Une /

Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Vraies et fausses évidences de la géographie électorale suisse.

Remarques sur une votation populaire et son traitement graphique.

La géographie électorale victime de son succès ?

Chaque résultat électoral interroge les géographes et la géographie, pourvu que l’on considère celle-ci comme la science sociale attachée à traiter de la dimension spatiale du social (Lévy 1994), c’est-à-dire à saisir ce que le problème de la distance et du placement fait aux sociétés et ce que celles-ci en font en retour (Lussault 2007). Chaque fois est posée la question de savoir si les comportements électoraux sont — au moins en partie — déterminés par leur occurrence dans certains lieux et territoires, et, de fait, la géographie électorale a montré que le vote était bien un acte « toujours géoréférencé » (Bussi 1998, p. 385).

Ce questionnement sur la dimension spatiale du vote anime les débats postélectoraux, à travers le commentaire, par la presse et la blogosphère, de cartes représentant les résultats. En Suisse, la votation du 9 février 2014, portant sur une initiative populaire [1] « Contre l’immigration de masse », c’est-à-dire en faveur du rétablissement de quotas pour l’accueil de ressortissants de l’Union européenne, n’a pas fait exception. Face à un texte conçu et promu par l’UDC [2], et auquel s’opposait le reste de la classe politique, les réactions à chaud ont été d’autant plus nombreuses et passionnées que la campagne avait été atone et que le résultat fut serré, le « oui » l’ayant emporté avec 50,3 % des suffrages exprimés.

Or les limites inhérentes à toute représentation cartographique et aux choix de méthode qu’elle implique induisent le risque de distiller dans le débat public approximations et contresens. Nombre de cartes et graphiques ayant circulé après la votation souffrent ainsi de limites découlant d’arbitrages effectués dans (i) la sélection et le traitement des données et (ii) les modalités de leur représentation. Ce qui interroge la place des cartes dans le débat public et la respectabilité qui les entoure : la « mystique de la carte » (Monmonnier 1993, p. 27) semble jouer à plein dans le contexte électoral. Aussi, sans opposer à cette mystique une « cartophobie » (ibid.) tout aussi irrationnelle, il faut s’interroger sur le statut des « faiseurs » de cartes et leurs objectifs [3].

Plus largement, l’abondance de ce matériel cartographique et son utilisation offrent l’occasion de soulever des questions méthodologiques sur les liens mutuels entre les choix présidant à la réalisation de cartes électorales et les énoncés théoriques et empiriques qui les accompagnent. Ce qui suit entend apporter des éléments de réflexion sur ce thème en proposant une série de représentations des résultats de la votation, en discutant de leurs défauts et mérites respectifs et en abordant rapidement ce qu’ils nous disent des principaux déterminants socio-spatiaux du vote.

On commencera par l’évocation de quelques représentations et interprétations corollaires des résultats de la votation mobilisées dans le débat public, et la mise en évidence de leurs limites. Seront ensuite proposés quelques modes de représentations alternatifs, en posant l’hypothèse que ce n’est pas tant leur valeur intrinsèque qui est en jeu que leur complémentarité. Dans un troisième temps, on s’attardera, pour nuancer son importance, sur une variable souvent mobilisée par la géographie électorale : les gradients d’urbanité. Enfin, la conclusion reviendra sur l’opposition entre cartes et sondages électoraux.

Ce qu’on fait dire aux cartes électorales.

Trois représentations des données, trois énoncés.

Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut dégager trois tendances parmi les interprétations qui ont été données de la géographie de la votation du 9 février, fondées sur autant de traitements et représentations des données, plus ou moins contradictoires.

Figure 1 : La carte officielle des résultats de la votation par canton. Source : OFS.

La carte la plus souvent reprise — car disponible immédiatement après le scrutin : tous les médias nationaux l’ont publiée — fait apparaître une Suisse romande hostile au texte, par opposition à la Suisse alémanique et, plus encore, au Tessin, favorables à l’initiative. Les résultats par canton opposent en effet, de part et d’autre du Röstigraben, germanophones et francophones, ce de manière très nette si l’on décide d’ignorer la courte majorité contre le texte du canton de Zoug et, surtout, son rejet net par Zurich — 47,3 % de « oui » — et massif par le demi-canton [4] urbain de Bâle-Ville — 39 %.

Cette carte s’accompagne d’un énoncé, explicite ou non selon les cas : s’opposent une Suisse germanophone et italophone xénophobe et antieuropéenne, et une Suisse francophone favorable à la libre circulation. La variable explicative serait alors la langue — qu’elle soit ou non l’expression d’un ensemble d’autres variables liées est une question difficile, ignorée par les sources examinées.

Figure 2 : Une corrélation entre pourcentages de « oui » et présence d’étrangers ? Source : « Suisse : La votation sur l’immigration en un graphique », Martin Grandjean.

Sur son blog consacré aux humanités digitales et à la représentation de données, Martin Grandjean, doctorant en histoire à l’Université de Lausanne, mobilise une autre variable : la proportion d’étrangers. Toujours à l’échelle cantonale, son diagramme permet de visualiser la corrélation inverse entre proportion d’étrangers et succès de l’initiative — avec là aussi une exception de taille : le Tessin, terre d’immigration ayant massivement voté « oui ».

L’énoncé correspondant est cette fois : la peur de l’étranger est inversement proportionnelle à sa connaissance et sa fréquentation et ce sont des populations peu concernées par l’immigration qui ont fait pencher la balance en faveur de l’initiative. On notera que le même diagramme, cette fois-ci à l’échelle des districts, a également circulé sur la toile, offrant une version nuancée de cette affirmation, sans toutefois la contredire vraiment.

Figure 3 : Les résultats par commune : une opposition tranchée urbain/rural ? Source : MicroGIS SA.

Une troisième manière de représenter les données, à l’échelle des communes — et avec des cercles proportionnels permettant d’estimer le poids démographique desdites communes, même si, sur la source consultée (Figure 3), il manque à la carte la moitié de sa légende — , offre une autre vision des choses : toujours d’après Grandjean, qui la cite, elle « montre sans appel le clivage lié à l’urbanisation », reprenant ainsi une idée répandue selon laquelle l’extrême droite suisse et les initiatives populaires xénophobes réaliseraient leurs meilleurs scores loin des centres urbains.

On peut résumer cette lecture des résultats par un troisième énoncé : les espaces faiblement urbanisés ont permis le succès de l’initiative, confirmant qu’urbanité et ouverture sur l’extérieur vont de pair.

Amalgames et réductionnismes : problèmes d’échelles et de variables.

Les trois énoncés ainsi énumérés, souvent repris dans le débat public, reposent sur plusieurs réductionnismes et amalgames.

Premièrement, les conclusions tirées des Figures 1 et 2 soulèvent la question de la pertinence de l’approche dite « écologique », qui consiste à comparer des comportements à partir de données agrégées selon des unités territoriales. La méthode rencontre du succès en sciences politiques et en géographie, mais comporte des limites qu’il faut intégrer à l’analyse, en particulier le problème de la variabilité interne des unités spatiales considérées — c’est l’ecological fallacy, qui rend fragile toute recherche de corrélation. L’enjeu n’est dès lors pas tant le bien-fondé de la méthode elle-même, ni la taille des unités retenues, que la plus ou moins grande homogénéité de celles-ci au regard des variables concernées (Bussi 1998).

En l’occurrence, mis à part les cantons bilingues — Valais, Fribourg et Berne  —, le choix de l’échelle cantonale présente une certaine logique si l’on considère la variable de la langue — même s’il semble difficile de tirer des conclusions assurées sans mobiliser des données à une échelle plus fine. En revanche, le postulat qui préside au second énoncé ci-dessus, à savoir l’homogénéité des cantons en matière de concentration de la population étrangère, est problématique : entre communes rurales et urbaines, banlieues chics ou populaires, régions proches ou éloignées des frontières nationales, etc. la diversité est de mise au sein des cantons.

Deuxièmement, et cela renforce ce qui précède, le deuxième énoncé repose sur un autre amalgame, contenu dans l’hypothèse selon laquelle « les étrangers » constitueraient une catégorie pertinente. Cela reviendrait à considérer que les cadres britanniques, allemands ou néerlandais des grands assureurs zurichois ou de la « Genève internationale » partagent un destin commun avec les immigrés portugais et d’ex-Yougoslavie arrivés dans les années 1980 et 1990, majoritairement peu qualifiés et enrôlés dans l’industrie, le bâtiment et les services à la personne (Piguet 2009). C’est donc ici le choix de la variable explicative qui pose problème : les étrangers et leur concentration ne disent rien du supposé cosmopolitisme, ni de l’ouverture à l’altérité des habitants qui les côtoient, surtout si, encore une fois, on ignore l’hétérogénéité de leur distribution spatiale au sein des cantons.

Troisièmement, le dernier énoncé ci-dessus procède par amalgame « géotypique » en postulant cette fois l’homologie entre espaces définis par un même degré d’urbanité, c’est-à-dire qu’il fait l’hypothèse que les villes suisses — et symétriquement les espaces faiblement urbanisés — font partie d’une même réalité ou, du moins, sont comparables, en dépit des particularités de chacune sur les plans démographique, morphologique, économique, etc. Il postule parallèlement l’homogénéité interne des centres urbains.

Ce troisième énoncé relève aussi d’une interprétation de la carte orientée par une théorie associant l’urbanité au cosmopolitisme et à l’ouverture à l’altérité, à quoi on peut opposer une lecture plus nuancée de la Figure 3 — ou de l’autre version proposée ci-après (Figure 4). S’il est exact que les communes centrales des cinq principaux pôles urbains — Bâle, Berne, Genève, Lausanne et Zurich — se distinguent par des pourcentages de « oui » inférieurs à 40 %, deux remarques s’imposent, sur lesquelles on reviendra : (1) les communes limitrophes de ces hypercentres offrent un profil plus divers et (2) le niveau élevé d’agrégation pour des villes comme Genève ou Zurich — plus de 150 000 habitants dans les communes-centres — pousse à relativiser la signification des résultats en leur sein.

Les amalgames ainsi énumérés se retrouvent dans les choix de représentation et il faut aussi, pour contester les énoncés associés, interroger la manière dont les cartes et les graphiques sur lesquels ils s’appuient participent de leur inexactitude.

Quelques représentations alternatives et complémentaires.

Le cartogramme à la rescousse.

Le premier écueil tient au caractère binaire d’une votation, qui incite à opposer les unités spatiales où le « oui » l’a emporté à celles où le « non » s’est imposé. Un tel choix, qui préside à la réalisation des trois figures présentées plus haut, consiste à discrétiser les valeurs en considérant la limite des 50 % comme structurante. Dès lors, le problème n’est pas que soit introduite une discontinuité dans un phénomène continu — opération inévitable en vue d’une représentation iconique des résultats —, mais de considérer que 50 % constitue un seuil statistiquement satisfaisant. Le choix d’une discrétisation par les seuils observés — retenu pour les cartes ci-après — permet au contraire de réunir les communes au score proche de 50 % dans une même classe et de les différencier de celles où les résultats sont plus marqués.

De même, le choix de retenir une seule gamme de couleurs évite de produire des cartes offrant, par combinaison des variables valeur et couleur — avec une gamme de verts pour le « oui » et de rouges pour le « non » —, une opposition visuelle tranchée. Dans les Figures 1 à 3, les unités spatiales sont distribuées de part et d’autre d’une limite ne faisant pas nécessairement sens, même politiquement, puisque le score d’une commune donnée n’a pas de conséquence directe sur le résultat du scrutin [5].

Figure 4 : Les résultats par commune, une autre représentation. Sources (données) : cantons.

Enfin, les cartes choroplèthes classiques — réalisées par coloration des unités spatiales en fonction d’une variable — présentent certes l’intérêt de maintenir perceptible l’espace euclidien et donc, par exemple, de travailler sur de possibles effets de voisinage et de contagion, mais elles exagèrent visuellement le poids d’espaces peu peuplés. Dans notre cas, elles donnent à voir un raz-de-marée du « oui » depuis de nombreuses communes étendues mais peu peuplées. L’utilisation de cercles proportionnels (Figure 4) constitue une première façon de pallier ce problème et le cartogramme (Figure 5), en déformant le fond de carte en fonction du nombre d’inscrits par commune, permet de « donner un poids visuel important à la Société » (Hurel et Poncet 2008, p. 21), c’est-à-dire d’éviter de « minimise[r] les hommes et valorise[r] les surfaces » (Chavinier et Lévy 2009) : sont appréciés à leur juste valeur les espaces majoritaires en voix.

Figure 5 : Donner un poids visuel à la société. Sources (données) : cantons ; cartogramme réalisé avec Scapetoad.

Cette amélioration, ou plus exactement ce complément — car le fond euclidien et le cartogramme apportent des informations utiles sur les logiques spatiales du vote — permet de préciser un point évoqué plus haut : les communes-centres des principales agglomérations ont largement rejeté l’initiative, mais les bastions du « oui » ne se trouvent pas pour autant tous relégués dans les espaces faiblement urbanisés.

Deux poids, deux mesures : les pourcentages au risque du contresens.

Autre élément de réflexion, ce qui précède repose sur des résultats exprimés en pourcentages. Cette donnée, qui fait figure d’évidence, introduit un biais que l’utilisation du cartogramme ne permet pas de contourner, au contraire : les unités spatiales ne sont pas identifiées en fonction de leur poids dans le résultat final.

À cet égard, le cartogramme persiste à donner au lecteur le sentiment que, bien que de taille réduite, c’est bien dans les communes peu peuplées ayant enregistré les plus gros pourcentages de « oui » que s’est jouée la votation. En dépit des précautions prises — une seule couleur et un cartogramme avec le nombre d’inscrits — l’impression subsiste que le scrutin a opposé des communes très denses ayant massivement rejeté l’initiative à des communes peu peuplées ayant fait triompher le « oui ». Le cartogramme accentue même cette impression et introduit un biais visuel en offrant une image inverse, mais pas plus juste que celle de la carte euclidienne choroplèthe : la visibilité des communes les plus peuplées accentue le poids du pourcentage réalisé en leur sein et fait oublier que, parmi de nombreux inscrits, les minoritaires demeurent corrélativement nombreux en valeur absolue. Une lecture rapide du cartogramme peut même laisser penser que le succès de l’initiative constitue une aberration statistique, une injustice commise à l’encontre d’opposants visuellement majoritaires.

Pourtant, l’idée d’un rejet massif de l’initiative par les principaux centres urbains du pays n’est que partiellement juste. Si l’on renverse la logique du dénombrement des résultats pour évaluer le poids des unités spatiales dans le total de « oui », on obtient un tableau différent. Ainsi, l’addition des 71 « Grands centres » [6], dans lesquelles le « oui » a réalisé 42,1 %, on atteint 22,7 % du total des suffrages en faveur de l’initiative. Si on leur adjoint les « communes suburbaines » — dont les résultats agrégés atteignent 51,6 % de « oui » —, on dépasse la moitié du près d’un million et demi de « oui » récolté dans le pays. Inversement, les 65,8 % de « oui » des 178 « communes agricoles » pèsent tout juste pour un peu plus de 1 % dans ce total.

La prise en compte de ces chiffres permet ainsi d’aller à l’encontre de quelques évidences : quoiqu’apparemment décisive sur les cartes choroplèthes — cartogramme compris — les petites communes du « oui » sont une variable d’ajustement. C’est bien à la faveur des pourcentages parfois énormes qu’on y recense que le résultat final bascule, mais la vraie bataille se joue dans des centres urbains où, quoique minoritaires, les partisans de l’initiative sont plus nombreux que partout ailleurs.

Dès lors, vouloir généraliser la localisation du votant type sur la base des cartes électorales revient à confondre deux interprétations. La première, recevable, veut que des lieux et territoires puissent être électoralement qualifiés : le succès de l’initiative dans les communes agricoles dit quelque chose du rapport au Monde de leurs habitants, tout en ne se réduisant pas à des variables socioéconomiques indépendantes de leur localisation. Le vote nous informe du lien entre systèmes de valeurs et territoires, à rapporter à la fois à l’influence du contexte local ou régional sur le choix des acteurs-électeurs (Bussi 2004) et aux stratégies résidentielles de ces derniers (Lévy 1994).

La seconde interprétation retourne le raisonnement en faisant des bureaux de vote ruraux les principaux pourvoyeurs de « oui » à l’initiative, laissant émerger l’idée que les partisans urbains du « oui » seraient des anomalies statistiques. C’est l’interprétation implicite qui transpire de l’analyse de la votation de 2009 sur les minarets (Chavinier et Lévy 2009) ; du moins n’y est-elle pas explicitement disqualifiée, entretenant une ambiguïté préjudiciable.

Un début de réponse possible consiste à compléter l’appareil cartographique à l’aide de deux cartes en semis de points, représentant respectivement la géographie des « oui » et celle des « non ». On peut alors visualiser deux aspects des résultats, dont le premier demeure masqué par les cartes précédentes : (1) la démographie donne aux deux cartes un profil semblable et fait à chaque fois ressortir les espaces les plus peuplés en dépit des faibles pourcentages qu’y a réalisé le « oui » ; (2) derrière cette similitude, on observe bien une distribution des « oui » moins concentrée que celle des « non » — ce que confirme un coefficient de variation plus élevé.

Figure 6a : Le semis de points à la recherche de la majorité. Sources (données) : cantons.

Figure 6b : Le semis de points à la recherche de la majorité. Sources (données) : cantons.

À la recherche des gradients d’urbanité.

Si le cartogramme ne suffit pas à résoudre les difficultés de la représentation cartographique des votes, c’est également pour d’autres raisons, à commencer par l’hétérogénéité interne des principaux centres urbains — ce n’est pas le mode de représentations qui est directement en cause, mais la disponibilité des données. En effet, à l’échelle des bureaux de vote de Genève et des arrondissements de Zurich, les plus hauts scores en faveur de l’initiative demeurent certes loin des records nationaux, mais témoignent d’importants écarts internes.

Figure 7 : À Genève, d’autres logiques que le modèle centre-périphérie. Sources (données) : canton de Genève.

Le cas genevois (Figure 7) appelle deux remarques. Premièrement, l’amplitude des résultats à l’échelle des bureaux de vote est notable, allant de 30,7 % dans la commune de Gy, à 51,2 % dans la cité des Avenchets, à Vernier. Deuxièmement, on n’observe pas de corrélation entre la distribution des résultats et les gradients d’urbanité, soit qu’on retienne comme indicateur la densité — on compte par exemple moins de 150 habitants au km2 à Gy, cependant que les plus hauts pourcentages de « oui » sont enregistrés à Onex et Vernier, respectivement quatrième et sixième communes les plus denses — ; soit qu’on s’appuie sur les typologies de l’OFS — Meyrin, Onex ou Vernier, où le « oui » a récolté près ou plus de la moitié des suffrages, sont des communes suburbaines proches et intégrées fonctionnellement à la commune-centre, tandis que Cartigny, Hermance, Gy ou Laconnex, où le « oui » ne dépasse pas 35 %, cumulent plusieurs caractéristiques du périurbain : faibles densités, prépondérance de logements individuels, part importante d’emplois dans le secteur primaire, nombreux pendulaires, faible ratio d’emplois sur actifs, etc.

De même, à Zurich, en plus de l’hétérogénéité au sein de la commune-centre, on constate qu’une large partie nord de l’agglomération a voté en faveur de l’initiative : 58,2 % de « oui » à Opfikon, 62,1 % à Regensdorf, 66,1 % à Rümlang, communes limitrophes de Zurich et, au moins pour la première nommée, d’une densité de près de 3000 habitants au km2, comparable à certains quartiers centraux.

De fait, on n’observe pas, à l’échelle nationale, de corrélation inverse entre densité et pourcentage de « oui » (R=-0,14). Cela admis, plutôt que de renoncer à faire des gradients d’urbanité un facteur explicatif-clé des résultats du 9 février, il demeure possible de mobiliser d’autres indicateurs que la densité. Si l’on reprend la typologie de l’OFS en 22 catégories de communes, on obtient des résultats probants. Entre les 34 % de « oui » dans les cinq « Grands centres » ou les 50 % des « Communes suburbaines des régions métropolitaines », et les 60 % des « Communes industrielles » hors agglomérations, ou encore les 66 % des « Communes agricoles », et nonobstant les nuances identifiées à l’échelle du canton de Genève, on perçoit bien simultanément les effets de masse — selon la taille des aires urbaines — et les effets de position — centre/périphérie — déjà repérables dans les résultats d’autres scrutins (Chavinier et Lévy 2009).

Dans le même temps, une telle typologie présente l’intérêt de mêler des éléments imputables à la distance aux centres urbains et à la masse de ces derniers, à des variables sociologiques et des caractéristiques relevant de l’activité économique dominante. En particulier, elle isole des « Communes à revenus élevés » — communes suburbaines se distinguant par le niveau moyen élevé d’imposition des personnes physiques — où le « oui » ne réunit que 42 % des suffrages. De fait, dans le cas genevois (Figure 7), ce qui ressort est bien l’opposition entre, d’une part, les communes chics de la rive gauche du Léman, le périurbain aisé des franges sud-ouest de l’agglomération et l’hypercentre dynamique et, d’autre part, les grands ensembles — c’est parmi les barres d’immeubles enclavées des cités des Avenchets et de Châtelaine que le « oui » atteint ses meilleurs scores du canton — et plus largement les communes populaires, industrielles et les plus touchées par le chômage de l’Ouest de l’agglomération. Autrement dit, le modèle centre-périphérie ne fonctionne qu’au prisme d’une géographie des richesses et de la ségrégation. Même à admettre que « la localisation préférentielle de l’habitat d’un individu relève de moins en moins d’une fatalité et de plus en plus d’un choix » (Chavinier et Lévy 2009), il n’est pas surprenant que les « assignés à résidences » soient nombreux à soutenir un texte conçu et défendu par un parti revendiquant une posture anti-establishment.

Ainsi, ce n’est pas tant une géographie des gradients d’urbanité que laissent transparaître les résultats de l’initiative, qu’une géographie de la relégation socio-spatiale, qui se joue aussi bien dans les espaces les plus urbanisés que les communes rurales reculées. C’est là que l’UDC recrute une part croissante de son électorat, parmi les ouvriers, les employés subalternes et les petits artisans, « perdants » de la mondialisation dont on pourrait s’attendre à ce qu’ils rejettent les positions économiques libérales de la droite populiste, mais qui prêtent une oreille toujours plus attentive à son discours nationaliste et antieuropéen (Oesch et Rennwald 2010).

Les cartes contre les sondages ?

Ce qui précède laisse de côté la question de la partition linguistique de la Suisse, évoquée rapidement à propos de la carte des résultats par cantons. Il s’agit pourtant d’un déterminant au moins aussi important que l’urbanisation et la distribution des richesses, avec une fracture entre Romandie et Suisse alémanique visible sur la carte et confirmée statistiquement, à laquelle s’ajoute le succès de l’initiative dans le Tessin, majoritairement italophone, où l’urbanité ne joue aucun rôle — 67 % de « oui » à Lugano, moins de 1 % en deçà du score cantonal.

L’interprétation de ces écarts demeure malaisée, mais permet surtout de confirmer la relative autonomie des régions linguistiques : la diversité linguistique favorise l’existence de débats publics en partie indépendants (Ipperciel 2007), avec des médias à l’audience spatialement circonscrite et des émanations cantonales des partis politiques libres de suivre une ligne propre — ainsi les Verts tessinois ont-ils défendu l’initiative, au nom de la lutte contre le dumping salarial lié à la présence de travailleurs italiens.

Mais l’objet de ce texte était surtout de montrer que les limites de l’approche écologique, évoquées plus haut, se trouvent redoublées si l’on s’en tient à la lecture de cartes — potentiellement approximative si l’on n’y associe pas un traitement statistique minimal (Taylor et Johnston 1979) — et, a fortiori, d’une seule carte. Il n’est pas question de représentations tant fautives qu’incomplètes et on a notamment montré que, en faisant ressortir le score des communes les plus peuplées, le cartogramme pouvait mener au biais inverse de celui induit par le fond euclidien, en sous-estimant le poids des urbains minoritaires.

La transcription cartographique des phénomènes constitue un moyen efficace de communiquer l’information contenue dans le tableau de plus de 2300 lignes des résultats électoraux par commune et de rendre compte de sa configuration spatiale (Bertin 1967). Cette efficacité a toutefois un prix : la perte d’information. C’est dès lors la multiplication des cartes et leur association à des traitements statistiques — ici très simples — qui seules permettent de formuler des conclusions solides.

Enfin, le spatialisme n’en finit pas de guetter l’analyste de cartes électorales, tenté d’ignorer la dimension sociologique du vote. Dans notre cas, la tentation serait de ne retenir que l’opposition — partiellement vérifiée — entre centres urbains et périphéries, et d’ignorer le poids de l’inégale distribution des capitaux économiques et culturels dans le succès de ce qui fut aussi et surtout un vote de rejet des élites, comme l’ont montré les sondages postscrutin. Ce qui serait le meilleur moyen de donner matière à critique aux pourfendeurs de l’idée d’un espace qui ne soit pas qu’une surface de projection ou matérialisation du sociologique et/ou de l’économique et de rejouer à l’infini l’opposition stérile entre carte et sondage : la nécessaire multiplication des sources et méthodes se joue aussi au niveau de l’interdisciplinarité.

Illustration : Alexis François Amiguet, « Vue de la terrasse… », 23.06.2011, Flickr (licence Creative Commons).

Résumé

La mobilisation dans le débat public de cartes des résultats de la votation suisse du 9 février 2014 « Contre l’immigration de masse » offre l’opportunité de s’interroger sur les choix de méthode guidant la réalisation de cartes électorales et les énoncés qui en découlent. Les cartes les plus partagées sur Internet et dans les médias institutionnels véhiculent une vision tronquée des logiques socio-spatiales du scrutin. Pour offrir une analyse plus complète et limiter le biais de l’ecological fallacy, il est nécessaire de multiplier les modes de représentation en faisant varier fonds de cartes, échelles et variables, car aucune carte, seule, ne constitue une option satisfaisante. Cet exercice permet en l’occurrence de relativiser le poids — réel — des gradients d’urbanité dans le résultat du scrutin étudié, et de souligner le rôle de la relégation socio-spatiale.

Bibliographie

Bertin, Jacques. 1967. Sémiologie graphique. Les diagrammes, les réseaux, les cartes. Paris : Gauthier-Villars.

Bussi, Michel. 1998. Éléments de géographie électorale. À travers l’exemple de la France de l’Ouest. Rouen : Publications de l’université de Rouen.

Chavinier, Elsa et Jacques Lévy. 2009. « Minarets : malaise dans l’alteridentité » EspacesTemps.net, Objets.

Hurel, Karine et Patrick Poncet. 2008. « Lire le Monde par la carte » in Lévy, Jacques (dir.). L’Invention du Monde : une géographie de la mondialisation, p. 19-36. Paris : Presses de Sciences Po.

Ipperciel, Donald. 2007. « La Suisse : un cas d’exception pour le nationalisme ? » Swiss Political Science Review, vol. 13, n° 1 : p. 39-67.

Lévy, Jacques. 1994. L’Espace légitime. Paris : Presses universitaires de Sciences Po.

Lussault, Michel. 2007. L’Homme spatial. Paris : Seuil.

Mazzoleni, Oscar. 2008. Nationalisme et populisme en Suisse. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.

Monmonnier, Mark. [1991] 1993. Comment faire mentir les cartes. Du mauvais usage de la géographie. Paris : Flammarion.

Oesch, Daniel et Line Rennwald. 2010. « The Class Basis of Switzerland’s Cleavage between the New Left and the Populist Right » Swiss Political Science Review, vol. 16, n° 3 : p. 343-371.

Piguet, Étienne. 2009. L’immigration en Suisse. 60 ans d’entrouverture. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.

Taylor, Peter J. et Johnston, Ron. 1979. Geography of Elections. Harmondsworth : Penguin Books.

Notes

[1] Dans le contexte de la démocratie participative suisse, l’initiative populaire est un projet de loi entraînant une modification de la Constitution, signé par au moins 100 000 citoyens ayant le droit de vote et automatiquement soumis à votation, c’est-à-dire qu’il est ratifié s’il obtient la majorité des suffrages exprimés et celle des cantons.

[2] Union démocratique du centre, appellation francophone du Schweizerische Volkspartei (SVP, Parti suisse du peuple). Il s’agit à l’origine d’un parti paysan conservateur, ancré au centre-droit, devenu dans les années 1980-1990 une formation associant libéralisme économique, xénophobie et souverainisme, sous l’impulsion de sa branche zurichoise et de son leader Christoph Blocher (Mazzoleni 2008).

[3] Dès lors, difficile de ne pas évoquer mon statut d’auteur et de préciser d’où je parle. Premièrement, chercheur français travaillant en Suisse, le résultat du scrutin me concerne directement, au moins sur le plan symbolique. Deuxièmement, mon intérêt pour cette votation peut en partie s’expliquer par le fait que le cercle de mes amis suisses réunisse des opposants au texte : s’attacher à comprendre ce qui s’est joué le 9 février, c’est aussi se confronter à une forme d’incompréhension ressentie comme résidant étranger et citoyen, autant que comme chercheur. Troisièmement, ma sensibilité politique et ma conception d’une position non surplombante du chercheur au sein de la société me poussent, tout en déplorant le résultat de cette votation, à ne pas céder aux explications légitimistes. Celles-ci renvoient les partisans du « non » à leur supposée fermeture, leur opposant des valeurs d’ouverture et de cosmopolitisme, partagées par des chercheurs, notables ou dirigeants économiques et politiques éclairés et raisonnables. Ce d’autant plus que l’hostilité au texte émanant unanimement des responsables de partis de gauche et de droite cache des désaccords sur les raisons de cette opposition et, a fortiori, sur les réponses à apporter à la mise en garde que constitue le résultat du 9 février.

[4] La Suisse se compose de vingt cantons et six demi-cantons, ces derniers disposant d’un seul représentant à la Chambre haute (contre deux pour les vingt cantons) et d’une demi-voix dans le calcul de la majorité des cantons lors des votations fédérales (contre une).

[5] Même le score total de chaque canton, qui pèse sur le résultat de l’initiative puisque son acceptation nécessite aussi une majorité à l’échelle cantonale, n’a pas d’influence sur l’acceptation ou le refus de l’initiative par le peuple, qui dépend du total des voix à l’échelle fédérale.

[6] Ce qui suit reprend les intitulés de deux typologies — compatibles — élaborées par l’Office fédéral de la statistique suisse (OFS), qui répartit les communes helvétiques en neuf et vingt-deux catégories.

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