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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Mountain Atlas of Kyrgyzstan : six ans de coopération statistique.

Entretien avec les auters Martin Schuler et Pierre Dessemontet.

Cet entretien a été sollicité par EspacesTemps.net dans le but de créer un rapprochement a priori surprenant : Martin Schuler [1] et Pierre Dessemontet [2], géographes à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (Epfl), dont le travail cartographique au Kirghizstan a mené à un atlas du Kirghizstan soigneusement questionné par Adriana Rabinovich, architecte-urbaniste à l’Epfl, spécialiste de l’Amérique Latine. Au-delà de son regard précieux de « candide » (lectrice critique et informée) sur le travail cartographique et statistique, leur commune expérience n’est pas la cartographie, mais la coopération avec des pays en constitution et en ouverture, qui peut donner lieu à une réflexion méthodologique. Le texte permet d’aborder, en prenant le temps de l’échange, les aspects les plus concrets du travail. Un échange à bâtons rompus, dans un esprit s’affranchissant des contraintes académiques pour une réflexion distanciée, dont les auteurs de l’atlas ont bien voulu nous faire part [3].

Adriana Rabinovich [A. R.] : Ce qui apparaît clairement dans l’ouvrage est un projet plus large dont l’atlas est l’un des produits. Le but en était de donner une vision globale des situations démographiques, économiques, sociales et culturelles dans les régions de montagne de la république du Kirghizstan.

Martin Schuler [M. S.] : C’était en effet le but du projet, intitulé : « la coopération statistique kirghize-suisse », dans sa deuxième phase, entre 1999 et 2004. À la fin, il nous a semblé important de sortir un ouvrage de synthèse sur les travaux qu’on avait accompagnés et réalisés.

Un autre contexte a mené à ce travail : la conférence mondiale d’octobre 2002 sur la montagne (« Bishkek Global Mountain Summit »), organisée par la Kirghizie avec le soutien de la Suisse. Nous y avons fait une présentation et promis de faire cet atlas. D’où une légère ambiguïté entre le titre et le contenu : c’est un atlas qui couvre l’ensemble d’un pays, des domaines très larges, et ceci également dans une vision historique ; d’un pays qui est en grande partie défini par la montagne, d’où le titre « Mountain Atlas of Kyrgyzstan », même si c’est un atlas de l’ensemble du pays.

Adriana Rabinovich [A. R.] : Ce qui apparaît clairement dans l’ouvrage est un projet plus large dont l’atlas est l’un des produits. Le but en était de donner une vision globale des situations démographiques, économiques, sociales et culturelles dans les régions de montagne de la république du Kirghizstan.

Image1Martin Schuler [M. S.] : C’était en effet le but du projet, intitulé : « la coopération statistique kirghize-suisse », dans sa deuxième phase, entre 1999 et 2004. À la fin, il nous a semblé important de sortir un ouvrage de synthèse sur les travaux qu’on avait accompagnés et réalisés.

Un autre contexte a mené à ce travail : la conférence mondiale d’octobre 2002 sur la montagne (« Bishkek Global Mountain Summit »), organisée par la Kirghizie avec le soutien de la Suisse. Nous y avons fait une présentation et promis de faire cet atlas. D’où une légère ambiguïté entre le titre et le contenu : c’est un atlas qui couvre l’ensemble d’un pays, des domaines très larges, et ceci également dans une vision historique ; d’un pays qui est en grande partie défini par la montagne, d’où le titre « Mountain Atlas of Kyrgyzstan », même si c’est un atlas de l’ensemble du pays.

Image2Massif du Pik Lenina, Alai, Osh Oblast. © Martin Schuler.

Troisième point, cette coopération de cinq ans, le financement par la Ddc (Direction du développement et de la coopération), par l’Ofs (Office fédéral de la statistique) et l’investissement de Werner Haug, ce travail statistique, cartographique, analytique qui s’inscrit dans le produit d’analyse de ces recensements.

A. R. : L’atlas n’a donc pas été l’objet d’une commande particulière mais le produit d’une plus longue collaboration ?

M. S. : C’était aussi une forte volonté dans la dernière phase, de notre part, de montrer la richesse de ce pays, aux habitants du pays, mais aussi aux partenaires publics, suisses ou autres. C’était une initiative personnelle, mais qui rendait compte de cette coopération, extrêmement positive, dans laquelle on a aussi intégré les partenaires les plus importants de cet office statistique, le National Statistical Committee (of the Kyrgyz Republic).

Image3Bishkek, Bâtiment du National Statistical Committee. © Martin Schuler.

Image4Repas en l’honneur de la nomination Jumbayev Khalil Jukabaevich à la tête du Recensement de l’agriculture (debout, à droite). Le directeur du National Statistical Committee, Zarylbek I. Kudabaev fait l’allocution (au milieu) ; à sa gauche l’auteur de l’Atlas, Martin Schuler (en veston vert).

Public cible et politique de distribution de l’Atlas.

A. R. : À qui cet atlas est-il destiné ?

M. S. : Idéalement, à un large public kirghize. Probablement à un public restreint de gens de l’administration des sciences et des Ongs, ainsi que d’autres partenaires sur place, qui sont les demandeurs les plus forts. Il y a dans ce livre un grand nombre de cartes jamais publiées ; pour les partenaires suisses il s’agit surtout de se rendre compte de la richesse et des difficultés, économiques et autres, que le pays est en train de subir.

A. R. : Cette différence entre l’idéal et le réel — qu’il soit destiné à un large public alors que vous vous rendez compte qu’il touche les opérateurs de la société civile sur place — est due à quoi ?

Pierre Dessemontet [P. D.] : Je ne sais pas. Je suis un peu moins idéaliste. On aimerait que tout le monde achète ces atlas, mais même quand on fait un atlas en Suisse, on le tire à quelques milliers d’exemplaires, 2 500 ou 5 000, et on est très content. Qu’entend-on par un large public ? Au Kirghizstan, on pourrait se dire qu’on a un niveau d’éducation qui permettrait à un large public d’apprécier un ouvrage comme celui-là. Mais les difficultés matérielles sont telles qu’il est à peu près impossible d’acheter un tel ouvrage, ni pour la maison d’édition, à savoir le bureau du comité national de statistique, d’avoir une politique vis-à-vis de cela : je pense que c’est simplement une réalité.

C’est pour cela que les Ongs, qui s’occupent de ce genre de problèmes, deviennent très intéressantes, et ont « l’opportunité de voir l’utilité d’un tel ouvrage ». Or il a eu un bon succès dans ces milieux-là.

A. R. : Il devient donc un outil de travail.

P. D. : Oui, moi c’est comme ça que je conçois un atlas. Dès le départ, je le voyais plus comme un document tiré de manière relativement confidentielle et distribué de manière stratégique à des acteurs qui peuvent vraiment se servir de cet outil. S’il est diffusé auprès de la population, c’est encore mieux, mais je n’avais pas d’illusions. Ce livre est relativement cher dans la production. 350 exemplaires dans une première édition, c’est peu, mais ces ouvrages sont à disposition dans les bibliothèques donc il y a quand même une ouverture plus large. Pour le recensement, il y a eu une édition petit livret, imprimée à 2 000 exemplaires.

A. R. : Abordons la question des données. Vous partez de données statistiques existantes, les recensements de 1999 et de 2002 de la population et de l’agriculture. À la fin du travail, vous écrivez qu’un certain nombre de données statistiques, des données de base, ne figurent pas dans l’atlas. Comment expliquer cela ? Sans être un expert, la manière dont les données ont été obtenues, traitées et validées n’est pas évidente. Que faites-vous à partir de ces données, qu’apportez-vous en tant qu’experts ? Est-ce la lecture de ces données, leur confrontation ? Comment est-ce reflété dans l’ouvrage ?

M. S. : Les premières bases sont ces deux recensements que tu as cités, plus historiquement le recensement de 1989, réutilisé et harmonisé pour être comparable à celui de 1999. Lors des deux recensements, la Suisse — mes collaborateurs et moi-même — étions là pour garantir la qualité des données. Pour l’anecdote, on avait le sentiment que les données du recensement kirghize de 1999 étaient meilleures et plus fiables que celle qu’on avait pour la Suisse, car la tradition de la statistique russe et européenne est encore très présente.

Image5Évolution de la population entre 1989 et 1999. © Pierre Dessemontet, Mountain Atlas of Kyrgyzstan.

A. R. : Concrètement, que veux-tu dire quand tu parles de qualité de données ?

M. S. : On avait fait des programmes de plausibilité des résultats. On a essayé de voir quelles codifications étaient correctes à appliquer pour regrouper des catégories (sociaux, logements, classes d’âge), on a corrigé ou éliminé des données incorrectes, comme dans tout recensement. Cette expérience, ils ne l’ont pas eue. Ils ont tout fait à la main en 1989, alors qu’ici nous l’avons traité par des programmes informatiques, avec notre expérience du recensement. Nous avons réalisé des fichiers avec les données individuelles, pour le recensement de la population comme, en 2002-2003, pour l’agriculture. Le chef de la statistique pour l’agriculture suisse (J.-F- Fracheboud) a passé des week-ends entiers à rendre ces données opérationnelles.

Puis, parce que cet office fait des statistiques non pas au niveau individuel mais par région, nous avons obtenu des statistiques autres qui ne sont pas dans le recensement (transport, structures fiscales, finances, …). Ces données-là on été obtenues grâce à une collaboratrice mise à notre disposition, qui nous donnait des chiffres qui normalement ne sont pas publiés, jusqu’au niveau d’une région.

Image6Part des femmes mariées de 20 à 24 ans, 1999. © Pierre Dessemontet, Mountain Atlas of Kyrgyzstan.

Image7Population habitant dans des logements ayant accès à l’électricité,1999. © Pierre Dessemontet, Mountain Atlas of Kyrgyzstan.

Image8Bétail par hectare, 2002. © Pierre Dessemontet, Mountain Atlas of Kyrgyzstan.

Le début d’un partenariat.

A. R. : Vous avez donc aussi été associés à la réalisation de ce recensement.

M. S. : Le président du Kirghizstan a demandé à la présidente de la Confédération, lors d’une rencontre en Suisse, si elle était prête à financer leur recensement. Elle a accepté, ce qui était le point de départ. Par la suite, elle a relégué ça à la Direction du Développement et de la Coopération (Ddc). La Ddc a financé le projet et pour le réaliser, comme elle n’a pas de spécialistes dans ce domaine, elle a cherché à l’extérieur, notamment à l’Ofs, et est tombée sur moi…

A. R. : … À partir de ton expertise dans le recensement en Suisse, Martin. Est-ce qu’à ce moment-là tu avais déjà de l’expérience dans ce type de coopération internationale ?

M. S. : J’ai travaillé au Bhoutan. J’avais des expériences, pas à la Ddc, mais j’ai travaillé au recensement de l’Islande pendant longtemps.

A. R. : Et toi, Pierre, tu t’intègres donc à quel niveau ?

P. D. : Je m’intègre à un niveau relativement tardif du projet, j’arrive ici fin 2003 à un moment où tout le travail dont il vient de parler a déjà été fini. Il ne reste plus qu’à réaliser le cadeau.

Du point de vue de mon expérience deux choses sont intéressantes. La première est que si Martin avait déjà une expérience de la collaboration internationale, j’avais une expérience du monde communiste dans le sens où j’avais fait mes travaux de diplôme à l’université en Roumanie. À l’époque en 1993-1994, il y avait des structures assez proches en termes d’accès aux données ainsi que dans la manière de manœuvrer des administrations publiques qui sortaient à ce moment-là du communisme. J’arrive sans aucune connaissance du pays. Je ne suis jamais allé au Kirghizstan, même si j’en ai eu le projet avec Martin. Mais attaquer la connaissance d’un pays qu’on ne connaît pas par cet outil-là — même si les statistiques ne sont pas parfaites et non biaisées —, arriver sur un terrain d’étude sans préjugé et voir si ça tenait le choc des connaissances des gens qui pratiquaient le pays — dans l’ensemble ça c’est assez bien passé — était intéressant. On était donc assez complémentaires, avec Martin.

A. R. : Donc, suite à une demande qui émane des sphères politiques, gouvernementales, vous vous retrouvez face à ceux qui vont faire le travail avec vous. Ensuite, comment le partenariat a-t-il été construit avec les personnes directement impliquées dans le projet ?

Image9Barrage du Kirov-Reservoir, Talas Oblast. © Martin Schuler.

M. S. : Les Kirghizes étaient extrêmement ouverts. Ils ont une structure efficace, un niveau de formation élevé, et ils voient pour la première fois avec cet Office de statistiques suisse l’arrivée d’experts étrangers. Le début était une petite expérience dans une région de test où nous avons commencé avec le questionnaire. Nous avons réalisé cette enquête avec première publication, et ça a très rapidement bien joué, avec le directeur surtout, une des rares personnes qui parlait anglais. Et puis il y avait probablement sur l’ensemble une sorte de répartition des tâches. Le vice-directeur de l’Ofs a plutôt soigné les niveaux du ministre et de l’Office, moi j’ai travaillé de manière bilatérale avec les gens impliqués. Ce qui fait que tout ce qui est un peu difficile à obtenir, tout ce qui se passe au niveau des relations personnelles, je l’ai obtenu par le biais de voies semi-officielles. Avec ou sans directement impliquer le directeur, avec qui la confiance était bonne. Rapidement, il a dit que ce soit une coopération modèle, ce qui nous a ouvert une bonne presse, maintenant également à Bichkek au niveau suisse. Si on travaille 6 ans et que ça joue bien…

A. R. : Vous avez abordé la difficulté ou plutôt la particularité que constitue le fait de travailler avec des pays de l’ex-bloc de l’Est. Cela fait maintenant plus de dix ans que je travaille avec Cuba et quand je lisais cet ouvrage, je me disais : chapeau, car on sait à quel point il est parfois difficile d’obtenir des informations dans ces contextes. C’est une première chose. Deuxièmement, je suis passée par l’expérience de construire une relation de confiance dans un pays où il y a un niveau de formation très élevé, un niveau de compétence important et où la moindre approche d’un étranger est perçue seulement comme une possible source de financement. Ce qui se démonte rapidement si l’on arrive à démontrer qu’on peut avoir un regard extérieur, qu’on peut apporter quelque chose en termes de contenu.

Comment avez-vous pu approcher les collaborateurs formés qui pensent qu’ils auraient pu faire le travail tout seul, et obtenir les informations pertinentes ?

P. D. : Si les Kirghizes ont été aussi ouverts, ce n’est pas en termes de : « ils vont nous apprendre à faire des choses que l’on se sauraient pas », c’est que ça permet d’avoir un contact avec d’autres gens, sur un pied d’égalité. « On est aussi compétent que vous, on connaît mieux le pays que vous »… On venait à compétences égales donner un coup de main, en termes de financement et en termes de réalisation parce qu’on pouvait le faire matériellement plus facilement et que le fait que ce soit fait par des gens extérieurs permettra de publier des choses qu’eux-mêmes auraient plus de peine à publier, du fait d’une autocensure très forte. J’ai donc tendance à penser que l’arrivée d’étrangers dans un office comme celui-là représente une bouffée d’air frais pour les gens, des voyages et des contacts internationaux.

M. S. : On est dans le contexte d’un office de 200 personnes, et le fait que l’on soit arrivé avec 200 000 francs suisses [env. 124 000 euros] en 1999 renforce la position de l’office vis-à-vis de l’administration. Plus tard, une conférence de presse et un colloque en présence du Président pour la sortie des premiers résultats du recensement 2000, ont donné une position forte au directeur et à l’office vis-à-vis de l’extérieur, aux niveaux local et national.

A. R. : Avaient-ils de l’expérience dans ce type de collaboration internationale ?

M. S. : Non — maintenant ils l’ont.

A. R. : Comment et par qui ont été définis les objectifs du projet ? Vous avez parlé d’une initiative personnelle basée sur des demandes que vous avez senties mais vous vous êtes-vous, à un moment donné, assis ensemble pour dire : « voilà, c’est ça qu’il faut » ?

M. S. : Une négociation tripartite. D’une part leur demande, au début très technique et très financière, une partie Direction du Développement et de la Coopération (Ddc) qui exigeait une utilité et une intégration dans le reste de leur projet, un soutien à leurs autres projets. Pour l’agriculture, c’était relativement facile, pour la population difficile. Par ailleurs, la Ddc n’avait jamais financé une coopération statistique. La statistique était pour eux quelque chose de nouveau et il fallait d’abord préparer le terrain. Et finalement une volonté de l’Ofs et de moi-même de promouvoir l’analyse et la cartographie, ce qui pour eux n’était pas évident d’où aussi une coopération avec l’Office de topographie qui a longtemps joué un rôle important dans l’histoire. C’était à la fin assez largement notre point de vue qui était à la base de cette coopération.

Un partenariat sur la durée.

A. R. : Avant de passer aux aspects du contenu de l’ouvrage, comment pouvez-vous résumer les points forts cette coopération en termes de conditions de travail, de mise en relation, et peut-être les obstacles principaux ?

M. S. : Avoir pu réaliser dans des conditions difficiles avec, en très peu de temps, deux recensements de qualité. C’est l’aspect primordial.

Ensuite, avoir un mode de coopération qui nous permettait de réaliser l’essentiel d’un programme ambitieux de publication. La faible diffusion — qu’un enseignant d’école secondaire n’ait par les moyens d’acheter l’ouvrage — est quand même dommage. Mais aussi, une retenue assez forte des données de base : on ne peut toujours pas faire en Kirghizie ce que l’on peu faire en Suisse avec les données individuelles, les accords de coopération pour des recherches. Et on est probablement parmi les seuls qui auront pu travailler avec ces données.

Dans les avantages se trouvent les analyses : le fait d’avoir insisté sur les grands clivages du pays, les difficultés économiques et sociales qui sortent à travers ces statistiques est plutôt exceptionnel. Nous pouvons aussi mentionner l’impact, dans les relations au niveau du gouvernement et avec les acteurs, les Ongs.

A. R. : Pouvez-vous donner un exemple de données avec lesquelles vous sentez qu’il est relativement facile de travailler ici, qui sont ouvertes et relativement publiques et non là-bas… ?

M. S. : Plus facile ici que là-bas ? Ici, pour le recensement de 2000, il y a un programme d’analyse. Il y a une vingtaine ou une trentaine de chercheurs qui y ont travaillé dans des domaines allant des langues aux migrations, activités, religions etc. S’il y avait cinq instituts de recherche en Kirghizie capables de réaliser de tels travaux, on aurait pu avoir un impact potentiel de recherche sur place. Et ça n’a pas été possible. On n’a pas trouvé preneur autre que l’Office qui travaille avec ces données et qui publie quelques résultats ? Même ce qu’ils dépouillent eux-mêmes n’est pas analysé en profondeur.

A. R. : Comment met-on relation cette affirmation, qui apparaît fréquemment dans les cas de coopération dans lesquels par exemple je suis souvent impliquée, avec l’idée que l’on est sur un pied d’égalité ?

Image10Le « deuxième Grand Chui Canal » près de Kara Jigach, Chui Oblast. © Martin Schuler.

P. D. : Ce n’est pas sur le plan des capacités techniques ou intellectuelles de l’office, mais sur le plan des habitudes, que ça se joue. Du fait aussi que parfois, il vaut mieux ne pas analyser… C’est une tradition très présente, une révolution culturelle qui se passe à l’heure actuelle à l’Ofs. On passe de la collecte de données et de leur impression brute à l’analyse. C’est récent chez nous, plus récent encore en Urss où il y a énormément d’organes de collecte de données, et tant qu’on collecte c’est facile parce que l’État est fort et oblige toutes les personnes et entreprises à livrer des données censées être correctes — ensuite, c’est un peu le trou noir… Il y a quelqu’un qui a les données réelles. Mais l’analyse est un domaine dangereux, risqué, exposé politiquement, au contraire de la collecte de données. En tant que statisticienne et théoricienne, l’école soviétique est une des meilleures du monde. Pas de doute en termes de capacités mathématiques et de mise en place de modèles, mais ça ne signifie pas forcément d’une part qu’ils osent, qu’ils se voient dans leur rôle de faire ce travail. Et deuxièmement il y a une question de moyens aussi. Il faut avoir du temps, de l’argent pour faire une analyse poussée, dans un institut qui est probablement très faiblement doté, en tout cas d’après ce que j’ai entendu. Pas forcément utile non plus de faire travailler des chercheurs si c’est pour ne pas publier leurs résultats ou si ça reste complètement confidentiel.

A. R. : Venons-en au contenu, avant de rentrer dans l’analyse et les résultats concrets : aux méthodes, au regard de l’externe qui vient et qui sait ce qu’il est possible de faire, mais qui est confronté dès l’arrivée à devoir travailler avec des conditions locales : comment a été définie la méthode de travail pour réaliser le projet ? Est-ce qu’elle était définie auparavant ou l’avez-vous mise en place petit à petit ?

M. S. : Au début on a mis en place un programme pour deux ans, mais il était trop ambitieux. On ne l’a pas tenu. Le programme de diffusion tel qu’il a été défini n’a jamais pu être réalisé. La deuxième fois qu’on a discuté avec la Ddc, ils nous ont même averti de ne pas trop promettre. La Ddc sur place était beaucoup plus préoccupée des questions financières — comment attribuer l’argent, combien à l’organisation de manifestations — ses questions beaucoup moins sur le contenu.

A. R. : par rapport au rôle des différents partenaires, et je parle plutôt de l’équipe suisse et de l’équipe locale, vous parlez, dans l’introduction, d’un contraste avec d’autres publications dans le cadre de la coopération statistique entre le Kirghizstan et la Suisse. Nous pouvons lire : « dans ce projet, les partenaires suisses ont produit les plans, les photos et fait les drafts des textes ». Cela veut dire que dans d’autres contextes ça ne se fait pas ? ou qu’est-ce que ça veut dire ?

P. D. : Ca veut dire que c’est notre boulot alors que toutes les autres publications étaient faites par les Kirghizes. La collaboration était alors technique, pour l’exploitation des résultats, mais tout ce qui était produit l’était par les gens sur place. C’est le contraire de cet atlas…

M. S. : C’est aussi notre manière de montrer que ça n’était pas le même contexte que d’habitude, de laisser cette possibilité d’avoir la liberté d’écrire, ce qui me semble important. De ne pas avoir de censure extérieure. En réalité il faut savoir qu’il y a eu une sorte de censure, un peu plus qu’en 2000 lors de la première édition du résultat de recension de 1999. Le directeur de cet office, qui a perdu son poste en octobre 2005, donc six mois après le changement du gouvernement, a alors pris quelques risques et ces résultats montrent des différences territoriales assez fortes essentiellement entre le Nord et le Sud. Ces différences marquent aussi un clivage politique, entre l’ancien et le nouveau gouvernement. La censure était alors relativement faible et ne portait pas, de manière surprenante, sur les problèmes les plus clairement politiquement brûlants comme le chômage, mais davantage sur la discussion à propos de la qualité des données, des sources et de la comparabilité des données. Sur ce point-là, le directeur de l’office avait des soucis et il y eut quelques adaptations après négociation.

Il y a peut-être un point important à dire. Ce travail a été déclaré comme cadeau de notre part et cela signifie que l’on a, à travers ce cadeau, une certaine liberté de dire ce qu’on veut. Nous sommes responsables en tant qu’auteurs, et non pas l’office, même si c’est l’office qui a publié l’ouvrage.

L’expérience de terrain des partenaires suisses.

A. R. : Martin, pour réaliser le projet tu as voyagé à plusieurs reprises. Sur place, quelles étaient tes activités ?

M. S. : J’ai fait quinze voyages de quinze jours en moyenne en six ans. Sur place, j’ai fait des excursions d‘un week-end plus un lundi, deux fois j’ai fait un long voyage. Le reste du temps, je traitais de questions techniques de coopération avec eux. Parfois il y avait des congrès, mais c’était la réalisation du programme cartographique par cet office de cartographie, d’abord à partir de questionnaires, jusqu’au programme de planification de la qualité des données. Et puis il y eu une partie rédaction, que j’ai faite essentiellement ici.

A. R. : As-tu fait du terrain concrètement comme on l’entend en général ? Tu as connu toutes les régions, récolté des données, qu’as-tu fait essentiellement pour la connaissance du pays et la prise de données ?

Image11Marché central à Osh. © Martin Schuler.

Image12Artisans au marché à Jalal-Abad. © Martin Schuler.

M. S. : Concrètement j’ai visité trois offices régionaux de statistiques. Mais le reste consistait, mis à part des voyages officiels de type congrès, à visiter les différentes régions. Je connais donc maintenant les trois quarts des rayons, une grande partie du pays. J’ai beaucoup photographié. C’étaient des voyages pour que je saisisse géographiquement ce qui était derrière les données que j’avais déjà très tôt à disposition, dès 2000. L’interprétation était donc faite ici sur des données de région que je connaissais par voyage.

A. R. : As-tu eu des contacts avec la population ?

M. S. : Pas trop. J’ai bien passé du temps dans des restaurants, au marché et ces choses-là, mais je n’ai pas ciblé pour rencontrer les gens mis à part les quelques offices régionaux. Pour cela, je fonctionnais avec une traductrice mais pour le grand voyage j’étais généralement avec le chauffeur qui ne parlait quasiment pas l’anglais. À partir de la deuxième année de la coopération, j’ai commencé à suivre des cours de russe en Suisse et j’ai acquis une certaine maîtrise de la langue.

Cartographie dans un pays de réformes territoriales.

A. R. : Pour obtenir les données vous dites aussi dans l’atlas qu’il a requis le développement d’une nouvelle présentation cartographique, ainsi que l’intégration de sources statistiques nouvelles. Que veut dire « nouvelle présentation cartographique » ? Nouvelle pour la région, nouvelle au niveau général, pourquoi nouvelle, qu’est-ce qui est différent ?

Image13Population par groupes ethniques, 1999, par commune. © Pierre Dessemontet, Mountain Atlas of Kyrgyzstan.

M. S. : Il n’y avait à l’époque pas de cartes thématiques. C’est Christophe Jemelin, collaborateur du Lasur, qui a fait les premiers travaux avec cet Office de cartographie. Pour pouvoir faire de telles cartes, il faut savoir ce qui est une commune, ce qu’est un rayon, un oblast et où sont les frontières. Elles n’étaient pas connues. Le travail de cartographie a consisté largement à définir des frontières qui n’existaient pas encore. Tout cela s’inscrivait dans une politique de privatisation des terres. Cette politique était en cours depuis 1996, elle l’est toujours, et au moment du recensement, il fallait trouver des frontières. Nous avons donc fortement insisté pour que l’Office fasse ce travail. C’est ce qui a pris le plus de temps dans la préparation. Les frontières sont maintenant définies, mais selon le recensement de 1999, ce qui n’a pas de valeur juridique. Et ça permettait par la suite de montrer des cartes à l’échelle d’une commune. Donc l’innovation était aussi celle-là.

A. R. : Innovation au niveau local grâce à l’expertise que vous avez ?

M. S. : Oui, tout à fait.

A. R. : Vous apportez l’idée de la nécessité de définir ces limites. La manière ensuite dont les limites sont définies, les critères sur lesquels elles sont définies sont aussi faits par vous ou vous les faites en collaboration avec eux ?

P. D. : Ils ont essentiellement dû faire un travail de détermination de ces limites là où elles n’existaient pas, parce que c’est un système différent des systèmes européens où tout point du territoire fait partie d’une commune, ce qui est différent du Kirghizstan où certaines zones relèvent d’un village ou d’une commune, d’autres zones sont « d’immédiateté » soit nationale soit régionale — un peu le même système qu’aux États-Unis. Les comtés sont partout, mais en dessous du comté, il y a des endroits directement gérés par le comté et d’autres par des villes ou des municipalités. Là, le choc culturel n’est pas tant pour les Kirghizes que pour les Suisses. Pour nous, c’est difficile de comprendre qu’il peut y avoir une zone du territoire — en principe sans habitant, car du moment qu’on a des habitants ça fait partie d’une commune —, qui n’est pas attribuée, au niveau le plus bas. Une fois que cette structure est définie, on travaille complètement dans ces structures telles qu’elles nous sont données officiellement. Là, il n’y a aucune marge de manœuvre. On n’a pas re-découpé le Kirghizstan nous-même… En Union Soviétique, les découpages ont fortement évolué, changé, avec de nombreux remaniements, des partitions, des regroupements, pour des raisons politiques notamment, qui fait que le découpage n’est pas stable. Depuis la fin de l’Union il y a eu des créations de nouvelles unités, des scissions de grandes provinces. On a suivi ça, mais c’est clair qu’on a eu aucune influence là-dessus.

M. S. : Mais sur la saisie historique, ça pèse fortement car tout cela était documenté. C’était aussi un programme d’avoir l’ensemble de la documentation, pour pouvoir adapter le recensement de 1989 à celui de 1999. Ça a été utilisé rétroactivement pour avoir les chiffres comparables. C’est un travail absolument monstre. Une collaboratrice de l’office a travaillé six mois rien que sur ça.

P. D. : C’est là qu’on voit une grande différence avec un pays « du Sud », l’archive permettait de retrouver l’ensemble de ces documents, à savoir que tout était documenté depuis les années 1920, et que ça a été gardé à travers la période stalinienne. On a beau être dans un contexte dans lequel l’économie est identique à celle d’un pays du Sud, on a une administration qui se situe clairement à un niveau d’un pays de l’Ouest. De plus, au Kirghizstan il y a des institutions d’État qui ont perduré durant toute cette période. Et ça fait la spécificité des pays anciennement communistes.

A. R. : Ces découpages, qui ont été faits et qui sont à la base de cartes et de tout le relevé cartographique de l’atlas… est-il devenu un instrument « outre que », c’est-à-dire : est-il utilisé par l’administration ? Sait-on maintenant que chaque partie du territoire est attribuée à une commune, à un oblast, ou est-ce un exercice qu’il reste encore à s’approprier dans la gestion par l’administration, aux niveaux nationaux, régionaux ?

M. S. : Pour l’essentiel, c’est déjà la base légale. C’est-à-dire que les communes sont définies. Les frontières ne l’étaient peut-être pas partout. Depuis 2000, il y a de nouveau eu des changements territoriaux à nouveau répertoriés, donc on avait des problèmes au recensement de l’agriculture 2003 par rapport à 1999 pour adapter les données. Il y a une trentaine de publications dont une partie a des cartes, et l’existence de ces cartes a probablement contribué à forger l’image de la Kirghizie.

P. D. : Ma réponse et oui et non en fait. Oui pour l’instant, je pense qu’elle existe principalement à travers ce document mais ce document a une certaine importance dans le sens où il est stratégiquement distribué auprès d’une certaine élite, que ce soit au niveau du gouvernement ou des Ongs. Finalement, l’image du Kirghizstan est donnée par ces cartes-là, et ça la légitime, a posteriori, parce quand ils vont avoir des demandes, quand ils vont commencer, c’est sur un plan de ce type-là qu’ils vont se mettre à fonctionner et provoquer une demande à l’office topographie ou au niveau statistique pour continuer à avoir des données dans ces découpages.

Ceci dit, ce qu’a dit Martin est tout à fait juste. On a une très grande habitude, dans un pays comme le Kirghizstan et dans tous les pays de l’ex-Urss, de changer les structures administratives de manière constante, à des fins politiques. Et comme déjà dit cela ne s’est pas figé avec la sortie de l’Union Soviétique et l’on continue à avoir des changements territoriaux qui peuvent aller dans tous les sens. Ça peut être des fusions, des scissions et ainsi de suite.

Structure et contenu de l’atlas.

A. R. : Avant d’en venir à l’analyse des régions, comment la structure de l’atlas a-t-elle été décidée ? J’ai été étonnée de voir que les 14 parties sont relativement indépendantes, même numérotées de manière « indépendante », pourquoi ça ?

M. S. : Les conditions de réalisation de cet atlas sont que l’on avait des données excessivement détaillées en agriculture, en démographie, en utilisation du sol, et très lacunaire sur l’économie, la finance… donc les chapitres font semblant de couvrir correctement des domaines très différents, selon une structure relativement classique des thèmes. Dans les faits, il y a des chapitres dans lesquels les thèmes sont très faibles, surtout l’économie. Autrement jusqu’au chapitre 9 ce sont les recensements, et après ce sont des parties un peu particulières. Il y a le chapitre assez intéressant sur la culture qui est arrivé assez tardivement, par une source différente.

A. R. : Les premières parties expliquent comment cet atlas est construit, c’est-à-dire qu’il y a, pour un ensemble d’indicateurs, une carte de référence combinée avec 5 graphiques qui permettent une innovation dans la lecture qu’on fait des données. Ainsi, on a une lecture non seulement cartographique, mais également celle que vous avez appelée spatial type, de type spatial. Pour ce type vous mettez en évidence les différents critères…

M. S. : … l’altitude et le remotness, terme que je ne sais comment traduire en français parce ce qu’il ne s’agit pas seulement de l’éloignement, étant donné que c’est combiné avec l’accessibilité. Également la distinction rural/urbain, et finalement les régions, dans lesquelles vous avez divisé Nord, Sud, Bichkek et Chui. Cette manière de proposer une lecture croisée de chaque un indicateur vous apporte une richesse très importante dans l’analyse. Pouvez-vous prendre un exemple, le plus parlant pour expliquer en quoi cette lecture croisée est importante ?

Image14Bilan migratoire total, 1996-1999. © Pierre Dessemontet, Mountain Atlas of Kyrgyzstan.

M. S. : Prenons la carte 5;13 : la migration interne pour les cinq années précédant le recensement. On voit sur la cartographie, qui est aussi dédoublée (par rayon, la grande ; par oblast la petite), quels sont les rayons qui ont gagné et ceux qui ont perdu. On voit très clairement que le grand Bichkek gagne et que tout le reste, à part quelques villes, perd en habitants. Ça, c’est la structure de cette période. Nous avons un atlas sur la montagne dans lequel l’évolution des régions relativement périphériques joue un grand rôle. Et dans la lecture utilisée jusqu’à présent, l’altitude a été un facteur explicatif important. Nous l’avons maintenu, et si l’on regarde, sur la carte, le schéma de gauche sur l’altitude, c’est seulement aux altitudes comprises entre 700 et 1 000 mètres, au pied des montagnes, que se trouvent les grandes villes qui ont un gain : toutes les autres perdent. Cette carte de l’altitude donne une lecture beaucoup plus simple qui ne nécessite même pas une connaissance géographique de la Kirghizie, mais qui montre que tout ce qui est en altitude — sauf, intéressant, l’altitude la plus haute — perd, et qu’il y a un mouvement vers le bas.

Image15Tash-Komür, Jalal-Abad Oblast. © Martin Schuler.

La question de la remoteness montre la même chose : tout ce qui est facilement accessible gagne, tout ce qui est éloigné perd. Et le troisième est urbain/rural ; donc tout cela est proportionnel à la population. Et finalement le quatrième, qui n’existait pas dans la première version de nos cartes, a eu une introduction très tardive dans ce schéma. Lors de ces analyses, il s’est avéré que ce qui nous importe encore plus que l’altitude, ce sont ces différenciations entre le Nord et le Sud du pays.

P. D. : L’intérêt de ce petit schéma là est que les surfaces sont proportionnelles à la population, donc ça donne une image un petit peu distordue au niveau géographique mais beaucoup plus juste au niveau de la répartition des populations. Si l’on regarde la grande carte par rayon, on a vraiment l’impression d’une mer de bleu avec une petite tache de jaune, alors que quand on regarde ce schéma, on se rend compte que l’équilibre entre les deux est beaucoup plus proche, dans le sens où la partie jaune représente une très forte proportion de la population, en tout cas que la proportion du pays en termes physiques. C’est particulièrement frappant parce qu’on est dans un pays extrêmement montagneux. Ça veut dire qu’une toute petite partie du pays accueille une très grande partie de la population. Là, on le voit déjà avec Bichkek, mais c’est également le cas dans le Sud, où l’essentiel de la population est concentré sur une bande de quelques 20 km autour de la frontière avec l’Ouzbékistan, ce qu’on ne voit pas sur la carte par rayon. C’est un peu comme le Valais : toute la population est dans le Rhône, mais quand on représente le Valais sur une carte c’est aussi les zones montagneuses. D’où l’intérêt d’un schéma de ce type-là — d’archivage géographique. Par contre, leur taille montre leur importance démographique — ce qui permet d’équilibrer un discours qui pourrait être beaucoup trop en faveur d’explications de type physique, qui donnait beaucoup trop d’importance à des grandes régions vides par rapport à des petites régions très peuplées.

A. R. : Avez-vous développé ce type de lecture combinée, la carte et puis les graphiques, particulièrement pour le Kirghizstan ?

P. D. : Le Kirghizstan c’est un galop d’essai. Mais on continue à travailler avec ça. L’idée d’avoir les deux lectures n’est pas quelque chose que l’on a vu très souvent. C’est quelque chose qui, en tout cas pour nous, le groupe de recherche, va avoir de l’importance.

A. R. : Donc cette démarche a eu un impact dans la construction scientifique ici en Suisse. Pourquoi pensez-vous que ça a été un terrain d’essai, pourquoi a-t-on essayé de le faire ici ?… je m’explique : pourquoi tout à coup on tente quelque chose de nouveau dans ce contexte ? Est-ce que à ce moment-là votre travail est centré sur le Kirghizstan, c’est donc une question temporelle, ou que c’est plus facile de tester ailleurs, ou que c’est le terrain qui vous a donné cette idée ? Pourquoi là, et ensuite cette inspiration vers le Nord ?

P. D. : Ce qui est intéressant ici c’est qu’on est dans un pays qui a une structure géographique extrêmement particulière, dans le sens où c’est un vrai pays de montagne, donc une cartographie classique, notamment en choroplèthe, donc une surface de couleur joue « particulièrement mal » dans des pays de ce type-là. Ca marche très bien dans des pays qui auraient une densité uniforme, comme par exemple la Pologne. Le Kirghizstan, c’est exactement le contraire : une petite partie du pays est très peuplée, et une grande partie est essentiellement vide, or c’est elle qui domine la carte. Cela pose des problèmes au niveau méthodologique et déontologique, de savoir comment on va représenter ça parce que si on ne le fait que par la carte des rayons, quand on regarde cette carte on a l’impression que le pays se vide, ce qui est vrai, mais en direction de sa capitale, qui finalement ne perd pas autant que ça. Elle est importante dans le pays, c’est 30% de la population . On est tombés sur un cas physique difficile à traiter par les méthodes classiques de cartographie, ce qui nous a poussé à essayer de développer d’autres manières de faire.

M. S. : Ce n’est pas complètement nouveau. Dans l’atlas de 1997, il y avait une classification par partie communale. Ici, étant donné que le contexte était ce mountain atlas, cela a nécessité une lecture qui traite l’essentiel, l’altitude, et cette remoteness que j’ai pu construire avec leur aide. C’étaient les deux premiers, plus l’urbain/rural qui étaient une évidence. C’est une manière de faciliter la lecture pour celui qui regarde ces plages, mais c’est aussi une facilité pour celui qui rédige les textes parce qu’il peut sortir plus clairement une évolution sur les dimensions structurelles que sur une carte. Et la plupart de lecteurs ne savent pas exactement où se trouve tel et tel rayon. Donc l’analyse se fait assez fortement sur ces schémas, et dans la description, on prend quelques exemples d’oblasts à caractère très différent.

A. R. : Tu viens de citer deux critères que vous définissez dans l’introduction : l’altitude et surtout le remoteness, combinaison de la distance et de l’accessibilité. Quand vous définissez l’altitude, vous mettez en évidence que vous avez changé un certain nombre de seuils de 200 mètres par rapport à ce qui avait été décidé dans le recensement précédent.

M. S. : Oui, c’est un détail.

A. R. : Mais ce type de détail me semble intéressant parce que si vous l’avez fait, c’est parce qu’il y a une signification à l’avoir changé, et je voulais savoir comment ces changements se produisent, pourquoi et par qui une décision de ce type est prise, ainsi que son impact.

M. S. : J’ai fait faire un inventaire des classes d’altitude utilisées dans des travaux scientifiques et administratifs du pays. La personne qui a fait le travail est arrivée avec six classifications différentes. J’ai ainsi une superposition, avec les noms attribués. C’était assez fortement zoologique, par des acteurs de la recherche médicale, et très fortement orienté sur les altitudes. Ici la lecture est importante entre les régions du piedmont dans la plaine, et cette frontière à peu près à mille mètres, et j’ai essayé d’utiliser un maximum de synthèses de ces approches. Je crois que le niveau des 1200 mètres n’est pas totalement satisfaisant. Le reste joue relativement bien.

A. R. : J’ai soulevé ce point car cela parle de la place de l’expert dans ce processus de travail : lorsque tu soulèves que quelque chose peut être amélioré, comme la définition d’un seuil, est-ce que ce processus en général était confronté avec les gens sur place, ou était-ce des décisions prises par vous ?

M. S. : Les deux. Généralement, prise par nous et soumis à l’Office avec des résultats plus ou moins positifs dans le sens où j’ai fait une proposition et je n’ai pas eu d’écho, mais eux dans leur propre publication ont utilisé un mode autre : ils ont récupéré l’idée et l’ont transformée légèrement. Et puis je tombe sur une publication, donc je vois qu’ils l’ont fait. C’est bien qu’ils aient assimilé le travail, mais avec des problèmes de communication, de mauvaise conscience vis-à-vis de moi quand j’ai découvert la publication…

A. R. : Ça veut dire qu’il y a un moment donné ou le travail n’est pas forcément validé…

P. D. : Pas explicitement mais implicitement, oui. Quand on fait des classifications, on les fait largement sur la base de ce qui a déjà été publié dans le pays. Par exemple, quand on fait ces quatre groupes (Bichkek, Chui, Montagne, Sud) c’est quelque chose qui leur parle. On ne l’a pas fait valider en demandant : « est-ce que ça va si on fait comme ça ? ». Mais je dirais qu’implicitement, oui c’est validé. On n’est pas dans une société ouverte où tout peut se dire et s’écrire. Il faut pouvoir sentir les messages.

A. R. : Et par exemple pour le critère de « remote », dont la traduction est malaisée, ça me semble intéressant parce que vous dites que ce critère est pris en considération pour l’octroi de subventions, à savoir le support que l’État donne à des populations qui travaillent dans des conditions de remoteness.

M. S. : Donc aux fonctionnaires.

A. R. : C’est donc un critère important, qui va faire que certaines populations, certaines localisations, sont moins considérées maintenant avec cette évaluation comme remote.

M. S. : Celle-ci a été très longuement négociée, inclus le droit de pouvoir l’utiliser.

A. R. : C’est une construction nouvelle pour cet atlas qui n’existait pas auparavant ?

M. S. : Pour l’atlas, oui, pour l’analyse aussi, c’est un truc du département des finances que j’ai obtenu, et après il fallait négocier pour savoir si ces choses étaient justes ou pas, et si on pouvait l’utiliser et le montrer.

A. R. : Mais quand on est externe, est-ce qu’on en est conscient… ? Ayant travaillé dans des pays étrangers, je me dis que parfois il y a des gestes qui peuvent avoir une influence assez considérable. Comment porte-on cette responsabilité ? Ça n’est pas un ouvrage littéraire mais un instrument de gestion pour l’administration.

M. S. : On aurait pu le définir nous-même, par exemple sur la base de notre définition d’un centre, d’une distance : temps, kilomètre, trajet de bus. Puisque ça existait déjà, ça existe aussi en Suisse… nous recevons un supplément de 3 000 francs suisses [environ 1 860 euros] sur notre salaire, parce qu’on travaille dans une région où les loyers sont élevés. On peut sortir cette carte qui montre ce qui est à la base des négociations entre la Confédération et les syndicats. C’est une négociation, et refléter cette négociation sur une carte n’est pas facile. Mais ils ont accepté.

Le concept de ménage.

A. R. : J’aimerais approfondir sur le contenu et sur certains concepts introduits dans l’ouvrage, comme celui de ménage par exemple. Vous définissez la notion de household, traduit par « ménage », en disant qu’auparavant on utilisait la notion de famille et que maintenant on en vient à cette notion, introduite en 1999 dans le recensement « en accordance avec les recommandations internationales ». On ne fait pas la référence exacte à l’organisation internationale à laquelle on s’adresse. Cette non-référence à certains concepts ou certaines sources théoriques ou bibliographiques, est-elle volontaire dans l’atlas ? Comment ça se passe ?

Image16Sargata, Toktogul, Jalal-Abad Oblast. © Martin Schuler.

M. S. : D’abord, dire que c’est un oubli ou une négligence. Si c’est négativement formulé. Positivement c’est le trentième livre et il y a un livre de tableaux sur les ménages, et il y a un travail absolument horrible à faire, mais ils l’ont quand même fait, sur la méthodologie du recensement. Ça a été fait et toutes ces définitions s’y trouvent. Donc ici ça n’y figure pas par négligence et par volonté d’allégement.

A. R. : La question n’est pas formulée par méchanceté mais c’est juste en regard de critiques qui pourraient être formulées par certains regards scientifiques qui veulent savoir comment ça se construit, c’est-à-dire comment l’atlas s’insère dans l’évolution des idées. On pourrait se positionner en disant que ça a un but différent, ou répondre, comme tu dis, qu’on y est arrivé à travers un travail très détaillé et très consciencieux, que l’on n’a pas forcément voulu mettre en évidence dans cet ouvrage.

M. S. : Dans le travail, ces choses-là on été les plus consommatrices en temps. La construction des questionnaires déjà, puis l’analyse. Sachant que les gens n’ont pas complètement répondu à ces choses-là, comment on met un household dans un logement, et à quel moment n’on arrive plus à le faire.

A. R. : Je soulève cette question des ménages parce que, citant de nouveau Cuba, l’Équateur ou les pays du Maghreb dans le cas de relocalisation de bidonvilles, ça devient quelque chose de très controversé. Par exemple dans certains pays, j’ignore si c’est toujours le cas mais il n’y a pas longtemps on faisait le recensement par unité d’habitation. Lorsque l’on doit faire une relocalisation, vous imaginez bien ce qui se passe. Il se peut qu’il y ait plusieurs familles dans un ménage et l’on va compter une unité quand en réalité il y en a cinq ou six. Donc ce sont des concepts qui ne sont pas forcément clairs et introduits dans tous les pays et qui sont source de conflits importants lorsqu’il y a projet d’intervention. Donc ici il s’agit d’un recensement très évolué au niveau des concepts.

M. S. : Très évolué et malgré tout c’est la question la plus difficile. Qui est compté ensemble et qui est compté, à quel endroit spécifique et pas ailleurs ? Et une voie de facilité consiste à essayer de ramener le logement physique à la composition sociale de ses habitants.

A. R. : On voit souvent cela dans les pays du Sud. Nous avons participé à une recherche avec l’Équateur et sommes tombés en plein milieu d’un recensement national. Ces questions étaient soulevées sans réponses évidentes. Donc il y a un souci de comprendre que ce sont des problématiques très importantes dans ces pays qu’on trouverait peut-être moins importantes ici en Suisse. On trouverait moins de collusion entre la notion de ménage et celle d’unité physique.

M. S. : Oui, et encore…

L’apport de l’Atlas dans un pays en rupture.

A. R. : Quelle est la contribution à votre sens importante de cet ouvrage ? À quel niveau se trouve d’après vous l’aspect le plus pertinent de ce travail ?

P. D. : Un atlas, ça sert à montrer un pays tel qu’il est. Tant que ça n’est pas fait les gens en ont une image pas forcément juste.

A. R. : Un pays tel qu’il est à partir de sources statistiques.

P. D. : Bien entendu.

A. R. : Au niveau du contenu ce serait ça. Et à d’autres niveaux, que ce soit à celui du partenariat, vous pensez qu’il y a une contribution pertinente, que ce soit dans l’apprentissage des méthodes ou autre. Et non seulement pour eux mais pour vous aussi.

M. S. : L’atlas est sorti en août 2004. Suite aux démonstrations populaires de mars 2005 qui ont conduit au départ du Président Akaev, il y a eu une prise de conscience des clivages évidents de ce pays et les gens en ont discuté, pour la première fois explicitement.

Pour l’acteur qu’est la Ddc, c’est probablement l’intégration d’un domaine qui n’était pas très clair pour eux et qui est maintenant acquis. Également, le fait que des projets moins concrets mais plus en arrière sont soutenus.

Image17Mine de sel près de Kochkor, Naryn Oblast. © Martin Schuler.

Pour moi, c’est une étape d’une grande importance dans ma vie, c’est-à-dire que l’expérience de travailler dans ce contexte est très importante, même dure du point de vue de l’investissement en temps et compliquée sur le détail, mais sur l’ensemble une très bonne expérience. Comme pour toi, Cuba. On y va, on se réjouit et on s’engage. Probablement aussi la réalisation d’acquisition d’une connaissance sur un terrain. Je l’ai fait pour l’Islande, pour la Suisse, et dans la mesure de mes formes de mobilité, de mes possibilités d’acquérir l’essentiel des connaissances, j’ai beaucoup lu aussi, Pierre m’a donné dans une phase ultérieure des ouvrages d’une grande importance. J’avais des documents locaux, donc c’est un investissement d’acquérir, d’assimiler puis d’utiliser une connaissance. Et probablement qu’on est maintenant considérés comme des spécialistes là-bas, même parmi ceux-ci, donc ça c’est un acquis.

Image18Paysage près de Barskoon, Issyk-Kul Oblast. © Martin Schuler.

A. R. : Tu dis que c’était un passage dans ta vie très important, très marquant. Quand tu reviens d’un séjour là-bas, ou quand on a fini ce type de projet après avoir été nourri par une expérience comme celle-là, est-ce qu’on travaille de la même manière ? Car les problématiques sont très différentes en Suisse et au Kirghizstan, donc cela ne change-t-il pas beaucoup les pratiques professionnelles ?

M. S. : D’une part j’ai toujours eu des phases à l’étranger… Mais il est vrai qu’il y a une certaine nonchalance d’Asie Centrale. Effectivement, c’est un contexte dans lequel un tel projet n’est pas un produit économiquement viable. Ce n’est pas non plus un produit qui fait du bien dans l’enregistrement des publications à l’Epfl, donc c’est probablement ce qu’il ne faut pas faire… Cependant, quand j’étais avec le vice-Président de l’école pour obtenir le titre de Professeur titulaire, j’ai apporté cet atlas. On a discuté 20 minutes là-dessus sur 35… visiblement, il s’est intéressé au projet, au fonctionnement de coopération avec la Ddc, à notre manière de travailler sur place, c’est un travail qui demande un investissement énorme, mais ce n’était pas difficile, il n’y avait pas d’obstacles constants à surmonter. C’était plutôt des problèmes techniques de relations. L’atlas a été rédigé dans des conditions difficiles à la fin.

Image19Ak-Tuz, Kemin, Chui Oblast. © Martin Schuler.

Le clivage Nord-Sud et la construction de la nation.

A. R. : Vous avez évoqué un contraste, ce clivage ou cette différenciation entre le Nord et le Sud du pays qui ressort dans l’analyse à travers différents indicateurs. Vous dites que c’était quelque chose de relativement connu, d’intuitif, et qui n’avait jamais été documenté de cette manière-là — ou c’est vraiment une analyse nouvelle qui apparaît ?

P. D. : Non, le clivage au sein du Kirghizstan a toujours existé entre le Sud et le Nord et je pense qu’il est très net dans les pratiques religieuses, dans le côté très traditionnel d’une population beaucoup plus russifiée au Nord. Ça se voit à travers toute une série d’indicateurs. C’est le gros problème du Kirghizstan en tant que nation, et cela constitue un facteur de désunion d’un pays très artificiel par sa construction, et qui a reçu des frontières quasi coloniales, c’est-à-dire qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la manière dont le pays fonctionnait. Tous les États qui ont précédé l’Union Soviétique, et la Russie même, fonctionnaient sur la complémentarité entre la plaine et la montagne. Ça englobait toujours des populations multiethniques. Il y a donc eu une sorte d’ethnogenèse par le haut de l’Union Soviétique qui est arrivée en séparant Turcmènes, Kasaques, Kirghizes, et on se retrouve donc avec une forte rupture, avec un Sud et un Nord qui ont peu de relations, où les communications sont difficiles. On est dans un pays de montagnes. Toutes les plaines ont été retirées et se retrouvent soit au Tadjikistan, soit au Turkménistan, soit au Kazakhstan, ce qui signifie qu’eux n’ont que les montagnes. Il est difficile de relier toutes ces montagnes entre elles, donc la liaison entre le Nord et le Sud crée deux blocs à l’intérieur desquels les communications sont relativement aisées et évidentes entre les centres, mais sans beaucoup de contacts entre elles. Cette différence Nord-Sud au Kirghizstan est quelque chose qui a toujours existé. Pour les révolutions qu’on a vues jusqu’à présent, c’est le Nord qui a tenu pendant 15 ans le Kirghizstan et à partir de ce printemps c’est le Sud. L’atlas montrait que le Sud était en train de se renforcer, qu’il se renforçait de manière différente du Nord, qu’il était plus dynamique au niveau démographique, qu’il était aussi beaucoup plus traditionnel dans ses comportements. On a plus de grands ménages, plus d’enfants par femmes. Il était — évidemment on ne l’a pas décrit comme ça — clairement discriminé au niveau économique également. On se retrouve donc avec un pays avec deux fractions antagonistes et à un moment donné il y en a une qui prend le dessus sur l’autre. C’est un peu le même phénomène qu’on avait en Ukraine avec la différenciation entre l’Ouest et l’Est, qui est plus culturel, mais enfin l’Est a dominé pendant l’Union Soviétique, les 15 années suivant l’indépendance et depuis l’année passée et la révolution c’est passé au côté Ouest du pays.

Clivages et développement.

A. R. : C’est intéressant ce que tu dis. Tu mets en évidences les clivages, mais aussi les potentiels dans une perspective de développement. Vous dites clairement qu’il ne faut pas lire ces clivages de manière linéaire ; il y a des indicateurs qui pousseraient à croire que tout le développement est envisagé actuellement dans les régions du Nord, mais tu parlais aussi du potentiel des régions du Sud qui seraient un instrument intéressant ou important pour des projets de développement au niveau régional.

M. S. : D’une part on dit cela, d’autre part on ne le constate que partiellement donc il y a une part de souhait politique dans ce message. Le Pib par habitant entre le Nord et le Sud est proche du simple au double. Les indications qui tendent vers un certain équilibre ne sont pas très claires. Elles sont liées d’une part à un déclin du Nord, le Sud a une autre agriculture, dominée par le coton, il est beaucoup plus riche au niveau agricole. Les tendances à un équilibre sont surtout, ces dernières années, démographiques. L’atlas, qui met l’accent davantage sur les structures que sur l’évolution, ne montre pas très clairement que les tendances vont vers une atténuation des différences. Et la réponse politique est visiblement une réponse économique qui est sur fond d’inégalité non justifiée politiquement. Ce n’était même pas nécessaire de promouvoir le Nord afin d’avoir un pôle international à partir duquel redistribuer. Le Sud aurait mérité d’autres axes de développement, surtout dans un contexte de croissance démographique très forte. Il y a une autre politique à mener dans une agriculture sédentaire qui s’appauvrit parce que les surfaces deviennent toujours plus petites et les migrations ne peuvent pas se faire parce qu’il n’y a pas d’issue. Et un Nord qui a une structure presque européenne de stagnation et d’urbanisation et de déclin dans les vallées de montagne.

A. R. : Quand tu dis c’est un souhait, que l’atlas et les chiffres ne montrent pas qu’il peut y avoir un développement équitable, n’est-ce pas une lecture de la problématique du développement plus internationale ? Le fait que d’autres pays du Sud s’insèrent dans des logiques transnationales, à la manière dont le pays à travers le Nord pourrait s’insérer dans une dynamique de globalisation. Mais en même temps vous parlez d’une certaine force dans le Sud grâce à des investissements au niveau national. Nous avons constaté des tendances similaires en Équateur quand on a étudié des cas de développement au niveau régional à travers des petits centres urbains et leurs régions rurales. Il y a une tendance à attirer des investissements de capitaux transnationaux dans l’espoir de favoriser le développement, mais ces opportunités sont soumises aux aléas d’un marché qui ne s’intéresse qu’à maximiser le retour de l’investissement sans se préoccuper du développement local. Peu à peu, on se rend compte de la nécessité de développer d’autres forces, de promouvoir des investissements nationaux, de favoriser la mise en place d’enchaînements productifs régionaux et de renforcer le tissu associatif local pour contrecarrer ces tendances. Ce n’est pas une vision naïve disant qu’on pourrait facilement contrecarrer la tendance à la globalisation économique par un développement local. Mais il y a quand même une conscience actuellement d’une force dans ce type de développement.

M. S. : Il y aura développement local ou il n’y aura pas de développement du tout. On est dans un contexte assez différent de celui de l’Amérique latine, car les Usa au Nord ont investi massivement ces pays-là, qui ont une série d’États en monoculture, que ce soit du café ou autre chose, ou les économies depuis très longtemps en Amérique du Sud sont globalisées ou américanisées. Il est évident que l’économie du Kirghizstan à l’époque était soviétisée. Elle s’intégrait dans un bloc qui devait fournir certains produits, typiquement les monocultures du coton au Sud, les produits miniers au Nord et au Sud.

P. D. : Ils produisent aussi des fruits, mais leur marché naturel était les villes ouzbeks pour ces fruits-là, et la frontière est fermée. Ils sont un peu laissés à eux-mêmes.

A. R : En ce qui concerne les tendances migratoires les plus récentes, trouvez-vous des ressemblances au niveau international, c’est-à-dire que les grandes villes ou métropoles attireraient des migrations internationales ou des populations d’autres zones urbaines, quand des petits centres urbains attireraient plutôt des migrations des zones rurales avoisinantes ?

P. D. : C’est juste, en ce sens que la migration internationale se fait surtout de Bichkek, c’est-à-dire avec des élites, avec des gens qui ont des niveaux de formation suffisants. Il y a de grandes villes au Sud mais elles n’ont pas du tout le même pouvoir magnétique que Bichkek, et quand on regarde les cartes, on voit bien que le pôle principal est constitué par Bichkek. Aucune ville du Sud n’expérimente une forte croissance par migration de ses campagnes. Quand il y a migration du Sud, on a le sentiment qu’elle se fait vers le Nord et vers la capitale.

A. R. : Dans certains pays d’Amérique latine, le phénomène de rurbanisation, à savoir le fait qu’il y ait des investissement de capitaux pour l’exploitation rurale, montre donc une contre tendance, soit l’émigration de petits centres urbains vers des régions rurales — cela existe-t-il dans le pays, dans le Sud, ou pas du tout ?

M. S. : D’abord il y avait toute cette phase d’émigration de type ethnique, qui continue. Les Russes, les Allemands ainsi que les Juifs sont partis. Les Kirghizes et les Ouzbecks ne sont pas partis, n’ont pas pu partir, ce mouvement commence seulement depuis 2000. Maintenant les Kirghizes partent aussi, dans les pays voisins, en Russie ou en Europe. Localement, une partie de l’émigration a été compensée par la migration de la campagne vers les villes, les villes ont perdu en habitants sauf Bichkek, qui en a gagnés. Et assez souvent les distances ne sont pas très grandes, les infrastructures sont bonnes, les routes et les systèmes d’irrigation. Les gens peuvent depuis Naryn, en quatre heures, se rendre à Bichkek assez souvent, les familles restent fortement liées avec une branche urbaine ainsi qu’une branche rurale. La campagne n’est peut-être pas si pauvre que ça parce qu’elle a des revenus de la vigne. Une partie urbaine très pauvre est probablement composée d’un sous-prolétariat, mais pas les jeunes qui partent aujourd’hui de la campagne, qui arrivent plus ou moins à s’intégrer. Donc ça, ça joue au niveau international certainement, mais aussi au niveau local.

L’atlas, instrument privilégié des géographes ?

A. R. : Vous avez donc rédigé l’atlas en anglais, qui ensuite a été traduit en russe. L’idée qu’il soit bilingue est-elle présente dès le départ ?

M. S. : Tout devrait être trilingue, c’est-à-dire anglais, kirghize et russe, et le fait que ce soit un cadeau nous a libéré de l’obligation de le faire en kirghize : c’était purement formel, car les Kirghizes eux-mêmes qui achètent un tel ouvrage lisent plus facilement le russe. Nous avons donc produit un travail bilingue pour eux ainsi que pour les internationaux.

Image20Lac Toktogul, Barrage sur le Naryn River. © Martin Schuler.

A. R. : Est-ce que l’atlas est l’instrument privilégié des géographes ?

M. S. : D’un certain type de géographes.

P. D. : Moi je crois que l’on fabrique les atlas à l’usage du reste de la population. Mais oui, c’est un produit-phare.

A. R. : Je pose cette question en m’inspirant de ce que ça pourrait être dans ma discipline : tous les architectes ou urbanistes ne vont pas revendiquer les mêmes instruments…

P. D. : C’est effectivement le produit-phare d’un certain type de géographe, typiquement les géographes quantitatifs ainsi que les cartographes, notamment thématiques. Certainement les quantitativistes, sauf les plus extrêmes d’entre eux qui ne résonnent que par matrices et systèmes d’analyse sans cartographier. Il est clair que le géographe est un dessinateur de terre.

A. R. : Mais qu’est-ce que ça veut dire concrètement, parler par un atlas ?

P. D. : Concrètement dans un atlas il y a des cartes. L’important n’est pas tant l’atlas que la carte, en tout cas de la manière dont je conçois la géographie. La différence entre un géographe comme moi et un sociologue comme les gens d’à côté [du LaSUR, Laboratoire de Sociologie Urbaine, laboratoire d’Adriana Rabinovich], c’est qu’un sociologue va beaucoup travailler avec la photo, avec l’entretien. Finalement son outil de recherche, c’est ce qu’il y a au milieu de la table [faisant référence à l’enregistreur], c’est l’idée d’entretien et de voir ce qu’il peut en tirer en fonction…

A. R. : Pas seulement… [rires]

P. D. : Tout à fait mais là on est dans le cadre d’un entretien. À la base de ma propre définition de la géographie, il y a la spatialité, le fait qu’il y a des choses qui sont « ici » et pas « là », et qu’« ici » ce n’est pas la même chose que « là ». Le seul moyen d’attaquer c’est de représenter cet ici et là avec un système de coordonnées x et y.

A. R. : Dans ma traduction, ta définition de l’atlas renvoie à l’« ici » et au « maintenant », c’est-à-dire que ça parle dans une situation donnée, spatiale mais aussi temporelle. Donc est-ce qu’un suivi, une mise à jour de cet atlas est prévu ou pas — comment un atlas rend-il compte des tendances, des évolutions, des dynamiques ?

P. D. : Monsieur ici présent fait déjà deux atlas ici et maintenant en 1985 et en 1995 sur la Suisse sur les recensements respectivement de 1980 et de 1990, et maintenant le troisième s’appelle mutations spatiales parce qu’on se dit que c’est ce qu’on a envie d’ajouter. Mais pour pouvoir il faut déjà avoir de bons recensements. On aurait pu probablement exploiter le 1989 pour le Kirghizstan. C’était impossible à ce moment-là. Moi j’aurais adoré faire un « atlas des mutations » : dans la moitié des choses que l’on vient de dire sur le clivage Nord-Sud, il y a l’idée que ce clivage est dynamique et qu’il n’est pas en train de se résorber, et que c’est le principal problème de ce pays-là. Ce n’est pas tellement qu’il y ait une différence entre le Nord et le Sud, c’est que cette différence ait tendance à s’aggraver. Et évidemment quand on dit ça, on parle fatalement de mutation.

M. S. : Pour poursuivre ce que tu dis, le fait que cette crise de mars 2005 n’ait pas conduit à un clivage entre Ouzbeks et Kirghizes, ce qui aurait pu être le cas, ni entre Russes et Kirghizes, le fait qu’un clan du Sud ait pris le pouvoir pour remplacer un clan du Nord est sur le plan purement abstrait politiquement la bonne solution. Ce n’est peut-être pas l’idéal et les gens là-bas ne le disent pas non plus. Mais que le Nord ait dominé un pays qui comportait structurellement une grande différence entre le Nord et le Sud et qu’après 15 ans et un renversement, le Sud ne se sépare pas de ce pays et prenne le pouvoir pour l’ensemble, ceci quasiment sans morts, montre une assez grande culture politique. Je trouve pas mal la manière dont ça c’est passé. C’était quasiment… non pas prévu mais… si le niveau du revenu est de 1 à 2 il faudrait une politique qui permette un équilibre plus fort. Peut-être que ça va dans cette direction. Et que ça va dans la direction de valeurs autres que purement politiques qui sont liées au Nord-Sud vont avoir une différence plus forte, ce qui aura probablement comme conséquence que les Russes vont partir. Mais voilà, ça c’est la suite de la réflexion.

A. R. : Est-il prévu une actualisation, une évolution, un suivi, une finition ? ou le projet se termine là ?

P. D. : Un recensement, il y en a un tous les dix ans. Le prochain est prévu autour de 2008-2009, et à ce moment-là peut-être que nous serons impliqués, mais seulement peut-être parce que, tant mieux pour les Kirghizes, nous ne sommes pas les seuls sur le coup, et de loin.

A. R. : Face à une expérience nouvelle de ce type-là, qu’est ce que vous pensez qui peut être changé, amélioré et qu’est-ce que vous maintiendriez ?

Image21Usine d’ampoules électriques, Mailuu-Suu, Jalal-Abad-Oblast. © Martin Schuler.

M. S. : D’abord il y a la question : « est-ce que nous ferions des choses ? ». Là, Pierre et moi avons une assez forte philosophie commune de ce qui vaut la peine d’être découvert, et donc une curiosité géographique et scientifique qui nous pousse à comprendre, à changer puis à avoir du plaisir dans ce processus. Ça, c’est pour moi l’essence du travail, que ça s’applique ici, dans un contexte qui m’a été donné, que j’ai accepté sans réfléchir — autrement j’hésite sur tout dans ma vie. Là je n’ai pas hésité un moment, et donc c’était un contexte dans lequel il fallait le faire.

P. D. : Vu le contexte, on a eu beaucoup de chance. On a finalement eu accès à énormément de choses, donc non, on ne changerait pas grand’ chose.

A. R. : En tout cas je pense que cet atlas a une valeur particulière pour quelqu’un comme moi qui sait ce que c’est que de travailler dans des terrains comme celui-là, il y a des choses de la réalité de ce pays qui ne sont pas dite à travers « les mots » de l’atlas, ces cartes, mais qui sont dites à travers le type de papier, les pages, les photos, qu’on lit d’une certaine manière et je pense que ça en fait aussi la richesse. Je vous remercie de cette opportunité de m’approcher de ce terrain.

P. D. : ce n’est pas une publication qui est faite pour plaire et ça c’est important.

Résumé

Cet entretien a été sollicité par EspacesTemps.net dans le but de créer un rapprochement a priori surprenant : Martin Schuler[1] et Pierre Dessemontet[2], géographes à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (Epfl), dont le travail cartographique au Kirghizstan a mené à un atlas du Kirghizstan soigneusement questionné par Adriana Rabinovich, architecte-urbaniste à l’Epfl, spécialiste de l’Amérique Latine. ...

Bibliographie

Notes

[1] Après des études en géographie à l’Université de Zurich et un séjour en Islande, il a travaillé pendant huit ans dans un bureau de planification à Zurich sur des questions de développement régional, de prospectives démographiques et de migrations. Depuis 1981, il travaille comme chercheur et enseignant à l’Epfl, actuellement en tant que professeur titulaire au Laboratoire Chôros. Il a soutenu, chez Michel Bassand, une thèse sur les concepts de régionalisation et de définitions urbaines. Ses domaines de recherches sont le développement territorial, la statistique territoriale (régionalisations, définitions et typologies spatiales et sociales), les analyses spatiales (plusieurs éditions d’atlas dont le dernier sur les mutations spatiales en Suisse), les différentes formes de mobilité (migrations, pendularité, mobilité sociale, transports, tourisme), ainsi que des travaux conceptuels et appliqués (récemment l’accompagnement scientifique de la réforme territoriale du Canton de Vaud). Il est, en outre, délégué suisse dans des groupes de travail de l’Ocde et d’Eurostat et il réalise des expertises internationales pour des recensements de population, notamment au Kirghizistan.

[2] Géographe de l’université de Lausanne (1995), ancien assistant du Pr. J.-B. Racine, dans les domaines de la géographie économique et urbaine. Cofondateur de la société Microgis sa en 1996, qui l’emploie toujours à l’heure actuelle. De 2003 à 2006, coréalise avec Martin Schuler entre autres l’Atlas des Mutations Spatiales de la Suisse, exploitant dans une perspective historique les résultats des recensements fédéraux effectués en 2000-2001, et qui vient d’être publié. Dès septembre 2006, doctorant auprès du Prof. M. Schuler, sur la thématique du développement historique des emplois de services à l’extérieur des centre-ville. Il a publié notamment « Villes et campagnes suisses » (1996), avec Jean-Bernard Racine, Geographica Helvetica, iv/1996, « Des edge-cities en Suisse ? » (1999), Geographica Helvetica, i/1999 ; Mountain Atlas of Kyrgyzstan (2004), avec M. Schuler, Torgashova, Abubakirova, Minbaev, Nsc Bishkek, « Révolution orange : la fracture ukrainienne » (2005) Mensuelles janvier 2005, EspacesTemps.net, « Les niveaux géographiques de la Suisse » (2005), Schuler, Dessemontet, Joye, Ofs, Neuchâtel ; « Atlas des mutations spatiales de la Suisse » (2006), avec M. Schuler, Jemelin, Jarne, Pasche, Haug, Nzz-Libro, Zürich.

[3] Cet entretien a été réalisé le 7 décembre 2005. Il s’inscrit dans les activités menées par Adriana Rabinovich en tant que Head-representative of Institucional Partner Lasur, dans le cadre du WP2 du Nacional Centre of Competente in Research North-South.

Auteurs

Adriana Rabinovich

Architecte-urbaniste, Dr. ès Sciences Techniques de l’Epfl, elle est responsable de recherche et chargée de cours au Lasur-Inter-Enac. Elle est également responsable de la Cellule d’Études Appliquées sur l’habitat. Ses recherches portent principalement sur le développement urbain et l’habitat en Suisse et en Amérique latine. Elle est également consultante sur la conduite des démarches participatives en architecture et en urbanisme. Depuis 2005, elle est directrice du partenariat institutionnel du Lasur pour le « Centre National de Compétences en Recherche Nord-Sud », ainsi que du projet « Processus de décision innovant dans le cadre des projets urbains durables ». Elle a publié « Le défi de l’innovation à Cuba », in Best or Worst Practices, Espaces et Sociétés, Paris (à paraître en 2007) ; Bolay, Rabinovich et al., Interface urbain rural en Équateur : vers un développement territorial intégré, Cahiers du LaSUR 5, juillet 2004 ; avec Bolay J-C, « Ciudades intermedias: una nueva oportunidad para un desarrollo regional coherente en América Latina », in Dilla H. (dir) Globalización e intermediación urbana en América Latina, Republique Dominicaine, Flacso, 2004.

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Sérendipité.

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