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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Papiers d’identité.

Image1« On demande juste un petit bout de papier pour pouvoir faire le travail que les Français ne veulent pas faire, pas pour prendre leur place. » Diallo, 23 ans [1].

« Juste un petit bout de papier ». Le terme « papier » est polysémique, mais renvoie, dans la plupart des cas, une image positive à celui ou celle qui le possède ou en dispose, qu’il s’agisse d’être dans les petits papiers de quelqu’un, ou, d’obtenir (enfin) ses / des papiers. En Occident, le papier a pourtant commencé son histoire de manière peu noble : il arrive par Samarkand sous forme de papier d’emballage et les premières imprimeries européennes (dont le procédé est importé de Chine) servent essentiellement à fabriquer des cartes à jouer. Inventé par les chinois, diffusé par les arabes, supplantant le papyrus et le parchemin, le papier, imprimé ou non, est pourtant, rapidement devenu l’un des fondements des sociétés occidentales, le support de la parole et de l’autorité de l’État, de la rationalité et de la science, le vecteur de ce que Jack Goody nomme « la raison graphique » (Goody, 1979).

Certains morceaux de papier de format et de composition multiples ont pour objectif affirmé de présenter les compétences, les droits et l’identité des personnes qu’ils représentent : ce sont les « papiers d’identité ». Ils sont un élément de médiation entre un individu et sa société, ils sont également un mode d’administration de la preuve de l’appartenance et de la compétence, ils sont enfin un outil de contrôle que les États n’ont cessé de vouloir plus et mieux maîtriser. Les papiers d’identité sont aussi, a priori, un moyen de porter hors de son corps des marques d’identification. Ce n’est pas le cas partout : dans de très nombreuses sociétés, l’on porte sur son corps tatoué ou scarifié son identité. L’extériorisation, la mise en papier peut donc être perçue comme une marque de liberté, de possible distanciation vis-à-vis de sa communauté : on peut changer de nom, nier sa famille, c’est beaucoup plus difficile lorsque l’on a le visage scarifié. En même temps, cette distanciation ne vaut que pour certains : « il faut toujours avoir ses papiers sur soi », conseille-t-on aux jeunes gens, surtout s’ils ne sont pas de « type caucasien » (si l’on est plutôt blanc, on a peu de chance d’être contrôlé inopinément), ceci afin de ne pas avoir d’ennuis, de ne pas subir, ne serait-ce que pour quelques heures, le sort de ceux qui, justement, n’ont pas de papiers.

Mais les papiers d’identité ne sont pas seulement portés par ceux qu’ils identifient, ils inscrivent dès notre naissance notre histoire dans les fichiers de nos institutions. Ils ne sont pas le reflet de notre identité — ils ne disent rien de nous — mais il tracent tout de même notre inscription dans l’État-nation, et marquent la position de notre corps dans le monde. Claudine Dardy considère cette inscription comme la condition de la socialisation d’un individu dans une société étatique moderne mais aussi de son individuation. Les papiers d’identité sont alors plus qu’un enregistrement ou une preuve, ils construisent les identités, des identités de papiers (Dardy, 1990).

Devenir « sans-papiers » fut, pour les « clandestins » de Saint-Ambroise et de Saint-Bernard, une forme de progrès [2]. Le terme « clandestin » était considéré comme insultant et l’expression « sans-papiers » plus proche de la réalité des migrants en France, rentrés légalement sur le territoire, pour leur immense majorité : ce qui manquait, c’était un élément de légalité française, le titre de séjour, le « petit bout de papier » réclamé par Diallo réfugié au gymnase de Cachan en 2006… Être sans-papiers permettait d’aller à l’école ou de se soigner, être sans-papiers, ce n’était plus être « sans droit ». Il semble toutefois que s’opère aujourd’hui un retour en arrière : il suffit pour s’en convaincre de discuter avec les associations qui militent pour l’égalité de l’accès aux soins ou d’avoir reçu, pendant l’été, les mails quotidiens envoyés par le réseau Éducation Sans frontières. Avoir des papiers n’est plus seulement une preuve, c’est aussi une condition d’identité et de vie, ou de survie. En Suisse, la votation populaire sur la modification du droit d’asile du 24 septembre a instauré un principe plus étonnant encore : il faut avoir des papiers d’identité pour pouvoir faire une demande d’asile… La possession de l’un de ces petits objets, de ces « bouts de papiers » est donc parfois vital.

En France, les papiers d’identité ont été inventés pour vérifier des identités jusqu’alors attestées par des témoins patentés, pour normaliser les documents, et, surtout, pour repérer les étrangers « indésirables », et contrôler les déplacements des individus (Piazza, 2004). La carte d’identité est obligatoire pour tous les étrangers à partir de 1914, elle s’élargit aux « nomades » après la première guerre mondiale. La première carte d’identité à destination de tous les Français est créée en 1921, pour le département de la Seine (qui comprenait Paris et les trois départements périphériques jusqu’en 1968). Elle est facultative et très mal perçue par les citoyens. C’est un échec. Mais avec Vichy, la carte devient obligatoire, que l’on soit Français ou étranger, avec, pour ceux qui sont désignés comme tel, la mention « juif » apposée en rouge. Pour des raisons techniques, elle ne fut généralisée qu’en 1942-1943, ce qui retarda la possibilité du fichage systématique de la population française. L’identification généralisée et systématique des citoyens et donc des juifs d’Europe Centrale et des Pays-Bas fut la cause de l’extermination massive de ces derniers. Supprimée en 1955, la carte d’identité française est depuis facultative et les tentatives de la rendre électronique, comme en 1980, ont, jusqu’alors, échoué en raison de la mobilisation civique. Mais, dans le même temps, l’État a mis en place toutes sortes de stratégies pour inciter les citoyens à désirer posséder une telle carte. Cela semble fonctionner, au regard du succès de la carte plastifiée créée en 1988. Tout se passe comme si, pour nombre de citoyens, les papiers prouvaient l’existence sociale, l’honnêteté (« je n’ai rien à cacher ») et le pedigree national.

La carte biométrique prévue pour 2007 devait être elle aussi obligatoire ; elle ne sera finalement que payante, le gouvernement ayant reculé devant la mobilisation. Pourquoi biométrique ? Les raisons avancées sont la lutte contre la fraude, le terrorisme et l’émigration illégale. Le papier est faillible, l’électronique le serait moins et permettrait le renforcement de la « sécurité des cartes ». Mais c’était déjà l’argument avancé en 1988 lors de l’introduction de la carte plastifiée : la vraie différence se situe ailleurs (Crettiez, Piazza, 2006). En premier lieu, les pièces d’identité seront illisibles par ceux qu’elles identifieront, alors qu’elles pourront l’être par les lecteurs des commerçants, des banques, de la police, etc., à distance de surcroît : il s’agira d’une carte à puce dont la lecture se fait par radio fréquence (Rfid), c’est-à-dire par les ondes, ce qui implique, selon certains, que l’ont peut lire la carte sans que son propriétaire ne soit au courant.

En guise d’aide-mémoire de soi-même, on disposera, on imagine, de bouts de papier décryptant le contenu des cartes, à l’instar des attestations de sécurité sociale souvent demandées à la place de la « carte vitale ». Deuxièmement, Claudine Dardy note que la carte « biométrique » permet « d’introduire du corps dans les papiers » — cartes, passeports ou titre de séjour — avec le scanner de l’iris ou l’empreinte digitale. Dans les papiers, mais aussi et surtout dans des fichiers centralisés. Enfin, même si cela n’est pas à l’ordre du jour, il sera techniquement possible de faire figurer sur la même carte, et de manière centralisée, toutes sortes d’informations sociales, civiles, médicales, etc. qui ne peuvent aujourd’hui être recoupées. Ces éléments combinés ont de quoi effrayer et ils inquiètent nombre d’associations, comme la ligue des droits de l’homme, qui ont déjà réussi à faire reculer le gouvernement sur le caractère obligatoire de cette carte d’identité. Et la discussion à l’Assemblée Nationale sur le projet de loi sur les cartes biométriques, prévue pour cet automne, semble repoussée, officiellement pour des questions de surcharge de l’agenda parlementaire.

Au 19e siècle, de nombreuses oppositions avaient retardé la mise en circulation de papiers obligatoires pour les étrangers ou les nomades, l’imposition de passeports intérieurs pour les nationaux, ou encore l’identification selon les méthodes de Bertillon [3]. Aujourd’hui, personne ne songe à contester les titres de séjour ; les opposants à la carte d’identité biométrique ne semblent pas s’émouvoir outre mesure de l’instauration en cours des passeports et des visas biométriques. Le contrôle des autres chez nous ou de nos déplacements hors du territoire national paraît logique. Notre tolérance à l’identification des corps par les papiers s’est considérablement accrue, comme si le phénomène mondial du renforcement des contrôles avait rendu ces derniers légitimes, voire souhaitables, lorsqu’ils ne nous concernent pas, ou peu. Et les « sans-papiers », ceux qui sont affectés par toute cette « papiéritude » [4], sont, quant à eux, bien trop précarisés pour imaginer contester frontalement un système au sein duquel ils cherchent à s’intégrer.

Avoir des papiers est une condition de survie pour les uns, alors que, pour d’autres, ces « bouts de papiers » doivent être refusés car ils constituent un insupportable élément de contrôle de leur vie et de leur identité. Les uns et les autres semblent alors engagés dans un combat contradictoire. En fait, il s’agit de la même lutte, même si les conséquences individuelles ne sont pas comparables : la résistance d’hommes et de femmes qui refusent que leur vie dépendent d’un bout de papier, fut-il présenté comme l’émanation de leur identité.

Image : Yann TOMA, « Service des Armes de Destruction Massives de Ouest-Lumière » Ccc de Tours, 2005, courtesy galerie Patricia Dorfmann.

Résumé

« On demande juste un petit bout de papier pour pouvoir faire le travail que les Français ne veulent pas faire, pas pour prendre leur place. » Diallo, 23 ans1. « Juste un petit bout de papier ». Le terme « papier » est polysémique, mais renvoie, dans la plupart des cas, une image positive ...

Bibliographie

Xavier Crettiez, Pierre Piazza (dirs), Du papier à la biométrie : identifier les individus, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.

Claudine Dardy, Identités de papiers, éd. Lieu Commun, 1990.

Jack Goody, La raison graphique, Paris, Minuit, 1979.

Pierre Piazza, Histoire de la carte nationale d’identité, Paris, Odile Jacob, 2004.

« Fichiers, biométrie :comment en faire bon usage ? », documents liés à l’émission Travaux publics du 11 septembre 2006 sur le site radiofrance.fr.

« L’aspect technique et les dangers éventuels [à propos de la CNIE]», article publié sur le site e-torpedo.net.

« Projet de carte nationale d’identité électronique », rapport publié sur le site Le forum des droits sur l’internet, 16 juin 2005.

Notes

[1] Cité dans l’article « État Critique pour Cachan », Libération, mardi 3 octobre 2006, p.5.

[2] Pour un historique des occupations de Saint-Ambroise en mars 1996 et de Saint-Bernard en juillet-août, de leur évacuation et des mouvements de protestation qui s’ensuivirent, voir par exemple le numéro spécial de Libération du 23 août 2006 consacré à ce sujet.

[3] Bertillon (1853-1914) a inventé à la fois l’identification anthropométrique et la centralisation des informations.

[4] Pour se faire une idée du caractère cauchemardesque que peut prendre le fait de disposer ou non de papiers « en règle » : Euloge Beo Aguiar, Papiéritude, fiction radio.

Auteurs

Saskia Cousin

Maîtresse de conférences en sociologie à l’université François-Rabelais (Iut de Tours), où elle enseigne l’épistémologie, l’anthropologie des sciences et la sociologie de la culture. Docteure en Anthropologie sociale, membre du Laios (Paris) et membre associée du Citeres (Tours), elle développe une anthropologie du tourisme centrée sur l’analyse des institutions et des politiques de tourisme culturel. Elle est responsable du Mot du mois.

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Sérendipité.

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