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Sérendipité.

L’oubli des œuvres en sociologie ?

Bruno Péquignot, La question des œuvres en sociologie des arts et de la culture, 2007.

Image1Les sociologues mettent leurs discussions en public. Voilà qui est heureux. Sauf si l’on est tombé sous l’emprise d’une théorie de la vérité scientifique largement périmée (pré-Bachelardienne, en tout cas), nul ne peut imaginer qu’une science échappe à la nécessité de débattre et de polémiquer sur tel ou tel point, quoique dans des conditions particulières relatives aux champs d’expérimentation mis en jeu. La vérité scientifique n’est pas autre chose que le chemin de la recherche, retravaillé par variation des concepts en extension et en compréhension ou par mutation des conditions expérimentales. Ainsi introduit, cet ouvrage peut passer pour important parce qu’il ne cesse de revenir sur les polémiques essentielles du moment (de la recherche sociologique) et de renvoyer le lecteur à l’impératif de lire ou de relire d’autres ouvrages (ceux de Pierre Bourdieu, de Nathalie Heinich, ainsi que ceux des auteurs qui viennent ci-après), afin de s’orienter dans les débats proposés.

Dans le cas présent, le cœur de la polémique est indiqué d’emblée. Dès le titre de l’ouvrage. « La question des œuvres », tel est l’intitulé, qui nous signale donc qu’entre sociologues, on pourrait ne pas être d’accord sur le statut à accorder aux œuvres d’art dans les travaux de la sociologie des arts. Et plus précisément encore, il suffit de quelques pages pour que les « ennemis » de Bruno Péquignot soient désignés clairement, en particulier Nathalie Heinich, à laquelle est reproché d’éviter ou de contourner la question des œuvres, en outre de se tromper, par exemple, sur la théorie de Pierre Francastel (elle réduirait sa contribution scientifique à une simple « esthétique sociologique »).

À partir de là, il eut été passionnant que Péquignot nous emporte complètement dans son propos et, tout à la fois, défende sa propre position et nous mette sous les yeux des exemples particulièrement remarquables de sa manière de concevoir une sociologie de l’art appuyée sur les œuvres ou une sociologie des œuvres d’art. Il pouvait même, en sortant un peu du champ, mais pourquoi pas ?, rappeler que les philosophes ont eu jadis un problème semblable, manifesté par l’opposition Immanuel Kant/Friedrich von Schiller, autour de la question esthétique : le premier dessinant une « esthétique » qui n’est qu’une théorie du spectateur approchant la téléologie, le second inventant proprement l’esthétique des œuvres (de la figuration en laquelle la vie est rassemblée et érigée dans la forme, l’œuvre). Il faut avouer que les lecteurs que nous sommes attendaient cela avec délectation, d’autant que dans de nombreux cas de polémiques, les meilleures prises de distance vis-à-vis des autres sont celles qui contribuent d’abord à montrer ce qu’on fait le mieux, plutôt que de s’attarder à lancer des pointes, sans cesse et sans démonstration. Déception, déception totale ! Aucune analyse d’œuvre dans cet ouvrage, et au passage peu de théorie même de ce qui est avancé.

Nous le regrettons d’autant plus que la perspective, répétons-le, est effectivement centrale dans la recherche contemporaine. Elle se divise en une foule de questions : la sociologie peut-elle se dispenser d’inclure l’étude des œuvres (composition, matérialité, rapports avec les autres oeuvres) dans ses analyses, a-t-elle d’ailleurs une efficacité épistémique dans la connaissance même des œuvres, les œuvres n’étant ni des reflets de la société (tout le monde semble d’accord désormais sur ce point) ni des exceptions absolues, la sociologie peut-elle dessiner pour elles un statut original, si la sociologie du champ de l’art doit inclure une analyse des œuvres, sous quel mode l’accomplir, à partir de quels concepts, etc. ? Tous les chercheurs en sciences sociales étaient intéressés aux résultats possibles de l’approche de Péquignot.

Tant pis. Il faudra sans doute attendre un prochain volume pour en savoir plus, un volume plus original. Au lieu de cela, contentons-nous donc de voir réunis ici, sous la forme d’un livre, seize articles divers dans leurs thématiques, comme dans leur style d’ailleurs, qui ne cessent d’éviter la question posée, tout en affirmant avec force son importance. Des articles, mais aussi conférences, signalons-le au passage, dont l’éditeur ne nous indique nulle part (sauf erreur) la provenance ou le lieu de prononciation.

L’auteur commence donc par des rappels banals : « La sociologie des arts et de la culture prétend donc produire une connaissance sociologique du champ social particulier, spécifique (ce qui, bien entendu, doit être démontré) où se déploient dans une série d’interactions sociales qu’il s’agit de décrire, analyser, comprendre, voire expliquer, des hommes (artistes, amateurs, collectionneurs, galeristes, conservateurs, experts, chercheurs, public), des objets (dits « œuvres d’art », mais aussi objets techniques), des institutions sociales (musées, salles de concert, festivals.), des politiques (dites « culturelles », municipales, régionales, nationales ou internationales), des forces économiques (industries culturelles, concurrences internationales, marchés), et des représentations, idéologies, systèmes de valeurs » (p. 17). Et il poursuit en précisant que :

– La sociologie des arts n’a pas à déterminer quelque chose de l’ordre de la valeur des œuvres, même si elle doit s’intéresser à la manière dont ces valeurs sont déterminées ;

– Elle n’a pas de jugement à produire, elle n’a pas à dire ce qui relève de l’art ou non, mais elle s’intéresse aux processus de définition utilisés par les agents du champ de l’art ;

– Elle est, à ce titre, tributaire des discours des autres activités, la philosophie, l’histoire de l’art et la critique d’art, en ce qu’elle doit aussi en examiner les logiques sociales.

Ces précisions se prolongent en une étude épistémologique succincte, quoiqu’un peu lourde, dans laquelle il est question de donner corps à cette « science ». Elle ne doit en effet tomber ni dans l’empirisme ni dans le réductionnisme ― en ce sens, elle doit construire son objet sans en emprunter immédiatement les traits aux discours des acteurs. Et le sociologue de son côté est obligé de se méfier de ses propres goûts artistiques s’il veut produire des investigations susceptibles d’apporter de véritables connaissances.

Tout cela ne pose guère de problèmes majeurs. Sauf que pour l’étayer, l’auteur nous promène avec abondance entre Karl Marx et Louis Althusser (l’art est-il un travail ou non ?), puis entre la nécessité de comprendre l’art en matérialiste et celle de refuser toute psychologisation du même artiste. Ce retour de vieilles, très vieilles considérations a des raisons de laisser le lecteur rêveur, non pas pour leur contenu ou pour leur éloignement temporel (qui ne ferait pas raison), mais parfois pour l’impossibilité de les appliquer de cette manière aux œuvres d’art contemporain. Point sur lequel nous allons revenir, mais qui ouvre dans cet ouvrage une extraordinaire tâche aveugle.

Suivent des discussions diverses (art et communication, art et langage, art et idéologie, l’uaage thérapeutique de l’art,…), qui pour elles-mêmes sont intéressantes, moins quand on s’est mis en tête que le problème traité était celui des rapports de la sociologie avec les œuvres d’art. On s’impatienterait même.

Revenons alors à ce point, qui se voit traité dans une toute petite section de l’ouvrage (à partir de la p. 106). À propos des œuvres, l’auteur défend donc l’idée qu’est possible « une production d’une telle connaissance (sociologique, ndlr) par l’appréhension (description, analyse) et la compréhension (interprétation) des œuvres elles-mêmes, articulées sur une mise en rapport avec l’étude des conditions sociales de production des œuvres et de leur réception ou diffusion, qui font l’objet d’une démarche plus classique ». Il nous renvoie d’abord à Marcel Mauss, dont on sait qu’il a introduit de tels travaux dans la sociologie durkheimienne (au demeurant, une étude précise des travaux de Mauss portant sur des œuvres eut été pertinente). Puis vient une litanie ― bon répertoire pour les étudiants ― des « ancêtres » de référence : Jean-Marie Guyau (là aussi, signalons qu’une étude de ses œuvres pourrait avoir de l’intérêt), Hippolyte Taine, Georg Simmel, Pierre Francastel (puis viendront Lucien Goldmann, Roger Bastide, Jean Duvignaud, et John Dewey découvert par l’auteur au moment de la traduction, bien tardive, de son œuvre en français, c’est-à-dire récemment). Du dernier, par ailleurs, de Pierre Francastel, il nous est précisé qu’il fut le premier sociologue de l’art à s’atteler à la saisie des oeuvres. Surtout, il pratiquait une étude interne de celles-ci, comme lieu d’analyse de la réalité sociale.

Et de cela se dégage une leçon, bien volontiers répétée par Péquignot : c’est seulement par une analyse approfondie des œuvres que peut se constituer une sociologie de l’art. La sociologie doit concentrer son attention sur l’investigation des œuvres (composition et construction).

Nous ne disconviendrons pas d’un certain nombre de choses. Et prévenons le lecteur de ce compte-rendu qu’être sévère pour un ouvrage ne peut en aucun cas contribuer à dévaloriser une œuvre de chercheur. Péquignot a d’autres atouts dans son jeu. La question est de savoir pourquoi il ne nous les offre pas dans cette publication.

Un témoin majeur ? Nous l’avons annoncé : la question de l’art contemporain. Ce qui est tout à fait incompréhensible dans ce cadre, c’est le statut d’un petit article (chapitre 11) consacré à ce moment de l’histoire de l’art et aux débats qui suivent de prises de position célèbres (Jean-Philippe Domecq, la revue Esprit, Yves Michaud,…). Car, l’auteur prétend y parler de l’art contemporain et de cette querelle suscitée autour de lui, mais pas une œuvre n’est citée (sauf le nom de Marcel Duchamp). Or, il était fort possible de montrer comment a fonctionné cette querelle à partir des œuvres citées par les auteurs (rappelons : la Merda d’artiste de Piero Manzoni, qui fut presque la seule œuvre jamais citée par les querelleurs), ou à partir des œuvres existant à l’époque, ou encore à partir des réponses proposées par les œuvres elles-mêmes (peut-être chacun ne sait-il pas que des œuvres de l’époque étaient titrées avec les éléments de la querelle, que certaines œuvres se voulaient des réponses aux imprécateurs, que certaines œuvres incluaient des pans entiers de la querelle). En un mot, il était possible de faire fonctionner une sociologie des œuvres à propos d’un objet aussi proche de nous, et aussi exigeant. Et justement, parce qu’il est encore proche, les œuvres en question sont encore aisément fréquentables par les lecteurs, ne serait-ce que pour les aider à comprendre de quoi l’on parle. Mais le sociologue ne l’accomplit pas. Pourquoi ? Mystère de la sociologie des œuvres !

Bruno Péquignot, La question des œuvres en sociologie des arts et de la culture, Paris, L’Harmattan, Coll. Sociologie des arts, 2007.

Résumé

Les sociologues mettent leurs discussions en public. Voilà qui est heureux. Sauf si l’on est tombé sous l’emprise d’une théorie de la vérité scientifique largement périmée (pré-Bachelardienne, en tout cas), nul ne peut imaginer qu’une science échappe à la nécessité de débattre et de polémiquer sur tel ou tel point, quoique dans des conditions particulières ...

Bibliographie

Notes

Auteurs

Vladimir Bertrand

Philosophe (Paris).

Christian Ruby

Philosophe, enseignant (Paris). Ses derniers ouvrages publiés sont : Devenir Contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Paris, Éditions Le Félin, 2007 et L’Âge du public et du spectateur, essai sur les dispositions esthétiques du public moderne, Paris, La Lettre volée, 2007.

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