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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Penser aujourd’hui l’individu d’aujourd’hui. Sur un ouvrage de Bernard Lahire.

Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, 2004.

Image1Si nous avons choisi de mettre en débat l’ouvrage de Bernard Lahire, c’est qu’il nous semble se situer au cœur d’un questionnement fondamental des sciences sociales : dans quelle mesure les individus, qui sont produits par le système social en sont aussi acteurs ?

D’une part, cette idée n’est pas universellement acceptée ; elle est rejetée à la fois par les tenants du structuralisme fonctionnaliste, qui se refusent à ne traiter les individus autrement que comme agents, et par les partisans les plus déterminés de l’individualisme méthodologique, pour qui la notion de société est un artéfact inutile et dangereux. D’autre part, même si on l’adopte, cette approche requiert des outils intermédiaires, capables de nous dire comment ce qui peut apparaître en un sens comme un oxymoron (système ou acteur) s’articule dans les procédures concrètes de l’invention du social. Dans ses travaux précédents, Bernard Lahire a ouvert une voie stimulante en suggérant c’est la problématique de L’homme pluriel que la compatibilité entre les deux versants de la proposition pourrait passer par la diversité des rôles. En caricaturant : le texte de nos « rôles » nous est fourni par d’autres pour chacune de nos prestations mais nous pouvons choisir lequel de ces rôles nous adoptons dans les différentes « pièces » où nous avons l’occasion de jouer. La culture des individus se situe très précisément dans la même démarche. En définissant chaque individu par un profil composite de dispositions, cohérentes si on les traite chacune séparément mais hétérogènes quand on les aborde du point de vue de la légitimité culturelle, il nous donne à voir l’individu comme un consommateur, plus ou moins expert, des systèmes de pratiques présentés et imposés par la société. On peut certes imaginer d’autres types de marges de manœuvre dans un cadre contraignant. Par exemple, on n’est pas obligé d’accepter l’hypothèse selon laquelle l’absence d’unité de l’individu serait le prix à payer à l’augmentation de sa liberté. Cela devient possible à partir du moment où l’on franchit un pas supplémentaire : attribuer à l’individu la capacité, éventuelle, à fabriquer des légitimités à la fois cohérentes et innovantes, partiellement déviantes par rapport à celles fournies par un « marché » supposé unifié, mais non pas hétéroclites pour autant. Nous entrons alors dans l’univers de la « marginalité créatrice », bien explorée en matière d’innovation scientifique et esthétique, et qui n’est pas encore complètement intégrée dans l’analyse des consommations et des activités culturelles.

Mais peut-être alors doit-on s’engager clairement dans une voie que Lahire aborde avec prudence et que certains de ses critiques le somment d’abandonner : entrer dans les contenus des pratiques sans se limiter à les traiter comme des « boîtes noires » à définition externe. En effet, dès lors qu’on renonce aux formules magiques du genre : « les pratiques légitimes sont celles des groupes légitimes », il faut bien classer les consommations culturelles selon des critères par construction indépendants de ceux qui classent, sur des bases plus générales, les consommateurs. Cela passe inévitablement par l’exploration des contenus de ces consommations, ce qui conduit inévitablement vers le contenu des produits consommés. On pourra alors vérifier de manière plus indiscutable la nature des liens existant entre groupes sociaux et pratiques culturelles. On aura dû auparavant répondre à la question de savoir si la « culture savante » est savante seulement parce qu’elle est pratiquée par les détenteurs de « capital culturel » ou aussi, ou plutôt, parce qu’elle contient des caractéristiques intrinsèques qui la distinguent d’autres objets ou pratiques culturels. On s’écarte du postulat relativiste en vogue dans certains courants de la sociologie en même temps qu’on rompt avec la mécanique tautologique du fonctionnalisme. Cette problématique peut en tout cas être considérée comme largement à construire après l’avancée mesurée de Lahire en ce sens.

Le travail de Lahire ne peut, pas plus qu’un autre, être traité indépendamment du contexte dans lequel il apparaît. Or nous nous trouvons ici dans un cas un peu particulier. Cela tient au fait que la personnalité de Pierre Bourdieu, l’ampleur théorique de ses travaux, l’école de pensée qu’il a animée autour de lui et le « champ », parfois le camp, qu’il a constitués pour défendre et promouvoir ses idées, ont conduit chercheurs et critiques à se déterminer par rapport à lui. Le livre de Lahire et le dossier d’analyses que nous avons réunis n’échappent pas à la règle et le risque existe d’oublier les questions et les problèmes au profit d’une démarche moins dynamique, consistant à repérer les palimpsestes [1] successifs qui se superposeraient recherche après recherche et à se contenter de mesurer les infimes variations de l’écart de telle ou telle étude à l’intangible archétype : en effet, il n’est pas nécessaire d’avoir lu Bourdieu pour appréhender, même sans le remettre en contexte, le texte de Lahire.

Toutefois, dans notre travail consistant à réunir des analyses approfondies de cet ouvrage, nous avons jugé rassurant de trouver des auteurs capables de dépasser l’habitus de l’omerta, pour relancer un débat sur le fond. Au-delà des allégeances, passées ou présentes, qui ne contribuent pas à donner du chercheur l’image de liberté d’esprit qui ne devrait jamais le quitter, on peut esquisser une explication plus culturelle de ces références. Les sciences sociales sont souvent partagées entre des courants, stimulants par eux-mêmes, mais autistes les uns par rapport aux autres. Si l’on fait abstraction du beau travail de terrain qui étaie son propos, le livre de Lahire peut être considéré comme modérément innovant par ceux qui ont depuis longtemps assumé l’option théorique selon laquelle les individus sont des acteurs et pas seulement des agents. En revanche, on peut considérer aussi sa contribution comme un « cours de rattrapage » efficace, à la fois pédagogique et inventif, pour amener progressivement les adeptes les plus ouverts du structuralisme à se mettre en mouvement. En ce sens, et ce n’est pas le moindre de ses mérites à nos yeux, la posture de Lahire possède une vertu d’unification des scènes du débat scientifique. Cette posture ne concerne pas seulement la sociologie, mais, peu ou prou, toutes les sciences sociales, tant il est vrai que la relation individu/société appartient à la « maison commune » de ces disciplines.

Si le problème posé ici est celui de l’individu comme ressort théorique de la pensée dans l’ensemble des sciences sociales, il n’est alors pas si rebattu que cela : il ne s’agit pas seulement d’évoquer Guillaume Le Maréchal comme une entrée dans le contexte du 12e siècle entre le royaume d’Angleterre et le royaume de France, comme a pu le faire Georges Duby il y a déjà longtemps. Il s’agit de changer fondamentalement l’appréhension de l’individu, de le désigner comme un inconnu connaissable constructeur du social, et qui ne concerne pas uniquement celles des sciences sociales qui se consacrent au psychisme. C’est dans cet esprit que, par exemple, l’équipe du Mit (Université Paris 7 Denis-Diderot) renverse la logique d’appréhension du tourisme, en recherchant non plus les raisons de l’attractivité des lieux, mais celles par lesquelles les touristes sélectionnent certains lieux pour leurs besoins et leurs pratiques [2]. C’est aussi dans ce sens que certaines analyses s’attachent à étudier la part que les individus prennent à la mondialisation et les stratégies qu’ils adoptent pour y participer, et non pas la façon dont celle-ci peut les écraser.

Cela signifie que ces questions ne sont nullement la propriété exclusive des sociologues. C’est pourquoi il nous a paru important de donner à ce débat une visibilité dans une revue qui privilégie les relations inter- et trans-disciplinaires. En effet, si le dialogue intra-disciplinaire conserve un sens du fait de la familiarité, pour tous les membres d’un groupe, à un patrimoine de problématiques, d’objets et de méthodes, il peut aussi créer des hiérarchies inversées qui font de préoccupations « microcosmiques » le cœur des débats et même des angles morts de la pensée. D’où l’utilité, à propos des productions, souvent controversées, de Lahire, de rappeler un principe pour nous essentiel. Ce qui fait l’apport d’un travail de recherche, c’est sa contribution à une meilleure intelligence d’un aspect de son objet, ici, pour les sciences sociales, des hommes en société. La question de la pertinence le fait de rendre compte, par la théorie, d’une réalité empirique ne doit pas être oubliée lorsque l’on aborde un autre aspect de la validité scientifique, telle que la cohérence. En l’occurrence, la démonstration faite par Lahire qu’il existe un mode de fonctionnement ouvert et pluriel des pratiques culturelles se révèle convaincante par la mise en relation réussie entre un cadrage théorique et une validation empirique. Cela reste vrai même si l’on met en question certains aspects des arrière-plans de ce cadrage.

Avons-nous là une rupture majeure avec d’autres approches, moins actorielles, des consommations culturelles ? Pour répondre à cette question, il faudrait être certain que l’objet d’étude est le même dans les différentes recherches. Il ne paraît pas absurde d’imaginer, en effet, que la construction lahirienne s’applique d’autant plus efficacement qu’il existe dans une société donnée une « offre de dispositions » à la fois variée et relativement dé-hiérarchisée, autrement dit, que plusieurs principes de légitimité cohabitent sans qu’il soit aisé de les situer les uns par rapport aux autres dans une relation d’ordre. Ces « sphères [3] » de légitimité, au moins partiellement autonomes, semblent bien pouvoir être rencontrées en quantité d’autant plus grandes qu’il existe un plus grand nombre de modalités pour atteindre un niveau d’estime de soi, que ces modalités soient davantage comparables les unes aux autres, davantage irréductibles les unes aux autres et davantage acceptables par ceux qui ne les choisissent pas. Or cette pluralité des parcours peut à son tour être mise en rapport avec d’autres caractéristiques de la vie sociale dont la dynamique s’inscrit dans une historicité, complexe, sans doute, mais incontestable. En ce sens, on pourrait se demander si, dans une société cloisonnée, l’approximation structuraliste n’est pas moins déplacée qu’elle ne le devient quand la multiplication et la circulation des modèles de légitimité s’imposent. Dans le moment actuel, ce sont peut-être les individus qui jouissent de l’accès le plus large à la diversité des pratiques qui constituent les « catégories supérieures », faisant de leur mobilité culturelle un atout non de domination mais de maîtrise. Ainsi, si l’on commence à tirer, même modestement en apparence, le fil, c’est tout l’écheveau du paradigme de la domination qui peut à terme se trouver dévidé. Peut-être une telle démarche prend-elle une pertinence nouvelle dans le contexte d’aujourd’hui ou, inversement, peut-être le contexte d’aujourd’hui invite-t-il plus franchement celui qui accepte de se laisser déranger à changer les « fondamentaux » de la construction théorique.

Ce n’est pas le moindre mérite du travail de Lahire que de nous inviter, non seulement à faire accéder de plain-pied l’individu à la synchronie des rapports sociaux mais à mieux faire intégrer les théories qui en traitent dans l’histoire de leur objet. Ce qui mène à la question d’un sens, plus large que celui de la seule production des connaissances. Dès le début de l’ouvrage, est posé le lien entre la théorie sociale de catégories culturelles hiérarchisées et l’action politique réalisée en écho. Bien que prétendant, par l’exemple introductif d’Emmanuel Wittgenstein, à une universalité de sa théorie qui dépasserait le présent, Lahire admet (il le précise dans certains entretiens avec la presse) que celle-ci reflète aussi non pas seulement la société dans laquelle il se trouve les conditions de la production et de la consommation culturelle par exemple , mais ce qu’elle autorise à réfléchir d’elle-même. Se penser pensant un objet dans un contexte qui rend possible à la fois cet objet et sa pensée, telle peut être formulée l’équation nécessaire de toute recherche en sciences sociales.

Les quatre textes présentés ici manifestent des points de vue que nous avons souhaités divers. Les trois premiers auteurs sont sociologues : Louis Pinto exprime, à travers une analyse précise, un doute sur l’innovation apportée par le travail de Bernard Lahire, par rapport aux théories-cadres de Pierre Bourdieu. Camille Hamidi mène une lecture fine du texte sociologique ; Michel Grossetti souligne les apports de l’ouvrage mais insiste sur les limites qu’il rencontre dans la posture de l’auteur ; enfin, dans l’esprit d’interdisciplinarité et d’internationalisation de notre revue, Marc Dumont et Christophe Magand, respectivement géographe et ethnologue, portent au long d’un échange le regard des sciences sociales, française et allemande, sur les implications de travail.

Nous considérons cette phase comme la première d’un débat qui ne fait donc que commencer. Nous espérons qu’elle donnera aux lecteurs l’envie et les moyens de réagir, de participer, et, sous les formes et les points de vue les plus divers, se détachant de l’académisme pour entrer dans le sens, d’intervenir.

Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004. 778 pages. 29 euros.

Résumé

Si nous avons choisi de mettre en débat l’ouvrage de Bernard Lahire, c’est qu’il nous semble se situer au cœur d’un questionnement fondamental des sciences sociales : dans quelle mesure les individus, qui sont produits par le système social en sont aussi acteurs ? D’une part, cette idée n’est pas universellement acceptée ; elle est ...

Bibliographie

Notes

[1] Merci à Yveline Lévy-Piarroux pour avoir proposé ce terme, ainsi que certaines idées reprises dans ce texte.

[2] Équipe Mit, Tourisme 1, Lieux communs, Belin, 2002, p. 50.

[3] Nous reprenons ici la notion que Michael Walzer applique à la justice sociale.

Auteurs

Jacques Lévy

Professeur de géographie et d’aménagement de l’espace à l’École polytechnique fédérale de Lausanne et directeur du laboratoire Choros. Il travaille sur la ville et l’urbanité, la géographie politique, l’Europe et la mondialisation, les théories de l’espace des sociétés, l’épistémologie de la géographie et des sciences sociales. Il a notamment publié Géographies du politique (dir.), 1991 ; Le monde : espaces et systèmes, 1992, avec Marie-Françoise Durand et Denis Retaillé; L’espace légitime, 1994 ; Egogéographies, 1995 ; Le monde pour Cité, 1996 ; Europe : une géographie, 1997 ; Le tournant géographique, 1999 ; Logiques de l’espace, esprit des lieux (dir.), 2000, avec Michel Lussault ; From Geopolitics to Global Politics (ed.), 2001 ; Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (dir.), 2003, avec Michel Lussault. Il est coordinateur des rédactions d’EspacesTemps.

Blandine Ripert

Anthropologue et géographe, elle est chercheuse au Cnrs, au Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud de l’Ehess. Elle enseigne à l’Institut d’Études Politiques de Paris. Ses recherches portent sur les dynamiques contemporaines en Inde et au Népal. Elle a travaillé sur des phénomènes de conversion religieuse et sur l’impact de la mondialisation parmi des populations rurales. Ses dernières recherches portent sur la diffusion des nouvelles technologies d’information et de communication en Inde du sud. Elle fait partie de la Rédaction d’EspacesTemps.net, où elle est responsable de La photo du mois.

Emmanuelle Tricoire

Elle a été professeure d’Histoire, de Géographie et d’éducation civique dans l’enseignement Secondaire à Metz, à Marseille où elle a participé à la revue pédagogique La Durance, et à Paris. Elle a collaboré à l’ouvrage La carte, un enjeu contemporain, La Documentation Photographique, 2004, avec Jacques Lévy et Patrick Poncet et travaille sur l’idée d’Europe dans l’Est européen. Elle est rédactrice en chef d’EspacesTemps.net.

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