L’usine électrique de Battersea : le pouvoir d’un objet symbolique.

Mathieu Petite

Image1Le 13 avril 2010, le leader des conservateurs anglais et actuel premier ministre David Cameron choisissait de présenter le manifeste de son parti dans l’usine électrique désaffectée de Battersea, à Londres. Celle-ci a cessé de fonctionner au début des années quatre-vingt et demeure en friche depuis, toutes les tentatives de la transformer ayant jusqu’ici échoué. Dans son allocution, celui qui allait devenir premier ministre quelques semaines plus tard justifiait une telle localisation par le pouvoir symbolique et métaphorique du lieu : « [Battersea power station is] a building in need of regeneration in a country in need of regeneration » (Telegraph, 14 avril 2010). L’usine de Battersea est ainsi conçue comme un symbole au sens peircien du terme. La correspondance établie entre un objet délabré et un pays qui le serait aussi vise à susciter l’intervention tant sur l’usine elle-même que sur l’entité politique dont il est question. Ce statut de symbole conféré à certains objets matériels participe de ce que l’on appelle parfois la patrimonialisation. Ce processus est au croisement d’un complexe de pratiques matérielles (de conservation et/ ou de démolition), de discours justificatoires et d’acteurs différents quant à leurs logiques et leurs intérêts. Le cas de Battersea illustre en particulier les controverses qui peuvent naître autour d’un objet de patrimoine. Comme l’affirme Laurajane Smith (2008 p. 7), « heritage is not only a social and cultural resource or process, but also a political one through which a range of struggles are negotiated ». Ce processus de désignation patrimoniale relève à la fois du politique, du social et de l’économique (Graham et al. 2000, Rautenberg 2003, Ashworth et al. 2007). D’abord, pour être patrimonialisé, un objet doit être désigné par un pouvoir politique (l’État souvent). Au travers de sa consécration, l’objet de patrimoine est retiré du circuit quotidien des objets et le fige. Ensuite, reconnu socialement, l’objet de patrimoine contribue à construire la spécificité du groupe social qui s’y reconnaît (Rautenberg 2003, Micoud 2005). Enfin, un objet revêt une dimension économique active, dans la mesure où le patrimoine est bien souvent conçu comme une ressource économique active dans la promotion touristique ou le développement économique local en milieu rural ou urbain (Ashworth et al. 2007, p. 40).

Tous les protagonistes poursuivent a priori le même objectif de conserver l’ancienne usine électrique dans sa forme actuelle (il n’a jamais été question – officiellement en tout cas – de démolition), mais son utilisation future et les détails de sa conservation sont autant de pierres d’achoppement. Un conflit ouvert oppose, en particulier, d’un côté les propriétaires qui se sont succédé depuis la fermeture de la centrale, et de l’autre, ceux qui revendiquent leur mot à dire dans le futur du site, et qui disent représenter la « population locale », auxquels s’ajoutent les associations de défense du patrimoine.

Cet article propose une analyse embryonnaire et exploratoire des controverses autour de cet objectif apparemment semblable en s’efforçant d’analyser les discours produits autour de Battersea, notamment l’argumentation développée par les différents protagonistes. À l’inverse, la matérialité même des objets présents sur le site contraint fortement les projets, officiels ou non, exprimés par les discours des protagonistes. Cela dit, la forme de la centrale elle-même a été fortement consolidée par l’ensemble des images produites sur elles, au travers de ce que l’on appelle parfois la culture populaire (des films, de la musique, etc.). En cela, la centrale est souvent définie comme un symbole de la ville de Londres. La matérialité de l’objet est contraignante parce qu’elle est pensée comme fixe et immuable ; elle n’est pas seulement conditionnée par les règlements et les lois qui le figent en tant que patrimoine, mais aussi par toutes les représentations iconographiques qui contribuent à nous faire percevoir l’usine d’après une silhouette immuable.

Paradoxalement, l’absence de l’aboutissement d’un projet depuis 1983 rend le site très malléable : il est ouvert à tous les possibles et peut être l’arène de toutes les utilisations éphémères (manifestations sportives, culturelles, artistiques ou politiques).

Naissance d’une friche industrielle.

L’usine électrique de Battersea a été construite entre 1932 et 1955 sur la rive sud de la Tamise, au sein du quartier de Wandsworth. Elle a cessé de fonctionner définitivement en 1983. L’usine a été construite sur l’emplacement d’anciens réservoirs d’eau sur la rive gauche de la Tamise. Ce site comportait de nombreux avantages : la possibilité de recourir au transport fluvial pour alimenter l’usine en charbon, l’approvisionnement en eau, la proximité des lignes ferroviaires et le moindre coût pour l’acheminement de l’électricité en raison de la proximité du centre de Londres (Binney, 1981). Construite par la London Power Company, l’usine a été réalisée en deux étapes : d’abord, la partie ouest entre 1929 et 1933 et ensuite la partie est entre 1937 et 1941, la quatrième cheminée ayant été ajoutée en 1955 (Tappin et al, 2005). Elle était l’une des premières centrales électriques modernes de Londres, capable de produire un cinquième de l’électricité de la ville.

Les ingénieurs Leonard Pearce et Henry Newmarch Allott ainsi que l’architecte Theodor J. Halliday avaient été mandatés pour bâtir l’usine. Pourtant, c’est au nom de Giles Albert Scott, architecte célèbre pour avoir également conçu les fameuses cabines téléphoniques rouges et la Cathédrale de Liverpool, que Battersea est plus facilement associé, quand bien même son rôle est moindre que les trois autres personnes. Giles Albert Scott, architecte très renommé à l’époque, avait été appelé pour esthétiser les façades et les cheminées. Dès sa conception, l’usine avait été très contestée à la fois pour l’atteinte au paysage qu’elle aurait perpétrée et pour la pollution atmosphérique qu’elle aurait engendrée (Cochrane, 1984, Lukin, 1990, Bowler & Brimblecombe, 1991). Les mandataires avaient répondu aux craintes de l’opinion publique vis-à-vis de la construction d’une infrastructure d’une telle envergure par l’engagement de Scott d’une part, et par une innovation technologique d’autre part (Stamp, 2004). L’usine a d’ailleurs été considérée comme pionnière au niveau technique : la contestation populaire avait contraint les concepteurs à adopter un système innovateur de nettoiement des fumées (Donald Insall Associates Ltd, 2009). Pourtant, une fois construite, elle est unanimement saluée par le milieu des architectes (Binney, 1981 ; Cochrane, 1984). De surcroît, bien que considérée comme dangereuse par ses émissions dans les années 1970, elle est connotée positivement pour toute une génération grâce à plusieurs films dans lesquels elle est mise en scène, notamment Up the junction en 1968. Le groupe Pink Floyd qui en fait l’image de la pochette de son album Animals en 1977 popularise encore davantage sa présence dans le paysage urbain londonien. En 1975, la partie A cesse de fonctionner, suivie de l’usine B en 1983. Un important mouvement populaire empêche sa démolition et engendre le classement du bâtiment en 1980 (Bowler & Brimblecombe, 1991).

L’usine fait rapidement, déjà avant sa fermeture programmée, l’objet de réflexions pour la transformer. Mais le principal problème est le considérable investissement que son entretien nécessite (Binney, 1981). Son propriétaire (étatique), la Central Electricity Generating Board (Cegb) lance un appel à projets que remporte le Consortium Roche associé au promoteur John Broome, qui acquiert le site en 1986.

En novembre 1983 est fondé le « Battersea Power Station Community Group » qui vise à permettre aux populations des environs de maîtriser la réaffectation de l’usine et qui va agir, pendant vingt ans, comme un « contre-pouvoir » face aux projets des propriétaires successifs. La première ministre de l’époque, Margaret Thatcher, consciente des enjeux importants qui s’y jouent déjà, annonce à Battersea le lancement de la construction d’un parc d’attractions en 1988. En janvier 1989, les travaux, budgétés à 1.5 million de livres, démarrent. Mais ils sont arrêtés quelques mois plus tard, devant l’escalade des coûts. L’ensemble de la machinerie de l’ancienne centrale a été retiré et le toit a été détruit. Le projet de parc de loisirs ne se réalisera pas et laissera Battersea Power Station vulnérable aux intempéries. En 1993, Parkview International, détenu par une famille de Hong-Kong, rachète le site pour 10 millions de livres. L’architecte de renommée mondiale Nicholas Grimshaw, accompagné du cabinet d’ingénieurs Arup Associates, établit un projet baptisé trivialement « The Power Station ». Il comprend restaurants, magasins, cinémas (Warner Bros voulait y construire le plus grand complexe de cinémas de la ville) dans l’ancienne usine. En plus est prévue la construction de deux hôtels, d’appartements, d’un centre de conférence ainsi que la rénovation de la gare de Battersea Park (Wright, 2009). Mais ce projet restera lettre morte.

L’usine est acquise en décembre 2006 par Real Estate Opportunities, société détenue par deux millionnaires irlandais, pour 400 millions de livres. L’architecte new-yorkais d’origine uruguayenne Rafael Viñoly est embauché pour proposer un nouveau projet qui est dévoilé en juin 2008. Devisé à 5.5 milliards de livres, le projet, comprenant des surfaces commerciales, des appartements, des hôtels et un centre de conférence, est sensiblement différent des précédents par son étendue et son ambition. Outre la rénovation de la centrale électrique, Viñoly a imaginé sur le reste du site une immense surface sous cloche surmontée d’une tour de 300 mètres, l’eco-chimney, destinée à garantir aux bureaux, appartements et magasins une emprise « zéro-carbone ». En février 2009, il est contraint d’abandonner ce volet du projet devant les pressions politiques et populaires. Il nous semble que cette controverse illustre, parmi d’autres, la mise en jeu du statut très particulier donné à cet objet qu’est la Battersea Power Station.

Un objet symbolique érigé par la culture populaire.

Ce statut est d’abord construit et renforcé par la production d’images qui mettent en scène l’usine électrique dès les années 1960. Battersea Power Station apparaît brièvement dans le film des Beatles Help ! en 1965, qui fait référence à une « well known power station ». Elle est plus longuement mise en scène dans le film Up the junction en 1968 adapté d’un roman se déroulant dans le quartier alors ouvrier de Battersea. Mais c’est en 1977 qu’elle acquiert définitivement un statut de symbole, alors que la partie A de l’usine a déjà arrêté de produire de l’électricité : le groupe Pink Floyd à l’apogée de son succès réalise son album Animals et choisit de faire figurer l’usine de Battersea sur la pochette de son album. Au-dessus des cheminées fumantes trône un cochon gonflable, référence à l’un des titres de l’album. Celui-ci restera longtemps en tête des charts anglais, ce qui contribuera d’autant plus à médiatiser Battersea Power Station. Celle-ci va désormais occuper quantité de films, clips ou, plus récemment, jeux vidéo en tant qu’objet instantanément identifiable. Leur recension reste à faire, mais on peut citer Richard III, une adaptation cinématographique de la pièce de Shakespeare en 1995 par Richard Loncraine, The Dark Knight, mettant en scène le personnage de Batman, de Christopher Nolan en 2007, Children of Men d’Alfonso Cuaron en 2006 ou encore plusieurs épisodes de la série Doctor Who entre 1964 et 2006. Parmi des exemples contemporains d’artistes populaires, le groupe Boyzone a tourné le clip de son tube Love is a Hurricane en 2010 dans la centrale, laquelle est également reproduite dans le film promotionnel de l’album de Greenday 21st century breakdown, réalisé en 2009. Plusieurs jeux vidéo l’ont également utilisé, comme DiRt 2, un jeu de rallye.

Toutes ces représentations populaires, largement diffusées, contribuent à solidifier un objet auprès des individus, au sein de la ville de Londres et au-delà, ainsi qu’à stabiliser une sorte d’image idéale de la centrale. Toute modification matérielle souillant cette image sera dès lors vécue comme intolérable. Cette profusion médiatique se produit en parallèle de la patrimonialisation institutionnelle dont la centrale désaffectée fait l’objet dès les années 1980.

Dès l’annonce de l’arrêt de l’exploitation de la centrale se produit une forte mobilisation sociale autour de la sauvegarde du bâtiment, sous une forme ou une autre. C’est que le patrimoine industriel est très tôt reconnu en Grande-Bretagne (Edelbutte, 2008 ; Falconer, 2006). Dès les années 1960, des anciens sites industriels ont été soit patrimonialisés dans leur forme originelle, soit reconvertis en commerces ou résidences, ou encore en espaces culturels (Edelbutte, 2008). L’usine électrique de Battersea été classée, avec 150 autres bâtiments de l’entre-deux-guerres (Stamp, 1994), au niveau « Grade II » en octobre 1980 par le Secrétaire d’État pour l’environnement de l’époque, Michael Heseltine. Le classement de l’usine en 1980 procède d’une forte mobilisation de deux associations de sauvegarde du patrimoine : Save Britain’s Heritage (Save) et Thirties Society. La première a été fondée en 1975 pour protéger des bâtiments historiques menacés et a proposé nombre de réutilisations de ceux-ci. La seconde a été fondée en 1979 afin de contribuer à la protection d’objets construits durant le 20e siècle qu’elle estimait insuffisamment protégés. L’association a été rebaptisée « Twentieth Century Society ».

L’usine est également classée dans le registre des bâtiments à risque d’English Heritage, et considérée en très mauvaise condition, en priorité D (« Slow decay; solution agreed but not yet implemented ») (English Heritage, 2010, p. 106). English Heritage est un organisme public financé par le Département de la culture, des médias et du sport du gouvernement britannique. Il vise à conserver l’environnement bâti par des mesures de classement et de restauration. English Heritage doit donner son aval pour tous les projets qui concernent Battersea Power Station. Cet organisme de conseil a réalisé régulièrement des inspections pour vérifier l’état du bâtiment (Garner 2008). Battersea Power Station a été augmentée dans son classement, « Grade II * » (seuls 5.5 % des objets classés appartiennent à cette catégorie) en octobre 2007. Est ainsi reconnue sa « powerful architectural and historic significance » en tant que « monumental example of an inter-war utilities building, designed by a leading architect of his day » (Base de données Heritage Gateway).

Érigée comme une icône par la culture populaire, protégée par le gouvernement national, la centrale de Battersea occupe durablement le paysage urbain londonien. Mais loin d’être un simple sémiophore (Pomian, 1997), c’est-à-dire un objet matériel sur lequel se surimposent des significations, quelles qu’elles soient, elle est aussi le lieu de pratiques. Car son état intermédiaire – ni vraiment déchet, ni vraiment objet utilitaire – lui a permis d’être investi non seulement de significations multiples, mais aussi d’usages éphémères variés. La centrale de Battersea et ses alentours ont ainsi été le théâtre de nombre de manifestations sportives, culturelles et politiques. Nous en citons quelques-unes. En décembre 1997, Battersea Power Station accueille pendant 18 jours le Concert of Hope, en mémoire de Lady Di. De nombreux musiciens s’y produisent et près de 100 000 personnes y auraient assisté (Bbc news, 7 décembre 1997). En 2006, la Serpentine Gallery monte une exposition d’art contemporain chinois à l’intérieur de Battersea Power Station. Durant l’année 2010, diverses images sont projetées sur les murs de l’usine : par exemple, des représentations de batraciens dans le cadre d’une campagne de sensibilisation à la diversité des lacs et étangs (mai 2010), des images d’enfants lors d’une campagne contre la maltraitance des enfants (avril 2010). En mai 2010 également, Sky News, une chaîne de télévision, y a projeté les résultats provisoires des élections législatives. Depuis 2008, au mois de décembre, se tient chaque année dans le périmètre de Battersea Power Station le Freeze Festival qui accueille une piste de ski et de snowboard, ainsi que des concerts. En 2009 et en 2010, une course de motocross du Red Bull X Fighters World Tour à laquelle ont assisté près de 20 000 spectateurs est organisée devant la centrale. En février 2010, l’équipementier Nike a organisé au sein de l’usine de Battersea le lancement des maillots de la Coupe du Monde 2010. Pour compléter cet inventaire non exhaustif, on mentionnera, encore une fois, le lancement du manifeste du Parti conservateur. Que retenir de la tenue de ces diverses manifestations, relevant tantôt de l’art, de la politique ou de l’événement sportif ? Que, d’abord, la vaste zone autour de la centrale proprement dite est en friche (elle accueillait une gare de triage lors du fonctionnement de la centrale) et permet donc d’organiser des grands événements. Ensuite, que l’usine de Battersea est une toile de fond prestigieuse à ces événements, lesquels, contribuent, là aussi, à maintenir durablement l’usine dans l’imaginaire collectif londonien.

Abandonnée depuis 1983, l’usine subit, bien sûr, des détériorations dues autant au peu d’entretien qui lui est prodigué, qu’aux travaux avortés du parc de loisirs dans les années 1980. La végétation commence à pousser sur les toits, de l’eau s’infiltre dans des pièces, les structures métalliques rouillent, le béton se fissure, en dépit de quelques travaux d’entretien effectués par le propriétaire Parkview International entre 1993 et 2007. Malgré ces transformations dans la matérialité de l’objet, on peut dire que sa forme globale est demeurée inchangée. Par conséquent, tout projet de rénovation de l’usine déclenche des protestations tout à la fois des associations de protection du patrimoine, d’associations se proclamant en porte-parole de la population locale ainsi que les institutions régissant l’aménagement de la ville de Londres. Deux importantes controverses permettent de révéler les positionnements de différents protagonistes.

La controverse des cheminées.

Le propriétaire du site Parkview International annonce en juillet 2005 que les cheminées de l’usine doivent être démolies et qu’elles seront remplacées par des répliques (Tappin et al, 2005, Garner, 2008). Elles seraient en effet atteintes par la corrosion et ne pourraient être réparées. Le Wandsworth Council délivre une autorisation en ce sens en octobre 2005. C’est alors que la Battersea Power Station Company, le World Monuments Fund et la Twentieth Century Society mènent campagne contre cette démolition qu’ils jugent infondée. La Battersea Power Station Company Ltd. a été créée en 2002 par des membres du Battersea Power Station Community Group. Le World Monuments Fund est une association qui défend le patrimoine culturel, en particulier des œuvres architecturales remarquables. Les avis des experts mandatés par Parkview sont contestés, au nom d’un argumentaire qui est à la fois patrimonial et paysager. La proposition de Parkview de remplacer simplement les cheminées originelles par des répliques n’est pas tolérée, comme l’exprime Brian Barnes, l’un des directeurs de la Battersea Power Station Company, invoquant ce lien indéfectible entre forme matérielle (immuable) et ce statut de symbole : « Battersea Power Station is nothing without those chimneys, that’s what makes it a landmark, there will be nothing to it after that. We don’t believe making replicas is the same as repairing the structures » (Bbc news, 13 Juillet 2005). Pour English Heritage, qui soutient Parkview dans sa démarche, la question de l’authenticité est secondaire. « We are confident that the new chimneys will match the existing stacks in form and materials and that the power station’s iconic appearance […] will be unaffected ». (The Independent, 20 septembre 2005). L’altération de l’objet risquerait d’être définitive, selon les détracteurs : « There is no reason for the chimneys to be destroyed – their condition has been exaggerated and we don’t believe they will be rebuilt » (The Independent, 20 septembre 2005). Encore une fois, la modification de l’objet porte une atteinte intolérable au paysage, en témoigne le titre du communiqué de presse produit par la Twentieth Century Society en février 2006 : « London skyline to be shorn ».

La controverse sur la démolition des cheminées mène à celle sur une destruction pure et simple de l’usine. Depuis les déboires successifs des différents projets, ceux qui prétendent défendre la « population locale » (local community) ou le patrimoine reprochent aux promoteurs de se préoccuper seulement de valeur foncière. « It’s in the financial interest of owners to do nothing, disait ainsi dans une interview Keith Garner, l’un des directeurs de Battersea Power Station Company.

We are concerned that if they take the chimneys down it will be the end for the whole power station. This is a riverside site in the centre of London and the power station is blocking the river views for flats they want to build. The site is worth more without the listed building and the obligations and responsibilities of looking after it (The Guardian, 20 Juin 2008).

La seconde controverse a porté sur le projet de Reo, justement. En 2008, Rafael Viñoly dévoile son projet pour le périmètre de Battersea. La rénovation de la centrale elle-même est supplantée par le concept d’un « éco-village » de bureaux et d’appartements surmonté d’une tour de 300 mètres (eco-chimney) destinée à faire fonctionner un système de ventilation dont la consommation d’énergie serait très faible.

Les symboles associés à cette tour sont aussi importants que l’annonce des économies d’énergie que le projet procurerait, comme l’affirme le directeur de Reo dans un communiqué de presse du 18 décembre 2008 : « The Eco-Dome and the Chimney will be a symbol of London and the UK’s commitment to mitigating the effects of climate change and will act as a signpost for the regenerated area of Nine Elms ».

Les réactions négatives ne se font pas attendre et certaines d’entre d’elles ont probablement plus de poids que d’autres, car leurs auteurs sont très légitimes dans le milieu des architectes. Ainsi, George Ferguson, ancien président du vénérable Royal Institute for British Architects, fondé en 1834 et fort de 40 000 membres, déclare en juin 2008:

Viñoly’s proposal for Battersea Power Station reveals an evident lack of understanding of the vital place Gilbert Scott’s masterpiece holds in the London psyche and landscape. It is the height of arrogance to think that anyone could supplant this supremely muscular building with a vast gimmicky tower (Building Design, 20 juin 2008).

Un autre expert, le Professeur Colin Fournier de la Bartlett School of Architecture (considérée comme l’une des meilleures de Grande-Bretagne) n’est pas plus tendre avec le projet de Rafael Viñoly: « I’m in favour of tall buildings in general but in this case it is completely inappropriate. It dwarfs it, it disempowers it, it emasculates it » (Iconeye, Icons magazine online, 2008). Ce n’est pas directement l’usine elle-même qui suscite les polémiques, mais l’espace jusque-là vide qui retient l’attention. Les autorités de la ville de Londres, le maire Boris Johnson en tête, vont définitivement discréditer le projet d’eco-chimney. Car depuis quelques années le paysage est devenu un enjeu urbain majeur à Londres (Charney, 2007 ; Appert, 2008). Le classement de l’ensemble de Westminster (Maisons du Parlement et Abbaye) à l’inventaire des sites mondiaux de l’Unesco en 1987 a ajouté des contraintes dans les différents plans d’aménagement et sur la hauteur des bâtiments qui peuvent être érigés. Or, les autorités de la région du Grand Londres (Greater London Authority), qui émettent des directives contraignantes concernant l’aménagement du territoire, ont établi que les vues paysagères devaient être « préservées » en direction des maisons du Parlement. Dans ce but a été introduit le concept de protected silhouette, à savoir, « the part of the silhouette of a World Heritage Site that should not be changed by development in the background » (Greater London Authority 2009, p. 225). Pour ces raisons, le maire Boris Johnson émet un avis défavorable sur le projet de Rafael Viñoly en décembre 2008, malgré la décision de ce dernier d’abaisser la tour de 50 mètres et de la rapprocher des rives de la Tamise (Building Design, 26 février 2009).

La forme, encore et toujours.

En février 2009, un nouveau plan est proposé, sans la controversée eco-chimney. Le Wandsworth Council en a approuvé la construction le 12 novembre 2010. Mais un certain nombre de groupes, associations ou institutions avaient exprimé des fortes réserves sur le projet, même amputé de son eco-chimney. En cause toujours, la densification prévue du site qui obstruerait des vues reconnues depuis différents points de la ville. Ce type de réserve émane autant d’associations locales (la Battersea Society, par exemple, qui défend les habitants de ce quartier) que d’institutions politiques, notamment les autorités de la City of Westminster, le district voisin : « Substantial parts of the power station, including its iconic silhouette are obscured by the new development ». « The plans isolate the Power Station from Nine Elms, crowd up against it on the east side and destroy its monumentality » (David Lewis, The Battersea Society, 4 février 2010). Toutes ces réactions s’ajoutent à celles qui concernent le réaménagement de l’usine elle-même, comme celle de Save :

We also object strongly to the glass additions on the roofs of both the outer flanks of the power station and between the chimneys facing the river. In our view, no additions of this kind should be permitted. The architectural splendour of Battersea Power Station consists of its large geometric volumes. It is also all built of one material, brown brick, and the glass is completely at odds with this (Binney, 2010).

Quelle que soit l’échelle qu’elles privilégient (l’objet lui-même, le site, la ville de Londres, etc.), ces positions révèlent la fixité matérielle de l’objet que tant d’individus et de groupes revendiquent. Cette fixité est redevable d’un état ancien, celui durant lequel la centrale était en fonction. Tout changement ou altération d’une forme emblématique (l’usine en briques rouges et ses quatre cheminées blanches), largement redevable de l’ensemble de l’iconographie, est âprement combattu.

Illustration : Mark Ramsay, « Battersea Power Station », 03.05.2010, Flickr, (licence Creative Commons).

 

Bibliographie

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Résumé

Cet article porte sur les projets successifs proposés pour la rénovation de l’usine électrique de Battersea située dans le centre de Londres et fermée en 1983. Il examine quelques conflits qui sont survenus, en analysant les discours des acteurs impliqués dans ces projets. Cet article explique ces controverses par la stabilité des images associées à l’usine, au travers des films, de la publicité ou de la musique. Ces images induisent une fixité matérielle, voulue par certains groupes. Ainsi est montré le statut contesté et négocié d’un objet de patrimoine particulier, intégré dans des discours plus généraux sur l’urbanisme, l’environnement ou la participation citoyenne.

Mathieu Petite

Maître-assistant à l’Université de Genève et docteur en géographie, Mathieu Petite s’intéresse à la construction des identités et à ses manifestations matérielles et discursives. Il a été également chercheur invité à la Royal Holloway University of London. Ses réflexions et son travail empirique portent particulièrement sur le patrimoine, le tourisme et les migrations résidentielles. Il a publié Identités en chantiers dans les Alpes, 2011, aux éditions Peter Lang.

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

Mathieu Petite, « L’usine électrique de Battersea : le pouvoir d’un objet symbolique. », EspacesTemps.net [En ligne], Objets, 2011 | Mis en ligne le 18 avril 2011, consulté le 18.04.2011. URL : https://www.espacestemps.net/articles/usine-electrique-de-battersea/ ;