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Serendipity.

Dérives atopiques.

Le « non-lieu » ou les errances d’un concept.

« Une atopie se situe à côté de, à l’écart de la topologie commune »

(White, 1994a, p. 77)

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Image : Fabienne Keller. « Passant », 2003 © Fabienne Keller.

 

Cette contribution se veut avant tout un retour (en forme d’investigation et d’éclaircissement) sur la spatialité nomade et a fortiori sur une de ses formes éponymes : l’atopie. Elle prend son point de départ dans le constat, devenu plus évident au fil des lectures, selon lequel aujourd’hui la notion d’atopie, plus communément connue sous le terme de « non-lieu », se formule sous un large horizon sémantique. Au-delà des différences et des divergences apparaissant entre ses diverses interprétations, les raisons à une telle labilité semblent pourtant suffisamment claires : l’atopie, et plus foncièrement encore le terme « non-lieu », a été et reste, ceci de manière encore très marquée ces dernières années, sinon le sujet à de nombreux travaux, tout au moins une notion, voire un concept, régulièrement utilisé dans l’étude du monde contemporain. Fort de son « succès », ce concept a vu son sens varier tant et si bien qu’il est aujourd’hui bien difficile de le définir succinctement. Alors même que l’on aurait pu craindre une dérive sémantique, il est devenu pour certains un « lieu commun », une affaire entendue.

Or, il est précisément question de prendre ses distances avec les lieux communs. Pour ce faire, nous allons esquisser un « programme » qui nous permette, tout en lui donnant une ligne suffisamment précise, de maintenir ouvert autant que possible notre champ d’investigation. Sachant qu’il est difficile, en effet, de savoir où une méditation sur l’atopie pourrait nous mener, je fixe, à la manière d’une balise ou d’une marque, un vis-à-vis à cette tentative. Afin d’éviter certaines dérives, mais aussi pour nous servir de dérive. Pour nous aider à mesurer la distance (on pourrait dire l’angle) « entre le lieu où l’on a jeté la sonde et le lieu du vaisseau » (Littré), entre le lieu où la notion d’atopie s’ancre dans le discours et le lieu où elle s’en échappe (fort heureusement). Ce vis-à-vis est la théorie-pratique de la géopoétique.

Située quelque part entre la poésie, la philosophie et la science, la géopoétique de suite s’ébauche, poétiquement parlant, comme un énorme et extravagant champ de correspondances. Encore faut-il le dire, ce champ, qui est irrigué par l’idée du passage et de l’ouverture, indique pour nous une direction fondamentale : en deçà mais aussi au-delà de ces cheminements intellectuels et de leur expression, il y a une expérience, il y a une reconnaissance (du monde).

Sur ce chemin du « contact » et de l’« approfondissement », et ceci à la suite du géopoéticien — « je parle de la recherche (de lieu en lieu, de chemin en chemin) d’une poétique située, ou plutôt se déplaçant, en dehors des systèmes établis de représentation : déplacement du discours, donc, plutôt qu’emphatique dénonciation ou infinie déconstruction. » (White, 1994b, p. 11) —, le géographe sera sensiblement et intellectuellement conduit sur les marges de sa discipline, là où rien n’est clos ou encore figé, là où même le non-lieu pourra être requalifié.

1.

La notion d’atopie est extrêmement contemporaine et c’est sans surprise dans les études portant sur la modernité qu’elle est le plus fréquemment explicitée et développée. Tout considéré, il n’est pas étonnant que nous la trouvions déjà évoquée dans l’œuvre de Paul Virilio. Œuvre dont, par ailleurs, la « marque de fabrique » est le traitement de la vitesse ou plutôt sa science encore cachée, la dromologie. Par « atopie » on entend donc, dans L’espace critique, l’aboutissement du télescopage des espaces de toutes sortes à « cet emplacement sans emplacement » (Virilio, 1984a, p. 19) marque d’une ubiquité envahissante ; elle-même produite et rendue possible par un accroissement considérable de la vitesse.

« L’instantanéité de l’ubiquité aboutit à l’atopie d’une unique interface. Après les distances d’espace et de temps, la distance vitesse abolit la notion de dimension physique. La vitesse redevient soudain une grandeur primitive en deçà de toute mesure, de temps comme de lieu » (Virilio, 1984a, p. 19).

Le tableau dressé ici par Paul Virilio est peu reluisant. De façon presque inquiétante, le monde y apparaît sous le despotisme du « non-lieu de la vitesse » (Virilio, 1984b, p. 124). Vitesse, dans un premier temps, des moyens de communication puis, ensuite, dans une moins grande mesure (mais aussi prégnante), des moyens de transport. Les lieux, les espaces mais également les territoires apparaissent dès lors sans cesse traversés par des flux apatrides. Mais la vitesse va plus vite encore, et de despotique, devient démiurgique (par la négative) : le lieu disparaît, l’espace se referme, les territoires sont transversés. Le monde créé par la distance-vitesse devient a-topique, a-spatial, a-territorial, a-national[1].

2.

La lecture du petit livre de Marc Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité (Augé, 1992), vient déplacer notre regard pour le porter encore un peu plus en avant. Mais tout d’abord, il nous faut remarquer que si le terme « Non-Lieux » — notez les majuscules ! — apparaît comme titre à l’ouvrage, il y est plus question d’une étude du phénomène de la surmodernité (qui, elle, apparaît en sous-titre) — très vite libellée dans sa modalité essentielle l’excès — qu’une étude sur les non-lieux. Ces derniers, en fait, n’apparaissent principalement que comme une « mesure de l’époque » (Augé, 1992, p. 101), son expression naturelle.

« La surmodernité (qui procède simultanément des trois figures de l’excès que sont la surabondance événementielle, la surabondance spatiale et l’individualisation des références) trouve naturellement son expression complète dans les non-lieux » (Augé, 1992, p. 136, je souligne).

Mais qu’entend précisément Marc Augé par « non-lieux » ? Le prologue nous livre un premier élément de réponse. Nous y suivons de manière attentive Monsieur Dupont en voyage, qui, arrivé à l’aéroport de Roissy, débarrassé de ses bagages et carte d’embarquement en main, se retrouve libre de vagabonder et de penser à son aise. « N’était-ce pas aujourd’hui dans les lieux surpeuplés où se croisaient en s’ignorant des milliers d’itinéraires individuels que subsistait quelque chose du charme incertain des terrains vagues, des friches et des chantiers, des quais de gare et des salles d’attente où les pas se perdent ? » (Augé, 1992, p. 9) Ainsi, et de façon paradoxale, un semblant d’analogie entre le lieu de transit surpeuplé et son pendant, désolé et vide, entre le terminal de Roissy et un quelconque lieu en friche — mais aussi entre le voyageur et le nomade — est esquissé[2]. D’ailleurs, on ne s’y trompe pas. Le non-lieu a bien pour figure emblématique (peut-être même paradigmatique) le lieu de transit : halle d’aéroport, échangeur d’autoroute, gare, hypermarché ; fi de la préalable et communément partagée acceptation du terme.

En effet, quinze ans auparavant, pour Jean Duvignaud, le non-lieu était encore le lieu nomade par excellence, s’opposant parfois à la ville, et d’autres fois entraînant celle-ci dans « une permanente topomorphose » (Duvignaud, 1977, p. 146). Désormais, le « charme incertain » des terrains vagues paraît, malgré une certaine nostalgie, tenu à distance (ostracisé) par une surmodernité dont la dromomanie se révèle, à mesure que nous avançons dans la lecture, un peu plus marquante, pour ne pas dire totalitaire.

Dans ce contexte, le non-lieu « mesure de l’époque » apparaît défini par la négative. Exact pendant du lieu anthropologique avec lequel il fonctionne sur le mode des « polarités fuyantes » (Augé, 1992, p. 101), chacune ayant désormais besoin de l’autre pour être sinon appréhendée, tout au moins définie : « si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, [toutes caractéristiques du lieu anthropologique], un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu. » (Augé, 1992, p. 100) Or cette manière de faire — nous le remarquons sans peine —, si elle a l’avantage d’être claire, peut être éventuellement terriblement simplifiante. Nous pouvons bien sûr compter sur une échelle (de valeurs) qui brise la dichotomie pure et simple instaurée par ces deux polarités, mais qu’en est-il de la relation lieu/non-lieu, c’est-à-dire comment le lieu interagit-il avec le non-lieu ? Et réciproquement ? Comment passe-t-on de l’un à l’autre ? Je dirais même plus, qu’est-ce qui passe de l’un vers l’autre ? Enfin, quelles sont les résistances et les forces à l’œuvre ? Ce jeu de questions a pour lui évidemment de faire apparaître assez clairement les limites à une naturalisation des Non-Lieux, telle qu’elle est opérée par Marc Augé et, dans une modalité légèrement différente, chez Georges Balandier. En effet, dans un chapitre du Grand Système (Balandier, 2001) intitulé « Les lieux se défont, des “espèces d’espaces” se font », nous retrouvons une analyse quasiment parallèle de la modernité. Cette fois-ci, le lieu, domaine du stable et de l’historique, s’oppose à la notion d’espace (produit par la surmodernité).

« Les lieux nous viennent du passé, et, pour cette raison, ils ont tous une valeur patrimoniale. Les espaces, eux, sont issus de la conjugaison des techniques nouvelles, des organisations rationalisées et de la recomposition des établissements humains imposée par les mutations économiques » (Balandier, 2001, p. 63).

La surmodernité serait donc seule productrice d’espaces. Il est remarquable de noter qu’aucune mise en perspective n’est pour le moins évoquée. Plus remarquable encore est l’idée que cette « substitution des espaces aux lieux » (Balandier, 2001, p. 65) réapparaît sous les traits d’une autre antinomie, celle-ci beaucoup plus communément partagée et donc plus facilement généralisable : l’antinomie opposant nomadisme et sédentarité. Dans ce processus de surmodernisation, la seule relation envisagée est désormais celle du passage d’un monde sédentaire à un monde nomade, sous les traits d’une transformation des lieux en espaces. Jamais le contraire.

3.

Comment rompre avec cette logique disruptive et retrouver le rapport plus complexe entrevu par Jean Duvignaud ? Eh bien, de manière somme toute assez paradoxale, en regardant d’un peu plus près à l’articulation espace/lieu telle qu’elle se profile dans Non-Lieux au travers du dialogue avec l’auteur de L’invention du quotidien. Je rappelle brièvement que le sujet de l’étude sur la quotidienneté, conduite à la fin des années 70 par Michel de Certeau, est une manière d’« antidiscipline ». On y découvre un usager de l’espace public particulièrement inventif et rusé, « marcheur innombrable ». La composante du passage est dans le travail de Michel de Certeau particulièrement évidente[3], mais elle prend une tout autre tonalité et évolue dans un tout autre registre que chez son confrère anthropologue. Dans Non-lieux, nous l’avons vu, le passage est marque du monde contemporain et synonyme de vitesse, médiat au « transfert » et au « transport » presque anonyme d’un lieu à un autre. La composante spatiale se résumant presque exclusivement aux non-lieux de la surmodernité. Au contraire, dans L’invention du quotidien le passage est plutôt le fait de l’homme ordinaire, lui aussi usager d’espaces mais dans une modalité bien distincte. Passe celui qui ruse, manipule en fin tacticien les « espaces imposés » (Certeau, [1980] 1990, p. 43), autrement dit, « les innervent d’itinéraires innombrables » (Certeau, 1980, p. 233). On peut remarquer que chacune des approches va d’ailleurs diverger radicalement dans l’acceptation du terme « non-lieu ». Ce qui ne va pas empêcher Marc Augé d’étayer sa thèse en prenant appui sur le travail de Michel de Certeau.

« [Michel de Certeau] n’oppose pas pour sa part les “lieux” aux “espaces” comme les “lieux” aux “non-lieux”. L’espace, pour lui, est un “lieu pratiqué”, “un croisement de mobiles” : ce sont les marcheurs qui transforment en espace la rue géométriquement définie comme lieu par l’urbanisme » (Augé, 1992, p. 102).

Dorénavant, sur le passage du marcheur innombrable, le lieu (défini) se défait mais aussi se refait en non-lieu, cette fois-ci à la dimension de la personne. Nous avons là très clairement esquissée une définition radicalement différente du non-lieu. C’est pourquoi, quand, un peu plus loin, Marc Augé dit qu’en somme dans ce nouveau non-lieu est fait « allusion à une sorte de qualité négative du lieu, d’une absence du lieu à lui-même » (Augé, 1992, p. 108), nous ne pouvons que mettre en perspective et questionner cet argument. En effet, il apparaît clairement que pour Michel de Certeau, le non-lieu n’est pas connoté négativement. Au contraire, il pourrait même être la marque de ce que les phénoménologues, en l’occurrence Maurice Merleau-Ponty, appellent « espace anthropologique » ou existentiel. Un « espace mouvant » à l’échelle de la personne, « un flux d’expériences »[4].

Comment arrive-t-on dans Non-Lieux en un tel point de l’argumentation ? Probablement en rendant équivoques, tout au long de l’ouvrage, les notions de lieu et de territoire. À propos du lieu, on parlera par exemple de son « organisation », de son « marquage », de son « dispositif spatial » (Augé, 1992, pp. 57, 58 et 60) : toutes qualités propres au territoire, toutes qualités étrangères au lieu « vécu » et pratiqué. Notons d’ailleurs que cette façon de procéder, sans être dans le fond invalidée (elle soutient l’argumentaire de l’auteur), a malheureusement pour elle de rendre duple un seul et même terme et de potentiellement permettre son utilisation dans une optique toute différente[5].

Tel chevauchement de concepts, a priori si différents mais dans les faits assez difficiles à distinguer, demeure malgré tout éclairant : le non-lieu tel que l’entend l’anthropologue de la surmodernité serait plutôt un « hors-lieu » (Augé, 1992, p. 141) que fréquente bien l’individu de la surmodernité ; fréquente mais ne pratique pas. Un hors-lieu, par l’équivoque jeu[6] dans lequel il entraîne avec lui les notions de lieu, de territoire et d’espace, devenant désormais « hors-territoire » — et peut-être même « hors-espace » — à l’intérieur duquel va pouvoir néanmoins prendre place un « néo-nomadisme » (Balandier, 2001, p. 76).

Voyons à présent s’il est possible de revenir à l’expérience concrète, à la pratique des lieux (et des non-lieux), à « une manière de “passer” »[7].

4.

Avant de nous engager, sur les traces de Michel de Certeau, un peu plus en avant sur le terrain de l’atopie pratiquée, il nous faut faire un retour conséquent sur la question du nomadisme, autrement dit essayer de questionner ce concept, de le mettre en perspective, pour enfin, peut-être, nous distancer de son acceptation commune. Parallèlement, il s’agit aussi de se retourner sur la question de la terminologie. En effet, le vocable « nomadisme » est aujourd’hui fort répandu, y compris pour définir des phénomènes extrêmement différents. Ce vocable devenant lui-même, nous l’avons vu plus haut, affublé du préfixe « néo- » sans que nous sachions ce que nous devons dorénavant entendre par « néo-nomadisme ».

Un exemple récent illustre remarquablement ce dernier trait. Dans sa préface au livre de Georges-Hubert de Radkowski, Une anthropologie de l’habiter. Vers le nomadisme, Augustin Berque note, dans un premier temps, puis dénonce justement la vision biaisée et anachronique que l’auteur a du nomadisme dans ses formes dites traditionnelles. Une vision, du propre avis du géographe, « simplement dérivée de sa réflexion sur la modernité » (Berque, 2002, p. 11). Or, et cela contre toute attente, le vocable « nomadisme » est tout de même investi d’un nouveau sens. C’est ainsi que quelques lignes plus loin, Augustin Berque lui-même se rallie à l’idée de Georges-Hubert de Radkowski selon qui les « nouveaux nomades […] sont en train d’édifier la plus grande et la seule réellement pure et intégrale civilisation nomade de l’histoire » (Berque, 2002, p. 12).

A priori, tel « retournement » serait assez symptomatique d’une tendance toujours plus marquée vers la conceptualisation. Autrement dit, il y aurait à l’œuvre ici une certaine croyance dans le nomadisme, ou soit dit en passant, dans l’opposition séculaire entre nomadisme et sédentarité. Une opposition menant pourtant invariablement à une position supplémentaire. Dans ce contexte, nous devons nous demander si, au contraire, l’enjeu ne serait pas plutôt de suivre un processus et son développement. D’envisager une démarche qui nous permettrait de déborder la paire « nomadisme-sédentarité ». Comment cela ? Eh bien, tout simplement peut-être, en déplaçant légèrement notre attention et en prenant appui sur une autre opposition, précisément celle confrontant de manière franche nomades et sédentaires. Ce faisant, l’idée serait cette fois-ci d’approcher plus concrètement leurs relations complexes (fort heureusement, l’histoire nous en donne tout plein d’exemples[8]), c’est-à-dire autres que purement dichotomiques et/ou antinomiques.

Ceci exposé, revenons plus précisément à la question suivante : pourquoi désormais choisir, tel nous l’avons vu plus haut, le vocable « nomade » et refuser celui de « nomadisme » ? Autrement dit, pourquoi choisir l’individu plutôt que l’étiquette[9] ? En tout premier lieu parce je crois qu’il faille sortir des –ismes. « Au contact » direct avec une chose (objet d’étude ou autre), celle-ci apparaît le plus souvent bien vite plus riche, plus mouvante et complexe. Aussi, parler du nomade est plus exigeant et, méthodologiquement parlant, demanderait au chercheur une plus grande probité. En ce sens, nous aurions, en la personne du nomade, dans l’idée où le dialogue est soutenu, un garde-fou contre les dangers, de plus en plus communs, des raccourcis en tous genres ou de la compartimentalisation en concepts bien étanches. Le nomade, en se plaçant face à nous, et à tout moment, en quelque lieu qu’il s’agisse, nous dévisage et nous questionne en retour. Le nomadisme, au contraire, apparaît plus comme une étiquette que l’on pose sur tout un chacun, à l’instant où nous croyons voir apparaître chez lui un quelconque « trait nomade ». L’étiquette posée, nous voilà rassurés.

Ces réflexions débordent inévitablement sur la question de la démarche. Dès lors, identifier le nomade et tenter de décrire la spatialité qu’il met en œuvre, c’est aller clairement plus loin que de simplement essayer de définir le nomadisme. Le nomade pratique, le nomadisme englobe. C’est bien le nomade qu’il nous faut désormais suivre. Aussi plutôt que d’« identifier » le nomade à travers son rapport historique (et souvent conflictuel) au sédentaire, nous pourrions en fin de compte être tentés de l’approcher dans l’absolu. Serait nomade celui qui, capable de célérité[10], porterait avant tout son attention sur l’espace proche. Cette idée — faire preuve de célérité, ce n’est rien d’autre que pouvoir rompre avec le mouvement, s’arrêter ou imprimer un rythme plus lent encore à sa déambulation, pour peut-être méditer sur le propre de ce lieu ou d’un autre — mise en regard avec la démarche géopoétique du « savoir voir »[11], nous permettrait même de rendre compte de la capacité du nomade à se déplacer très rapidement et/ou de faire de ce mode de déplacement un mode de vie — ceci valant autant pour le chasseur-cueilleur que pour le nomade pasteur — et sur la possibilité, je dirais même opportunité, d’être à la fois nomade et sédentaire.

Ceci dit, il est intéressant de se retourner une nouvelle fois sur le nomadisme historique. En compagnie de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, nous apprenons ainsi que selon l’historien, ici Arnold Toynbee, les nomades ne bougent pas ! Ils :

« sont nomades à force de ne pas bouger, de ne pas migrer, de tenir un espace lisse qu’ils refusent de quitter, et qu’ils ne quittent que pour conquérir ou mourir. Voyage sur place, c’est le nom de toutes les intensités, même si elles se développent aussi en extension » (Deleuze Guattari, 1980, p. 602).

Dès lors que nous prenons un peu de distance avec les topiques les plus communes (cf. le nomade contre toute attente ne pratique pas sur son territoire la politique de « la terre brûlée »[12]), quand dans le même temps nous changerions d’échelle de lecture, telle idée paraîtra faire sens, et même aller de soi. Dans cet esprit, reste à lire la suite de la citation. Il y est question d’être à l’espace, ou autrement dit de spatialité.

« Bref, rajoutent-ils, ce qui distingue les voyages, ce n’est ni la qualité objective des lieux, ni la quantité mesurable du mouvement — ni quelque chose qui serait seulement dans l’esprit — mais le mode de spatialisation, la manière d’être dans l’espace, d’être à l’espace » (Deleuze Guattari, 1980, p. 602, je souligne).

Sédentaires et nomades tous deux voyagent. Or ceci, ils le font différemment. Cette différence ne s’inscrivant pas dans le seul « être à l’espace », mais pareillement dans les connaissances et les pratiques mises en œuvre ; connaissances et pratiques effectives dans tout processus de spatialisation. Dans cette optique, nomades et sédentaires ne s’opposent plus parce que les uns habitent la steppe et les autres la ville, parce que les uns voyagent et les autres pas. Aussi, il apparaît clairement qu’un mode de spatialisation n’est pas chose fixe. N’est pas chose refusée à qui veut en faire l’expérience. À condition d’avoir les connaissances… Rappelons-nous à cet égard l’évidence énoncée par Giorgio Colli : « il n’y a pas d’action sans connaissance, alors qu’on peut concevoir une connaissance sans action. » (Colli, 1999, p. 140)[13]. Imaginer que l’on puisse être, par moment, sédentaire, et à d’autres, nomade, ne serait somme toute plus une incongruité.

Nous retrouvons cette idée de « devenir nomade » (mais aussi de « devenir sédentaire ») énoncée cette fois-ci par Claude Raffestin. Dans l’article intitulé « Réinventer l’hospitalité », le géographe fait très vite montre d’une grande perspicacité dans le traitement de la sempiternelle question du rapport entre nomade et sédentaire. Ainsi, après nous avoir rappelé que « toute limite est intentionnelle et volontaire » (Raffestin, 1997, p. 166), il s’intéresse tout particulièrement, sous la tutelle du couple Hestia-Hermès (précédemment étudié par Jean-Pierre Vernant), à une pratique mettant en rapport le nomade et le sédentaire. Cette pratique, c’est celle de l’hospitalité, qui est désormais définie comme « la connaissance de la pratique que l’homme entretient avec l’Autre à travers lui-même » (Raffestin, 1997, p. 167). Poursuivant cette idée, il effectue un renversement tout à fait étonnant de la dichotomie — on pourrait dire qu’il la referme — séparant le sédentaire du nomade.

« Celui qui accueille, qui est donc en situation de sédentaire, est en fait un migrant, un étranger en attente, tandis que celui qui est reçu, donc en position de nomade, est en fait un sédentaire en attente. Nous avons affaire à une symétrie potentielle : l’un est l’image différée ou virtuelle de l’Autre » (Raffestin, 1997, pp. 167-168).

La symétrie ainsi esquissée est, selon les propres termes du géographe, qualifiée de « potentielle ». L’accueil offert n’est plus le fait d’un sédentaire ou d’un nomade, accueillant respectivement l’autre. L’accueil est le fait (en la personne du sédentaire) d’un nomade en devenir accueillant un autre nomade. Et réciproquement. L’accueil sera le fait (en la personne du nomade) d’un sédentaire en devenir accueillant un autre sédentaire.

Si l’on poursuit cette idée, il y aurait donc plus d’une alternative à la dichotomie (et plus généralement à l’antinomie) nomadisme-sédentarité. Il y aurait même une « alternative nomade » (Chatwin, 1994)[14]. Du point de vue nomade, elle pourrait être entendue, comme une critique de la sédentarité en particulier, et de la civilisation en général. Sous-entendue ici, il y aurait aussi, fortement attirée par la civilisation et ses villes, une « alternative sédentaire » au mode de vie nomade. Les historiens de l’Asie centrale, René Grousset en tête, nous rappellent que les nomades, plus sensibles aux grandes variations climatiques, ont été à de nombreuses reprises tentés par la susdite alternative (Grousset, 1948, p. 69).

Mais retournons-nous plus précisément sur l’alternative nomade précitée. Kenneth White nous engage sur cette piste quand, revenant sur Le malaise dans la civilisation de Freud, il évoque un tel mouvement au milieu du deuxième millénaire avant Jésus-Christ, à l’heure où les sociétés du néolithique « découvrent » l’économie du bronze, certaines tribus, en effet, se tournent nomades[15]. Dans un tel retournement, on peut, avec le recul, imaginer non pas tant un nomadisme qu’un détour par l’état nomade ou nomadité. Tel vocable pourrait même nous aider à comprendre le formidable attrait, à travers l’histoire, pour les alternatives nomades en tous genres. Faire un détour par l’état nomade — « c’est l’état nomade qui m’a fourni une clé : grand voyage ou petit voyage, Chine centrale ou Suisse orientale, le voyage n’étant pas affaire de kilomètres mais d’état d’esprit » (Bouvier, 1999, p. 42, je souligne) — quelques années ou saisons ou encore mois durant, quelques heures si nous pensons à la simple balade dans nos contrées, le temps d’un week-end. Nicolas Bouvier évoque merveilleusement une telle dynamique dans ses « Réflexions sur l’espace et l’écriture » (Bouvier, 2004), en plus de pointer précisément les raisons derrière une telle alternative :

« le but de l’état nomade n’est pas de fournir au voyageur trophées ou emplettes mais de le débarrasser par érosion du superflu, c’est dire de presque tout. Il rançonne, étrille, plume, essore et détrousse comme un bandit de grand chemin mais ce qu’il nous laisse “fera le carat” ; personne ne nous le prendra plus. On se retrouve réduit et allégé. Pour un temps seulement : la légèreté est aussi volatile que précieuse et exige d’être courtisée et reconquise chaque jour. De retour à l’état sédentaire — qui a lui aussi ses “moyens libératoires” — il faut veiller à ne pas reprendre cette corpulence et cette opacité qu’on se flattait d’avoir perdues » (Bouvier, 2004, p. 1061).

Dialoguant ainsi, l’état nomade et l’état sédentaire sembleraient convoyer plus que le simple désir d’aller et de venir. Est-ce dès lors vraiment le seul état nomade qui serait cherché dans un cas ou l’état sédentaire dans un autre ? Y aurait-il en vérité une logique plus profonde ? Une logique et un désir devenant plus marqués et se renforçant mutuellement.

Imaginons dès à présent un état nomade qui soit « état d’esprit » comme chez Nicolas Bouvier. Je dirais même, avec Kenneth White, un « esprit nomade »[16].

5.

« Telle qu’elle nous a été léguée par Platon et Aristote, la pensée grecque invite l’esprit à considérer la réalité selon deux niveaux, deux catégories distinctes. D’un côté, se trouve le royaume des idées, le domaine de l’Un, de tout ce qui est immuable et éternel. C’est le territoire de la philosophie : métaphysique de l’être, logique de l’identité, et science (le calcul exact et le raisonnement rigoureux). De l’autre côté, c’est le monde du devenir, de la multiplicité, de tout ce qui est instable, éphémère, erratique. Ce monde-ci se situe en dehors du domaine de la philosophie et de la science, en dehors de tout vrai savoir (episteme). Si l’esprit peut s’activer aussi dans ce non-domaine, dans ce territoire-sans-bornes, ce ne peut être qu’une activité secondaire d’ordre épistémologique inférieur : soit simple opinion flottante, soit une manière de penser connue sous le nom de mètis […]. Cette manière de penser est dite pantoie (multiple), poikile (multicolore), aiole (ondulante). Elle est polymorphe, polyvalente, versatile » (White, 1987c, p. 103).

Le lecteur se sera peut-être douté que mon propos, au travers de cette longue citation, est d’envisager un parallèle entre une pratique et son étude, plus particulièrement entre une pratique et une méthode d’étude. Mais avant tout, c’est d’une intuition dont il sera question. Celle qui envisage la mètis ou art de faire ou encore intelligence pratique, comme le type de savoir le plus apte à suivre le nomade dans ses errances et déambulations (sur le terrain de l’atopie pensée et pratiquée)[17]. Une mètis aussi connues des nomades de la ville, les marcheurs innombrables que nous avons déjà rencontrés en compagnie de Michel de Certeau. Nous nous rappelons que ces derniers, en défaisant le lieu de ses attributs, en transformant celui-ci en non-lieu, faisaient usage d’une tactique. Nous nous rappelons également que la tactique est l’instrument du faible, c’est-à-dire un calcul qui ne peut compter sur un propre et qui n’a pour lieu que celui de l’autre. Et d’ajouter ici que « du fait de son non-lieu, la tactique dépend du temps, vigilante à y “saisir au vol” des possibilités de profit » (Certeau, 1990, p. XLVI). La mètis, que nous n’avions encore nommée que « ruse », se caractériserait bien de la manière suivante : « bons tours du “faible” dans l’ordre établi par le “fort”, art de faire des coups dans le champ de l’autre, astuce de chasseurs, mobilités manœuvrières et polymorphes, trouvailles jubilatoires, poétiques et guerrières » (Certeau, 1990, p. 65).

Nous retrouvons ici une tonalité proprement nomade mais il s’agit aller plus loin encore et de reconnaître dans le nomade celui qui, à force de faire des coups dans le champ de l’autre, se prend à imaginer qu’il y a encore d’autres champs à explorer, que des champs n’ont pas encore été reconnus et traversés. Voilà ce que pourrait englober la notion de « stratégie paradoxale », telle qu’elle est pratiquée par le géopoéticien. Une stratégie paradoxale qui se démarquerait et dépasserait enfin le distinguo stratégie-tactique énoncé précédemment. Une stratégie concertée, dans un espace qui lui est propre mais qui ne lui appartient pas, dans un espace où il est le seul à pouvoir se mouvoir librement, où il peut se mouvoir seul et librement. Aussi une stratégie « tacticienne », c’est-à-dire rusée, jubilatoire et poétique, en cela dépendante du temps mais capable de saisir au vol, même fragmentairement, les signes multiples d’un réel recouvré. Pratique nomade de l’existence, pratique géopoétique « fondée sur la recherche toujours errante d’un espace “premier”, sur la fulgurance jamais atteinte d’un temps nu, celui de l’instant, et sur une dérive dans l’atopie » (Garrigues, 1997, p. 160).

6.

C’est la lecture de Lieux et non-lieux (Duvignaud, 1977) qui va nous permettre, grâce à son dialogue entre ville et non-ville, de « sortir » de la ville et d’un certain discours sur le non-lieu. Nous sortons de la ville mais cela ne signifie pas que nous la tenions à distance, bien au contraire. Car pour Jean Duvignaud, la ville demeure ce qui pose question. C’est dans cet esprit qu’il faut lire les lignes suivantes, lignes esquissant le programme que l’anthropologue fixe à ses recherches :

« ce n’est pas, aujourd’hui, de rhétorique ni de discours dont nous avons besoin, mais d’une investigation, d’une expérience qui retrouve avec les “choses mêmes”, le gisement matériel d’une vie que nous arrachent trop aisément les technocraties déchaînées. Une réflexion sur l’espace est une analyse de la vie » (Duvignaud, 1977, p. 9, je souligne).

Nous rentrons ici de plain pied dans le territoire d’investigation qui sera aussi celui de Michel de Certeau quelques années plus tard.

S’il n’est pas nécessaire de revenir sur la démarche qu’emprunte l’auteur pour faire converser ville et non-ville, nous pouvons néanmoins souligner que, dans son désir de mieux lire la ville, d’y remarquer le jeu de sa variété d’espaces, son attention est constamment dirigée vers le nomade. Celui qui, historiquement parlant, définissait par la négative l’urbain. « La ville enferme. Enclosure des hommes entassés par une muraille. Elle repousse ainsi la “non ville”, l’autre — les espaces ou les obsessions nomades » (Duvignaud, 1977, p. 13). Ce dialogue est plus marqué encore dans le chapitre « Le territoire », lorsque la ville, archétype de l’espace social, se défait et se refait — s’expose dans les faits — sous la forme d’une « matrice d’existence possible et réelle » (Duvignaud, 1977, p. 131). À ce point de l’argumentation, Jean Duvignaud inscrit d’abord une simple typologie quasi chronologique des modes d’expérimentation de l’espace — dissémination, toponymie, établissement des villes et enfin production artificielle d’un univers homogène —, les deux premiers étant en soi nomades, les deux derniers sédentaires. D’ailleurs, nous remarquons que la ville, sous ses formes contemporaines, s’inscrit dans ce dernier mode. Plus pertinent encore, cette typologie dite macroscopique est ensuite dépassée, ou plutôt traversée par la prise en compte de « modes microscopiques » (Duvignaud, 1977, p. 135) d’être à l’espace, en particulier ceux en rapport avec la vie quotidienne. La question sous-jacente restant la limite atteinte par les études précédentes — cinq années séparent cette étude de celle de Michel de Certeau ! En effet,

« l’on n’a jamais étudié les lieux partiels où s’exerce l’activité des hommes dans leur existence journalière, commune ou triviale — espaces de promenade, espaces de flirt, espaces érotiques, espaces de travail, lieux de convivialité ou d’affrontement, lieux sacrés, lieux de justice, et plus encore ces “niches écologiques” où les hommes, à l’intérieur des empires ou des grands ensembles humains des sociétés technologiques, cherchent une intensité de communication que ne permet plus l’immensité du domaine global » (Duvignaud, 1977, pp. 135-136, je souligne).

Pour leur part, des espaces nomades « apparaissent » à l’intérieur de la ville, entraînant « une permanente “topomorphose” » d’eux-mêmes et de celle-ci. Espaces qui, comme les grands espaces du nomade historique, ceux par exemple de l’Asie centrale, vont connaître « cette dissémination des lieux qui nous rend tributaires de notre déplacement » (Duvignaud, 1977, p. 151).

La ville expliquée, dévoilée à travers son dialogue avec le nomade, nous entraîne, si ce n’est dans un premier temps à sortir de ses limites, à continuer tout au moins notre investigation d’un mode de spatialité nomade qui peut, selon les cas, tant lui être propre qu’étranger. Autrement dit, prenant place dans le dispars ou espace du nomade, « espace autre » ceint ou non dans les limites de la ville. Bref, si fondamentalement nous ne sortons pas de la ville, nous sortons définitivement des différentes théories du non-lieu pour rentrer dans l’atopie, cette fois-ci pratiquée.

7.

Bien qu’elle ne fasse pas directement référence à l’atopie, l’œuvre de Michel Foucault reste une référence majeure en ce qui concerne les travaux sur le non-lieu[18]. Un mot sur lequel s’achoppent un nombre grandissant d’écrits y a, par contre, une place importante : hétérotopie ou « espace autre ». La question de l’hétérotopie est traitée, à ma connaissance, dans Les Mots et les Choses, plus précisément dans sa préface — où selon les mots de l’auteur et sur les traces de Jorge Luis Borges, le « langage s’entrecroise avec l’espace » (Foucault, 1966, p. 9) —, ainsi que dans le texte « Des espaces autres » (Foucault, 2001).

Dans la préface à Les Mots et les Choses, la question sous-jacente est celle, relationnelle, de la proxémie. En effet, si la taxinomie chinoise devisée par Borges — taxinomie monstrueuse et merveilleuse à la fois[19] —, et mise en exergue par Michel Foucault, inquiète tant, c’est bien par l’incommensurable proximité qu’elle énonce. Le terrible est en vérité non tant dans les choses elles-mêmes que dans ce qui les lie ou ne les lie pas entre elles. L’apparent désordre. Les hétérotopies (le vocable est toujours conjugué au pluriel) sont d’abord réunions hétéroclites de choses « et il faut entendre ce mot au plus près de son étymologie : les choses y sont couchées, “posées”, “disposées” dans des sites à ce point différents qu’il est impossible de trouver pour eux un espace d’accueil, de définir au-dessous des uns et des autres un lieu commun » (Foucault, 1966, p. 9). Ensuite, et seulement ensuite, les hétérotopies sont opposées aux utopies.

« Les utopies consolent : c’est que si elles n’ont pas de lieu réel, elles s’épanouissent pourtant dans un espace merveilleux et lisse ; elles ouvrent des cités aux vastes avenues, des jardins bien plantés, des pays faciles, même si leur accès est chimérique. Les hétérotopies inquiètent, sans doute parce qu’elles minent secrètement le langage, parce qu’elles empêchent de nommer ceci et cela, parce qu’elles brisent les noms communs ou les enchevêtrent, parce qu’elles ruinent d’avance la “syntaxe”, et pas seulement celle qui construit les phrases, — celle moins manifeste qui fait “tenir ensemble” (à côté et en face les uns des autres) les mots et les choses » (Foucault, 1966, p. 9).

Dans les hétérotopies, toutefois, et cela Michel Foucault le dit très vite, malaise ou pas, il s’agit de voir au-delà. Et non comme ceux « dont le langage est ruiné », ceux qui ont « perdu le “commun” du lieu et du nom », de tomber dans l’atopie, dans l’aphasie (Foucault, 1966, p. 10). Car il est moins question, dans les hétérotopies, d’envisager un espace de la perte, que de déconditionner notre regard et notre pensée. Pour cela, nous devons, en quelque sorte, nous laisser conduire par une pensée autre (hétérologique), nous laisser conduire « à une pensée sans espace, à des mots et à des catégories sans feu ni lieu » (Foucault, 1966, p. 10). La prise de distance requise par la lecture de Borges renvoie donc à une question plus générale, permettant à Michel Foucault d’esquisser et de se prononcer pour une archéologie du savoir qui s’ingéniera à montrer « la manière dont [la culture] éprouve la proximité des choses, dont elle établit le tableau de leur parenté et l’ordre selon lequel il faut les parcourir » (Foucault, 1966, p. 15).

8.

En 1967, une année après la parution de son ouvrage Les Mots et les choses, Michel Foucault donne une conférence intitulée « Des espaces autres ». Y est abordée très vite la formidable marque de notre époque : la prédominance de l’espace sur l’histoire dans la conception moderne du monde. « Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. » (Foucault, 2001, p. 1571) Si le philosophe retrace grossièrement — ce sont ses propres mots — une histoire de l’espace en trois étapes (Moyen Âge, Renaissance et Modernité), la typologie qu’il dresse, elle, est éclairante.

À l’espace de localisation (premier terme de la typologie) proprement dit, c’est-à-dire espace de lieux hiérarchisés ou non, néanmoins toujours situés, « espace, nous dit Michel Foucault, médiéval » (Foucault, 2001, p. 1572), suit, chronologiquement parlant, un espace portant cette fois la marque de l’ouvert et de l’infini, l’étendue (deuxième terme). Ce passage est, en Europe occidentale, daté et nommé : la marque en est placée au 17e siècle en la figure de Galilée. Le second passage qui nous intéresse ici est celui, beaucoup plus récent, institué par le « problème de la place et de l’emplacement » (Foucault, 2001, p. 1572). De l’étendue entendue comme espace ouvert (infini), nous décelons l’émergence toujours plus prononcée, émergence rendue possible par la technique (transports, communications), d’un espace « défini par les relations de voisinage entre points et éléments » (Foucault, 2001, p. 1572). Tel espace est, sans conteste, marque cette fois d’une mainmise de la vitesse. Espace donc de l’emplacement (troisième terme), où chaque objet apparaît (ou paraît) relié dans un réseau. Nous retrouvons ici les grandes lignes de l’analyse foucaldienne telles qu’elles ont été approchées ci-dessus (sous le prisme de la proxémie). Comment dorénavant définir un emplacement autrement que par les relations qu’il entretient avec les autres (emplacements) ?

C’est en essayant de le faire, c’est-à-dire en pratiquant l’espace de l’emplacement, que Michel Foucault fait l’expérience de l’hétérogénéité de l’espace. Dorénavant donc, son analyse portera sur cette dernière qualité de l’espace. Ce qui l’intéresse tout particulièrement, « ce sont, parmi tous ces emplacements, certains d’entre eux qui ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis » (Foucault, 2001, p. 1574, je souligne).

L’analyse se poursuit par une nouvelle typologie. En effet, pour approcher les hétérotopies, Michel Foucault leur donne comme contrepoint les utopies. Je dis « contrepoint » et non « terme opposé » car il semble que la dichotomie, clairement indiquée une année auparavant, a désormais disparu.

« Il y a d’abord les utopies. Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. [Des] espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels. Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies ; et je crois qu’entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte d’expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir » (Foucault, 2001, pp. 1574-1575).

Quels sont ces contre-emplacements, ces lieux pourtant inscrits dans le territoire. Sont très vite nommées (et sans surprise) les maisons de repos, les cliniques psychiatriques, les prisons et les maisons de retraite. Si l’analyse foucaldienne avait précédemment esquissé quelques ouvertures, nous devons admettre que nous quittons à nouveau le terrain de l’atopie pratiquée. Dans l’hétérotopie, en effet, c’est d’abord l’institution qui est figurée. Le terrain instable de l’antidiscipline, qui avait véritablement initié cette approche, n’étant par là fondamentalement plus de mise.

La lecture de Michel Foucault laisse pourtant envisager d’autres pistes à suivre, revirements de situation, prises de position. Dès lors, nous pourrions même être amenés à imaginer une autre forme d’hétérotopie. Une hétérotopie plus proche du lieu, de manière ni paradoxale ni dogmatique, simplement conversant avec. L’espace autre, dont il était question ci-dessus, est a priori très éloigné du non-lieu pratiqué. Toutefois dans le mot même, nous retrouvons aussi une puissance poétique, évocatrice, elle, de nouveaux voisinages, échos et enchaînements. Plus proche, d’une certaine manière, de celle esquissée dans Les Mots et les Choses (je pense en particulier au chapitre II « La prose du monde »), manière de se situer aussi.

9.

Aussi remarquable que puisse être la diversité de ces approches sur le non-lieu — à l’exception peut-être du travail de Michel Foucault qui ne l’aborde qu’indirectement —, nous avons remarqué que le nomade n’en est jamais vraiment absent. Ceci même s’il apparaît sous des visages bien différents. Autre façon de dire que cette contribution privilégie en définitive, et c’est essentiel, moins la question du non-lieu que sa pratique.

Dans cette idée, approcher le non-lieu comme un nomade, c’est d’abord considérer avec beaucoup d’attention notre pratique et notre expérience du lieu, d’un lieu après les autres, des lieux entre eux. C’est aussi relever, dans le flux des expériences, des correspondances inédites entre des lieux extrêmement différents, que tout a priori différencie, que tout a priori « sépare ». C’est enfin remarquer, avec Jean-Luc Nancy, que dans une apparente dis-location (Nancy, 1987, p. 50), le lieu ne disparaît pas.

En d’autres mots, approcher du non-lieu à la manière du nomade requiert, dans un premier temps, que nous soyons prêts à expérimenter, à penser et à dire, lieu après lieu, tous les espaces. Ensuite, que nous nous prononcions pour une pratique de la géographie qui ne perde jamais de vue que le « nulle-part » n’est pas un non-lieu au sens où l’entendent certains théoriciens de la modernité, c’est-à-dire et selon les propres termes de Marc Augé, un hors-lieu. Un hors-lieu coupé, isolé, bref déparé. Bien plutôt, il s’agit d’envisager que le non-lieu peut être en vérité ce qui nous fait face, ce qui est tout « contre », jamais très loin de converser avec nous. Une contrée dont l’expérience nous projettera juste en avant de nous, alors plus tout à fait ici ni tout à fait ailleurs[20].

10.

En manière d’épilogue (suspension temporaire à ce dialogue), nous pouvons observer que dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, paru en 2003, il n’y a pas d’entrée pour la notion de « non-lieu ». Or, l’entrée « lieu » s’y décline sous la plume de quatre géographes. Si nous regardons plus précisément l’entrée signée par Augustin Berque, nous pouvons lire l’« évidence » suivante qui initie la contribution du géographe : « là où quelque chose se trouve ou/et se passe. » (Berque, 2003, pp. 555-556) Je rappelle que pour Martin Heidegger, auquel par ailleurs le géographe fait fréquemment référence dans son travail, le distinguo entre « chose » et « objet » est essentiel, plus précisément entre « la chose présente qui d’elle-même se met en évidence » et l’ob-jet (Gegen-Stand) contre lequel notre raison se confronte et s’affirme (Heidegger, 1958, p. 57). Le texte « Science et méditation » (Heidegger, 1958), dans lequel cette précision est donnée, s’engage précisément sur le chemin de « “Ce qui mérite qu’on interroge” ».

« S’engager dans la direction d’un chemin qu’une chose a, d’elle-même, déjà suivi se dit dans notre langue sinnan, sinnen. Entre dans le sens (Sinn), tel est l’être de la méditation (Besinnung). Ceci veut dire plus que de rendre simplement conscient de quelque chose. […] Dans la méditation, nous allons vers un lieu à partir duquel seulement s’ouvre l’espace que chaque fois parcourent notre faire et notre non-faire » (Heidegger, 1958, pp. 76-77).

Voilà pourquoi je serais tenté, au sortir de cette méditation-investigation sur le non-lieu, de mettre en face du « là où quelque chose se trouve ou/et se passe » un « là où quelqu’un passe ». Cette petite liberté m’offrant, en retour, la possibilité, comme plus haut, de faire se rencontrer dans l’atopie lieu et non-lieu. Car là où quelqu’un passe, qu’une chose s’y trouve, s’y passe ou ne s’y trouve pas ou/et ne s’y passe pas, réside le non-lieu, et donc potentiellement le lieu, tous les lieux.

« Ce qui est ici est partout ; ce qui n’est pas ici n’est nulle part »

(White, 1976, p. 146)

Abstract

Taking clearly an interdisciplinary position, this meditation on nomadism and no-place will try to keep away from some topics in order to consider with renewed attention our practice and experience of places, one place after the other. Many works will serve as references. Every author — Paul Virilio, Marc Augé, Georges Balandier, Michel de Certeau and Michel Foucault — approaching in his own way this phenomenon. Accompanying us along this attempt (which may potentially be called a “drift”), the corpus of the geopoetics will also serve as a theoretical and practical “anchor”. At last, if there is in this paper an aim, it is, in the footsteps of the nomad, to free the word “no-place” of its non-place “nature” and to enter the field of a-topia.

Bibliography

Notes

Authors

Partnership

Serendipity.

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