Une /

Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Rompre avec l’artificialité pour réenchanter la ville.

Paquot, Thierry. 2015. Désastres urbains. Les villes meurent aussi. Paris : La Découverte.
Image1À lire le titre de ce livre, le lecteur songera inévitablement à ces villes qui périclitent, dont Détroit est un exemple emblématique et bien connu, qualifié par certains d’« apocalyptique » (Diamond 2013), bien que, même dans de tels cas extrêmes, des alternatives semblent se former, témoignant d’une certaine résilience urbaine (Paddeu 2012). Pourtant, ce n’est pas véritablement ce processus que le philosophe Thierry Paquot a choisi d’aborder ici, mais bien plusieurs « dispositifs » qu’il juge problématiques, chacun conduisant à sa façon à « une situation qui accroît et l’enfermement et l’assujettissement des individus qui les “subissent” » (p. 25). Il dénonce différents modèles urbains engendrés par le « capitalisme industriel productiviste » qui porteraient atteinte à l’humain, auraient montré leurs limites, et nécessiteraient d’être dépassés. Les villes pourraient et devraient se réinventer complètement, en se libérant de ces configurations. L’auteur livre ici un essai engagé et une analyse s’appuyant sur une multitude de données éparses pour traiter de l’avenir des villes. Il ne s’agit pourtant pas d’un brûlot vindicatif — bien que le ton s’en rapproche parfois tant l’auteur s’y montre affirmatif —, mais d’une sorte de bilan sur son cheminement intellectuel après plus d’une vingtaine d’ouvrages (la plupart relatifs à la ville), proposant également quelques pistes pour amorcer un virage radical quant au devenir des villes.

L’ouvrage est divisé en cinq grands chapitres — de longueurs inégales — consacrés à ce que l’auteur identifie comme autant de désastres : le grand ensemble, le centre commercial, le gratte-ciel, la gated community et le grand projet. Ces différents « dispositifs architecturalo-urbanistiques » seraient inévitablement producteurs d’« enfermement » (par la technique, qui nous consigne dans « notre passivité ») et d’« assujettissement » (sans qu’une contrainte soit nécessaire) pour ceux qui y habitent ou y déambulent. Ces dispositifs porteraient ainsi atteinte à l’environnement, à l’humain et à « l’esprit de la ville », « cette urbanité propre à une ville composite et ouverte » (p. 109), que nombre d’auteurs ont cherché à saisir, à décrire ou à analyser, chacun à leur manière (notamment, Sansot 1996, Javeau 2006, Martouzet 2014), sous diverses dénominations. Cette qualité de la ville serait désormais en danger, voire en voie d’extinction, ce qui amène l’auteur à comparer ces dispositifs aux catastrophes dites naturelles, lesquelles seraient (en partie) provoquées par l’action de l’homme, et à les qualifier de « désastres urbains ». Pour Nicolas Dodier, « la catastrophe se distingue des autres risques comme risque exceptionnel par l’ampleur des destructions » (2013, p. 268). C’est en ce sens, auquel s’ajoute l’urgence d’une réaction, qu’il faut comprendre le parallèle fait par Thierry Paquot. Si la comparaison ne peut s’étendre au-delà, notamment car les catastrophes impliquent une série d’autres caractéristiques ici manquantes, le choix du terme « désastre » a un certain sens. En effet, il s’agit d’« événements qui sont identifiés spatialement et temporellement », qui « ont des impacts sur des unités sociales ou environnementales » (auxquels elles réagissent), et qui provoquent des « comportements atypiques, en rupture avec les comportements du quotidien » (Dauphiné et Provitolo 2013, p. 19-20).

Ainsi, le grand ensemble (premier chapitre), serait un « tombeau » empêtré dans son « uniformité », empêchant la construction de liens entre les individus et les contraignant à vivre dans la proximité sans pour autant être en mesure d’être « ensemble ». Fruit de concepteurs qui auraient oublié que l’humain est à la recherche non pas seulement d’une unité d’habitation, mais d’un lieu de vie où s’épanouir, il « dépossède tout résident de son art d’habiter et lui impose avec la remise des clés de son appartement un mode d’emploi normé et normalisateur » (p. 32-33). Le centre commercial, auquel est consacré le deuxième chapitre de l’ouvrage, serait « l’expression ultime de l’artificialité du monde urbain » (p. 82), lieu extrêmement polluant et artificiel, en sécession avec la ville (dont il exporte souvent une part de la vitalité en périphérie), réduisant la profondeur des échanges entre êtres humains à peau de chagrin tout en plaçant la consommation au cœur de la vie sociale. Quant au gratte-ciel (troisième chapitre), héritage d’« une autre époque » (p. 111), il serait particulièrement inadapté aux enjeux écologiques, aux transformations du travail, ainsi qu’aux attentes des habitants qui sont peu nombreux à en rêver. Il tend à déconnecter l’humain de la nature et des expériences sensorielles qu’il est en mesure de faire lorsqu’il n’est pas soustrait à son environnement. Lieu (trop) cadré, « de plus en plus inhospitalier », il « ne “fait” jamais vraiment corps avec la ville » (p. 113). Abordés dans le quatrième chapitre, la gated community et la tendance plus large à l’« habitat ségrégué, exclusif, sélectif » (p. 145) conduisent à une « non-ville » dépolitisée, qui renonce à la possibilité d’une communication entre les individus et les groupes par-delà leurs différences. La survalorisation de l’entre-soi conduit à des replis multiples qui s’encouragent mutuellement et affectent la possibilité même de l’existence d’un commun partagé. Le grand projet, enfin, traité dans un cinquième et dernier chapitre, procède d’une ambition de « démesure » et d’une « idéologie du quantitatif » qui promeut une course en avant. La course au « progrès » serait menée à tout prix, de façon indifférente aux attentes de la population ou aux échecs passés. Le « Grand Paris » ou le « modèle de la Défense », par exemple, créent une « déterritorialisation » qu’il aurait fallu éviter en préférant la constitution de « biorégions » susceptibles de « satisfaire les attentes de ses habitants, d’un point de vue non seulement socioéconomique mais aussi environnemental » (p. 159). Les critiques formulées par Thierry Paquot à l’encontre de ces différents dispositifs sont loin d’être isolées et entrent en résonance avec de nombreux travaux (voir, par exemple, Guénola Capron (2012) sur les banlieues résidentielles fermées, ou Luis Martínez Andrade (2015) sur les centres commerciaux). Néanmoins, l’auteur cherche à souligner leurs points communs et logiques partagées qui auraient ensemble un impact négatif sur le futur des villes, voire sur sa possibilité même.

Pour une « écosophie » de l’urbain.

Aujourd’hui, nous aurions atteint un stade où l’urbanisme est arrivé à bout de course. Il ne serait que « le “moment occidental” de l’urbanisation planétaire » (p. 171), étroitement associé au productivisme, les deux devant être dépassés dans le même mouvement. Les différents dispositifs ici analysés en sont autant d’émanations qui « sont solidaires entre eux, forment un tout » (p. 117). La « mégapole plurimillionnaire » ne serait pas la seule possibilité, mais il faut pouvoir se donner les moyens de réaliser des « expérimentations nouvelles » et arrêter la contagion actuelle de « l’imitation » qui prévaut en urbanisme. Si l’auteur n’est pas le seul à exprimer une telle volonté de changement (Bourdin 2014), il le fait de façon particulièrement radicale, traçant les contours d’une « géohistoire critique environnementale » et d’une « écosophie » interrogeant « ce qui a été construit et vendu comme un “progrès”, une “réussite” » (p. 29). Il combine à la fois des considérations environnementales et philosophiques, tout en prenant en compte l’inscription de ces phénomènes dans le temps (long) et l’espace. Transversalement, Thierry Paquot invite à garder à l’esprit l’importance de notre environnement et de la nature, nécessaires à notre équilibre et à notre survie, mais pourtant maltraités par les dispositifs qu’il décrit. À ses yeux, une ville devrait être « au moins la combinaison de l’urbanité, de l’altérité et de la diversité » (p. 27) où serait susceptible de s’épanouir l’« être relationnel, situationnel et sensoriel » (p. 144) qu’est l’humain. Malheureusement, ces dispositifs, estime-t-il, portent atteinte à cette forme d’urbanité ainsi qu’aux conditions nécessaires à l’existence et au développement de l’être humain.

Les projets de société et de ville étant inextricablement liés, il est nécessaire de s’interroger sur les formes que l’on veut leur donner et sur leurs soubassements, qui ne sont pas neutres en termes d’intérêts ou d’idéologies, bien qu’ils soient le plus souvent présentés ainsi. Dans son invitation à considérer la possibilité d’une « ville de la “juste mesure” » (p. 120), l’auteur s’inspire fortement de plusieurs de ses auteurs fétiches, tels que Lewis Mumford et Ivan Illich, auxquels il a par ailleurs consacré des ouvrages (Paquot 2012, 2015), mais aussi Georg Simmel ou Martin Heidegger, par exemple, auxquels il emprunte de nombreuses réflexions. À la fin de l’ouvrage, il préfère d’ailleurs à une bibliographie traditionnelle une « promenade bibliographique » de 40 pages où il liste une série d’idées et de travaux qu’il juge intéressants, par rapport auxquels il se positionne, auxquels il s’est référé dans son ouvrage, soulignant leurs qualités et leurs limites pour comprendre et repenser nos villes et, plus largement, nos sociétés. On regrettera cependant que l’auteur ait principalement basé son propos sur une littérature scientifique francophone centrée sur le cas français ; sa portée, qui se veut pourtant globalisante, s’en trouve dès lors affectée.

Dans cet ouvrage s’adressant à un large public, l’auteur souhaite « éviter tout jargon » (p. 6) et rendre sa pensée particulièrement accessible ; son style d’écriture y est assez direct, parfois même cynique. Il s’essaye même à la fiction sur quelques pages, le temps de deux courts récits d’anticipation, l’un dystopique, l’autre utopique. Thierry Paquot se fait provocateur en plusieurs endroits, notamment lorsqu’il affirme, au sujet du bidonville, qu’il « n’enferme ni n’appauvrit aussi systématiquement, volontairement et irréversiblement ses habitants […] que ces cinq dispositifs » (p. 169-170), c’est-à-dire le grand ensemble, le centre commercial, le gratte-ciel, la gated community et le grand projet. Il appuie son propos sur différentes sortes de sources et de données : observations personnelles en tant que piéton qui parcourt ces lieux, littérature scientifique, essais, romans, citations de professionnels de l’urbanisme ou d’élus, etc. Un large public peut trouver un intérêt à la lecture de cet ouvrage, tout comme les chercheurs qui s’intéressent aux phénomènes urbains, quelles que soient leurs disciplines. Néanmoins, la force de l’ouvrage est aussi sa faiblesse. S’il invite à (s’)interroger, dénonçant une série de choses et posant de nombreuses questions, il n’apporte finalement que peu de réponses, de solutions ou d’alternatives concrètes. Mais peut-être l’essentiel pour l’auteur se trouve-t-il d’abord et avant tout dans la prise de conscience de ces dynamiques d’enfermement et d’assujettissement ?

Et après ?

Il reste que, si les villes meurent aussi, et qu’il est souhaitable de penser les conditions de leur salut, passant par une transformation du modèle de développement urbain, il faudra résoudre une série de difficultés qui sont éludées dans cet essai. En effet, le développement des villes s’appuie nécessairement sur d’autres espaces, qu’il s’agit de ne pas oublier lorsque l’on considère l’impact négatif de l’extension urbaine globale. Ainsi, pour Neil Brenner (2014), les limites entre les territoires urbains et ceux qui sont pensés comme leur étant extérieurs sont loin d’être aussi nettes, les premiers dépendant des seconds, qui se retrouvent dès lors au cœur du tissu urbain. Si les mégapoles sont extrêmement néfastes pour l’environnement et pour l’humanité, peut-être que les véritables désastres urbains se jouent plus dans l’exploitation de ces territoires lointains et peu peuplés (d’où proviennent les ressources utiles au développement urbain) que dans les contours pris par les sociabilités au sein d’un centre commercial. De plus, les mégapoles, bien qu’elles occupent une place importante dans les échanges globalisés et les imaginaires, ne constituent pas pour autant la forme principale de la ville.

Dès son titre, cet ouvrage s’avère assez pessimiste. En effet, si les villes « meurent », elles vivent aussi, sous des formes diverses, s’adaptent, se réinventent et évoluent. Si Thierry Paquot pointe une série de dominations, il n’accorde pas un aussi grand soin à la présentation de possibilités d’émancipations, se limitant à ébaucher quelques idées, dont l’importance de renouer avec la nature et la convivialité. Si l’on peut s’accorder sur des problèmes, encore faut-il pouvoir s’accorder sur des alternatives et imaginer des utopies susceptibles de déboucher, dans leur mise en œuvre concrète, sur des résultats à la hauteur des attentes qui y sont placées. Comment faire en sorte que les alternatives imaginées, surtout lorsqu’elles restent floues, ne soient pas récupérées pour justifier des politiques qui, sous couvert d’objectifs de durabilité et de convivialité, perpétuent les « normes » et les « idéologies » prévalant jusque-là, comme l’ont souligné Hélène Reigner, Thierry Brenac et Frédérique Hernandez (2013) ? Comment dépasser l’engouement, persistant encore aujourd’hui, d’une partie de la population pour les artefacts urbains ici critiqués, alors même que l’on continue de construire des centres commerciaux, des routes ou des parkings en Europe, où se rendent les foules ? Une solution évoquée par l’auteur est la participation citoyenne, mais comment transcender les difficultés et les dysfonctionnements qui en limitent la portée (Bacqué et Biewener 2013, Berger 2014, 2015) ? Ces questions restent en suspens, et il s’agira de pouvoir y répondre pour ne pas sombrer dans un fatalisme où les villes seraient condamnées à « mourir » ou à retourner à une forme pensée à la fois comme originelle et plus pure, qui serait pourtant loin de pouvoir apporter des réponses à tous les écueils et défis qui se dressent sur la voie d’une urbanité plus équilibrée.

Résumé

Désastres urbains est un essai engagé sur la nécessité d’amorcer un changement dans nos façons de penser, de bâtir et de vivre la ville. Par le biais d’une philosophie attentive à l’inscription de l’homme dans son milieu, l’auteur analyse différents dispositifs qu’il estime producteurs d’enfermement et d’assujettissement pour l’être humain.

Bibliographie

Bacqué, Marie-Hélène et Carole Biewener. 2013. L’empowerment, une pratique émancipatrice. Paris : La Découverte.

Berger, Mathieu. 2014. « La participation sans le discours. Enquête sur un tournant sémiotique dans les pratiques de démocratie participative » EspacesTemps.net, Travaux.

Berger, Mathieu. 2015. « Des publics fantomatiques. Participation faible et démophobie » SociologieS, dossier « Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations ».

Brenner, Neil (ed.). 2014. Implosions/Explosions : Towards a Study of Planetary Urbanization. Berlin : Jovis Verlag.

Bourdin, Alain. 2014. L’urbanisme d’après crise. La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube.

Capron, Guénola. 2012. « Sentiment d’insécurité et inconfort chez les classes moyennes et supérieures des banlieues résidentielles au Sud et au Nord » Espaces et sociétés, n° 150 : p. 129-147.

Dauphiné, André et Damienne Provitolo. 2013. Risques et catastrophes. Observer, spatialiser, comprendre, gérer. Paris : Armand Colin.

Diamond, Andrew. 2013. « De l’arsenal de la démocratie au parc à thème apocalyptique : pauvreté et impuissance à Detroit » Outre-Terre, n° 37 : p. 91-100.

Dodier, Nicolas. 2013. « Post-face : Penser (par) les catastrophes » in Revet, Sandrine et Julien Langumier (dir.). Le gouvernement des catastrophes. Paris : Éditions Karthala, p. 251-276.

Martínez Andrade, Luis. 2015. Religion sans rédemption. Contradictions sociales et rêves éveillés en Amérique latine. Paris : Van Dieren Éditeur.

Martouzet, Denis (dir.). 2014. Ville aimable. Tours : Presses universitaires François-Rabelais

Paddeu, Flaminia. 2012. « Faire face à la crise économique à Detroit : les pratiques alternatives au service d’une résilience urbaine ? » L’information géographique, n° 76 : p. 119-139.

Paquot, Thierry. 2012. Introduction à Ivan Illich. Paris : La Découverte.

—. 2015. Lewis Mumford. Pour une juste plénitude. Neuvy-en-Champagne : Le passager clandestin.

Reigner, Hélène, Brenac, Thierry et Frédérique Hernandez. 2013. Nouvelles idéologies urbaines. Dictionnaire critique de la ville mobile, verte et sûre. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

Sansot, Pierre. 1996. Poétique de la ville. Paris : Armand Colin.

Notes

Auteurs

Partenariat

Sérendipité.

This page as PDF