants des normes. Ils sont aussi parfois définis comme des perversions (prostitution, SM, fétichisme…). La théorie queer, en soutenant la fluidité entre les différentes sexualités et les rapports au genre, est donc aussi importante dans l’étude des sexualités hétérosexuelles. Elle permet d’introduire la fluidité dans les représentations des pratiques hétérosexuelles, mais elle déstabilise aussi la dichotomie hétérosexualité/homosexualité.

À l’inverse, il faut aussi concevoir que les homonormativités existent et qu’elles peuvent être dominantes, visibles et excluantes dans les espaces non hétéronormés. Il faut différencier « hétérosexualité » et « hétéronormativité » ainsi qu’« homosexualité » et « homonormativité ». Les nouvelles recherches dans le champ des géographies queers se dirigent vers ces nouvelles thématiques. Mais de tels sujets remettent également en question les manières de produire les savoirs.

Production des savoirs et méthodologies queers.

Les théories queers, dans une perspective déconstructiviste et de prolifération des catégories non essentialisées, ont permis une déconstruction des méthodes de recherche en sciences humaines et sociales. L’ouvrage Queer Methods and Methodologies (Browne et Nash 2010), dirigé par deux géographes, insiste sur la forte propension à utiliser des méthodes qualitatives, particulièrement l’ethnographie. Les auteur-e-s des articles de l’ouvrage insistent bien sur la nécessité de queeriser [15] cet outil au passé patriarcal et ethnocentré. Ielles insistent notamment sur la prise en compte des désirs dans la recherche.

L’aspect rhizomatique de la recherche est mis en avant par plusieurs auteurs [16]. Il n’existe pas de vision linéaire du terrain et de l’après-terrain. Le savoir se produit aussi bien sur le terrain qu’à l’extérieur. En utilisant cette notion de rhizome, les auteurs se réfèrent à Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui rejettent tous deux l’idée d’un sujet indépendant. Ils voient plutôt l’« individu » comme une multiplicité connectée à d’autres multiplicités. Partant de cette multiplicité et de cette prolifération du sens du terme queer et des sexualités, les méthodes doivent à leur tour être foisonnantes pour créer des méthodologies queers originales et innovantes, des « méthodologies de flibustier » [17] (Halberstam 1999).

Les méthodes utilisées et plus largement la méthodologie mise en place par les chercheur-e-s queers sont fonction de leur positionnement personnel, social, culturel et politique. La différence entre les chercheur-e-s qui travaillent sur les questions de genre et de sexualités et les autres est la tendance à demander aux premiers de constamment se justifier sur leur rapport au terrain. Il n’est donc pas rare qu’un-e chercheur-e homosexuel-le, queer ou trans soit renvoyé-e à son rapport à la sexualité sur son terrain, le but de cette remarque étant souvent de discréditer son travail de recherche. Ainsi, face à l’injonction académique de se positionner face à son terrain, la dimension affective et érotique du terrain des géographes queers ne peut pas être séparée du reste du travail de recherche, a fortiori lorsqu’ielles s’intéressent à des terrains où les sexualités s’expriment explicitement dans le cadre de performances corporelles ou de discours queers militants. Alison Rooke (2010) fait référence aux relations à connotation sexuelle, ou érotique, qui peuvent se lier avec des enquêté-e-s (joutes verbales, situations de flirt, incitations sexuelles…). Les relations sexuelles entre le/la chercheur-e et les enquêté-e-s sont considérées comme un tabou alors qu’elles existent de fait, y compris d’ailleurs lorsque les géographes ne fréquentent pas un terrain où la sexualité n’est pas au centre de l’étude. Combien de géographes ont en effet noué des relations affectives, sexuelles et/ou conjugales sur leur terrain ? La relation affective se traduit plus généralement par l’empathie développée pour les personnes enquêté-e-s. Jamie Heckert (2010) analyse sa propre recherche et explique comment il donne autant qu’il reçoit en écoutant simplement ce que les gens ont à raconter. Il est donc important d’interroger les relations érotiques et affectives entre chercheur-e-s et informateur-e-s et de définir comment cela peut déplacer les frontières entre eux. L’ethnographie ainsi queerisée accroît nos connaissances des sexualités queers en reconnaissant la co-construction de l’expérience de recherche sur le terrain. La nouvelle perspective de recherche initiée par les recherches queers sur les liens affectifs entre chercheur-e-s et informateur-e-s mériterait d’ailleurs de se diffuser dans les autres champs de la géographie et des sciences sociales.

La démarche réflexive est devenue incontournable dans la plupart des sciences sociales et de plus en plus de géographes y font référence (Blidon 2008, Calbérac 2010, Volvey 2012). Les théories des savoirs situés sont également très utilisées dans le cadre des méthodologies queers [18]. Elles permettent à la fois de montrer qu’aucune science n’est universelle, mais qu’elle est toujours fonction de son contexte de production tout en faisant du positionnement individuel des chercheur-e-s au sein des rapports de domination et de pouvoir une force et un atout plutôt qu’un biais qui invaliderait la recherche. Ainsi l’objet de la scientificité d’une recherche réside aussi dans l’explicitation du positionnement de son auteur-e.

Cependant, les études queers posent avec encore plus d’acuité la question de la limite à la nouvelle injonction à la réflexivité. Jusqu’où implique-t-on l’intime dans la recherche ? Jusqu’où doit-on se situer ? Cela a-t-il un sens s’il ne s’agit que de réécrire, de redonner une téléologie à l’histoire de la recherche ou des chercheur-e-s ? Il faut différencier deux types de réflexivité : la réflexivité du chercheur et la réflexivité de la recherche. L’une n’exclut pas l’autre, mais certaines conclusions peuvent faire partie d’une démarche réflexive pour soi alors que les éléments nécessaires à la recherche relèveraient d’une réflexivité pour les autres (Blidon 2008, Browne et Nash 2010). L’intérêt est de confronter les deux réflexivités.

Comme je viens de le montrer théoriquement, les chercheur-e-s dans le champ des géographies du genre et des sexualités sont très tôt poussé-e-s à se positionner par rapport à leur terrain. C’est donc assez logiquement que je me suis intéressé-e à la manière dont je pouvais faire preuve de réflexivité dans mon travail. Cet exercice s’est avéré déstabilisant, mes questionnements étaient souvent abyssaux jusqu’au moment où j’ai accepté le fait que se situer demandait de renoncer à l’universalité de ma recherche et de prendre position. J’ai personnellement eu recours à l’observation participante dans les milieux queers qui m’a permis de les découvrir et d’en faire petit à petit mon milieu de vie personnel. La situation inconfortable d’avoir l’impression d’être sur mon terrain alors que j’étais en repos était déstabilisante et faisait se croiser mes questionnements réflexifs et éthiques : puis-je noter ce dont mes ami-e-s me parlent ? Est-il légitime de « discuter » avec ces personnes de ma thèse, autrement dit de les faire participer à l’élaboration de ma recherche, alors que je serai seule à publier des articles et à écrire ma thèse ? Ou la question beaucoup plus classique : suis-je réellement légitime pour parler de ce milieu ? Puis-je vraiment me considérer comme insider alors que je ne fréquente ce milieu que depuis deux ans ?

Toutes ces questions m’ont amené-e à réfléchir à ce rapport insider/outsider [19]. Nous ne sommes toujours que des insiders partiel-le-s parce que différents niveaux de normes et d’identifications (sociales, culturelles, politiques…) peuvent nous permettre de comprendre ou de nous faire comprendre de quelqu’un. C’est cet espace d’entre-deux, cette différence entre moi et l’autre qui constitue un site possible pour des savoirs situés et partiaux. Ces connaissances peuvent être mutuellement constituées et produites (Haraway 1991).

Des géographies queers engagées.

Les chercheur-e-s ne sont pas isolés du reste de la société, ielles y prennent part en défendant leurs convictions propres. Les chercheur-e-s en études féministes ou queers ont une affinité avec les idées défendues par les mouvements militants qui s’y rattachent (Browne et Nash 2010). Ielles sont toujours obligé d’expliquer en quoi leur implication militante ne dégrade pas la qualité de leur travail. L’engagement du/de la chercheur-e peut se faire à deux niveaux : dans le cadre de l’académie, le/la chercheur-e doit toujours prouver la légitimité de sa recherche et de son sujet ; dans le contexte militant, son appartenance au monde universitaire, sa participation aux actions qu’iel étudie sont aussi remises en question. Le/la chercheur-e est très souvent en porte à faux-par-rapport à ces deux milieux parfois antagonistes. Effectivement, apparaître comme un-e chercheur-e militant-e n’est pas toujours accepté dans le milieu universitaire. Mais ne pas l’être quand on étudie ce type de milieu peut aussi poser un problème de légitimité pour les personnes qu’on interroge (Dunezat, 2011). L’étude des milieux queers est significative dans ce domaine.

Ce dernier argument permet de comprendre que le niveau d’analyse qui consiste à étudier la multiplicité des genres et des sexualités n’est en fait pas le cœur du renouveau des théories queers. On vient de voir que les études queers revêtent des dimensions politiques. Elles ne peuvent pas non plus être isolées du monde social et culturel dans lequel elles prennent racine. Les théories queers de la deuxième vague (Bourcier 2011), s’appuyant sur des théories féministes, cherchent à remettre en question le système hétéro-patriarcal, mais aussi à déconstruire tous les systèmes de domination. C’est la raison pour laquelle les géographies queers doivent aller au-delà des questions de rapport aux genres et aux sexualités, et revendiquer plus largement une appartenance aux géographies culturelles, sociales et politiques.

Des géographies queers culturelles, sociales et politiques.

Des géographies intersectionnelles.

Les géographies des sexualités peuvent aussi être queerisées par une perspective intersectionnelle. Il ne faudrait pas surestimer le caractère critique de la seule déconstruction des identités et identifications sexuelles. En effet, cette « théorie queer première vague » (Bourcier 2005) contient en elle-même une part de reproduction des normes de la société qu’elle critique et dont elle reproduit des rapports de pouvoir et de domination. C’est une autre manière de brouiller des frontières sexuelles, mais aussi sociales, culturelles et raciales. Alison Rooke insiste sur le fait que l’ethnographie queerisée requière une méthodologie qui porte attention à la performativité du soi : « un soi genré, sexué, sexualisé, classé et doté d’un âge dans le processus de recherche » (2010, p. 28). Andrew Gorman-Murray, Lynda Johnston et Gordon Waitt (2010) s’intéressent plus particulièrement à l’importance de l’ethnicité, du contexte postcolonial et des trajectoires de vie.

Le fait de parler uniquement de la sexualité pour expliquer le parcours des personnes serait une erreur ; ce serait un nouveau moyen d’invisibiliser les rapports de domination. Comment mettre en avant tour à tour ou simultanément sa classe ou/et sa sexualité et/ou son appartenance culturelle ou ethnique ? Si on se réfère à l’article de Catherine J. Nash et Alison Bain (2007) sur les saunas lesbiens, on s’aperçoit que les lieux queers sont loin d’être des lieux sans normes ou au-delà des normes. Si ces lieux permettent de déconstruire les notions de masculinités, de féminités, d’hétérosexualités et d’homosexualités, les normes sociales, raciales et culturelles sont encore peu interrogées. Or, les milieux trans reprochent aux milieux queers (particulièrement les milieux artistiques, de performances) de reproduire une socialisation blanche et de classe moyenne (Bain et Nash 2007). Ce sont des milieux qui ne sont donc pas forcément aussi ouverts que leurs discours les présentent ; les transgressions spatiales n’ont pas toujours de réelle portée sociale (Oswin 2008).

D’une certaine manière, la dilution des lieux queers dans l’espace urbain pourrait être vue comme une queerisation de l’ensemble de l’espace. Mais quelle est la portée d’une transgression invisible dans l’espace public ? Jackie Gabb (2001) parle des vies quotidiennes des classes moyennes. Elle mène une étude sur les homo-parents d’origine ouvrière ou de la classe moyenne pour montrer les complexités, les complications et les intersections de classes et de sexualités en montrant que si les notions de sexualité et de classe peuvent être expérimentées par ces personnes comme fluides pour certaines, elles peuvent aussi être perçues comme inégales et restreignantes pour d’autres (Gabb 2001). Cela implique de travailler sur ces intersections et d’interroger les enquêté-e-s à ce propos. Dans le cadre des sexualités, venir d’une classe différente peut être synonyme d’expériences différentes, de pratiques spatiales différentes dans les vies quotidiennes des personnes LGBT. Les personnes interrogées font elles-mêmes des interconnexions entre leur vie, leurs identifications genrées, leurs sexualités et leurs identifications sociales. L’endroit où on se positionne dans la société à un moment précis, les lieux que l’on fréquente ainsi que le chemin parcouru pour y accéder sont déterminants. La sexualité et la manière de l’assumer ont un rôle à y jouer.

Mais au-delà de la prise en compte de la classe, il ne faut pas oublier, dans la lignée du Black feminism, de prendre en compte l’appartenance ethnique des queers of color. Certains lieux peuvent être définis non seulement par l’identification à la sexualité, mais aussi par rapport à une appartenance culturelle ou ethnique. Lorena Munoz (2010) a, par exemple, étudié les femmes queers latino dans le paysage urbain des rues de Los Angeles.

Comme l’explique Nathalie Oswin, queeriser notre analyse va au-delà de l’étude des vies des personnes queers, « queeriser notre analyse nous aidera de surcroît à positionner la sexualité dans des constellations de pouvoir aux multiples facettes » (2008, p. 100).

Au-delà des normes : des géographies queers matérialistes.

Les géographies queers ne doivent pas non plus rester au simple niveau des normes et des questions identitaires. Si ces deux thématiques sont importantes dans l’approche queer, la nouvelle vague queer a des approches plus matérialistes (Bourcier 2005). Elles ne doivent pas se séparer des problématiques identitaires, mais plutôt emboîter les échelles pour travailler aussi bien au niveau des relations de pouvoir interpersonnelles que des rapports de domination structurels. On parle désormais du « tournant matérialiste de la critique queer » (Cervulle et Rees-Roberts 2010). La reprise du matérialisme culturel permet d’appréhender sous différents angles les discriminations et les rapports de domination qui s’ancrent dans nos sociétés. L’analyse des rapports de domination et de pouvoir qui existent entre différents individus et groupes sociaux est mise en avant pour comprendre les sociétés complexes dans lesquelles nous vivons.

Les oppositions que l’on retient classiquement en France entre géographie sociale et géographie culturelle ont, dans les faits, peu de raisons d’être puisque les géographes marxistes anglophones sont les premiers à avoir exploré la dimension critique du postmodernisme. On ne retrouve d’ailleurs pas ce clivage dans le monde de la géographie anglophone, comme l’atteste la crédibilité de la revue Social & Cultural Geography. Les géographies queers se placent donc à l’intersection de la géographie des sexualités, de la géographie critique, de la géographie sociale et culturelle. Mais, finalement, quel pourrait être l’apport d’une géographie queer francophone à ce champ de recherche ?

Le propre d’une géographie queer française.

La géographie queer française est aujourd’hui représentée par un nombre restreint de chercheur-e-s. Je prendrai l’exemple de Rachele Borghi, qui pratique une géographie queer militante en étant à la fois chercheure universitaire reconnue et performeuse en tant que Zarra Bonheur. Cet alias lui permet de transmettre les savoirs géographiques autrement que par l’écriture d’articles scientifiques, en mettant son corps en jeu. Ayant étudié les lesbiennes à Rennes, les performeuses queers européennes, puis le post-porn [20], elle s’inscrit dans une géographie queer engagée ne poussant pas seulement les limites thématiques de la discipline, mais également les manières de faire et de restituer les recherches académiques. À mesure que les géographies des sexualités sont étudiées en licence par leur étudiant-e-s, leur donnant une forme de légitimité, certain-e-s d’entre eux choisissent de se lancer dans de tels sujets dès le Master, permettant d’élargir les réflexions et les études dans des perspectives queers critiques et radicales, mais aussi d’accroître leur légitimité (Borghi, Bourcier et Prieur 2015).

Marie-Hélène Bourcier (2012) explique très bien comment le terme queer a été réapproprié par les militant-e-s et chercheur-e-s français-e-s après leur formation dans le monde anglo-saxon. Le propre du discours queer français serait alors de s’élever contre les logiques assimilationnistes et universalistes de la République française, qui rendent inaudibles les discours des individus et groupes contrevenant à l’hétéronormativité. De fait, si le mariage homosexuel a été autorisé en France en 2012, les questions de la procréation médicale assistée et du statut des personnes trans n’ont toujours pas obtenu de réponse satisfaisante. Par ailleurs, les sexualités minoritaires au sein des milieux LGBT subissent des formes d’homonormativités gays et lesbiennes (Bourcier 2012). Les recherches queer françaises ont longtemps été influencées par la première vague queer (Butler 1990, De Lauretis 2007, Sedgwick 1994). Ces textes ont été traduits jusqu’à 15 ans après leur parution. Ainsi, la traduction culturelle s’est produite dans des contextes très différents ; alors que le queer première vague s’attachait à la déconstruction des identités et des catégories, la seconde vague entame une reconstruction des catégories, des « essentialismes stratégiques  [21]» (Spivak 1987) comme instrument de pouvoir politique. Cette voie a encore été peu explorée par les géographes en général et les géographes français-e-s en particulier.

J’ai montré que les géographies queers sont plurielles. Elles sont le reflet de leurs origines féministes et postmodernes. Elles s’opposent à une géographie des sexualités qui ne déconstruit pas suffisamment les catégories d’hétérosexualité et d’homosexualité ou les catégories de genre. Elles représentent donc un renouvellement de l’approche des études des sexualités en prenant en compte leur fluidité. Les géographies queers s’inscrivent également dans le cadre d’un renouvellement des méthodes de la recherche. Les géographies queers sont réflexives et situées. Elles demandent aux chercheur-e-s de pratiquer une recherche empathique, respectueuse de la parole de l’enquêté-e et participative. L’observation participante est une méthode favorisée par cette approche sans pour autant la rendre incontournable ou doctrinale. Les géographies queers peuvent s’orienter vers l’étude des lieux occupés par ces populations queers exclues des lieux hétéronormés ou homonormés. Les espaces créés par les milieux queers sont interrogés ainsi que le renouvellement de leur spatialisation, souvent plus réticulaire que territoriale. Les espaces où des sexualités hétérosexuelles non normatives se produisent sont aussi interrogés, mais les géographies queers étudient les intersections entre ces lieux et les domaines sociaux, politiques et culturels de la vie quotidienne des personnes LGBT ou queer. Cela permet de mettre à jour non seulement des rapports de pouvoir entre les acteur-e-s d’un même milieu, mais aussi les rapports de domination entre les différents milieux et individualités queers. Le propre de l’approche queer française en géographie reste donc à construire en s’appuyant sur les travaux sociologiques, militants et artistiques. Le mouvement queer aide à montrer comment l’espace est hétéronormé et comment les rapports de pouvoir et de domination peuvent se croiser pour accentuer des situations d’exclusion, mais il a vocation à construire des pistes de réflexion nouvelles pour les dénoncer et les combattre. L’approche queer de la géographie va bien au-delà des genres et des sexualités : elle appelle à se poser des questions sur les définitions évidentes des concepts que nous utilisons, autant qu’elle appelle à l’engagement. Ce processus de queerisation de la géographie est déjà en marche dans le monde anglophone ; les approches quantitatives sont déjà questionnées. Kath Browne (2010) a ainsi réfléchi à l’importance du choix des catégories identitaires dans les recensements. L’urbanisme est également un champ de recherche en pleine queerisation (Doan 2011, Herring 2010). L’approche queer aura-t-elle le même rayonnement dans la géographie française ? Les géographies queers pourront-elles aider les chercheur-e-s à renouveler leur regard sur la manière de produire des savoirs et sur le positionnement des géographes vis-à-vis de leur sujet, de leurs méthodes et de leurs méthodologies ?

Illustration : Ross G. Strachan, « Three Dimensions », 26.08.2010, Flickr (licence Creative Commons).

Abstract

This article aims to show how queer geographies fit into the history of geography and how francophone geographies can use them. It throws light on the origins (postmodernity and feminisms) and precedents of queer geography (geography of sexualities). In opening to intersectionality (political, racial, social and cultural dimensions), this new geographical field could enable us to go far beyond Gender and Sexualities Studies.

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Notes

[1] J’ai choisi tout au long de l’article d’utiliser une manière d’accorder le genre des noms et adjectifs différente du langage épicène qui ré-essentialise le masculin et le féminin dans le langage comme les deux seules possibilités d’expression du genre des individu-e-s. Cette queerisation des accords des mots permet de choisir soit de se reconnaître dans le masculin ou le féminin, soit de ne pas s’y reconnaître et d’accéder à des mots dont le genre est neutralisé. Concrètement, j’ai utilisé : « -e-s » dans la plupart des cas. J’ai détaché les doubles consonnes lorsque cela était nécessaire comme pour « intellectuel-le-s ». J’ai également utilisé des pronoms neutres lorsque le discours est à propos d’un individu queer : « iel ». J’ai utilisé un pronom pluriel neutre : « ielles » lorsqu’il s’agissait d’un groupe de personnes. En ce qui concerne le pronom démonstratif celles/ceux, j’ai opté pour le neutre pluriel « celleux ».

[2] L’empowerment est une prise en main de leur destin par les populations considérées comme subalternes ou minoritaires, une forme d’autonomisation et un refus de la victimisation. Cela permet la revendication d’un sentiment de fierté (mouvement des Marches de la Fierté), mais aussi une visibilisation des minorités sexuelles et/ou raciales.

[3] Le terme « trans » est utilisé ici pour désigner les personnes transsexuelles et transgenres.

[4] Des intellectuel-le-s français-e-s des années 1960 ont été mobilisé-e-s par les géographes nord-américains et anglophones au cours des années 1990, donnant naissance au corpus de la French Theory. Ces figures incontournables sont Michel Foucault, Gilles Deleuze et Jacques Derrida. Ils ont notamment permis de développer les discours scientifiques sur les identités et les minorités. Les travaux de Michel Foucault (1976) sur le biopouvoir, la résistance et les sexualités deviennent constitutifs de la théorie queer. Les écrits de Jacques Derrida (1967) permettent de déconstruire les catégories du langage puis reviennent vers la France chargés d’une aura qu’ils n’avaient pas alors.

[5] Christine Delphy est une des sociologues les plus virulentes vis-à-vis des théories queers. Inscrite dans une pensée féministe matérialiste, elle s’appuie sur une pensée de la société en termes de rapport de domination, le patriarcat étant pensé comme la domination de la classe des hommes sur la classe des femmes. Or, une partie des personnes s’identifiant comme queer (universitaires ou non) est d’accord avec cet argument. On assiste ainsi parfois à une simplification des arguments et positionnement queers, les réduisant à une pensée de l’identité.

[6] La performance de genre est un concept développé par Judith Butler (1990). Elle explique que le genre est une performance sociale, un apprentissage des rôles sociaux. C’est la performance répétée des genres qui donne une forme de naturalité aux genres sociaux. La théorie queer s’appuie sur l’idée que le bouleversement de la binarité des rôles sociaux (masculin/féminin) par la performance de genre dissonant déstabilise cette notion de genre.

[7] La performativité du genre réside dans sa répétition. Les performances de genre ont besoin d’être répétées et apprises pour être reproduites. Cette performativité entretient la fiction de la stabilité genrée de l’individu.

[8] « Queer theory’s critique of binary and hierarchical reasoning recognizes and addresses all forms of oppression as part of a logic of domination. […] The critique of logics of domination offered by both some form of feminism and queer theory promises to keep a check on racism, classism, and other expressions of oppression. » (Marinucci 2010, p. 107)

[9] Je pense ici aux géographes suivantes : Nancy Duncan (1996), Doreen Massey (1994), Linda McDowell (1999) et Gillian Rose (1993).

[10] Je pense plus particulièrement aux auteur-e-s suivant-e-s : David Bell, Jon Binnie, Michael Brown, Lynda Johnston, Laurence Knopp, Linda McDowell et Gill Valentine.

[11] Le terme de « fluidité » est très employé dans les théories queers pour montrer que les identifications de genre sont multiples et qu’elles peuvent changer selon le contexte et les temporalités. Le terme peut aussi être utilisé pour montrer l’étendue des différentes féminités, masculinités, identités queers et trans ainsi que le foisonnement des sexualités et des pratiques sexuelles.

[12] Nathalie Oswin est chercheur-e à l’Université McGill de Montréal.

[13] Lesbienne, Gay, Bi-e-s, Trans.

[14] Trans FtM (Female to Male) : transgenre ou transsexuel de féminin à masculin.

[15] Processus de rendre queer. Les anglicismes queeriser et queerisation seront ici employés pour expliquer la fluidité introduite dans les processus de recherche et la déconstruction des catégories.

[16] Ulrika Dahl (chapitre 9), Jamie Heckert (chapitre 2), Andrew Gorman Murray, Lynda Johnston et Gordon Wait (chapitre 6), Stacy Holman Jones et Tony E. Adams (chapitre 12).

[17] Scavenger methodologies : il s’agit ici de préciser qu’aucune méthode n’est mauvaise en elle-même, mais qu’il faut adapter chacune d’entre elles à son étude et faire feu de tout bois.

[18] En me référant aux théories des savoirs situés, je pense aux auteurs suivants : Bhabha (1994), Harding (1991), Haraway (2007), Spivak (2009) et Hall (2008).

[19] Insider/Outsider : on peut le traduire par « individu appartenant au groupe étudié »/« individu n’appartenant pas au groupe étudié ».

[20] Rachele Borghi définit les « nombreuses caractéristiques constitutives du post-porn : abolition de la distinction entre public et privé, usage de l’ironie, rupture avec la dichotomie sujet/objet, effacement de la frontière entre la culture légitime (l’art) et les productions culturelles illégitimes (la pornographie), implication des spectateurs, exposition publique de pratiques traditionnellement inscrites dans la sphère privée, dénonciation de la médicalisation des corps, renversements, mise en question du lien entre sexe et sexualité, usage de prothèses (le spéculum dans ce cas). Le post-porn rompt avec toutes ces dichotomies, mettant l’accent sur la dimension politique de la sexualité et la sortant de la sphère privée dans laquelle elle est reléguée ». (Borghi, 2013, 29)

[21] L’intérêt du concept d’« essentialisme stratégique » est de montrer comment, dans certains contextes et dans certaines temporalités, un individu peut mettre en avant une identification plutôt qu’une autre. Par exemple, une personne lesbienne pourra mettre en avant son identité de femme au sein de collectifs militants féministes et son identité de lesbienne dans des collectifs militants LGBT ou queers.

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