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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Maurice Halbwachs ou la pensée complexe.

Marie Jaisson, Christian Baudelot (dir.), Maurice Halbwachs, sociologue retrouvé, 2007.

Image1L’ouvrage collectif Maurice Halbwachs, sociologue retrouvé est le résultat de réflexions menées lors du colloque Dialogue avec la sociologie de Maurice Halbwachs organisé par le Centre d’Étude Maurice Halbwachs en 2005. Il regroupe six contributions reprenant de manière thématique les travaux d’un des penseurs les plus prolixes appartenant à la nébuleuse durkheimienne [1]. Restée dans l’ombre de son maître et dépourvue d’une théorie générale préexistante de la société qui la rendrait directement lisible, l’œuvre de Halbwachs produite entre 1905 et 1945, se présente de prime abord de manière dispersée. Curieux de tout, cet universitaire socialiste, philosophe de formation et sociologue d’adoption, s’intéressa à une grande diversité d’objets analysant tantôt le prix des loyers à Paris, les dépenses des ouvriers allemands au 19e, l’œuvre de Leibniz et de Rousseau, le suicide, le concept de mémoire collective pour n’en citer que quelques unes. En termes de méthode, il forgea ses outils analytiques sur l’enclume du calcul des probabilités. En privilégiant l’analyse des faits sociaux par une approche probabiliste plutôt que par la théorie de l’homme moyen élaborée par Quételet et adoptée par Durkheim (p. 15), Halbwachs s’éloignera peu à peu de l’univers positiviste de son mentor. C’est face à ce bouillonnement sociologique et méthodologique que Marie Jaisson et Christian Baudelot entreprennent ici un double tour de force. Au travers d’une sélection de travaux, l’ouvrage cherche à restituer tant bien que mal le fil de la pensée florissante de ce sociologue oublié. À la lumière des problèmes sociaux contemporains, les contributeurs veulent démontrer la fécondité des analyses et des outils empiriques de Halbwachs pour redonner des couleurs à ses travaux. L’ouvrage dans son ensemble tente un rapprochement entre d’une part, les travaux sur la morphologie sociale, la sociologie des villes et des classes sociales et d’autre part, ceux sur la psychologie collective, la théorie de la mémoire sociale et culturelle. Pour cela, il convoque un groupe resserré d’auteurs divisé en deux chapitres que certains considérerons comme inégaux de par leurs tailles, la profondeur des analyses ou la densité et qualité des matériaux de recherche utilisés. Finalement les contributions reflètent la complexité de l’œuvre de toute une vie. Elles cherchent une continuité intellectuelle et exposent les apports d’Halbwachs aux sciences sociales et en particulier dans l’ouvrage, à la sociologie.

La première partie confronte les travaux du sociologue à « l’épreuve de la longue durée » (p. 21) pour montrer la contemporanéité de ses méthodes. Le binôme Roger Establet et Christian Baudelot s’intéresse aux apports et limites des analyses statistiques complémentaires de Halbwachs à l’œuvre référence de Durkheim sur le suicide. Si, comme Durkheim, Halbwachs passe à coté de l’âge et du sexe dans l’analyse des variables du suicide, il innove dans l’interprétation des données empiriques en dépassant les « causes apparentes » pour réhabiliter les motifs subjectifs ignorés par Durkheim. Il déconstruit alors l’idée d’un suicide altruiste pour laisser place à un acte sacrificiel et réinterprète les causes du suicide que Durkheim nommait maladroitement anomique. Le suicide dit anomique s’explique finalement par une plus forte normativité de la nouvelle société de la fin 19e chez Halbwachs et non par l’absence de règles. Dominée par la loi du marché, cette société élimine impitoyablement les originalités dont elle ne s’accommode pas en les marginalisant dans un système « réglementé sur un mode plus tyrannique aujourd’hui qu’hier » (p. 26). Ces interprétations se basent sur un empirisme presque maladif dans le recueil des données et une virtuosité technique dans le traitement statistique étonnante pour l’époque. C’est d’ailleurs parce qu’aucun outil statistique ne lui permet de dissocier les effets purs d’une variable de son environnement qu’il va affirmer « l’indissociable interaction entre les variables » (p. 36). Presque contraint de réunir l’individu et la société dans l’explication des phénomènes sociaux, Halbwachs articule psychologie sociale et morphologie sociale et ouvre la porte à une interprétation complexe de la société. Ainsi, dès 1930 et avant Edward Sapir ou Norbert Elias, Halbwachs conçoit l’idée d’une incorporation de la réalité sociale par les individus et d’un mouvement systémique complexe entre les motifs individuels et les causes générales puisque « c’est le point de vue qui crée l’objet » (p. 27). Serge Paugam tente de l’illustrer à travers une théorie de « l’intégration sociale stratifiée » (p. 53) construite à partir de concepts et liens théoriques (hiérarchie des besoins et « genre de vie », conscience de classe et représentation collective, théorie du feu de camp) dilués par Halbwachs dans divers écrits. Serge Paugam applique ce modèle à l’analyse contemporaine de la pauvreté puisque pour Halbwachs, « si les hommes sont intégrés socialement c’est en fonction de la position sociale qu’ils occupent dans la société où ils vivent » (p. 56). L’écart perçu entre les normes et valeurs qu’ils partagent et celles en vigueur dans le feu de camp central relatif à chaque société délimite un ensemble de possibles expliquant les différents niveaux d’aspiration de classe, la relativité des besoins et finalement les variations dans les processus d’intégration. La pauvreté est donc subjective, construite sur la perception d’un écart entre abondance et dénuement, et vécue différemment selon l’environnement social. De cette première partie émerge le sentiment d’une grande pertinence de l’héritage de Maurice Halbwachs dans la recherche actuelle. Cependant, la compréhension des liens entre expérience individuelle, représentations de groupe et morphologie sociale est avant tout la conséquence d’une interprétation éclairée d’une partie de l’œuvre. Ces trois sociologues se sont tous intéressés de près au parcours de cet agrégé de philosophie. Il n’est ainsi pas toujours aisé pour le lecteur de comprendre du premier coup cette complexité théorique mais surtout les ponts tendus entre les données morphologiques saisies par la statistique et les phénomènes plus qualitatifs et individuels comme ceux des causes subjectives des actions ou de la mémoire. Si c’est dans cette complexité que les auteurs retrouvent le sociologue jadis perdu, le lecteur peu averti ne saura en saisir que des bribes. Cette discussion entre sociologues d’aujourd’hui et d’hier permet toutefois de comprendre en quoi Halbwachs a dépassé le positivisme objectiviste de Durkheim mais pas pourquoi il est resté si longtemps dans l’ombre de ce dernier.

Halbwachs est donc un des premiers sociologues de la complexité. Pour les auteurs « il est tout à fait certain que l’intéressé ne vivait pas de façon schizophrène l’articulation entre les [différentes] orientations de son œuvre » (p. 14). L’articulation méthodologique entre psychologie sociale et morphologie sociale serait donc un fil rouge qu’une série des textes ciblant d’autres versants du travail d’Halbwachs vient renforcer. Réunis dans une seconde partie intitulée de manière large « Espaces Sociaux » (p. 85), ces textes ciblent à travers des emprunts à plusieurs matériaux écrits (articles, carnets de voyage, notes) certaines facettes de l’homme mais alimentent parfois la désorientation face à l’immensité de l’œuvre. Il s’agira alors pour le lecteur de picorer cette seconde partie au gré de ses intérêts. Les amoureux des métropoles trouveront dans « La ville, lieu d’assimilation sociale » (p. 87) de Christian Topalov le point de vue d’Halbwachs sur la ville influencé par son voyage aux États-Unis en tant que Professeur invité à l’École de Chicago en 1930. Le modèle de ville radioconcentrique de Robert E. Park et de l’Écologie Urbaine rejoint la théorie du feu de camp autour duquel les individus sont regroupés par cercles concentriques selon leur appartenance de classe (p. 58). Chez Halbwachs, la ville est également polarisée autour d’un centre intégrateur et la distance à ce point central définit le niveau d’intégration sociale. Ces propos sur la ville font lien avec la contribution de Jean-Christophe Marcel qui propose de relire Halbwachs à la lumière des éléments durkheimiens d’une sociologie de la connaissance. En se penchant sur la mémoire collective, Halbwachs s’éloigne encore de Durkheim en défendant que « l’inscription du collectif s’inscrit dans l’individuel » (p.106). Là où Durkheim faisait coexister conscience individuelle et conscience collective avec le caractère contraignant de la seconde, Halbwachs montre que la pensée individuelle est organisée dans des cadres dont l’origine est collective et qui prennent place dans la mémoire en tant qu’elle est collective. Cette mémoire collective individuée par les atomes composant le groupe social se fixe dans des formes spatiales lisibles. La morphologie sociale des villes apparaît alors comme une donnée immédiate de la conscience sociale, une sorte de cristallisation objective. La forme radioconcentrique de ville de l’Écologie Urbaine s’interprète comme un modèle de stratification sociale qui réifie les différents rapports que chaque groupe entretient avec les normes et valeurs du centre intégrateur. Toutefois, les tenants de l’École de Chicago ajoutaient à leurs analyses les mouvements de population dans l’espace urbain alors que cette dimension n’apparaît pas dans le modèle du feu de camp exposé rapidement dans l’ouvrage. Cette partie permet de comprendre un peu mieux l’articulation micro/macro dans la pensée de l’auteur. À la manière du pointillisme de Goffman dans le décorticage de la réalité sociale, Halbwachs tente une introspection dans les systèmes cognitifs humains pour lier morphologie et psychologie sociales dans un tout explicatif. On aurait d’ailleurs aimé en savoir un peu plus sur la manière dont il s’y prenait pour étayer cette approche quasi cognitiviste avant de retomber dans le coté mathématicien et probabiliste de l’auteur qui clôture l’ouvrage, avec les contributions de Rémi Lenoir puis de Marie Jaisson. La première dresse un portrait historique de l’état de l’art des études démographiques au début du 19ème siècle. Là encore, Halbwachs semble démontrer une lucidité épistémologique et une position théorique particulièrement éclairée et critique. Face à la pure abstraction mathématique, au biologisme ou aux arrières-pensées nationales qui clivent les études démographiques, Halbwachs lie morphologie sociale et démographie, interprétant les données mathématiques comme des faits sociaux et déconstruisant les catégories naturalisées, biologisées, de la pensée sociale de l’époque. Par là, Halbwachs lutte contre une physiologie morale dénuée de scientificité alimentant un principe de reproduction puisque « L’État se perdure par les catégories par lesquelles il pense et donne à penser ce qu’il pense. » (p. 137) Cette cabale contre l’instrumentalisation du matériel scientifique et la naturalisation de concepts doctrinaux résonne douloureusement face aux méthodes de propagande scientifique du système fasciste allemand dont Halbwachs à fait les frais puisqu’il est mort déporté à Buchenwald en 1945. On ne s’étonnera pas de retrouver aussi dans cet article des références à Pierre Bourdieu appelant à un repreneur du « projet intellectuel » (p. 127) inachevée de ce « militant de l’universel » (p. 127). Refonder le durkheimisme fait partie de ce projet dont une des grandes orientations est exposée par Marie Jaisson au travers d’une lecture du Point de vue du nombre, commandé par Lucien Febvre à Halbwachs en 1930 pour figurer dans le Tome vii de l’Encyclopédie Française.

Cette dernière partie n’enlève pas un doute lancinant ressenti tout au long de l’ouvrage : peut-on parler oui ou non d’une théorie globalisante pour Halbwachs ou simplement d’un ensemble d’outils comme autant de manières de connaître et d’analyser la réalité sociale de notre temps comme la quatrième de couverture l’indique ? Car de l’exercice effectué par cet ouvrage collectif, se dessine le portrait d’un sociologue dont la cohérence des propos et des méthodes découle de choix, d’impasses, d’omissions effectuées par les contributeurs dans l’ensemble des travaux d’Halbwachs. Il faut rappeler ici que sa production s’étale sur 40 ans, traversant les grands conflits intellectuels du début du 20e siècle ainsi que deux guerres. Elle mélange philosophie, lettres, sociologie, statistiques, probabilité, mathématique et analyse quasi cognitivistes sur des sujets multiples. Si le champ de son œuvre dépasse largement le seul champ de la sociologie, est-il totalement pertinent de vouloir l’interpréter dans une perspective théorique unique ? Un autre comité d’auteurs ne retrouverait-il pas plutôt un « philosophe perdu », un « statisticien perdu » ? Mais si le choix des auteurs est lui-même fécond, cette interrogation en arrière-plan l’est également. Elle transpire à travers un ouvrage qui, en lui-même, ne permet pas de retrouver entièrement le sociologue ― puisqu’il est difficile de rattacher l’homme à une unique discipline, mais qui, associé aux autres publications de ses contributeurs et aux bouillonnements intellectuels portés par le Centre Maurice Halbwachs, construit une alternative crédible au poids parfois écrasant du positivisme objectif et du holisme méthodologique radical dans la réflexion sociologique et son histoire.

Marie Jaisson, Christian Baudelot (dir.), Maurice Halbwachs, sociologue retrouvé, Éditions Rue d’Ulm, Paris 2007.

Résumé

L’ouvrage collectif Maurice Halbwachs, sociologue retrouvé est le résultat de réflexions menées lors du colloque Dialogue avec la sociologie de Maurice Halbwachs organisé par le Centre d’Étude Maurice Halbwachs en 2005. Il regroupe six contributions reprenant de manière thématique les travaux d’un des penseurs les plus prolixes appartenant à la nébuleuse durkheimienne1. Restée dans l’ombre ...

Bibliographie

Notes

[1] Né à Reims en 1877, agrégé de philosophie puis docteur en droit et ès lettres, Halbwachs est nommé maître de conférences de philosophie à Caen. À Strasbourg où il enseignera la sociologie en tant que professeur il devient collègue de Marc Bloch et Lucien Febvre. En 1935 il obtient une chaire à la Sorbonne, trois ans plus tard il devient le président de l’Institut français de sociologie puis en 1944 décroche une chaire de psychologie collective au collège de France, Arrêté en juillet de la même année par la Gestapo, il est interné à Fresnes puis déporté à Buchenwald, où il meurt.

Auteurs

Benjamin Pradel

Doctorant en urbanisme et aménagement du territoire à l’Université de Paris–Est, au Laboratoire Ville Mobilité Transports (InretsEnpcUmlv). Il prépare une thèse sur les espaces événementiels et les centralités sociales : enjeux urbanistiques des usages collectifs de l’espace public, sous la direction de François Ascher et de Francis Godard.

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