Sur la piste des géographes en brousse. Quelques réflexions.

Cristina D’Alessandro-Scapari, Géographes en brousse. Un métissage spatial entre discours et pratiques, 2005.

Anne Sgard

Image1Quand la rédaction d’EspacesTemps.net m’a sollicitée pour proposer une note de lecture de l’ouvrage de Cristina d’Alessandro, j’ai été partagée entre un vif intérêt pour cet ouvrage, que j’avais repéré sans le lire dans la production récente de la géographie, et un embarras évident, n’étant pas « africaniste », encore moins « tropicaliste », spécialiste ni de l’Afrique ni du développement (maintenant que j’ai lu l’ouvrage je me risque avec prudence dans ces appellations diverses). Néanmoins mes travaux sur l’histoire de la géographie et plus particulièrement mes interrogations sur les manières d’écrire la géographie au fil du 20e siècle, puis un cours que j’ai mené pendant plusieurs années sur l’écriture de l’Afrique en géographie m’avaient engagée dans cette réflexion et aiguisé ma curiosité pour cet ouvrage.

Je débute par cette introduction un peu personnalisée pour bien annoncer la couleur : c’est selon cet angle et avec ces lacunes que j’aborde le compte-rendu, ce qui me donne aussi une grande liberté pour dire à tout géographe intéressé par une réflexion, voire une introspection, sur la manière dont la géographie se fait et s’écrit, qu’il trouvera là matière à discussion, qu’il soit familier ou non de l’Afrique.

C’est aussi pour cette raison que, plutôt qu’un compte-rendu détaillé de l’ensemble de l’ouvrage ― ce qui me parait démesuré vu la richesse et l’ampleur des questions abordées ― je préfère concevoir cette note autour de quelques pistes explorées par Cristina d’Alessandro, et qui me paraissent particulièrement pertinentes dans le panorama géographique actuel. Que l’auteure et les lecteurs me pardonnent si je laisse sous silence des pans entiers de la démonstration.

Pour résumer en quelques mots l’objet de l’ouvrage, il s’attache à identifier au sein de la production française de géographie sur l’Afrique, une « mouvance » puisqu’il ne s’agit pas d’une école bien reconnue, la « géographe africaniste », d’en cerner les caractéristiques et d’analyser les modalités de construction d’un discours original sur le continent.

Géographes en brousse est le résultat d’un travail de thèse, c’est dire l’importance du travail de collecte, de lecture et de constitution du corpus de textes sur lequel il repose. C’est du reste l’intérêt majeur sur lequel il faut insister d’emblée : Cristina d’Alessandro ne s’est pas seulement appuyée sur les « grandes thèses » et les travaux académiques encore retenus aujourd’hui par l’histoire de la géographie, mais aussi sur les ouvrages et rapports techniques commandés par les administrations coloniales ou africaines, sur les articles dans les revues spécialisées, sur les atlas, sur des entretiens avec les « anciens »… Ce travail repose aussi sur un montage théorique et méthodologique, se référant principalement à l’archéologie du savoir de Michel Foucault d’une part et à la sociologie des sciences de Bruno Latour d’autre part, cette dernière lui fournissant l’essentiel de l’outillage conceptuel.

La première difficulté à laquelle se heurte Cristina d’Alessandro, et elle est de taille, me fournira la première piste, car elle me semble poser des questions de fond sur la méthodologie de toute analyse d’écrits et de constitution de corpus. C’est l’invention d’une catégorie non encore validée par l’histoire « officielle » de la géographie. En effet, Cristina d’Alessandro rappelle la mince place qui a été faite jusqu’à il y a peu à la géographie de l’Afrique coloniale, touchée par l’« amnésie » dénoncée par Olivier Soubeyran (Soubeyran, 1997) ; les appellations sont mouvantes, et les références se limitent bien souvent à quelques grands noms récurrents, laissant dans l’oubli des masses de travaux. La classification de ces travaux se coule difficilement dans un découpage chronologique, qui se contenterait de distinguer la période coloniale de celle des indépendances. Chacune d’elles forme difficilement un ensemble scientifiquement homogène, d’autant plus que le débat ancien sur la distinction entre géographie coloniale et géographie tropicale, lancé notamment par Pierre Gourou, introduit avec cette dernière une appellation transversale. En outre, bien des géographes ont un parcours qui traverse les périodes, évolue en fonction de leur expérience personnelle, des transformations politiques et sociales des sociétés et des terrains étudiés, de la nature et de l’origine de la commande. C’est la difficulté inhérente à tout travail sur un corpus écrit, sur les modalités de production du discours, qui le distingue de la démarche plus classique d’histoire des disciplines.

L’auteure fait donc des choix (pp. 42-45). Tout d’abord, et cela me parait tout à fait essentiel, elle traite non des auteurs mais des textes, montrant qu’il est difficile d’identifier des caractères « univoques » à travers une œuvre qui peut varier dans ses thèmes et ses positionnements au fil du temps mais aussi en fonction des contextes de débat et de controverse. Elle revient à maintes reprises sur l’idée que tout savoir est savoir situé, ce avec quoi on s’accorde sans difficulté.

Toutes les difficultés ne sont pas levées par ce premier choix. Reste à établir les critères de différenciation d’une géographie « africaniste » par rapport aux autres écoles plus ou moins bien reconnues, notamment ce que l’on peut appeler une géographie coloniale, la géographie tropicale, et plus tard une géographie du développement. C’est peut-être là que le lecteur suit plus difficilement Cristina d’Alessandro au fil de son argumentation dans la mesure où elle établit a posteriori ces critères, les traque dans les écrits et classe ensuite ceux-ci dans l’une ou l’autre catégorie. La définition se construit progressivement, laissant longtemps le lecteur dans le flou, notamment en ce qui concerne la période étudiée. Finalement deux critères se dégagent. L’africaniste est un géographe de terrain, ce qui permet ensuite des développements très intéressants sur ce rapport au terrain et en particulier à la brousse, qui donne le titre de l’ouvrage. Mais ce critère assimile globalement la géographie coloniale à une géographie de cabinet, ce qui me parait tout à fait discutable. Le second critère porte davantage à débat ; l’africaniste se distingue aussi par ses positions explicitement anti-coloniales, sa dénonciation des erreurs des grands aménagements, son refus de toute hiérarchie des savoirs et des techniques, parfois par des propositions concrètes d’intervention. Si ce critère parait à première vue pertinent, il est en revanche délicat à mettre en application, notamment pour les plus anciens de ces géographes : on ne dénonce pas de la même manière dans les années 30 et à la veille des indépendances. En outre il entraîne facilement un jugement moral sur les positions des uns et des autres, jugement bien lointain en ce début de 21e siècle. Un critère se rajoute, qui est, à mon avis, plus difficilement argumenté : les bornes chronologiques, des années 30 aux années 70 (pp. 63 et 112). C’est du reste sur les influences postérieures de cette géographie africaniste que l’auteure se risque parfois à des avis, me semble-t-il, assez expéditifs (par exemple sur l’absence de géographie urbaine, pp. 83-84).

Je n’entrerai pas dans le détail de la « liste » établie, chaque lecteur en fonction de son parcours et de ses références personnelles partagera les choix ou s’étonnera de la présence des uns (Jules Blache en ce qui me concerne !) ou du rejet des autres (Gourou, en particulier, me semble bien rapidement traité, eu égard à son influence sur les géographes étudiés ensuite). Je renvoie le lecteur à des éclairages tout à fait intéressants (pp. 237-259) sur les géographes qui ont d’une manière ou d’une autre influencé la géographie africaniste, mais aussi sur des non géographes que Cristina d’Alessandro ne néglige pas (G. Balandier notamment, mais pourquoi pas R. Dumont ?).

La seconde piste que je suivrai est elle aussi d’ordre théorique et méthodologique, c’est la question du choix du cadre latourien de la sociologie des sciences pour aborder cette analyse.

Les questions posées par Latour notamment dans Nous n’avons jamais été modernes, qui sert de point de départ à l’analyse, alertent en effet tout particulièrement le géographe, non qu’il soit comme l’affirme brutalement Cristina d’Alessandro « victime depuis l’époque vidalienne de la dichotomie entre la géographie physique et la géographie humaine » (il me semble que la géographie a tout de même évolué de ce point de vue !), mais parce que la question des rapports entre société et nature sont au centre de sa réflexion et de son positionnement dans les sciences sociales. Mon intérêt pour cet ouvrage est donc aussi lié à la place tout à fait particulière que la géographie de l’Afrique occupe dans cette problématique, le regard d’un géographe français sur un terrain de l’Afrique colonisée étant en effet directement héritier de ce « Grand Partage ».

L’auteure est en effet profondément marquée par la démarche latourienne à laquelle elle emprunte l’outillage conceptuel de son analyse textuelle, réfléchissant par exemple aux grands objets spécifiques de la géographie africaniste (le village, la ville, la relation brousse-ville…) en termes de quasi-personnages dont le géographe se fait le porte-parole. Dans le même ordre d’idée le terrain devient ici l’équivalent du laboratoire où l’on observe « la géographie telle qu’elle se fait ». L’influence sociologique la conduit aussi à mettre l’accent sur le contexte de production de l’écrit scientifique : qui commande, qui finance, qui est le lecteur visé ?… Si ces choix conduisent à une démarche assez cohérente, la question de l’application de cet outillage à une période ancienne, où il devient difficile a posteriori de mesurer et de mettre en interaction l’ensemble des facteurs qui pèsent sur la production scientifique (notamment du point de vue des liens entre métropole et colonies), reste à clarifier me semble-t-il. L’analyse faite par B. Latour des travaux de Pasteur, exemple de démarche rétrospective, s’appuie sur une analyse plus fouillée des conditions de production que ce que l’auteure peut appliquer ici à un corpus aussi vaste. Dès lors, on reste un peu sur sa faim : si l’on mesure tout à fait le fondement théorique que la sociologie des sciences constitue, il me semble que celle-ci constitue un cadre de questionnement initial, de formulation des hypothèses mais que la fonction heuristique face à ce corpus reste ensuite à éprouver.

D’autre part, je relèverai rapidement, mais en insistant en même temps sur l’ampleur de la tâche que Cristina d’Alessandro s’est fixée, la quasi-absence de la question de la nature tropicale dans l’ouvrage. De mon point de vue de non spécialiste il me semble que ce thème est récurrent dans l’exégèse de la géographie de l’Afrique : le regard de l’occidental sur la nature tropicale, la difficulté qu’ont eue les géographes à étudier les phénomènes naturels et surtout à comprendre les rapports des sociétés africaines à la nature, la place de cette thématique dans l’évolution récente de la recherche et de ses commanditaires, etc… Cette dimension appelle encore des approfondissements.

Enfin, la dernière piste sur laquelle j’ai envie de revenir dans ce compte-rendu, si l’on veut bien m’excuser sa longueur, porte plus directement sur la question de l’écriture de la géographie. C’est sans doute sur ce point que la lecture de l’ouvrage m’a le plus convaincue, en particulier sur les « liens et les nœuds » de la géographie africaniste, ou sur le passage du terrain à la parole, sur la place de la pratique comme l’indique le titre, ou encore à propos des analyses sur la rhétorique comparée des africanistes entre les travaux académiques destinés au public métropolitain des géographes et les travaux techniques commandés par l’administration.

Cristina d’Alessandro pose à travers ces analyses la question de l’Ailleurs : comment rentrer en communication avec ces terrains et ces interlocuteurs, et comment écrire cet ailleurs. Elle montre ainsi comment les africanistes ont été amenés à inventer, tester, de nouvelles notions (le parc, la brousse, le terroir) face à l’inadaptation de la terminologie vidalienne notamment (au risque de caricaturer parfois cette dernière) ; comment la nécessaire collaboration avec des interprètes, guides, facilitateurs a aussi profondément modifié leurs pratiques de chercheurs. L’anthropologue C. Geertz pose ces mêmes questions, en les prolongeant au-delà : comment le chercheur de terrain parvient-il ensuite à faire partager son expérience par le lecteur qui n’a pas vécu ce contact avec l’Autre et l’Ailleurs ― puisque c’est généralement le cas de son public et de son commanditaire ― et comment il s’en fait le témoin, le porte-parole, voire le défenseur. On rentre là dans la fabrique de la géographie.

On l’aura compris, l’ouvrage de Cristina d’Alessandro est foisonnant, tour à tour stimulant et agaçant, elle apporte énormément d’éléments incontestablement novateurs, originaux mais peine souvent à les mettre en perspective, tant le sujet est vaste et les niveaux de lecture multiples et entrecroisés. Sans doute le lecteur familier des terrains africains aura-t-il une réception bien différente de la mienne ; encore une fois, les lunettes que j’ai chaussées sont bien spécifiques et personnelles.

Je terminerai ici par un encouragement aux géographes à explorer plus loin cette piste, tant elle me parait féconde et encore largement ouverte. Cristina d’Alessandro s’est surtout appuyée sur les notions-clés, les concepts, de la géographie africaniste, sur lesquels elle apporte des éclairages nouveaux et utiles. Il me semble que l’on peut rentrer plus loin encore dans la compréhension de la construction littéraire en analysant les mots-clés mais aussi les mots anodins qui participent à la traduction de l’expérience, les concepts majeurs mais aussi les notions molles qui viennent en renfort quand la réflexion est incertaine, les innovations et les routines d’écriture, l’organisation de l’argumentation et de la validation. Il me semble que la géographie de l’Afrique s’y prête particulièrement bien, justement parce qu’elle se trouve en permanence obligée d’innover, d’ajuster, de bricoler.

Christian D’Alessandro-Scapari, Géographes en brousse. Un métissage spatial entre discours et pratiques, Paris, L’Harmattan, 2005, 376 p.

Lire la réponse de Cristina D’Alessandro-Scapari.

La question des liens entre « géographie africaniste » et « géographie tropicale » a été notamment discutée lors du récent colloque « Tropicalités en Géographie » organisé les 24-26 janvier 2007 à Bordeaux.

Bibliographie

Olivier Soubeyran, Imaginaire, science et discipline, Paris, L’Harmattan, 1997.

Résumé

Quand la rédaction d’EspacesTemps.net m’a sollicitée pour proposer une note de lecture de l’ouvrage de Cristina d’Alessandro, j’ai été partagée entre un vif intérêt pour cet ouvrage, que j’avais repéré sans le lire dans la production récente de la géographie, et un embarras évident, n’étant pas « africaniste », encore moins « tropicaliste », spécialiste […]

Anne Sgard

Anne Sgard est géographe, directrice du département de géographie sociale à l’université Pierre Mendès-France, Grenoble.

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

Anne Sgard, « Sur la piste des géographes en brousse. Quelques réflexions. », EspacesTemps.net [En ligne], Livres, 2007 | Mis en ligne le 20 mars 2007, consulté le 20.03.2007. URL : https://www.espacestemps.net/articles/sur-la-piste-des-geographes-en-brousse-quelques-reflexions/ ;