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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

L’individu saisi par le droit.

Alain Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, 2005.

Image1Contrairement à ce que le titre pourrait laisser supposer, l’ouvrage d’Alain Supiot, juriste spécialiste du droit du travail, vise moins à dessiner le portrait de l’individu juridique, ou de rechercher un jumeau d’homo economicus qui servirait à fonder une nouvelle science du droit, qu’à réfléchir sur les mutations qui pèsent sur le droit contemporain et menacent, selon l’auteur, le rôle instituant que le droit remplit dans toute société [1]. En revendiquant clairement la fonction normative du Droit, il entend ainsi clairement s’opposer à toute tentative de rationalisation simplificatrice qui expliquerait les dispositions juridiques par des questions d’intérêt ou de calcul et qui rabaisserait le droit au rang d’outil de gestion des ressources humaines et sociales.

Des fondements anthropologiques du droit.

La première partie de l’ouvrage défend l’idée d’une nécessité anthropologique du droit. L’homme n’est pas autosuffisant. Pour passer de la vie des sens à la vie du sens, il a besoin d’une médiation, celle du droit, dont la tâche est double : 1) instaurer des interdits protecteurs 2) offrir des ressources communes par les possibilités d’interprétation laissées par le texte juridique. Or le droit, dernier savoir dogmatique de l’Occident, est menacé par le développement de la science et surtout de l’idéologie de la toute-puissance qui l’accompagne. Ce fantasme de toute-puissance met en danger le « montage anthropologique » fragile qu’est la notion d’individu. « Se représenter l’homme comme un individu unique et insécable, à la fois égal et irréductiblement différent de tous les autres, est un acte de foi qui échappe évidemment à toute science expérimentale » (p. 67). Ainsi, le fondement individualiste de nos sociétés ne pourrait être justifié et établi que dogmatiquement, et serait menacé d’effondrement dès lors que la Référence dogmatique, qu’elle soit religieuse (l’Église) ou politique (l’État), est mise à nu par les sciences. Les sciences humaines auraient tout à perdre à vouloir faire entrer les sociétés humaines dans un modèle mécanique ou biologique. Cette biologisation du vivant ne peut aboutir, selon Alain Supiot, qu’à la négation de la dignité humaine à l’œuvre dans le totalitarisme [2].

Le règne du contrat.

La seconde partie se penche plus précisément sur le rôle régulateur du droit et examine la manière dont les mutations techniques et culturelles de nos sociétés, sous couvert d’extension des potentialités et des droits subjectifs de l’être humain, font courir le risque d’une régression juridique, par la perte du référent central qu’est l’État. Le trait marquant du droit international actuel est la floraison du modèle du contrat, objet de vénération commun aux juristes et aux économistes. Or le contrat, en apparence acte de liberté entre deux parties, nécessite l’intervention d’un Tiers, d’un garant (hier l’État). Dans le système contemporain, ce rôle de garant se fragmente : les agences et autres organismes de gouvernance mondialisée se multiplient, mais cachent mal une reféodalisation du droit.

L’évolution du droit du travail témoigne de ces phénomènes. Le droit du travail naît au 19e siècle de la nécessité de protéger les travailleurs des dangers industriels. Le droit joue alors pleinement son rôle de technique d’humanisation de la technique. L’un de ses apports est de séparer nettement le temps de travail et le temps privé, dont l’individu peut disposer librement, pour « reconstituer un espace-temps humainement vivable » (p. 205). Le droit du travail était fondé sur une typologie des lieux stricts : sur le lieu de travail existent des règles particulières en matière de sécurité, d’hygiène, etc. Or ce partage spatio-temporel de l’habitat et du travail est remis en cause par les nouvelles technologies informatiques, la montée des dispositifs de négociation collective sous l’égide de la loi transforme le droit du travail, est objet négociable par les partenaires sociaux, c’est-à-dire en réalité soumis aux rapports de force. À un temps collectivement défini succède un temps individuellement défini en fonction de normes et d’objectifs.

Les pièges du réseau.

Le symbole de tous les dangers contemporains est dans l’analyse d’Alain Supiot celui du réseau : dans le réseau, figure majeure de la société de communication, la responsabilité se dilue. Il n’y a plus d’action à proprement parler, mais une succession de réactions, un enchaînement de feedbacks dont il est impossible de situer l’origine.

Trois symboles de la révolution informatiques, trois sigles : html, www et pc sont renversés et mis en accusation. L’hypertext marked-up language en créant une classe unique de texts, virtuellement reliés, fait disparaître les différences de nature entre les textes. Le droit européen en est la parfaite transposition : les directives européennes représentent un « format » commun que chaque État doit adapter à sa législation dont toute la hiérarchie interne se retrouve brouillé. Le world wide web signifie la fin d’un système pyramidal d’information, phénomène qui se retrouve aussi dans le monde du travail, avec les phénomènes d’externalisation ou de sous-traitance. Enfin le personal computer crée un outil qui peut désormais porter la marque intime de l’intelligence de son utilisateur, mais est aussi fragile aux agressions extérieures (piratage, virus,…). Il est aussi, dans le monde du travail, un outil qui permet de travailler, et d’être contrôlé, n’importe où, vecteur de la nouvelle subordination de l’employé à son employeur.

Le droit sans l’État.

L’idée que le droit pourrait se passer de l’État existe déjà dans une vision à l’américaine d’une société capable de s’autoréguler (Cohen-Tanugi, 1985). Mais Alain Supiot ne raisonne pas en termes de modèles nationaux, mais analyse l’effet d’une globalisation du droit, dont l’emblème est le droit de la concurrence qui aujourd’hui s’impose aux États. L’inconvénient est que le droit de la concurrence « est impuissant à fonder un ordre juridique, car il ne connaît que la circulation des produits et ignore le sort des hommes ». L’illusion du libéralisme contemporain est de penser qu’une société de contrat peut être une société sans conflits, ou plutôt, de penser que parce que le contrat est en théorie un acte libre entre deux parties, le droit basé sur le contrat peut faire l’économie de la prise en compte de la dimension conflictuelle du monde social. Les États doivent supporter le retour du refoulé néolibéral, à l’extérieur, par la concurrence économique généralisée, et à l’intérieur, par la montée du phénomène de néo-corporatisme c’est-à-dire la montée d’intérêts catégoriels avec lesquels l’État doit négocier.

La promotion de la gouvernance marque le passage d’une société d’institution à une société de communication qui est aussi une société de normalisation. Le pouvoir ne s’incarne plus dans tel ou tel dirigeant, mais dans des « objectifs » chiffrés et impersonnels. Alain Supiot rapproche la gouvernance moderne du ritualisme confucéen : l’homme obéit désormais à des rituels intériorisés qui garantissent l’harmonie, de la même manière que le marché atteint son équilibre par le seul jeu de la concurrence. Dans la Chine confucéenne, la loi n’était bonne que pour les peuples barbares, non éduqués. Si le rituel renvoyait à un idéal de perfection individuelle, la gouvernance renvoie elle à un fantasme de toute-puissance de la Raison calculatrice, à « l’idée d’une normativité purement technique, parvenue au stade de l’ingénierie sociale, c’est-à-dire d’un technicisme affranchi de l’interrogation sur le fondement. » (Legendre, 1999, p. 12).

Pour une diplomatique des cultures.

Alain Supiot propose de lire la « globalisation » comme un processus, entamé depuis la Renaissance, dans lequel l’Occident a imposé au reste du monde sa supériorité technique et scientifique. Ce succès, reposant sur des bases uniquement matérielles, ne résout pas la question de savoir s’il existe des valeurs communes à l’humanité, ou, pour le dire plus directement, de savoir si les valeurs occidentales de démocratie et de droits de l’homme sont réellement universelles. La supériorité technique occidentale ne signifie pas une supériorité morale. Or, c’est pourtant cette conviction qui est à l’œuvre selon Supiot dans la technoscience actuelle, et qui conduit à un véritable fondamentalisme des droits de l’homme. L’interprétation dogmatique des droits de l’homme, qui voudrait les considérer comme une vérité scientifique et non comme un corpus de positions éthiques, place les pays du Sud devant une alternative intenable : « soit se transformer en renonçant à ce qu’ils sont ; soit demeurer comme ils sont en renonçant à se transformer. » (p. 300).

Quels sont les remèdes que propose l’auteur face à ces dangers ? D’abord, s’appuyer sur les Droits de l’Homme, non comme norme ou objectif ultime, mais comme ressource interprétative. Il rejoint ainsi, sans le citer, les propositions de Latour de cesser d’utiliser le socle nature/culture en anthropologie, la nature étant le fond sur lequel les cultures « primitives » ou exotiques étaient comparées et de considérer qu’il n’y a pas une nature, mais des constructions de monde (Latour, 2004). L’anthropologie doit devenir « diplomatique » pour permettre le contact, la comparaison des cultures. De la même manière, les droits de l’homme, centrés sur la figure de l’homo juridicus, sujet un et indivisible, doivent s’ouvrir à d’autres interprétations, comme la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples du 27 juin 1981, qui fait figurer d’autres acteurs que l’individu et l’État, à savoir la notion de famille et celle de peuple. Alain Supiot propose ainsi de revaloriser le principe de solidarité comme créateur de mécanismes institutionnels concrets permettant de garantir les droits économiques et sociaux menacés par la mondialisation économique. Sa reconnaissance permettrait de contrebalancer la logique de marché et de ne pas se contenter d’une égalité formelle que les mécanismes de la société en réseaux mettent actuellement à mal.

La force de la réflexion d’Alain Supiot est d’ouvrir de nombreuses pistes vers d’autres domaines : la religion, l’économie, la technique. Cette ouverture est rendue possible par un postulat : que le droit est l’expression d’un système social qui le produit, qu’il répond à des besoins et utilise les ressources intellectuelles et techniques d’une société à un moment donné.

On pourrait objecter que l’anthropologie du droit proposée par l’auteur a la même saveur que l’histoire du droit : l’ouverture aux autres disciplines, certes, mais tant que c’est le juriste qui tient la plume. Les sciences sociales en prennent parfois pour leur grade, accusées de collaborer au matérialisme débridé de l’âge gestionnaire et technique. La notion de dogmatique, si elle a ses mérites, notamment de permettre d’historiciser le rôle de l’État et du droit, court aussi le risque de figer les cultures dans des fondements (ceux du droit romain par exemple) plus mythologiques que réels, avec le risque de verser dans le « choc des civilisations [3]».

Mais ce livre a le mérite de rappeler l’importance du droit comme phénomène social. Il apporte deux concepts particulièrement précieux : celui du droit comme technique d’une part, celui de dogmatique d’autre part. Le premier a le mérite de ne pas verser dans un sociologisme ou un économisme étroit, qui ferait du système du droit une simple réponse aux besoins de la société. Le second, par son insistance sur la question du sens, pose une question encore plus essentielle aux sciences sociales : existe-t-il un savoir sur l’homme en tant qu’être de sens qui ne soit pas dogmatique (individualisme, utilitarisme…) ?

Alain Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005. 334 pages. 23 euros.

Résumé

Contrairement à ce que le titre pourrait laisser supposer, l’ouvrage d’Alain Supiot, juriste spécialiste du droit du travail, vise moins à dessiner le portrait de l’individu juridique, ou de rechercher un jumeau d’homo economicus qui servirait à fonder une nouvelle science du droit, qu’à réfléchir sur les mutations qui pèsent sur le droit contemporain et ...

Bibliographie

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Le système totalitaire, Paris, Seuil, [1951], 1972.

Laurent Cohen-Tanugi, Le droit sans l’État, Paris, Puf, 1985.

Bruno, Latour, « Le rappel de la modernité — approches anthropologiques », Ethnographiques.org, n°6, novembre 2004.

Pierre Legendre, L’inestimable objet de la transmission. Leçons IV, Paris, Fayard, 1985.

Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, Paris, Fayard, 1999.

Alain Supiot, Critique du droit du travail, Paris, Puf, [1994], 2002.

Notes

[1] Cette fonction a été désignée par Pierre Legendre par l’expression latine vitam instituere. Dans cette conception, la tâche du Droit est d’abord d’assigner une place à chaque individu qui vient au monde, de l’inscrire dans l’ordre de la filiation. (Legendre, 1985) Cette conception est contestée actuellement par les travaux de Marcella Iacub.

[2] Alain Supiot cite et reprend l’analyse d’Hannah Arendt: « le premier pas essentiel sur la route qui mène au totalitarisme consiste à tuer en l’homme la personne juridique ». (Arendt, 1972). La loi est à l’existence politique de l’homme ce que la mémoire est à son existence historique : une barrière contre les dérives, mais aussi la garantie et la possibilité d’un monde commun.

[3] C’est notamment le cas pour Pierre Legendre pour qui « les systèmes dogmatiques comme tels ne dialoguent pas […], ils ne peuvent que négocier. » (Legendre, 1999, p. 313).

Auteurs

Igor Moullier

Historien, il est Ater à l’Ens de Lyon et vient de soutenir sa thèse sur le Ministère de l’Intérieur sous le Consulat et le Premier Empire. Il s’est particulièrement intéressé à l’aspect organisationnel et aux modes de décision. Il fait actuellement partie du groupe de recherche Archéologie des savoirs administratifs, dans le cadre de l’Aci Histoire des savoirs du Cnrs.

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