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Sérendipité.

Nous n’avons pas toujours été seuls.

Sous cette forme ou sous d’autres, cette carte circule beaucoup depuis quelque temps. Elle décrit les migrations d’Homo sapiens.

Les migrations d’Homo sapiens entre – 170 000 et – 7 000.

Image1Variantes de l’ADN mitochondrial humain (A, B, C…) permettant de reconstituer les migrations d’Homo sapiens. La datation est en milliers d’années. Source : « Human Migration », Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Image:Map-of-human-migrations.jpg.

Nous en apprenons toujours plus sur les voyages de nos ancêtres, que l’anthropologue montréalais Gilles Bibeau a justement surnommés « Homo caminans ». Par une heureuse surprise et grâce au travail de quelques chercheurs à l’imagination transgressive, comme Luigi Luca Cavalli-Sforza, la « génétique des populations », c’est-à-dire l’usage dans les sciences sociales d’outils venant du noyau dur des sciences de la vie, nous en dit chaque fois davantage sur les pérégrinations de ces humains. L’analyse de l’adn mitochondrial nous apprend ainsi que, environ cent mille ans après son apparition comme espèce, probablement en Afrique centrale, les « hommes modernes » ont commencé à se répandre sur l’ensemble de la planète. Cela s’est déroulé à des vitesses variables. L’Inde fut atteinte en une trentaine de milliers d’années, l’Amérique en 80 000 ans et il n’y a sans doute que cinq ou six cents ans que les dernières îles du Pacifique sont occupées par Homo sapiens.

L’une des caractéristiques de ce processus est qu’il fut très largement cumulatif : les points de départ sont restés partie prenante de l’écoumène tandis qu’une quantité considérable de nouveaux lieux lui étaient ajoutés. Il n’est pas scandaleux de dire que ce fut là un moment premier et décisif de ce que nous appelons aujourd’hui mondialisation – l’émergence d’un espace habité d’échelle planétaire. Même si leur contenu a souvent changé du tout au tout, notre patrimoine de localités, qui se trouve de plus en plus protégé (défense de détruire un lieu !), a été pour une bonne part constitué il y a fort longtemps. On doit sans doute cette topogenèse spectaculaire et durable et le style spatio-temporel particulier qu’elle suppose à la relation fortement prédatrice que les hommes entretenaient avec leur environnement. Imaginons un instant que la riziculture irriguée ait été inventée en Afrique avant les premières sorties du continent ou, à l’inverse, que l’espèce Homo sapiens soit née en Asie orientale et qu’elle ait rapidement mis au point cette technique culturale. Si tel avait été le cas, il n’est pas exclu que le rapport à la mondialité eût été différent. Dans ce type d’économie, la possibilité d’augmenter le rendement du sol presque sans limites, même avec des méthodes rudimentaires, a rendu possible des densités rurales extraordinaires dans plusieurs régions d’Asie (plus de mille habitants au km2 dans une grande partie de Java, par exemple). Cela a conduit à valoriser comme nulle part ailleurs le capital foncier et à décourager les migrations massives et, même, selon certains auteurs, à orienter vers le « dedans » les visions du monde traditionnelles de ces civilisations d’agriculteurs. Peut-être, cependant, n’est-ce pas par hasard que les deux zones les plus opposées du point de vue de la capitalisation du lieu dans ces périodes reculées se trouvent aussi assez distantes. Il semble bien que l’Afrique des forêts et des savanes ait constitué un habitat écologiquement favorable à la présence d’hominiens, mais moins propice à la maîtrise productive de l’eau. L’existence de plusieurs polarités précoces dans la géographie de l’humanité invite à la réflexion.

Cette carte n’est pas la seule de sa catégorie. On peut aussi en montrer d’autres, qui lui ressemblent. Par exemple, celle-ci :

Les migrations d’Homo neanderthalensis entre –400 000 et – 30 000.

Les migrations d’Homo neanderthalensis entre –400 000 et – 30 000.

Ou même celle-là :

Les migrations d’Homo erectus entre – 1 800 000 et – 300 000.

Les migrations d’Homo erectus entre – 1 800 000 et – 300 000.

Sources de ces deux cartes : Géosciences, University of Arizona, http://www.geo.arizona.edu/Antevs/ecol438/lect18.html.

Ceux-là aussi ont peuplé la planète. On essaie actuellement de savoir si des espèces proches comme les Néanderthaliens se sont croisées, dans les deux sens du terme avec l’« Homme moderne » (nous, via nos ascendants et pairs génétiques). Aux dernières nouvelles, il semble que cela n’ait pas été vraiment le cas. On préfère les appeler désormais Neanderthalensis (et non plus Homo sapiens) pour mieux marquer le fait qu’il s’agit d’une espèce différente de la nôtre, qu’on nommait naguère Homo sapiens sapiens. Nous aurions bien aimé assister à la rencontre de nos ancêtres avec d’autres groupes formés d’êtres appartenant à d’autres espèces biologiques. Sans avoir besoin d’être assurés de la réalité de cet événement historique, nous pouvons pourtant en tirer des conséquences majeures. Il y a eu sur la Terre, depuis quelques millions d’années, un nombre significatif d’espèces (une douzaine dans le seul genre Homo, davantage si on prend en compte l’ensemble des Hominiens) ayant été capables de développer des organisations sociales « intelligentes » et ayant laissé des « œuvres » qui nous permettent de reconstituer certains éléments de leurs « civilisations ». Plusieurs d’entre elles ont perduré sur des périodes bien plus considérables qu’Homo sapiens et certaines se sont propagées sur des étendues considérables de la planète. En représentant les plus vivaces de ces espèces sur des cartes, nous nous rendons immédiatement comparables à elles. Cela nous permet de traiter autrement des informations, dont beaucoup sont loin d’être récentes, mais qui avaient souvent été implicitement emballées dans un discours discutable. Il s’agissait d’un récit de type lamarckien, au finalisme à peine crypté, dans lequel l’« histoire naturelle » glissait subrepticement vers l’histoire tout court. En relisant ces réalités de manière synchronique, nous prenons conscience d’un événement majeur : il y a eu différentes configurations sociales s’appuyant sur un potentiel de projection et de réflexivité d’êtres appartenant par ailleurs au monde vivant – ce qu’il est convenu d’appeler des humains. Il y a eu plusieurs espèces d’où ont émergé des humains. Il y a eu plusieurs catégories distinctes d’humains.

Nous n’avons donc pas besoin de rêver à une rencontre « du troisième type » avec des extra-terrestres. Cette rencontre, nous la vivons par l’histoire, et avec des « intra-terrestres » comme nous. La force de l’approche synchronique ne tient pas, au fond, à la possibilité d’une confrontation directe entre ces différents humains il y a trente mille ou cent mille ans. Elle provient du fait que cette similarité ne peut être pensée comme une évolution biologique. Ces humains ne sont pas les descendants les uns des autres. Leur disjonction biologique fait beaucoup mieux apparaître leur « camaraderie » sociale. Nous ne leur devons rien, pas plus qu’aux (rares) gentils ETs des films de science-fiction. Contrairement aux hommes préhistoriques qui sont nos ascendants, il n’y a pas ici de solidarité « familiale », clanique, communautaire. Eux n’ont pas été les héros des temps farouches qui auraient rendu possibles les nôtres. Ils ne sont pas morts pour que nous vivions. Ils ont été seulement été là et ils nous donnent à voir qu’il peut y avoir sur la planète Terre plusieurs manières biologiques d’être humains. Une manière, peut-être, d’inviter à la prudence avant de proclamer que la « nature humaine » serait une valeur éthique universelle.

Parfois, en nous libérant des effets de réalité d’un récit trop fluide, les cartes nous aident à penser.

Résumé

Sous cette forme ou sous d’autres, cette carte circule beaucoup depuis quelque temps. Elle décrit les migrations d’Homo sapiens.Les migrations d’Homo sapiens entre – 170 000 et – 7 000.Variantes de l’ADN mitochondrial humain (A, B, C…) permettant de reconstituer les migrations d’Homo sapiens. La datation est en milliers d’années. Source : « Human Migration ...

Bibliographie

Notes

Auteurs

Jacques Lévy

Professeur de géographie et d’aménagement de l’espace à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, directeur du laboratoire Chôros et de l’Institut du développement territorial (Inter), il est aussi professeur à l’Institut d’études politiques de Paris. Il travaille sur la ville et l’urbanité, la géographie politique, l’Europe et la mondialisation, les théories de l’espace des sociétés, l’épistémologie de la géographie et des sciences sociales. Il a notamment publié Géographies du politique (dir.), 1991 ; Le monde : espaces et systèmes, 1992, avec Marie-Françoise Durand et Denis Retaillé ; L’espace légitime, 1994 ; Egogéographies, 1995 ; Le monde pour Cité, 1996 ; Europe : une géographie, 1997 ; Le tournant géographique, 1999 ; Logiques de l’espace, esprit des lieux (dir.), 2000, avec Michel Lussault ; From Geopolitics to Global Politics (ed.), 2001 ; Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (dir.), 2003, avec Michel Lussault ; Les sens du mouvement (dir.), 2005, avec Sylvain Allemand et François Ascher. Il est le coordinateur des rédactions d’EspacesTemps.

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Sérendipité.

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