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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Méduse face à Gaïa.

Latour, Bruno. 2015. Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique. Paris : La Découverte.

Image1Bruno Latour est philosophe, sociologue des sciences, et l’un des fondateurs de la théorie de l’acteur-réseau. Son travail consiste à enrichir la description de l’activité scientifique, en augmentant le nombre d’acteurs pris en compte, et plus spécifiquement d’acteurs non humains. Il a su généraliser les résultats de ces travaux à propos des sciences pour analyser de manière critique les attitudes et l’ontologie modernes. Selon lui, les Modernes [1] ne parviennent pas à percevoir le grand nombre de participants à leurs vies — objets techniques, êtres vivants notament (Latour 1991, 2012), dans les sciences et hors des sciences. Dans Face à Gaïa, l’enrichissement qui est à mener s’étend à la description de la Terre, qui déborde de créatures en relation. Mais aujourd’hui, du fait du développement industriel et idéologique moderne, ces relations sont bouleversées et menacées par le réchauffement. Or les Modernes, habitués à réduire l’importance des autres existants dans leurs activités, ne s’en soucient pas assez. Pour qu’ils prennent soin de ces créatures avec lesquelles ils composent la Terre et dont ils dépendent, il faut les y rendre sensibles. Pour ce faire, Bruno Latour développe des moyens artistiques et religieux : le personnage de Gaïa, une pièce de théâtre, une simulation de négociations climatiques, par exemple, afin d’augmenter la représentation des créatures terrestres. Il espère ainsi participer à la lutte contre le réchauffement de la Terre.

Résumons les enjeux de ce livre animé par un sentiment d’urgence : Bruno Latour s’engage directement pour l’écologie, tant politique que scientifique. Dans un premier temps, il a pour objectif de mettre fin au débat sur le réchauffement climatique en démontrant qu’il n’existe plus de débat scientifique. À quoi bon débattre, d’autant plus quand le débat — en particulier américain — est travaillé par des marchands de doute qui ne mettent pas à mal les démonstrations scientifiques ? Ensuite, il tente de définir les conditions morales et politiques pour prendre en compte le réchauffement. D’un point de vue moral, il propose d’étendre l’injonction chrétienne [2] à l’amour de l’autre jusqu’au non-humain et à la plus petite créature participant à la composition de la Terre. Il imagine des techniques religieuses et artistiques pour parvenir à cette fin, qui seront décrites dans ce commentaire. Par la suite, il développe une pensée politique qui malmène à la fois les États-nations et les représentations politiques. Et ce à la fois par la proposition de représentation politique des intérêts d’entités aujourd’hui invisibles — telle plante — ou d’un écosystème plus vaste qu’un territoire national — le cours d’un fleuve, par exemple. Il veut pousser encore plus loin la démocratisation : jusqu’aux non-humains. De là, en toile de fond, apparaît une critique lourde du fonctionnement des États-nations et de la représentation politique fondée sur la délibération, qui exclut les intérêts d’autres parties prenantes à la vie des territoires. La politique de Bruno Latour est ainsi rabattue sur les notions de « lutte » et d’« intérêts » en vue de défendre des écosystèmes, au détriment d’idéaux historiquement portés par les États-nations, ancrés dans des territoires sans logique écosystémique : « raison », « peuple », « intérêt supérieur », « universalité ».

Avec cet ouvrage, l’auteur produit un effort d’intégration des avancées des Science Studies et de la notion d’« anthropocène » [3] à la pensée politique et morale contemporaine. Aux prises avec un ouvrage de cette ambition, si engagé, qui balaye les sciences depuis la géologie jusqu’à la théologie, et qui appelle à un renouveau de nos modes de vie, les plus hermétiques aux hybridations intellectuelles de Bruno Latour passeront leur chemin. L’ouvrage fait le pari que la notion d’« anthropocène » change la donne. Les sciences de la nature ont désormais à prendre en compte les associations d’humains, comme les sciences humaines et sociales, les relations entre les humains et les autres composantes de leur environnement. Par ailleurs, les plus critiques de la valorisation des non-humains trouveront la poursuite de cette logique, poussée à l’extrême, puisque désormais les humains — certains d’entre eux plus que d’autres — doivent rendre des comptes aux non-humains qu’ils ont malmenés.

Réaliser un commentaire de Face à Gaïa est ardu. Face à un livre palimpseste issu des huit conférences Gifford données à un public anglophone par Bruno Latour, traduites, regroupées et réécrites, nous userons copieusement de médiateurs, ou mieux d’intercesseurs. Il s’agit là de la seule manière de tenter de faire fructifier cet ouvrage, qui risque chaque page de se mettre les chercheurs en sciences sociales à dos : par le langage de l’accusation et de l’urgence du changement, par sa passion joyeuse pour son époque, par le recours à la religion, par l’appui sur des auteurs maudits [4], par le mélange des sciences humaines et sociales avec les sciences de la nature. Ce texte n’est pas un ersatz critique de l’ouvrage ; il cherche au contraire à mobiliser des intercesseurs qui permettront d’expliciter le développement d’une pensée, dont la réception est difficile. Pour ce faire, je tente de faire fonctionner l’ouvrage par la confrontation et l’entrecroisement avec d’autres auteurs et des réflexions plus personnelles. La partie critique traditionnelle qui termine un compte-rendu d’ouvrage n’est pas présente ici. Elle se diffuse plutôt tout au long du commentaire de l’ouvrage dans la description de références manquantes ou implicites qui le nourissent, et surtout pour permettre de mieux saisir les enjeux, les soubassements et la généalogie de Face à Gaïa.

Dans le commentaire qui suit, pour expliciter les clés de l’ouvrage — « terre », « devenir sensible », « territoire », « sentiment religieux » —, nous commencerons par rendre compte de l’enjeu du choix de Gaïa pour figurer la Terre et comme personnage principal du titre et de l’ouvrage. Viendra ensuite la définition de la problématique de Bruno Latour : nous rendre sensibles à une Terre à la conception renouvelée ; puis la proposition par moi-même d’une figure manquant à l’ouvrage pour représenter la Terre des Modernes, Méduse qui fera face à Gaïa. De là, nous pourrons discuter des moyens d’être sensible à la Terre, que développe Bruno Latour. Finalement, nous décrirons les solutions qu’il propose pour mettre fin à la manière moderne d’aborder le monde, en apprenant à définir autrement nos territoires d’existence et ainsi nos modes de vie.

L’icône Gaïa.

Partons du titre, Face à Gaïa. Dans la mythologie grecque, Gaïa est la déesse identifiée à la Terre. C’est aussi le nom choisi par James Lovelock pour signifier le système Terre (Lovelock 1995, p. 10). Reprenant cette définition de Lovelock, Latour insiste sur le caractère non unitaire des existants. Autrement dit, ceux-ci sont liés les uns aux autres sans unité supérieure qui les assemblerait. La Terre représentée par Gaïa est un rhizome de puissances d’agir.

Mais pourquoi Bruno Latour ajoute-t-il cette figure à la complexité déjà importante de la thèse du système Terre ? Parce que, selon lui, la menace du réchauffement climatique ne fait pas assez changer les modes de vie et les manières d’envisager la Terre (Latour 2015, p. 16, p. 98, p. 250, p. 268). Chez Bruno Latour, Gaïa a pour fonction d’accroître notre sensibilité à ce système (ibid., p. 283) afin que nous soyons transformés par l’invocation de cette figure (ibid., p. 361, p. 370) [5] et puissions faire face au défi du réchauffement climatique. Gaïa fait ainsi office d’icône. J’introduis ce terme pour expliciter le rôle de la déesse, car elle a pour fonction de représenter l’irreprésentable (Quenot 1987, Mondzain 1996), c’est-à-dire le système Terre, entendu au sens de Lovelock. Ce système est en effet bien trop complexe pour être perçu dans toute sa richesse par un individu, comme c’est le cas pour Dieu, qui est usuellement considéré infini. Dans la tradition chrétienne orientale, l’icône n’a pas qu’une fonction pédagogique ; elle donne accès à l’infini malgré l’irreprésentabilité de cette propriété. Elle est avant tout « signe visible de l’invisible, l’icône n’existe pas par elle-même. Elle n’est que le moyen de conduire aux êtres » (Quenot 1987, p. 102). Gaïa est une tentative pour nous faire sentir ce à quoi nous restons aveugles : le rhizome des êtres en relation, ou système Terre. Non seulement elle rend possible la rencontre avec l’invisible et l’infini, mais, par-là, elle fait de chaque participant de l’entrelacs terrestre, un prochain (Latour 2012, p. 323) [6]. Transformer l’autre en prochain revient ainsi à étendre aux non-humains le commandement biblique « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Marc 12.31). Bruno Latour déploie la redéfinition du système Terre de James Lovelock par la figuration Gaïa pour provoquer un sentiment religieux chez le lecteur et le convertir à une perception et un amour des autres créatures terrestres.

De Dieu et de la cybernétique pour soigner la crise écologique.

Cet ouvrage peut sembler inédit tant il repose sur l’évocation de sentiments religieux (voir p. 283, p. 323, p. 364, p. 366, p. 368). Pourtant, au moins un autre philosophe que Latour a tenté une définition religieuse du système Terre, afin d’encourager à en prendre soin. L’auteur en question est Gregory Bateson, un prédécesseur dans l’exploration des enjeux de Face à Gaïa, même s’il ne s’y trouve pas mentionné. Bateson fut précurseur d’un souci écologique, à la fois dans la définition politique et scientifique du terme. Par l’exposé de sa démarche, nous allons combler l’absence d’une généalogie à l’ouvrage latourien, qui permettra de l’expliciter et de rendre un peu moins étranges les raisons du recours au religieux.

Dans son dernier ouvrage, Bruno Latour reprend le jargon de la cybernétique plus que de coutume (« feedback », « rétroaction », « servocommande », « système ») [7]. Or des cybernéticiens, comme leur chef de file Norbert Wiener (1964), ont interrogé la religion. Parmi ces chercheurs, Gregory Bateson a exprimé les interdépendances des humains avec d’autres créatures dans un souci d’éveiller un sentiment de soin envers ces interdépendances. Bateson souhaite lui aussi que nous soyons préoccupés par les autres vivants (Latour 2015, p. 368). Pour ce faire, il loue les techniques religieuses fabriquées pour faire tenir compte des autres créatures et pour limiter l’hubris humaine. Il a travaillé de la sorte à la prise en compte du pattern reliant les êtres entre eux (Bateson 2002) :

The individual mind is immanent but not only in the body. It is immanent also in pathways and messages outside the body ; and there is a larger Mind of which the individual mind is only a subsystem. This larger Mind is comparable to God and is perhaps what some people mean by « God » but it is still immanent in the total interconnectedness social system and planetary ecology. (Bateson 1972, p. 467)

Figure 1 : « Texture of the Nervous System of Man and Vertebrates », Santiago Ramon Y Caja, 1898. Source: Wikipedia.

Figure 1 : « Texture of the Nervous System of Man and Vertebrates », Santiago Ramon Y Caja, 1898. Source: Wikipedia.

I am trying to investigate the communicational regularities in the biosphere, assuming that in doing so, I shall also be investigating interwoven regularities in a system so pervasive and so determinant that we may even apply the word “god” to it. The regularities we discover — including regularities and necessities of communication and logic — form a unity in which we make our home. They might be seen as the peculiarities of the god whom we might call Eco. (Bateson et Bateson 1987, p. 142)

Le personnage Gaïa ou le Dieu connexionniste de Bateson sont deux solutions voisines pour résoudre le même problème. Car Bateson n’est pas seulement précurseur de la solution religieuse à la prise en compte de la Terre. Il a aussi introduit le problème auquel est censé répondre l’ouvrage de Bruno Latour, et l’a défini en tant qu’inadaptation de la perception à un contexte (Bateson 1972, Latour 2015, p. 16). Maintenant que le système Terre, notre contexte d’existence, change avec le réchauffement, l’adaptation de la perception à cette modification de la Terre est primordiale. Pourtant, l’attitude moderne ne permet pas de percevoir ce changement (ibid., p. 23), et elle rentre de ce fait en contradiction avec les besoins des autres créatures. Faire intégrer le changement de contexte induit par le réchauffement climatique revient, pour Latour, à reprendre les efforts de Bateson. Ce dernier est donc charnière pour historiciser la démarche latourienne. La partie qui suit va permettre de développer les tenants de ce problème d’adaptation.

Méduse ou l’icône ratée des Modernes pour accéder à la Terre.

Figure 2 : « Méduse », Le Caravage, 1597. Source : Wikipedia.

Figure 2 : « Méduse », Le Caravage, 1597. Source : Wikipedia.

Pour expliciter la contradiction des Modernes dans leur rapport à la Terre, ne pourrait-on pas faire usage d’une autre figure, comme l’opposée de Gaïa ? C’est un point qui, à mes yeux, fait problème dans l’ouvrage de Bruno Latour : ceux qui adoptent une attitude moderne à l’égard de la Terre ne se trouvent pas attribuer d’icône ; pourtant ils perçoivent bien celle-ci à travers un certain type de représentations, par exemple les images satellitaires du globe. Saisir en quoi cette perception est inefficace devient délicat, puisque dans l’ouvrage, elle n’est pas introduite à la hauteur de Gaïa. Nous allons par conséquent décrire, pour combler ce manque, en quoi ceux qui perçoivent la Terre comme inerte disposent d’une icône « ratée » [8], puisqu’elle ne parvient pas à les faire cheminer jusqu’au rhizome de créatures.

Ceux qui ont une attitude moderne pour aborder la Terre font face à une icône qui ressemble furieusement à Méduse. Méduse est la divinité grecque qui pétrifie au moindre regard, mais qui risque en même temps de faire tomber dans la folie celui qui observe les serpents qui sifflent sur sa tête (Wilk 2000). Déployons cette figure pour expliciter la contradiction des Modernes. La Terre est perçue comme trop agitée de créatures effrayantes pour qu’il soit supportable de la regarder — les serpents qui sifflent ; ou alors, les créatures ne sont pas perçues — le regard qui pétrifie. Méduse est donc un nom adéquat pour cette icône ratée. Et, pour reprendre l’exemple des images satellites du globe : celles-ci ne permettent pas de voir les créatures terrestres vivantes, à peine la grande muraille de Chine, et en même temps elles effrayent en mettant en lumière les forces des cyclones, des anticyclones et des phénomènes météorologiques. Ces images sont de mauvaises icônes pour la Terre, du point de vue de l’éveil de sentiments de proximité avec les autres créatures terrestres. Qui voudrait de Méduse comme prochain ?

Si l’on revient à cette contradiction double (Latour 1991, p. 83), de manière plus abstraite cette fois, son premier niveau s’exprime comme suit : l’icône donne à voir une Terre suranimée de phénomènes dangereux ; en même temps elle empêche de prendre en compte la Terre animée de toutes ses créatures plus petites mais tout de même importantes. Le second niveau de la contradiction, celui des effets de la perception ratée, est alors le suivant : impossible de faire cesser la surchauffe de la Terre par des Modernes effrayés par ce qu’ils voient ; mais impossible aussi de prendre en compte l’animation fine de la Terre, puisque les Modernes ne la perçoivent pas. La solution pour que l’écologie ne rende plus ni aveugle, ni fou (Latour 2015, p. 23) [9], est de nous rendre sensibles par divers moyens à la Terre (ibid., p. 325). Ces moyens doivent faire cesser le type de perception inefficace des Modernes. Sinon, impossible de prendre en compte les autres créatures dont les vies humaines dépendent et qui sont bouleversées par le réchauffement climatique.

Multiplication de figurations pour devenir sensible à la Terre.

Figure 3 : « Das Große Gehege », Caspar David Friedrich, 1832. Source : Wikipedia.

Figure 3 : « Das Große Gehege », Caspar David Friedrich, 1832. Source : Wikipedia.

Esthétiquement, le passage de Méduse à Gaïa entraîne une nouvelle perception du monde (ibid., p. 328). Pour inscrire dans nos rétines ce changement [10], Bruno Latour a développé une série de travaux à la limite de l’art. Désormais, pour lui, il y a à prendre en compte une quasi-infinité d’existants qui nous perçoivent et réagissent à nos actions. Ce n’est plus simplement qu’il existe une infinité de points de vue sur un corps donné (Giedion 2004, p. 260). L’infinité de points de vue fonctionne dans les deux directions : le perçu perçoit. Comment représenter ce fait ? Pour donner figure à cette proposition, Latour insuffle un tournant esthétique à son travail. D’abord, il a étudié la figure de la sphère et du réseau (2011), en prenant appui sur le travail de l’artiste Tomas Saraceno, Galaxies Forming along Filaments, Like Droplets Along the Strands of a Spider’s Web (2009). Cela permet de donner une image du pattern de relations qui lie les êtres entre eux. Ensuite, il a participé à la création de la pièce Gaïa Global Circus, qui avait pour but de multiplier les représentations possibles de Gaïa.

Surtout, la plus déroutante de ces œuvres fut celle qu’il raconte le plus longuement dans son ouvrage : une simulation politique. Aujourd’hui, les États-nations sont les principaux acteurs des négociations internationales sur le climat. Or, durant deux jours, Latour a pu simuler avec ses étudiants l’expérimentation politique à laquelle il appelle depuis les Politiques de la Nature (2004). Cette simulation avait pour but de représenter les invisibles que sont les non humains. Pour ce faire, il s’agissait de savoir défendre leurs intérêts selon des territoires, définis par « la série des autres agents, avec lesquels [ils doivent] composer et qui [leurs] sont nécessaires pour survivre dans la durée » (Latour 2015, p. 325). Ainsi, le mot « territoire » prend un sens renouvelé dans l’ouvrage, loin des territoires nationaux trop abstraits. Les frontières qui comptent sont naturelles. Les frontières des territoires sont désormais à considérer comme vivantes et floues, car disputées suivant les relations entre les existants. Par exemple, le réchauffement climatique peut mettre en péril une espèce animale. Et une espèce animale tient en général assez peu compte des frontières nationales. Pour défendre les intérêts de celle-ci, des scientifiques, des amateurs de cette espèce et d’autres parties prenantes vont être amenés à la représenter. Ils vont confronter des intérêts avec ceux de telle compagnie pétrolière qui souhaite forer sur son territoire, des habitants qui la considèrent comme nuisible, etc. Et ces négociations peuvent prendre place au sein d’une arène démocratique qui regroupe d’autres acteurs aussi variés. Ce travail de définition des territoires des non humains, qui sont moins bien représentés que les États-nations dans la politique du climat, a pour fonction de favoriser la prise en compte des intérêts de chaque existant (Latour 2004, p. 278) du pattern terrestre.

Pour pallier ce manque de visibilité, la sensibilité est essentielle. Car si l’humain la perd, comme c’est le cas pour les Modernes médusés, alors « il devient incapable de définir ce à quoi il appartient, littéralement il se met à perdre son territoire » (Latour 2015, p. 325). Autrement dit, une créature qui perd son territoire, qui ne sait ce qui rend sa vie possible, fait face, pour l’auteur, à un grand péril : celui de sa finitude par impossibilité d’évaluation de ses effets sur les autres existants qui composent son territoire. En redistribuant les territoires des existants, il devient possible d’expliciter ce à quoi les Modernes doivent tenir s’ils veulent perdurer (ibid., p. 364).

Des exercices pour changer la perception de la Terre.

Pour sentir cette nouvelle représentation de la Terre, nous avons besoin de nous exercer [11] aux œuvres renouvelant sa perception. Ainsi, dans Face à Gaïa, résonne à nouveau l’injonction à changer de vie (Latour 2015, p. 98). Mais Bruno Latour nous propose tout d’abord de prendre garde au fait que changer sa vie est aussi une injonction moderne (Latour 2015, p. 268), voire plus ancienne encore.

Figure 4 : « L’échelle de l’ascension divine », 12ème siècle. Source : Wikipedia.

Figure 4 : « L’échelle de l’ascension divine », 12ème siècle. Source : Wikipedia.

La modernité consiste, selon Latour, à réaliser des utopies sans prise en compte des conditions de vie sur Terre (Latour 2015, p. 364, p. 370). Des changements de vie furent ainsi réalisés selon l’utopie du progrès infini. D’autres utopies de l’infini existent aussi. Pour un religieux, l’objectif peut être de cheminer chaque jour plus proche de la perfection infinie d’un dieu, avec pour visée de se hisser hors de la Terre, au Ciel (ibid., p. 323). Ainsi, comme pour le changement moderne, un idéal utopique porte le changement de vie. Pour le religieux, il faut s’extraire de la Terre, pour le Moderne il faut la remodeler. À l’inverse des propositions religieuse et moderne, qu’il renvoie dos à dos, le changement de vie auquel Bruno Latour appelle est celui d’un cheminement vers plus de sensibilité à plus de créatures terrestres. Il attache à cette proposition nouvelle la possibilité même de notre existence sur Terre.

Figure 5 : « What an Aquarium Should Be », 1876. Source : Wikipedia.

Figure 5 : « What an Aquarium Should Be », 1876. Source : Wikipedia.

Ces trois types de changement font écho à trois engagements possibles dans des cheminements qui produisent des effets bien différents. Seule l’injonction latourienne à l’intensification de l’expérience des autres créatures propose un modèle ancré sur Terre.

En proposant des figurations alternatives de la Terre, Bruno Latour a défini un parcours d’exercices qui doivent mener au soin des créatures terrestres définies en tant que « prochains ». Devenir connecté avec les autres existants (Rigal 2014) est rendu possible par la répétition d’exercices pour leur prise en compte. Ni l’attitude moderne ni l’attitude religieuse spiritualiste ne permettent de percevoir la richesse de la Terre et d’y cohabiter avec tous.

Un texte pour sauver les enfants des Modernes.

Figure 6 : « Saturne dévorant un de ses fils », Goya, 1819-1823. Source : Wikipedia.

Figure 6 : « Saturne dévorant un de ses fils », Goya, 1819-1823. Source : Wikipedia.

Récapitulons la problématique de l’ouvrage : nous voici à « la bifurcation de l’histoire : ou la mort ou la symbiose » (Serres 1992, p. 61), et la symbiose ne peut advenir que par une transformation profonde des humains qui sont trop souvent médusés. Pour y parvenir, Bruno Latour use de la figure de Gaïa afin de sensibiliser le lecteur et de transformer la manière de décrire le système Terre pour produire des changements de comportement. Cette icône est le moyen de donner accès à l’irreprésentable maelström de créatures terrestres qui participent à nos vies. Ainsi, il s’agit, pour prendre en compte la destruction de celles-ci, de mettre fin à cette négligence (ibid., p. 81), et pour cela, les propositions artistiques sont essentielles. Elles modifient nos visions des territoires, qui se partagent entre créatures. La production, dans le travail de Latour, suivant divers médias, d’œuvres à cheval entre science et art, a deux visées. D’une part, ces œuvres ont pour fonction d’accroître le nombre de perceptions disponibles du système Terre – pour les sciences et hors des sciences. D’autre part, la création et la proposition de ces manières de percevoir engagent une transformation du spectateur. Celui-ci engage une perception des territoires selon un mode nouveau qui l’ouvre à la complexité. L’hybridation entre art et sciences permet dès lors d’accroître les moyens d’ouverture à la Terre, et de peupler les imaginaires de figures qui permettent de décrire son caractère multiple. Sous ses diverses figurations, Gaïa sonnera ainsi notre « retour sur Terre » (Latour 2015, p. 283), si nous débutons des exercices d’un genre nouveau.

Résumé

Ce commentaire de Face à Gaïa décrit la bataille intellectuelle que Bruno Latour engage contre les Modernes, à l’heure où la Terre les menace. Il use pour cela de l’icône Gaïa, personnage principal de l’ouvrage qui lui permet de représenter une Terre réanimée des créatures qui la compose. Saisir cette composition est le moyen pour les Modernes de prendre en compte les effets néfastes de leurs actes sur les autres créatures, et sur eux-mêmes. Car ceux-ci sont à la fois médusés et effrayés par le grouillement des créatures terrestres, auxquelles ils ne parviennent pas à avoir un accès efficient. C’est pourquoi Bruno Latour propose des expérimentations artistiques pour exercer la perception des multiples composantes non humaines de la Terre ; cela pour nous apprendre à définir les territoires partagés avec les autres existants, afin d’envisager des vies nouvelles pour une vision de la Terre renouvelée et plus durable.

Bibliographie

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Rigal, Alexandre. « Expérience urbaine : remix » EspacesTemps.net, Travaux.

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Wilk, Stephen R. 2000. Medusa. Solving the mystery of the Gorgon. Oxford : Oxford University Press.

Notes

[1] Celui qui est « Moderne », pour Latour, est celui qui bouleverse l’ordre des existants et qui multiplie les objets techniques, tout en limitant la perception et l’importance de l’existence de ces existants bouleversés et multipliés (1991, p. 21-22). Il n’y a pas d’intérêt à définir précisément qui possèderait en propre cette attitude, d’une part parce que les attitudes sont toujours hybrides, d’autre part parce que les colonisations et la globalisation ont répandu cette attitude. Le peuple des Modernes possède donc des contours toujours incertains, ce qui permet une très large identification de la part des lecteurs. Voir en particulier l’ouvrage de Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes (1991).

[2] « Je vous donne un commandement nouveau : Aimez-vous les uns les autres ; comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres » (Jean 13:34).

[3] L’ère géologique durant laquelle les humains — certains plus que d’autres — seraient devenus les acteurs les plus puissances dans leur action sur le climat terrestre.

[4] Bruno Latour ne se prive pas de citer Carl Schmitt.

[5] Il reprend ainsi, en pratique, le rôle qu’il confère aux êtres de fiction dans son Enquête des modes d’existence (2012), rôle de transformation d’humains qui gagnent à travers eux des expériences nouvelles.

[6] « Ce qui est infiniment plus grave, c’est qu’elle a inverti le sens de la piété qu’on va désormais obliger à se tourner vers l’“autre Monde”, en concurrence malsaine avec l’accès aux lointains. Dérapage ontologique sans recours puisque la religion a dû abandonner le seul accès qu’elle pouvait offrir : l’accès aux prochains. » (Latour 2012, p. 323)

[7] Il prolonge aussi la cybernétique dans le travail de représentation de la complexité au sein du laboratoire Medialab, à Sciences Po Paris.

[8] C’est-à-dire une icône qui ne permet pas d’accéder à l’irreprésentable.

[9] Ce qui n’est pas étonnant, puisque les Modernes prenaient Méduse pour Gaïa, et donc une Terre pour une autre.

[10] Bateson pourrait nommer ce re-formartage des perceptions « apprendre à apprendre ».

[11] « J’entends par “exercice” toute opération par laquelle la qualification de celui qui agit est stabilisée ou améliorée jusqu’à l’exécution suivante de la même opération, qu’elle soit ou non déclarée comme exercice. » (Sloterdijk 2011, p. 15)

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