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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

À l’école des toupayes.

Heiner Mühlmann, La nature des cultures. Essai d’une théorie génétique de la culture, suivi de CSM - Coopération sous stress maximal, 2010.

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Comme l’indique sans ambiguïté son sous-titre, « Essai d’une théorie génétique de la culture », ce livre de Heiner Mühlmann se propose bien d’interpréter les cultures humaines dans les termes de la biologie. La quatrième de couverture rapporte que Peter Sloterdijk aurait qualifié de « fondamentale » cette nouvelle « généalogie de la morale », au sens nietzschéen. Fondamentale ? Au moins dans le sens où elle se construit sur les bases de la génétique moléculaire, des sciences cognitives, et plus spécialement de la physiologie du stress ; car la thèse centrale est que la culture est comme un animal sauvage, relevant donc des sciences de la nature.

Mühlman, on le voit, culbute de fond en comble l’approche ordinaire des phénomènes culturels ; c’est-à-dire, en somme, l’approche humaniste de l’humain. Pour lui, la culture relève bel et bien d’une approche physicienne. Ce qui, dans l’humain, pourrait excéder cette dimension physique, et qui, selon Mühlmann, a pour fonction de tempérer la sauvagerie animale de la culture, il l’appelle « civilisation ». Cela le conduit donc à substituer une opposition entre « culture » et « civilisation » à la sempiternelle opposition entre nature et culture. Toutefois, il y a là plus qu’un simple déplacement de vocabulaire. L’essentiel de ce La nature des cultures est de traiter de la culture dans les termes d’un déterminisme mécaniciste. Corrélativement, Mühlmann, qui se présente comme un « théoricien de la culture » (mais surtout pas comme, disons, un anthropologue ou autre spécialiste habituellement reconnu des phénomènes culturels), n’a pas grand-chose à dire de la « civilisation ». À le lire, du reste, on ne voit pas trop comment celle-ci pourrait bien fonctionner, ou même simplement exister, puisque tout ce qui est habituellement considéré comme relevant de la culture ou de la civilisation, telles la musique ou l’architecture, se trouve déterminé par le fonctionnement mécanique (plutôt même que « biologique », à mon avis) de la « culture ». La « civilisation », en somme, ce n’est pas ce qui intéresse Mühlmann, et ce n’est pas l’objet de sa thèse. Cet objet, c’est bien ce qu’il appelle « la nature des cultures ».

Voilà un livre qui arrache comme un gros cube dès les premières pages, bientôt sidère, puis finit par agacer au delà du supportable ; lequel néanmoins, dans mon cas, aura jusqu’au bout toffé (tough-é, comme on dit en traîneau à chiens dans l’Iditarod), puisque je m’étais engagé à en faire le compte rendu. J’ai pourtant bien failli rendre les armes en lisant, p. 123, que « La culture est ainsi un objet (Objekt) dynamique implanté dans un espace entre les itérations de nature énergétique et les itérations de transmission » (p. 123). Ma sidération, elle, avait commencé dès la p. 13, en lisant à propos des phases progressives de l’hominisation que « Tandis que dans l’hémisphère nord des progrès conduisent à une relative stabilité, dans les vastes territoires de l’hémisphère sud le taux de reproduction est supérieur aux ressources en nourriture et en eau qui lui sont indispensables. Il en résulte des populations qui vivent dans un no man’s land entre animalité et hominité. Dans ces espaces, l’hominisation n’est pas garantie ».  Voilà qui fera plaisir à Homo sapiens, cet émigré de ce que Mühlmann appelle « l’hémisphère sud » (où se trouvent ce « Nord » et ce « Sud », c’est une question qu’il laisse dans le vague ; elle paraît bien relever d’autre chose que de la géographie). Émigré, sans doute, parce qu’il n’avait plus assez à manger là-bas, à force de proliférer…

Si l’auteur exprime des doutes quant à l’hominité des êtres du Sud, ce no man’s land réfractaire au progrès phylogénétique, en revanche, il n’en a pas le moindre quant à l’identité ontologique entre le comportement du toupaye, un proto-primate de l’Asie du sud-est, et celui des foules humaines, voire de leurs chefs. C’est même là l’essentiel de sa thèse. La preuve de cette identité lui a été fournie par la mesure des quantités de noradrénaline sécrétées par l’hypothalamus, et celles, corrélatives, d’adrénaline et de cortisol que l’on retrouve dans les urines à la suite d’une réaction de stress (p. 41). À partir de ces mesures, la certitude du Dr Mühlmann est acquise : « Ces deux effets possibles du stress, la suractivité et l’apathie, l’augmentation permanente du taux de noradrénaline et d’adrénaline ainsi que celui de cortisol fondent en même temps le modèle de base de la pathologie du stress chez l’homme » (p. 43). Des observations connexes, centrées sur le thème de la domination et de la soumission, de la guerre et des hooligans, lui font établir un lien entre stress et coopération, et de là lui fournissent la clef du royaume de la Connaissance : la Csm, i.e. « coopération sous stress maximal ». « On peut constater qu’en introduisant le principe Csm la réaction de stress gagne une nouvelle dimension. Au plan individuel elle consiste dans la justesse de la décision d’attaquer ou de fuir » (p. 51), comme on peut le vérifier dans le comportement du toupaye. Et de là, via des développements qui nous conduisent du théâtre grec aux mathématiques des populations, de l’architecture romaine à la synergétique de Haken, des icônes byzantines à Raphaël, etc., l’on peut enfin comprendre ce qui s’est passé le 11 septembre (2001, à New York) et le 11 mars (2004, à Madrid) :

Les attentats terroristes du 11 septembre et du 11 mars sont deux événements de type Csm. Ils provoquent un stress (S) maximal (M) et suscitent de puissants élans de coopération (C) […]. Du point de vue de l’analyse du stress, il est cependant résulté de ces événements terroristes deux effets particulièrement importants : les États-Unis réagirent au stresseur par l’attaque, l’Espagne par la fuite [en retirant ses troupes d’Irak] (p. 174).

Qu’il me soit permis de recommander la lecture de ce livre comme un cas exemplaire de mécanicisme paranoïaque, allié à une effarante culture (au sens ordinaire du terme). Un tel alliage ne saurait être une chimère, puisque l’auteur s’évertue à nous faire saisir la « culture » comme un fait biologique induisant des comportements de toupaye, tandis que la « civilisation » serait une sorte d’édulcorant artificiel atténuant les effets de la culture (et dont on se demande du reste de quel deus ex machina il pourrait bien provenir, sinon lui aussi de la biologie moléculaire). Laissons de côté les résonances proprement germaniques de ce contraste entre Kultur et Zivilisation. Dans une telle logique, on peut effectivement être à la fois très cultivé, et doué d’un jugement de toupaye. Ce serait amusant et même attendrissant, si cela ne faisait froid dans le dos ; car on apprend par ailleurs, en lisant la quatrième de couverture, que

Heiner Mühlmann est un théoricien de la culture, né en 1938 à Recklinghausen. Il a enseigné dans les universités de Paris VIII, Münster et Wuppertal. Après sa publication en 1996, il a dirigé un séminaire au Collège international de philosophie portant sur son ouvrage principal La Nature des cultures. Il appartient au groupe de recherche de neuro-anthropologie Trace basé à Zürich. Depuis 2005 il est professeur invité à la Staatliche Hochschule für Gestaltung (HfG) de Karlsruhe dont le recteur est Peter Sloterdijk.

C’est dire qu’avec le Dr Mühlmann, nous sommes au cœur du dispositif d’où émanent les must de notre prêt-à-penser. L’effet d’intimidation de tels must n’est plus à démontrer. Alors, sous l’empire de la Csm, sommes-nous bien prêts à penser comme des toupayes ?

       Pour ma part, je choisirai plutôt, en toute ringardise, de faire deux objections ; l’une au nom de la science dure, et l’autre de la molle. Au nom de la science dure, j’épinglerai quelques passages du chapitre intitulé « Phase 4. Itération ». Comme le récapitule l’introduction de ce chapitre (p. 111), les « phases » précédentes, chacune ayant fait l’objet d’un chapitre, sont 1. « l’installation des règles locales », 2. « [le] déclenchement d’un flux d’énergie global sous forme de coopération sous stress maximal », et 3. « la relaxation faisant suite au stress, avec son évaluation, et la production de l’ajustement à la règle. L’action stressante et l’évaluation du stress forment une unité physiologique de réseau d’action et de règles ». C’est cette « unité physiologique » qu’il s’agit maintenant de transmettre ; transmission qui est un « trait essentiel de la culture », et qui « est itération » (p. 111). Itération au sens le plus mathématique du terme ! Ce qui conduit Mühlmann à aligner une série d’équations, dont je ne citerai ci-dessous que l’une des plus faciles à reproduire (p. 117) :

q’ = (1) q2 + ½ q (1-q) + ½ (1-q) q

où q représente la fréquence avec laquelle un trait culturel apparaît dans la population, ledit trait venant des parents biologiques d’un individu quelconque, étant adopté fidèlement par lui et pouvant « prendre la simple forme de la transmission génétique, l’hérédité sexuelle haploïde » (p. 116). Mühlmann conclut ces développements en écrivant : « on peut dire que les cultures consistent en masses diffuses de traits culturels, qui permettent de décrire les cultures seulement sous une forme algorithmique abrégée » (p. 121).

J’avais pourtant cru pouvoir retenir de la théorie algorithmique de l’information (Tai) [1] que certaines choses, y compris purement physiques, sont trop complexes pour que l’on puisse en compresser la représentation au moyen d’algorithmes ; car alors l’information se présente comme une suite aléatoire, incalculable : l’analyser revient à la reproduire dans son entier… Serait-ce donc que les cultures, elles, sont suffisamment simples pour être compressibles en algorithmes ? Voire…

… Mais j’allais oublier que le propre du réductionnisme scientiste, c’est bien de forclore la complexité des choses, pour en faire des objets simples et discrets. C’est bien un tel Objekt que la culture devient sous le puissant éclairage de la Csm. Il ne me reste donc plus que le joker de ma science molle. Pourquoi, n’en déplaise au Dr Mühlmann, les sciences molles devraient-elles rester molles ? Parce qu’elles sont obligées de tenir compte du fait que le symbole est immanent aux réalités humaines, telles que la culture. Or le symbole échappe au principe d’identité, qui fonde en revanche la dureté des sciences dures. Chez Mühlmann, effectivement, tout est réduit au principe d’identité, et aux simples mécanismes dualistes de cause et d’effet qui en résultent – y compris du reste le rapport nature/culture, ce qui, soit dit en passant, rend absurde sa propre thèse centrale (une « théorie génétique de la culture »). Par exemple :

Le processus d’hominisation ne s’accomplit génétiquement que jusqu’à un certain stade. Il se déroule ensuite exclusivement sur le terrain de la culture. Les premières étapes importantes de l’hominisation furent : la libération de la main de la fonction de locomotion – qui était un acquis génétique. Résultat culturel de la libération de la main : dextralité et utilisation d’outils. Ensuite : naissance du langage en tant que double système d’articulation rendu possible par une transformation d’origine génétique. En outre : utilisation du feu […] » (p. 13).

Que le langage ne soit pas seulement un effet mécanique de la transformation physique du larynx (etc.), mais aussi (et même essentiellement) un système symbolique, cela n’entre pas en ligne de compte dans les paralogismes péremptoires du Dr Mühlmann. Or qu’est-ce que le propre d’un système symbolique ? C’est que, dans le symbole, A est en même temps non-A ; ce qui, avouons-le, est gênant si l’on veut mesurer des objets simples et discrets. Que serait une règle dont le nombre de centimètres varie ? Pire, que deviendrait l’équation susdite, si q pouvait être en même temps non-q ?

Elle deviendrait ce qu’est tout le livre de Mühlmann : une farce grossière et une insulte au genre humain. Bonne pour couillonner des toupayes, et encore…

Résumé

Comme l’indique sans ambiguïté son sous-titre, « Essai d’une théorie génétique de la culture », ce livre de Heiner Mühlmann se propose bien d’interpréter les cultures humaines dans les termes de la biologie. La quatrième de couverture rapporte que Peter Sloterdijk aurait qualifié de « fondamentale » cette nouvelle « généalogie de la morale », au sens nietzschéen. Fondamentale ? Au moins ...

Bibliographie

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