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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

S’engager en ethnographie. Une réflexion collective autour des pratiques de l’enquête.

Céfaï, Daniel (dir.). 2010. L’engagement ethnographique. Paris : Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

L’engagement ethnographique est un livre collectif dirigé par Daniel Céfaï [1] et publié en 2010 aux Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Il regroupe des traductions de textes de langue anglaise ayant pour thème le travail ethnographique. Tous sont introduits par un article, écrit par différents auteurs, situant leur contexte historique et théorique et leur portée dans les débats actuels, que ce soit dans le monde anglophone ou francophone. Cet ouvrage souhaite revenir sur l’importance de l’ethnographie, une méthode qui concerne tous les chercheurs en sciences sociales, que ceux-ci soient anthropologues, sociologues, politistes ou géographes. Alors que l’ethnologie et l’anthropologie sont souvent considérées comme les parents pauvres des sciences sociales, cet ouvrage réhabilite les pratiques et les débats au cœur de ces disciplines en mettant l’accent sur l’universalité de leur portée. Il est divisé en trois parties, qui abordent chacune un aspect de l’enquête ethnographique : l’observation, base de cette méthode de recueil de données ; ses dimensions spatiale et temporelle, qui servent à délimiter la portée des enquêtes effectuées ; et la posture du chercheur sur le terrain, cruciale pour, entre autres, mettre en perspective les données recueillies. Daniel Céfaï avait déjà édité, sur le même principe, L’enquête de terrain (2003), un recueil de textes sur les pratiques des chercheurs lors des enquêtes de terrain. Il regroupait également des traductions de textes de langue anglaise en les mettant en perspective par rapport aux débats actuels. Ces deux ouvrages sont complémentaires : ils illustrent chacun un thème différent de la méthodologie propre aux sciences sociales, et font le pont entre le monde anglo-saxon et le monde francophone.

Il est bien sûr intéressant d’avoir une traduction de ces textes en français, bien que cela ne constitue pas le plus grand intérêt de ce livre. De fait, la maîtrise de l’anglais est indispensable pour qui poursuit des recherches en sciences sociales, au risque sinon de se couper d’une partie de la bibliographie et de l’appareil conceptuel. Sa richesse provient plutôt de la mise en contexte de chacun des articles, qui ne sont pas obligatoirement les plus connus, mais parmi les plus productifs pour illustrer le débat sur la question. L’abondance des références bibliographiques qui étayent les présentations constitue également une des forces de l’ouvrage. L’intérêt des articles introductifs diffère d’un chapitre à l’autre. Certains sont clairs et bien documentés, et constituent une réelle introduction au texte à suivre ou approfondissent et élargissent le débat soulevé par l’article traduit. D’autres sont le prétexte à une mise en avant des connaissances de l’auteur où le lecteur est oublié au profit d’un étalage de noms et de références. La mise en page (sur deux colonnes pour les introductions d’article et sur une seule pour les articles) permet de se repérer plus facilement dans l’ouvrage. Céfaï s’est positionné sur le terrain théorique en choisissant les articles à traduire. En conséquence, cet ouvrage n’est pas un manuel, mais un livre partisan, car il privilégie certains courants ethnographiques en en passant sous silence certains autres. Par exemple, l’ethnométhodologie et l’école de Manchester peuvent sembler surreprésentées. Certaines pièces sont récentes (comme l’article de Andreas Glaeser qui date de 2006), d’autres sont déjà considérées comme des références intellectuelles. Il est aussi important de noter que les auteurs ne sont pas tous anthropologues, mais qu’ils proviennent de diverses disciplines, notamment de la sociologie. Cela permet d’éclairer sous un jour nouveau la pratique de l’ethnographie et de voir comment elle est embrassée par ses pratiquants.

La première partie de l’ouvrage aspire à « observer, décrire, comprendre ». Il y est beaucoup question de l’ethnométhodologie, que ce soit pour confirmer ou infirmer ses méthodes et théories. Le premier chapitre de ce livre insiste sur la facette phénoménologique que développe Jack Katz à travers son travail de recueil de données. Il revient notamment sur l’importance de l’« induction analytique » à travers l’article « Du comment au pourquoi. Description lumineuse et inférence causale en ethnographie » [2]. Katz explique que l’observation est primordiale et les récits de vie obtenus essentiels à la constitution d’une théorie dont le ressenti constitue une donnée essentielle. Un des points intéressants souligne la différence, selon Katz, de la manière de s’impliquer sur le terrain en fonction de la discipline à qui appartient l’enquêteur. Il estime qu’il faut tenir une position « naturaliste », c’est-à-dire rendre compte des faits bruts sans chercher à les cacher, dénaturer, enjoliver, accentuer, au plus près d’une vérité qui n’est pas ici définie, ce qui constitue une faille dans l’argumentaire de l’auteur. Katz énumère ensuite six raisons en faveur de l’ethnographie, méthode souvent dénigrée en comparaison à d’autres, comme les statistiques, et dont le rendu du réel peut être sous-évalué par rapport à celles d’autres acteurs qui forgent leur propre représentation du réel. En conclusion, la question de la supériorité de l’ethnographie comme méthode de recueil de la réalité du terrain n’est pas résolue ici, même si elle est affirmée. Le deuxième chapitre aborde un point essentiel dans le travail ethnographique : la phase de l’écriture et la manière dont celle-ci doit pouvoir rendre compte de ce à quoi l’ethnographe a assisté. Il se base pour cela sur l’article « Prendre des notes de terrain. Rendre compte des significations des membres » écrit par Robert Emerson, Rachel Fretz et Linda Shaw [3]. Il ne s’agit pas seulement ici de passer des histoires individuelles à une théorie générale. L’article explique les différences entre interactionnisme et ethnométhodologie et insiste sur l’écriture et la transposition des catégories émiques [4] en abstractions utilisables sociologiquement. Le rôle de passeur que peut jouer l’ethnographe est ainsi abordé, et certains travers ou oublis propres à la majorité des enquêtes de terrain sont énumérés. La prise de notes devient une étape primordiale de la production de connaissances et la mise en écriture des observations oblige à faire certains choix qui influeront plus tard sur la théorisation et qui sont liés à la position du chercheur sur le terrain. Le troisième chapitre revient sur l’engagement demandé par la recherche ethnométhodologique. Il est illustré par un article de Lawrence Wieder qui porte sur le code, c’est-à-dire les règles présidant à la normatisation des comportements dans une maison de réinsertion, en tant que production sociale [5]. Celui-ci explique, dans un premier temps, le code, sa signification et son usage. Dans un second temps, il revient sur les conditions de la découverte de ce code lors de son enquête de terrain, ceci éclairant les caractéristiques du code mis en valeur auparavant. Les deux analyses sont donc complémentaires et non exclusives. Dans l’une, le code est objectivé et le chercheur occupe une position externe à son objet d’étude, dans la seconde, il en est partie prenante, dans le sens où il en a fait l’expérience et a dû l’apprivoiser pour le mettre en lumière. Il doit donc fournir au lecteur les éléments qui lui ont permis cette découverte afin d’en donner une image plus complète et plus juste.

La seconde partie de l’ouvrage interroge les « espaces et temps de l’enquête » et le rôle décisif qu’ils jouent non seulement dans la délimitation du terrain, mais également dans la mise en théorie. Le quatrième chapitre explique pourquoi l’ethnographie ne se limite pas à un recueil de données, mais est un premier pas vers l’élaboration de théories. Andreas Glaeser propose le concept d’« articulation projective » pour rendre compte des interactions entre entités sociales, ces interactions étant délimitées dans l’espace et dans le temps de façon plus ou moins ample [6]. Laisser, d’une certaine manière, le terrain circonscrire le champ d’études a des implications claires sur la théorisation dont la base sera constituée par les données recueillies. Cela permet d’avoir une vision ample de la problématique, les résultats s’inscrivant dans un cadre qui dépasse le champ initial de la recherche. Le cinquième chapitre met en avant le fort rapport de l’ethnographie à la théorie en s’appuyant sur un article de Michael Burawoy, « Revisiter les terrains. Esquisse d’une théorie de l’ethnographie réflexive » [7]. Pour cela, Burawoy se penche sur le cas de la « revisite » du terrain. Mener des recherches sur un terrain qui n’est pas « vierge » conduit à la production de données différentes. Quatre dynamiques peuvent expliquer cette situation : le chercheur arrive sur le terrain avec ses propres spécificités ce qui implique un glissement de sa position, il décide de se baser sur des idées et des concepts différents, les relations sociales sur le terrain et le contexte historico-social ont changé. Il est à noter que, pour Burawoy, les choix théoriques s’effectuent avant le recueil de données, celui-ci advient en quelque sorte pour affirmer ou infirmer ces choix. Cela permet de dégager des lignes de recherches et des résultats qui viendront alimenter la théorie et l’enrichir. L’engagement de Burawoy en faveur d’une « sociologie publique » est aussi rappelé, c’est-à-dire d’une sociologie qui non seulement nourrit le débat sur certains sujets d’intérêt public, mais également fait entendre la voix des personnes et des groupes sans voix et soulève des questions d’ordre public. Le sixième chapitre est construit autour de l’article de George Marcus « Ethnographie du/dans le système-monde : l’émergence d’une ethnographie multisituée » [8]. L’importance de la mise en perspective du terrain par l’histoire est mise en valeur, ainsi que la nécessité de confronter les données reçues à d’autres lieux et d’autres disciplines. L’anthropologie est dans cette perspective considérée comme une science multidisciplinaire. Le chapitre introductif explique, situe et approfondit la démarche de Marcus qui a enrichi la pratique anthropologique en la solidifiant et en l’élargissant à d’autres champs de connaissances. Dans ce texte fondateur d’une certaine vision de l’anthropologie de la mondialisation, Marcus préconise la mise en place d’une ethnographie dite « multisituée ». Pour autant, cela ne signifie pas une ethnographie comparatiste : il ne s’agit pas d’une mise en parallèle de deux ou plusieurs terrains effectués plus ou moins dans les mêmes conditions avec les mêmes questionnements, mais bien plutôt une étude qui s’adapte aux personnes, à la circulation du matériel et de l’immatériel pour les suivre dans leurs déplacements. Cette approche recontextualise les systèmes locaux à l’intérieur du système-monde [9] et permet ainsi une redéfinition de la place de l’ethnographe sur son terrain, moins « surplombante », ce qui n’empêche pas, bien au contraire, son engagement.

La troisième partie porte sur les « éthiques et politiques du terrain ». Les textes de ce chapitre se répondent entre eux. Le septième chapitre se base sur un article de Lila Abu-Lughod, « Écrire contre la culture. Réflexions à partir d’une anthropologie de l’entre-deux » [10], qui croise les problématiques du féminisme et de l’ethnologie. Il retrace son parcours intellectuel, et notamment la difficulté d’être à la fois anthropologue et féministe. La relativité du concept de culture, son utilité et ses limites, questionnements de base en anthropologie, forment le cœur de ce chapitre. Est soulignée l’importance des histoires individuelles pour mettre en lumière un idéal type culturel, dont on oublie trop souvent qu’il ne constitue qu’une cristallisation de multiples comportements. Le huitième chapitre est illustré par un article de Kim Hopper, « De l’ethnographie à l’engagement. Les limites du témoignage pour les sans-abri » [11]. Il affirme que l’anthropologie, et par là toute science sociale dont les résultats sont basés sur une ethnographie, doit participer de la vie de la cité. Elle peut et doit prendre position sur des débats publics, dont elle s’est saisie par ailleurs pour pouvoir contribuer à la fabrique des politiques. L’anthropologue, et c’est là la difficulté de son métier, jongle entre plusieurs identités qui peuvent être contradictoires (universitaire, militant, expert auprès d’instances publiques, etc.) et qui se juxtaposent sur un même terrain. Ces questions sont d’autant plus pertinentes que la recherche actuelle porte entre autres sur des sujets tels que les déplacements forcés de population, les génocides, les usages de drogues, etc. La place de l’anthropologue notamment son utilisation probable par les différents protagonistes rencontrés sur le terrain et l’utilité de sa démarche y sont des sujets de préoccupation. Le dernier texte n’est pas un article, mais le Code d’éthique, politiques et procédures de l’Association américaine de sociologie. Ce choix est particulièrement judicieux et fait parfaitement la transition avec le thème abordé dans le chapitre précédent : la problématique de la juridification des relations de terrain va au-delà des débats autour de ses pratiques, il amène aussi à se questionner sur leur justification auprès du public, des enquêtés et des évaluateurs. La mise en place d’un tel code ne résout pas tous les problèmes des relations sur le terrain, bien au contraire. Elle peut même créer de nouvelles failles, par exemple en « dévalorisant » le rôle du chercheur, en ne lui reconnaissant pas les qualités humaines basiques nécessaires à la conduite d’une enquête de terrain : bon sens et mise en confiance, en occultant la partie temporelle de celle-ci et sa nécessaire évolution au cours du temps, que ce soit en termes de réseaux enquêtés ou de problématiques ou en rendant l’accès difficile à certains sujets ou terrains illégaux ou immoraux. Cela soulève également le problème du manque de formation en méthodologie en sciences sociales, notamment appliquée aux terrains ou aux problématiques dits « sensibles ».

On le voit, la pertinence des textes choisis pour former ce recueil n’est pas à démontrer. En conclusion, ce livre dense est indispensable à qui s’intéresse à la problématique de la méthodologie en sciences sociales. Il donne de l’ampleur à des débats souvent confinés aux aspects pratiques de l’ethnographie.

Résumé

Cet ouvrage dirigé par Daniel Céfaï réunit différents articles traduits de l'anglais qui illustrent chacun une facette de l'enquête ethnographique. Ils sont introduits par un article, écrit par un auteur à chaque fois différent, qui situe leur contexte historique et théorique ainsi que leur portée dans les débats actuels, que ce soit dans le monde anglophone ou francophone. Ce livre souhaite insister sur l’importance de l’ethnographie, une méthode qui touche tous les chercheurs en sciences sociales. Il réhabilite les pratiques et les débats au cœur de l'ethnologie et de l'anthropologie en mettant l’accent sur l’universalité de leur portée. Il est divisé en trois parties, qui abordent chacune un aspect de l’enquête ethnographique : l’observation, base de cette méthode de recueil de données ; ses dimensions spatiale et temporelle, qui servent à délimiter la portée des enquêtes effectuées ; et la posture du chercheur sur le terrain, cruciale pour mettre en perspective les données recueillies entre autres.

Bibliographie

Notes


1 Daniel Céfaï a publié dans EspacesTemps.net une réflexion sur la construction sociologique des problèmes publics à laquelle on peut se référer : « L’expérience des publics : institution et réflexivité » et « Opinion publique, ordre moral et pouvoir symbolique ».

[2] Traduction de l’article de Jack Katz. 2001, 2002. « From How to Why : Luminous Description and Causal Inference in Ethnography » Ethnography, 2/4 : p. 443-473 et 3/1 : p. 63-90.

[3] Traduction de l’article de Robert M. Emerson, Rachel I. Fretz et Linda I. Shaw. 1995. « Pursuing Members’ Meanings » in M. Emerson, Robert, Rachel I. Fretz et Linda I. Shaw. Writing Ethnographic Fieldnotes, p. 108-141. Chicago : University of Chicago Press.

[4] C’est-à-dire les catégories telles que pensées et exprimées par les populations étudiées.

[5] « Dire le code du détenu. Enquêter sur l’organisation normative d’une institution carcérale ». Traduction de l’article de D. Lawrence Wieder. 1974. « Telling the Convict Code » in Wieder, D. Lawrence. Language and Social reality : The Case of Telling the Convict Code. La Haye : Mouton.

[6] « Une ontologie pour l’analyse ethnographique des processus sociaux. Élargir l’étude de cas élargie ». Traduction de l’article d’Andreas Glaeser. 2006. « An ontology for the Ethnographic Analysis of Social Processes : Extending the Extended Case Method » in T.M. Evens et D. Handleman (dir.). The Manchester School : Practice and Ethnographic Praxis in Anthropology, p. 64-93. New York/Oxford : Berghahn Books.

[7] Traduction de l’article de Michael Burawoy. 2003. « Revisits : A Turn to Reflexive Anthropology » American Sociology Review, n° 68 : p. 645-679.

[8] Traduction de l’article de George Marcus. 1995. « Ethnography In/Of the World system : The Emergence of the Multisited Ethnography » Annual Review of Anthropology, n° 24 : p. 95-117.

[9] Pour reprendre le concept développé par Immanuel Wallerstein dans The Modern World-System (1974, 1980 et 1989).

[10] Traduction de l’article de Lila Abu-Lughod. 1991. « Writing against culture » in Fox, Richard (éd.). Recapturing Anthropology : Working in the Present, p. 137-162.

[11] Traduction de l’article de Kim Hopper. 2003. « Limits to Witnessing : From Ethnography to Engagement in Reckoning » in Hopper, Kim. Reckoning with Homelessness. Anthropolgy of Contemporary Issues. Ithaca: Cornell University Press.

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