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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Un rêve tissé par le calcul.

Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011.

On a beaucoup remarqué le prologue du dernier livre de Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, qui nous entraîne dans un dialogue socratique, avec un Mario, héros du jeu iconique de Nintendo, à la place d’un Protagoras ou d’un Alcibiade [1]. On a cependant moins entendu parler de l’épilogue de l’ouvrage, plus bref, plus intense, plus poétique, et bien plus sombre. Et pourtant, c’est ici que ce beau livre se dénoue, s’expose, et se risque. Non pas que les 236 pages qui le précèdent n’aient été qu’une esquive à grande échelle. Mais ici, par le biais d’une ekphrasis complexe et hallucinée, l’écriture se lance dans une dernière tentative désespérée de ramasser et réagencer ces « assemblages de significations disjointes » (p. 217) que sont les jeux vidéo, avant de les éclater définitivement en une spirale vertigineuse de sens et de gestes.

La manette palpite entre mes mains et me signale que quelque chose ne va plus. Le visage de Rose apparaît sur le codec. Indécis et vacillant, au fur et à mesure que la communication se détériore. J’enrage derrière mon écran. Ce n’est pas du tout ce que je voulais. Elle dit : « Nous avons toujours tenu le compte de nos vies. Avec des mots, des images, des symboles… avec des tablettes et des livres. »

Rose est dans le jeu la petite amie du personnage que j’actionne, Jack, que l’on a prénommé pompeusement pour la mission « Raiden ». Mais Rose est un leurre. Elle n’existe pas plus que le jeu lui-même. Elle n’est que l’expression des préférences personnelles de Jack, de toute l’information contenue dans son cortex et à laquelle sa combinaison et des nanomachines donnent accès comme à livre ouvert. Rose est une créature de rêve, façonnée par les nombres. Raiden l’a aimée, aveuglé par sa propre identité numérique. […] Et moi, le joueur, je l’ai suivi sans l’ombre d’un doute. […] Mais en chemin, le jouet s’est cassé, le jeu s’est ouvert. Maintenant, il grésille et il dit la vérité. (p. 237)

 Les lecteurs de Baudelaire se rappelleront de quelle vérité il s’agit. Triclot compose ici sa propre Morale du joujou (Baudelaire, 1853), qui débouche sur la même béance que celle du poète (« Mais où est l’âme ? »), à partir du récit fragmenté d’une fin de partie de Metal Gear Solid 2, chef-d’œuvre de Hideo Kojima. Sous le regard du joueur, le jeu et ses personnages deviennent l’allégorie d’un monde nouveau, aussi terrifiant que désirable, alors qu’ailleurs, ils n’en étaient jamais que le masque, le paravent, au mieux le rite d’initiation.

À la fin du jeu, le héros de Kojima ne se contente pas de mourir plutôt que de vaincre. C’est tout le système d’identifications qui se sont nouées autour de lui, auxquelles il a cru, qui se démasque comme une simulation intégrale, mise en place pour récolter des informations pour les maîtres du monde. C’est en cherchant à maîtriser le monde, que Jack/Raiden a été lui-même maîtrisé, et nous — joueurs — avec. On croit toujours sauver des princesses, tuer des dragons, empêcher des terroristes de faire exploser des têtes nucléaires, mais au fond nous ne faisons jamais que participer à l’édification et à la mise en action de ce que Triclot définira, à la suite du personnage du Colonel, comme « une forme de contrôle des masses qui puisse opérer dans le détail » (p. 238). Quand il n’y a plus de données à collecter, l’exercice est fini : l’ordinateur n’a plus besoin de vous.

Des game studies aux play studies.

L’histoire de la philosophie moderne est indissociable d’une réflexion sur le jeu comme emblème de la liberté qui fonde la raison, et qui donc, nécessairement, y échappe. Depuis Kant, pour qui l’esthétique est inséparable du jeu comme activité autotélique, jusqu’à Wittgenstein, pour qui les « jeux de langage » (« language games ») deviennent la clé de sortie du positivisme logique, jouer est loin d’être un simple passe-temps. Chez Wittgenstein, comme chez Kant, ce que le jeu met en jeu, c’est la faculté de juger elle-même. 

Mathieu Triclot s’inscrit dans cette lignée de réflexion. Son travail se situe au croisement de l’esthétique politique de l’École de Francfort, et de la philosophie de la technique de Gilbert Simondon. Mais Triclot va plus loin : dans Philosophie des jeux vidéo, comme dans Metal Gear Solid 2, le jeu vidéo n’est pas simplement un objet qui peut provoquer une réflexion philosophique, il devient le lieu même de cette réflexion, et sa forme irréductible. Il ne s’agit pas de faire de la philosophie sur ou à partir des jeux, mais avec les jeux et, surtout, avec les joueurs qui y prennent plaisir et qui ont la distance nécessaire pour sentir en les regardant, comme l’enfant de Baudelaire, une « tendance métaphysique » (Baudelaire, 1853). Mais il ne faut pas en conclure que, pour lire Triclot, on doit être féru des arcanes du gaming culture, fin connaisseur de ses plaisirs les plus ésotériques, et des sous-cultures qui les entourent et les nourrissent. Le livre doit une partie certaine de sa valeur à ses qualités pédagogiques, qui en font une introduction parfaite au sujet pour celui qui n’a jamais cédé aux attraits de la console, en même temps qu’un essai stimulant et parfois déroutant pour le spécialiste expérimenté.

Après le prologue, où Socrate démontre à Mario que vouloir réduire la grande famille des jeux vidéo à une seule définition positive, c’est rater les trois-quarts du sujet, le livre de Triclot se compose de trois grands mouvements. On pourrait même dire qu’il procède par paliers ; il s’agit de constituer son objet, autant que de l’analyser.

La première partie du livre (chapitres 1-3) fournit une critique épistémologique du courant dominant des études sur les jeux vidéo, les game studies anglo-saxons. Triclot démontre que le jeu vidéo ne se réduit pas à son dispositif objectif, qu’il ne se laisse approcher qu’à travers les états subjectifs qu’il induit chez le joueur — états seconds, souvent proches de la syncope ou du vertige. L’objet d’une philosophie des jeux vidéo, c’est le jeu comme expérience, et plus précisément comme « expérience instrumentée ». Comme la lecture d’un livre ou le visionnage d’un film au cinéma, l’objet nous sert à nous retirer du monde, à fabriquer une expérience qui ne peut exister qu’en se détachant du cours régulier de la vie quotidienne. Au lieu des game studies, donc, il nous faut des play studies, qui mettraient plutôt l’accent sur une phénoménologie des expériences que sur une description des objets.

Triclot étoffe son argument en examinant les différences qui séparent « l’état ludique » procuré par le jeu vidéo, d’une part, de l’état produit par les jeux traditionnels qui l’ont précédé et, d’autre part, de celui qui a fait la gloire du cinéma, médium dont les jeux se sont beaucoup rapprochés depuis les années 1990. Partant de la classification de Roger Caillois (1958, 1991), Mathieu Triclot analyse les genres de plaisir qui sont spécifiques aux jeux vidéo, tout en reconnaissant leur caractère fondamentalement multiple, hétérogène. Il découvre ainsi deux formes d’état ludique que les jeux vidéo nous procurent et que la classification de Caillois permettait de prévoir, tout en les qualifiant de peu probables : la recherche du vertige par l’accélération, qui est typique des jeux d’arcade des années 1970, et l’exploration quasi infinie d’un monde simulé et en partie halluciné par le joueur lui-même, qui domine les jeux contemporains.

La comparaison avec le cinéma est également fructueuse. Les jeux vidéo s’en rapprochent de manière paradoxale, en tirant une bonne partie de leur esthétique de deux figures qui existent bien au cinéma, mais n’y occupent qu’une place marginale. Ainsi, la perspective (point of view) à la première personne et le plan-séquence étiré quasi à l’infini (c’est-à-dire, le refus systématique du montage) constituent presque des figures anti-cinématographiques. L’une brise l’identification avec le personnage, comme l’a démontré Alexander Galloway (2006), tandis que l’autre refuse de trancher l’ambivalence profonde de la prise de vue réelle, telle que l’a conçue André Bazin (1958). Ce qui, au cinéma, empêche le spectateur de participer au processus de création de sens mis en œuvre par le film, devient, dans le jeu vidéo, le moteur du jeu lui-même : là où le ciné-spectateur ne peut rien faire devant son écran, le joueur peut agir. La désorientation, la panique, et l’indétermination des images cessent d’être des problèmes dès que ces images s’offrent à nous, non pas en tant qu’objets de contemplation passive, mais comme des stimuli qui nous invitent et nous provoquent à agir dans l’espoir de transformer par nos actions le monde virtuel qu’elles représentent.

Les démonstrations de cette première partie du livre, bien que dans une certaine mesure propédeutiques, sont néanmoins d’une richesse considérable ainsi que d’une rigueur certaine. Par exemple, tout le troisième chapitre sur le cinéma, largement inspiré par les travaux de Bazin et de Christian Metz (1977, 1993), ouvre aussi des perspectives pour la théorie cinématographique, qui pourront aider à mieux comprendre non seulement la spécificité des formes cinématographiques « marginales » qui épousent ces figures problématiques au lieu de les repousser, mais aussi les rapports parfois ambivalents, parfois affectueux, qui rapprochent certains courants du cinéma expérimental contemporain des possibilités esthétiques ouvertes et souvent laissées en friche par les jeux vidéo. On pensera non seulement à la tétralogie In Memoriam, Mark Lapore [2] (2005-2009) que Phil Solomon a créée à partir d’images « trouvées » dans Grand Theft Auto, mais aussi au travail de Evan Meaney sur le bruit et la représentation qui l’a amené à inclure, dans son Ceibas Cycle (2007-2011), un remake du film culte de Hollis Frampton, Gloria (1979), sous forme d’un jeu vidéo « archaïque » en 16-bits.

Ainsi, l’approche de Triclot se justifiera doublement tout au long du livre : autant les modèles qu’il va chercher dans des disciplines connexes sauront éclairer ce qu’on fait lorsqu’on joue à un jeu vidéo, autant la description et l’analyse des états ludiques qui en résultent suggéreront régulièrement de nouvelles pistes de recherche pour les disciplines d’où ces modèles sont tirés.

Voir comme un ordinateur.

Suite à la phénoménologie comparée des trois premiers chapitres, la deuxième partie (chapitres 4-6) du livre nous fait parcourir l’histoire du jeu vidéo, depuis ses débuts artisanaux dans les années 60 jusqu’aux dernières productions des grands studios contemporains. Triclot passe en revue trois moments charnières, symbolisés chacun par un jeu emblématique, en montrant comment ces jeux correspondent à des écosystèmes distincts mais apparentés entre eux — c’est ce qu’il nomme une « lecture par les lieux d’expérience » (p. 182). Ainsi, Spacewar (1961), premier jeu d’ordinateur digne de ce nom, est inséparable du contexte dans lequel il a été inventé, à savoir, le milieu des hackers qui a émergé dans et en marge des premiers laboratoires de recherche en informatique des années 1960. De même, Pong (1972) répondra aux contraintes et aux possibilités ouvertes par le mariage de l’ordinateur avec la fête foraine dans les arcades des années 1970, pendant que Super Mario Bros (1985) incarnera la colonisation du salon par des consoles au courant des années 1980. À chacun de ces types de jeu, correspondra un nouvel agencement entre le joueur, la machine, le lieu, et la marchandise (c’est-à-dire, aussi, l’ensemble des relations économiques qui entourent l’espace du jeu, et qui le rendent possible/accessible comme espace de loisir). Et chaque fois, ce complexe de relations et de contraintes se retrouve non seulement en dehors du jeu où il peut être exploré et analysé par l’historien des médias, mais aussi réinscrit à l’intérieur du jeu lui-même. Ainsi, Spacewar reproduit l’orientation agressive du complexe militaro-universitaire au sein duquel il est né et dont les fonds ont subventionné son élaboration, tout comme le trio de personnages (la princesse, le méchant qui la tient captive, le héros qui va la libérer), qui détermine le gameplay de Super Mario Bros et de ses dérivés, est décalqué sur la situation de l’enfant qui apprend en jouant à manipuler et maîtriser ses émotions œdipiennes envers son père sous l’œil protecteur de sa mère.

Toute cette deuxième partie repose sur un savoir historique solide et comporte même, en ce qui concerne l’histoire des jeux hackers des années 1970, des recherches originales (Lefebvre 2011). Le talent pédagogique de l’auteur assure que la matière reste accessible au néophyte, même lorsqu’il s’agit de jeux plutôt ésotériques, pendant que ses commentaires et développements dépassent le simple récit historique, pour le reconnecter en permanence au sujet de l’expérience, complétant et développant ainsi les analyses plus frontales des chapitres 2 et 3. Il s’agit moins d’esquisser l’évolution du genre que d’explorer comment chaque nouvelle étape par laquelle il passe contribue à une reconstruction en profondeur des formes possibles de la subjectivité contemporaine.

Ce parcours historique prépare la troisième partie du livre (chapitres 7 et 8), qui ouvre explicitement la question jusque-là sous-jacente, même si omniprésente, d’une politique des jeux. Encore une fois, nous nous retrouvons face à trois paliers. Nous passons ainsi d’une politique des contenus, à une politique des règles du jeu, pour aboutir enfin à une politique esthétique, par laquelle c’est la position du joueur et les rapports de domination et sujétion qu’elle implique qui sont décortiqués.

Cette troisième partie nous parle à nouveau du présent : des jeux que nous connaissons et auxquels nous jouons aujourd’hui. Pour Triclot, le jeu vidéo offre un point d’entrée privilégié pour qui veut comprendre « la grande réforme de l’entendement et de la sensibilité à laquelle nous participons tous » (p. 193), parce qu’il rend accessible à l’expérience humaine la machine qui est au cœur de tous les dispositifs de pouvoir contemporain [3], c’est-à-dire, l’ordinateur. Je ne pense pas que ce soit trahir la pensée de Triclot, encore qu’il ne le dise jamais dans ces termes exacts, que d’affirmer que la valeur du jeu vidéo pour la philosophie, c’est d’être la première forme esthétique qui nous permet, nous êtres humains, de faire l’expérience du point de vue de l’ordinateur lui-même.

Ce qui ne veut pas dire qu’une grande partie des talents des designers n’est pas dédié précisément à déguiser ce point de vue, à le rendre invisible, ou même à le détruire. Qu’il s’agisse de compléter la vision synoptique du monde, héritée des premiers champs de bataille électroniques déployés pendant la guerre du Vietnam, par une vision humaine à ras du sol, fatalement subjective (Call of Duty 4, 2007), ou de vanter les mérites du partage et de l’égalité tout en contraignant le joueur à une accumulation continue de richesses et d’objets (The Sims, 2000), c’est toujours le désert informatisé d’un monde réduit à des (très petits) chiffres qu’il s’agit de masquer. « Mais où est l’âme ? C’est ici que commencent l’hébétement et la tristesse. » (Baudelaire, 1853). L’ordinateur joue donc à différer à l’infini le moment où le joueur se rendra compte que le vrai enjeu de tout ce bruit et de toute cette fureur (mais aussi de ces temps morts, de ce calme irréel, de cette patience infinie), ce n’est pas de sauver x ou de détruire y, mais de produire « cette adéquation souhaitée : des subjectivités à paramètres, du désir d’optimum, un affairement infini qui se prolonge de tâche en tâche » (p. 224).

Au-delà du « totalitarisme de poche ».

Mais ce n’est pas dit que l’ordinateur gagne. Face aux blasés et cyniques pour qui trois phrases de French Theory suffisent pour réduire le jeu à son aliénation inaliénable, aux optimistes qui croient encore que la technologie est toujours neutre, et aux innocents qui espèrent qu’il suffit de produire des jeux vidéo moins violents, plus solidaires, orientés vers d’autres « valeurs », pour conjurer le parfum de sang et de mort qui y rôde, Triclot oppose une vision complexe mais implacable, enracinée non seulement dans sa propre expérience de joueur, mais aussi dans le constat que le jeu vidéo n’est jamais donné, mais toujours en devenir, à travers les expériences disjointes, et même incommensurables, de ceux qui y jouent. Si cette « petite technologie de soi par laquelle se produire comme sujet conforme » se révèle, à la fin, être « un totalitarisme de poche » (p. 235) d’autant plus insidieux que c’est « un totalitarisme sans totalité » (ibid.), les expériences — négatives, positives, ambivalentes — qu’il nous a procurées ne s’abolissent pas pour autant. Car le vrai sujet des jeux, comme de ce monde informatisé, n’existe pas encore : il est toujours devant nous.

Philosophie des jeux n’est pas qu’un livre de philosophie. Suivant un anarchisme méthodologique proche de celui que préconisait Paul Feyerabend (1975, 1993), Triclot déploie des apports théoriques d’origines diverses. Leibniz côtoie Winnicott, et les analyses d’Adorno viennent compléter les thèses de Turing. L’histoire politique et la théorie économique sont largement mises à contribution. Tout l’enjeu du livre est de démontrer non pas que les jeux vidéo soient conformes à une quelconque théorie, existante ou à inventer, mais plutôt en quel sens ces jeux provoquent et stimulent la pensée, l’obligeant à une perpétuelle production de modèles neufs, dont l’ensemble brosse la carte provisoire d’un nouveau territoire de l’expérience humaine.

On pourra bien sûr regretter que certains thèmes ne soient pas développés plus longuement. Les formes temporelles si hétérogènes du jeu vidéo mériteraient un jour une analyse plus détaillée. La distinction entre jeu et travail, de laquelle dépend l’argumentation du chapitre 8, manque d’élaboration théorique, et pose en l’état peut-être autant de questions qu’elle n’en résout. Parfois, une remarque faite presque en passant ouvre des perspectives qu’on est impatient de voir explorées. Ainsi, une citation d’une brochure promotionnelle de 1963, qui vante le jeu Spacewar comme « typique des techniques de simulation utilisées dans des laboratoires de psychologie » (p. 114), renvoie à des contextes spécifiques — celui du devenir-laboratoire du monde, autant que celui de la psychologie expérimentale — qui permettraient d’approfondir autrement des enjeux politiques cruciaux. On se demandera plus généralement si la perspective politique de l’auteur, héritée essentiellement d’Adorno, est assez large pour embrasser tous les possibles soulevés dans les dernières cinquante pages du livre. À un moment où les approches interdisciplinaires du jeu vidéo se multiplient (voir par exemple le récent ouvrage Espaces et temps du jeu vidéo dirigé par Hovig Ter Minassian, Samuel Rufat, Samuel Coavoux, qui sont deux géographes et un sociologue), on peut espérer que des chercheurs, et parmi eux Mathieu Triclot lui-même, ne tarderont pas à emprunter les nombreuses pistes que cet essai ouvre.

Mais pour l’instant, ce livre court, dense et limpide, relève admirablement le défi qu’il s’est posé: il nous fait comprendre comment le plaisir de jouer ne constitue pas seulement une expérience singulière, mais aussi (et surtout) un point de départ puissant pour (re)penser le monde contemporain. Car, comme le dit l’auteur :

Les jeux vidéo possèdent une particularité exceptionnelle par rapport à l’ensemble des jeux existants : ils se jouent avec une machine, l’ordinateur, qui est absolument décisive pour notre modernité […;] [celle] par lequel l’ensemble des dispositifs de pouvoir, économique ou politique, à quelque niveau que ce soit, s’exercent (p. 185).

Grâce aux jeux vidéo, nous pouvons apprendre non seulement à travailler avec la machine, mais aussi à rêver avec elle, à partager son « rêve tissé par le calcul » (p. 66).

Résumé

Dans Philosophie des jeux vidéo, Mathieu Triclot apporte un éclairage subtil et novateur sur un aspect de la société de l’information trop souvent marginalisé ou passé sous silence. En partant de l’expérience du joueur, plutôt que du dispositif objectif du jeu lui-même, il resitue les jeux numériques actuels dans le temps long de l’histoire de l’informatique. En démontrant que le jeu vidéo nous fournit une voie d’accès privilégiée pour pénétrer dans le « devenir chiffre » du monde contemporain et du pouvoir, il plaide aussi pour la possibilité que jouer soit en lui-même une activité critique.

Bibliographie

Charles Baudelaire, « Morale du joujou » in Le Monde littéraire, 17 avril 1853.

André Bazin, « L’évolution du langage cinématographique » in Qu’est-ce que le cinéma ? Paris, Cerf, 1958.

Roger Caillois, Les Jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, [1958], 1991.

Paul Feyerabend, Against Method : Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge, London, Verso, [1975], 1993.

Alexander Galloway, Gaming. Essays on Algorithmic Culture, Minneapolis, University of Minnosota Press, 2006.

Martin Lefebvre, « Penser l’expérience du joueur. Entretien avec Mathieu Triclot » in Merlan Frit, 29 novembre 2011.

Christian Metz, Le Signifiant imaginaire, Paris, Christian Bourgois, [1977], 1993.

Hovig Ter Minassian, Samuel Rufat, Samuel Coavoux (dirs.), Espaces et temps des jeux vidéo, Paris, Questions Théoriques, 2012.

Ludwig Wittgenstien, Philosophical Investigations, Oxford, Basil Blackwell, [1953], 2001.

 Call of Duty 4 : Modern Warfare, Activision, 2007.

Metal Gear Solid 2 : Sons of Liberty, Konami Corporation, 2001.

Pong, Atari Incorporated, 1972.

Spacewar, Massachusetts Institute of Technology, 1961.

Super Mario Bros, Nintendo, 1985.

The Sims, Electronic Arts, 2000.

Notes

1 La notion même d’une « philosophie » des jeux vidéo pourra en dérouter plus d’un. Plutôt que de chercher à la contester ou la justifier a priori, j’ai préféré laisser parler l’auteur du livre. J’expose ainsi ici ses arguments, je le cite largement, et m’attache à faire ressortir non seulement les éléments incontestablement philosophiques de son approche, mais également sa dimension littéraire, qui risquerait sinon de passer inaperçue. Au lecteur ensuite de juger pour lui-même si l’emploi d’un terme si lourd de sens est pleinement et précisément mérité.

[2] Le série se compose de Untitled (for David Gatten) (2005, en collaboration avec Mark LaPore), Rehearsals for Retirement (2007), Last days in a lonely place (2007), et Still raining, still dreaming (2008-9). Cinéaste ethnographique radical, Mark LaPore est mort en septembre 2005. Pour mieux saisir les enjeux esthétiques du travail de Solomon, on consultera Michael Sicinski, « Phil Solomon Visits San Andreas and Escapes, Not Unscathed: Notes on Two Recent Works » in Cinemascope, 30, archivé sur le site de Sicinski.

[3 ] Triclot ne cite pas Foucault dans son livre. Il se rattrape, et s’en explique, dans la discussion qui suit son entretien dans Merlan Frit (Lefebvre, 2011).

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Sérendipité.

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