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A propos du « choc des civilisations »…

Je tiens d’abord à préciser que si j’ai lu le livre de Samuel Huntington, je ne connais de celui de Marc Crépon que le compte-rendu de René-Eric Dagorn. Je voudrai d’abord exprimer ma reconnaissance à Marc Crépon, qui me paraît avoir produit une des premières réfutations vraiment articulées et profondes (en tout cas en français) d’une thèse dont trop de commentateurs n’ont retenu que l’enseigne (légèreté par trop courante en France…). Je suis pleinement d’accord avec le caractère régressif théoriquement et nocif politiquement du livre d’Huntington. Son adepte le plus conséquent est ici Le Pen et son « charbonnier maître chez soi » : pas d’Arabes à Paris, mais vive Saddam à Bagdad.

Cependant, à trop vouloir prouver, on risque de tomber dans la dénégation du réel, et dans des généralisations aussi fragiles (quoique plus sympathiques) que celles de l’auteur contesté. Ainsi, je suis convaincu qu’il y a une région du monde où les thèses d’Huntington forment le fond de la vision du monde de la quasi-unanimité : le monde musulman. Ce n’est pas une minorité extrême qui y dénonce une agression globale de l’Occident contre l’Islam, et en retour la nécessité d’une solidarité fondamentale entre Croyants, mais presque tous. La seule différence entre la droite bigote et la gauche nationaliste, c’est que les uns attaquent les Croisés et les Juifs, et les autres les impérialistes (américains) et les sionistes. D’où l’invisibilité, dans leur raisonnement, de la contribution majeure des États-Unis à la protection des Bosniaques et des Kosovars musulmans, et aussi, à l’inverse, celle des terribles oppressions généreusement distribuées par des musulmans à d’autres musulmans (Kurdes et minorités de toutes sortes, victimes des terroristes islamistes, opposants de toute nature, etc.).

Faut-il chercher ailleurs l’explication de faits incontestables, certes dérangeants pour les bien pensants de gauche :

  • la quasi-inexistence du fait démocratique dans l’ensemble du monde musulman, ce qui représente aujourd’hui une exception absolue par rapport aux autres zones du monde ;

  • le degré inouï d’intolérance (absolument sans équivalent aujourd’hui ailleurs dans le monde) qu’y subissent dans la plupart des cas les non-musulmans ; sait-on par exemple que dans la plupart des cas l’apostasie (abandon de l’islam) y est interdite par la loi, et souvent punie de mort ?

  • le quasi-monopole de mouvements musulmans en matière de terrorisme ;

  • l’existence de très nombreux foyers d’affrontements entre musulmans et non-musulmans, alors que l’équivalent n’existe, pour les autres religions, qu’entre catholiques et protestants en Ulster, et entre bouddhistes et hindouistes à Sri Lanka (sans d’ailleurs que le discours soit spécifiquement religieux dans ces deux cas).

Il est d’ailleurs amusant, dans les débats actuels, de constater que bien des pourfendeurs d’Huntington dénoncent le danger d’une mobilisation générale des musulmans contre l’Occident, en cas d’attaque sur l’Irak, dont on sait pourtant qu’elle n’a en rien une motivation culturalo-religieuse. Ils se placent ainsi entièrement dans la logique du choc des civilisations… Il y a bien une « maladie de l’islam », mais il faut être un Abdelwahhab Medheb, protégé par la laïcité française, pour oser la dénoncer ; intolérance sans cesse croissante, religiosité de plus en plus bigote, oppression des femmes ne cessant de se renforcer… et purification ethnico-religieuse de plus en plus généralisée : partout dans le monde musulman les minorités doivent se convertir ou disparaître (surtout par l’exil, heureusement). Sait-on qu’au début du 20e siècle la quasi-totalité des grandes villes d’Afrique du Nord et du Proche-Orient étaient très largement, souvent majoritairement juives et chrétiennes ? Où en est-on aujourd’hui ? Et quel Bourguiba pourrait encore impunément et publiquement y contrevenir au jeûne du Ramadan ? Je connais l’islam indonésien : son caractère longtemps tolérant et modéré, décrit il y a une quarantaine d’années par Clifford Geertz, disparaît de jour en jour au profit du fondamentalisme moral et de l’islamisme politique. Pourquoi les Bouddhas de Bamyan ont-ils résistés à treize siècles d’islam, pour ne pas survivre à l’an 2000 ? Il y a bien sûr, fort heureusement, des contre-tendances (la chute rapide de la natalité est peut-être à terme la plus prometteuse), qu’il convient de soutenir autant qu’il est possible, mais je ne partage pas l’optimisme béat, totalement sous-informé, de René-Eric Dagorn et de Marc Crépon.

Je ne tire de ces constats qu’un grand pessimisme sur les chances de paix durable et de construction d’une société mondiale, à avenir prévisible. Je continue cependant à les appeler de mes voeux comme la seule issue possible. Et donc, à la différence d’Huntington, je ne suis pas prêt à me résigner à ce que des musulmans soient massacrés par des chrétiens, comme cela est arrivé en ex-Yougoslavie. Mais si l’ingérence est légitime dans ce cas, pourquoi ne le serait-elle pas aussi quand un sinistre dictateur (musulman) agresse sans relâche tant son propre peuple que les pays (musulmans) voisins ? On peut bien sûr discuter des moyens (et ma religion n’est pas faite là-dessus), mais considérer que le cas serait « hors champ » pour les Occidentaux, c’est se résigner à la logique du choc des civilisations, et ce de façon d’autant plus intolérable qu’elle est dissymétrique – quand des chrétiens sont massacrés au Soudan ou aux Moluques, personne en Occident n’appelle à la Croisade.

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Je tiens d’abord à préciser que si j’ai lu le livre de Samuel Huntington, je ne connais de celui de Marc Crépon que le compte-rendu de René-Eric Dagorn. Je voudrai d’abord exprimer ma reconnaissance à Marc Crépon, qui me paraît avoir produit une des premières réfutations vraiment articulées et profondes (en tout cas en français) ...

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Authors

Jean-Louis Margolin

Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Provence (Aix-Marseille 1) et chercheur titulaire à l’Institut de Recherche sur le Sud-Est Asiatique (Irsea/Cnrs), à Marseille. Membre du comité de rédaction de la revue d’études asiatiques Moussons. Il a notamment publié Singapour 1959-87 : Genèse d’un nouveau pays industriel, L’Harmattan, 1989. Il a collaboré à l’ouvrage collectif du Gemdev Mondialisation : Les mots et les choses, Karthala, 1999, à L’Histoire inhumaine : massacres et génocides des origines à nos jours (Guy Richard dir., Armand Colin, 1992) et au Livre noir du communisme (Stéphane Courtois et al., Robert Laffont, 1997).

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