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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

L’identité des objets : un objet en entretien.

Image1Il est treize heures trente. L’heure de mon rendez-vous approche. Le temps de trouver mon chemin dans ce dédale de passages et de ruelles de la banlieue sud de Paris, et me voilà rendue chez Madame Hermine. Une femme apparaît alors sur le perron de la maison, m’invitant à pénétrer à l’intérieur. Les tasses à café sont déjà disposées sur la table basse de la salle de séjour. Ne reste plus qu’à commencer l’entretien.

[1], tous mes interlocuteurs en ont fait preuve dès l’annonce de mon sujet de recherche ; sans trop savoir en quoi ils pouvaient m’être utiles d’ailleurs, étant donné le « pas grand chose » qu’ils pensent avoir à leur disposition. En fait, dès la prise de contact téléphonique, mes interlocuteurs me font part de leurs doutes quant à l’utilité de notre rencontre à venir. Malgré leur enthousiasme manifeste à l’idée de participer à une recherche « sur les Arméniens qui ont vécu des choses terribles mais dont on parle jamais », ils n’en sont pas moins convaincus de ne rien avoir à me présenter. Les choses arméniennes qu’ils possèdent pourtant, leur paraissent à tel point désuètes et banales — à en juger par les propos railleurs et les dépréciations qu’ils utiliseront par la suite pour me décrire leurs cartes postales, les calendriers arméniens punaisés aux murs, les miniatures d’églises en plâtre, les khachtkars [2] gravés sur des plaques d’obsidienne… — qu’elles ne peuvent vraisemblablement satisfaire mes recherches. Il est vrai que les objets « authentiques », les « vrais » objets arméniens pour reprendre les termes de mes interlocuteurs ne se trouvent que rarement dans les foyers privés [3].

Bien que septique sur l’intérêt de notre rencontre, Madame Hermine se laissa convaincre. Soucieuse de m’être profitable, elle avait disposé au préalable sur la table de la salle à manger, les quelques objets qu’elle pensait être « beaux et intéressants » : deux plats en cuivre, dont l’un était encore étamé [4], et trois tcharask [5]. Ne sachant trop par où commencer, Mme Hermine m’invita d’emblée à « jeter un œil » au lot d’objets ainsi composé pour l’occasion.

Si préparer notre rencontre en mettant à ma disposition les objets les plus « beaux et intéressants » en sa possession, reflétait bien évidemment une marque de respect envers ma recherche, ce geste révélait surtout tout le travail anticipatif que Madame Hermine avait dû mener avant mon arrivée. Anticipant à la fois sur les besoins de ma recherche mais aussi sur ceux de la conduite à tenir dans le cadre d’un entretien dont le sérieux était comme cautionné par mon affiliation à une université, Madame Hermine me laissait entrevoir toute l’étendue des procédures d’identification en jeu autour des objets.

Originellement prétextes à notre rencontre, les objets allaient devenir de véritables partenaires de notre échange. Surtout ce plat en cuivre qui avait déjà fait l’objet d’une restauration, d’un désétamage en fait. Un peu abîmé par les années mais désormais d’un aspect net et brillant, ce plat allait devenir un point focal de notre discussion.

Image2À son propos Madame Hermine me dit : « ce plat, c’est ma belle-mère qui est venue avec. Après l’incendie de Smyrne, vous savez, elle est arrivée en France avec ses deux enfants et une nièce. Elle ne devait pas avoir grand-chose. Ça et puis un tapis aussi je crois…. Des plats comme ça, ça servait pour les repas. Pour les préparer. On mettait la nourriture dedans et… on préparait la cuisine. Ensuite, on servait le tout comme ça, dans le plat. On mangeait souvent assis par terre et ça faisait office de table… ». En quelques mots tout semblait avoir été dit à son sujet : son mode d’acquisition, le mode de filiation entre l’ancien possesseur et le nouveau, sa fonction initiale.

D’ordinaire exposé sur le conduit latéral de la cheminée — comme me le signifia Madame Hermine étant donné que la mise en scène qu’elle opéra à mon intention ne me permis pas de voir cet objet en situation — cet objet semble tenir une place de choix dans la logique décorative du salon. Associé à un autre récipient en cuivre, surplombant la salle de séjour, il suscite le respect, l’admiration, et même un sentiment de beauté. Dans la mesure où il montre de façon ostentatoire, le registre esthétique semble donc bien présent dans l’évaluation qu’elle fait de ce plat. Une même estimation esthétique pèse d’ailleurs sur cet autre plat, celui qui n’est pas exposé mais conservé à l’abri des regards. D’un aspect terne et grisâtre compte tenu de son étamage, il ne semble pas pouvoir s’inscrire dans de telles procédures de monstration. Et alors qu’il ne convient pas aux critères ostentatoires retenus par Madame Hermine, il n’en est pas moins lui aussi estimé en fonction de son aspect esthétique. Madame Hermine me fit d’ailleurs part de son intention de le faire désétamer, dans l’intention avouée de le rendre « plus beau ». Mais devant le coût d’une telle opération, ce travail d’accommodement esthétique est remis à plus tard.

Reconnu dans leur ancienneté — dans leur vécu plus précisément à en juger par les marques d’usure qu’ils portent à leur surface — mais aussi en fonction de leur esthétique, ces objets valent de la même manière que des pièces d’antiquité. Sans cesse évaluées dans le présent, manipulées, ajustées et accommodées aux autres objets qui les entourent et aux personnes qui les détiennent, certaines pièces sont conservées, comme mises en réserve, alors que d’autres sont données à voir.

Quant au plat en cuivre désétamé de Madame Hermine, tel qu’il est donné à voir, tel qu’il soutient des logiques démonstratives, il semble quasiment consacré.

Consommé dans un régime d’ostentation, ce plat fut élu et consacré pour avoir appartenu à sa belle-mère et pour avoir vécu une « vie » arménienne (Bonnot, 2002). Élu et montré ostensiblement, il le fut encore par Madame Hermine alors qu’elle anticipait sur les besoins de ma recherche et qu’elle préparait notre rencontre en disposant ces quelques objets arméniens sur la table du séjour. Dans la mesure où elle était capable de le désigner comme une chose qui convenait à la situation, ce plat fut encore une fois élu.

Quel paradoxe pour cet ancien ustensile de cuisine qui tient désormais une place de choix dans l’ensemble du mobilier ! Que de transformations ces détenteurs lui ont-ils fait subir !

Notons que ces transformations se construisent en suivant un processus d’inversion, où l’objet sans valeur devient inaliénable ; où l’objet banal devient élément de décoration ; où l’ustensile devient représentatif d’une famille, voire d’un groupe circonscrit dans une identité ; où l’objet anonyme devient objet d’affection ; où l’objet invisible devient visible et même explicite à outrance… En définitive, le rôle de cet objet s’est inversé en même temps que son statut.

Mais ces transformations — ces inversions — s’il demeure improbable de les saisir dans leur ensemble d’une manière objective faute de pouvoir suivre un objet dans toutes les situations qu’il a traversé, apparaissent néanmoins dans l’échange que nous entretenons Madame Hermine et moi le temps de l’entretien.

Et à défaut d’être dites, les différentes modalités d’évaluation de ce plat se montrent pourtant à chaque fois que ce dernier est manipulé et déplacé, à chaque fois qu’il est envisagé et commenté, à chaque fois qu’il est désigné et identifié. Ces procédures d’évaluation sont toutes pareillement contenues dans le rapport que Madame Hermine et moi entretenons durant l’entretien, quand nous le manipulons, quand nous parlons de sa fonction ou de son ancien possesseur.

Accessibles à la seule condition de les envisager dans le temps de l’entretien et non dans les situations antérieures, ces procédures ne sont jamais aussi visibles que quand on envisage l’objet tel qu’il est traité dans le présent de la rencontre.

Il est vrai que, compte tenu du fait qu’elle fut la seule parmi mes interlocuteurs à avoir en sa possession de « véritables » objets arméniens, Madame Hermine fut, de fait, la seule à pouvoir mettre en scène (Goffman, 1973) toutes ces procédures qui transforment les objets.

Mais, à défaut de pourvoir opérer une telle mise en scène, tous mes interlocuteurs ont pourtant pareillement fait preuve de leur capacité à désigner des choses comme étant arméniennes, en faisant la liste des objets authentiques, ou l’inventaire des chefs d’œuvre de la culture arménienne, au premier desquels figurent les khachtkars. Parce que le format de l’entretien les sollicitait de la même manière, parce que tous ajustaient pareillement leurs discours et leurs opérations à la situation d’entretien, parce que tous ceux ayant accepté la rencontre avaient le souci de rendre cette situation performante, de me livrer des informations, tous se sont montrés pareillement capables de désigner de l’arménité dans des choses. Parce que la situation d’entretien totalisait pareillement les rapports — et ce quelles que soient les circonstances — tous ont pratiqué à mon adresse des opérations d’évaluation d’une identité arménienne.

Envisageant les « modalités de commerce avec les choses » (Thévenot, 1994, p.108) et non les choses comme des supports d’un discours, il est apparu que, dans la situation d’entretien, tous les actants coordonnent leurs opérations de façon à rendre cette situation convenable et performante.

En ayant à l’esprit l’ensemble des idées préconçues que configure cette situation si inhabituelle — envisageant les sujets à tenir au secret, les révélations à ne pas manquer de dire, les points à éclaircir… mais aussi en pensant aux bénéfices que cette situation doit apporter, aux impairs à éviter, à l’attitude à adopter, à la façon d’accueillir une inconnue, d’estimer la part de curiosité qui l’anime …. — se révèlent des procédures où il est possible de dire l’arménité. Cette situation d’entretien initialise un espace d’interaction où il devient non seulement possible de qualifier cette identité, de la circonscrire et de la spécifier, mais aussi et surtout de la désigner et de la reconnaître.

En ce sens le plat de Madame Hermine fait plus que soutenir un discours identitaire. Il rend ce discours possible et fait de Madame Hermine, une personne capable de reconnaître l’arménité, par ailleurs soit disant contenue dans les choses. Ce plat est actant à part entière de la situation, un partenaire disais-je, qui anime et qui cristallise les rapports qui se nouent sous le signe de l’identité arménienne.

Evaluer les conditions de présentabilité de ce plat — les modes de coopération dans lesquels il engage Madame Hermine et moi-même — revient alors à saisir les enjeux identitaires. Qu’il n’y a pas d’objets sans personnes pour les désigner, mais aussi et surtout qu’il n’y a pas d’identification possible en dehors d’une situation donnée dont il reste à évaluer les enjeux, voilà ce que nous montre cet objet pourtant si ordinaire.

Résumé

Il est treize heures trente. L’heure de mon rendez-vous approche. Le temps de trouver mon chemin dans ce dédale de passages et de ruelles de la banlieue sud de Paris, et me voilà rendue chez Madame Hermine. Une femme apparaît alors sur le perron de la maison, m’invitant à pénétrer à l’intérieur. Les tasses à ...

Bibliographie

Thierry Bonnot, La vie des objets, Paris, Éditions des sciences de l’homme/Mission du patrimoine ethnologique, 2002.

Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1973.

Laurent Thévenot, « Le régime de la familiarité », Genèses, 17, Septembre 1994.

Notes

[1] Sous la direction d’Henri-Pierre Jeudy, « Les objets de l’identité arménienne », thèse de doctorat, Ehess.

[2] Croix arméniennes, les khachtkars sont des stèles commémoratives et funéraires, monumentales, fabriquées en Arménie depuis le haut Moyen-âge. Ces « dentelles de pierre » où les figures chrétiennes croisent les motifs floraux et géométriques, sont aujourd’hui couramment reproduites en miniatures.

[3] Condamnés à l’exil, forcés de fuir un pays qui les extermine méthodiquement et systématiquement, les Arméniens qui arrivent dans les années 1920-1930 en France sont pour le moins démunis. S’agissant essentiellement d’orphelins ou de réfugiés, rares sont ceux à avoir pu transmettre un objet.

[4] Disques d’une trentaine de centimètres de diamètre, cernés de rebords de quelques centimètres, confectionnés par martelage comme en attestent les marques de bosselage, ces plats n’offrent en guise de décorations qu’une série de trois cerclages concentriques pour l’un et deux oreilles striées pour l’autre. Impropre à la cuisine, le cuivre était systématiquement recouvert d’une couverture d’étain.

[5] Les objets qui me sont présentés ici sont le nom de djezvé, sont en fait trois moulins à café de forme cylindrique. Le compartiment du bas recueille le café moulu tandis que la partie haute de l’objet, munie d’une manivelle, abrite le dispositif de broyage. L’un de ces moulins appartenait à sa belle-mère ; l’autre lui fut offert par sa belle-sœur de retour d’un voyage à Istanbul ; le troisième acheté en Grèce lors d’un voyage touristique.

Auteurs

Stéphanie Vuillemin

Doctorante en anthropologie à l’Ehess de Paris, affiliée au laboratoire du Laios. Son expérience universitaire et professionnelle auprès du Musée de l’Lomme lui permit d’orienter les problématiques muséales et sociétales de son travail vers les objets et leurs modes de consommation. Sa thèse porte plus particulièrement sur les procédés d’identification pratiqués par les Arméniens de la région parisienne.

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