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Sérendipité.

L’espace global parcouru par la philosophie occidentale.

Chris Younes, Thierry Paquot (dirs.), Espace et lieu dans la pensée occidentale, de Platon à Nietzsche, Paris, La Découverte, 2012.

L’espace et le lieu sont des objets d’interrogation pour tous ceux qui habitent quelque part et qui ont une relation intellectuelle distanciée avec le territoire. « Espace », au premier abord au moins, est un terme assez global qui fait référence à une forme abstraite d’étendue. « Lieu », au contraire, concerne davantage un endroit plus précis et concret. Lier « espace » et « lieu » dans une même réflexion implique donc de tisser tout un réseau de relations d’échelle (entre le localisé et le globalisant) et de différences entre une notion très conceptuelle (la spatialisation) et une désignation très matérielle (le site). Thierry Paquot et Chris Younes ont décidé de diriger un ouvrage (avec 15 autres co-auteurs) qui parcourt 2500 ans de telles réflexions. Ils se consacrent à l’étude des notions d’espace et de lieu dans la pensée occidentale, en faisant une sorte de catalogue de ce que ces deux mots signifient pour une série de philosophes grecs, anglais, allemands, et français (ainsi qu’un philosophe italien et un américain), de Platon à Nietzsche, en passant par Marc Aurèle, Condillac, Marx…

Il y a donc dans ce livre un parti pris intéressant : la pensée de l’espace est affaire de philosophes, et non pas de peintres ou d’architectes. Elle n’est pas davantage l’affaire d’explorateurs comme Cook ou Bougainville et pas non plus de scientifiques comme von Humboldt, Darwin ou Poincaré. La pensée occidentale est donc posée comme exclusivement philosophique, ce qui est une posture originale et épistémologiquement claire : la philosophie peut parler avec pertinence de l’objet que les scientifiques parcourent et étudient, que les artistes créent ou manipulent, sans faire appel à eux. Nous sommes donc dans une attitude surplombante éloignée de tout empirisme.

Les différents philosophes sont ensuite étudiés un par un, selon un ordre qui n’est que chronologique. Malgré cette construction par simple collage énumératif, le livre est bien plus qu’un catalogue : c’est une mine d’interprétations originales et subtiles. En fait, pour presque chaque philosophe concerné, les auteurs proposent une voie de lecture nouvelle, et ils n’hésitent pas parfois à proposer des interprétations anachroniques mais très fines : il est en effet particulièrement osé mais extrêmement fécond de faire voisiner Condillac (avec son traité des sensations) et Mélanie Klein (relation avec la mère structurée par le langage). De même, la notion de promenade chez Diderot est rétrospectivement analysée comme une figure de l’errance qui évoque Guy Debord. Bref, ce livre est un jalon qui prend une place importante au sein d’un débat large : celui qui concerne l’espace, le lieu et les différentes idéologies qui s’y rapportent.

Cette recension ne va pas faire la liste de ce qui est dit de chacun, elle va chercher à signaler certaines des thèses les plus originales. Anne Cauquelin écrit, par exemple, sur Aristote et démontre que pour lui le lieu n’est pas principalement ce qui rend le mouvement possible, ce n’est pas uniquement une exigence intellectuelle pour fonder et pratiquer une physique. Le lieu, c’est la cité en tant qu’elle est un construit politique. La cité est le lieu naturel de l’homme comme le fleuve est le lieu naturel de l’eau et l’air celui du feu : « on comprend mieux alors quel genre de lieu est la cité : tout comme le fleuve elle est bien un tout mais non pas un tout fait d’addition d’individus » (p. 40) ; « le tout de la cité est sa constitution c’est-à-dire l’appareil de loi et de règles qui régissent la vie politique » (ibid.) ; « le lieu de la cité est incorporel c’est un “concept-attitude” qui réside en chacun des citoyens » (ibid.). Il est très intéressant de comprendre la notion d’espace chez Aristote avec une telle entrée politique — espace comme lieu du débat démocratique — plutôt qu’avec l’habituelle entrée naturaliste qui en fait un simple contenant pour la définition du mouvement des objets naturels comme la croissance des arbres et le flux des fleuves.

Dans un autre chapitre, Pierre Duleau confronte obliquement Hegel, Marc Aurèle et l’espace de la physique moderne (p. 50) et explique que, pour les stoïciens, l’espace est une structure sémantique, un ordre du monde qui permet aux étants corporels de se structurer de telle façon qu’un logos rationnel soit possible et pertinent à leur égard. Si en effet les étants sont répartis sans ordre, sans logique, sans interaction entre eux, alors le monde n’est qu’une collection d’objets, et non un système cohérent. Pour les stoïciens, l’espace est la structure conceptuelle et sémantique dans laquelle la disposition des objets, les uns relativement aux autres, a une signification : il y a un sens à parler de la relation entre la pente d’un fleuve et la vitesse du courant, mais à condition que le fleuve coule bien sur cette pente-là et non pas à 200m de là. Il faut donc un lien entre lieu et espace pour qu’un énoncé portant sur des étants corporels ait un sens.

Les deux chapitres sur Descartes et Newton (écrits pas Frédéric de Buzon et Luc Peterschmit) permettent de réfléchir à un enjeu épistémologique classique qui est celui de l’induction. Dans un monde cartésien qui ignore le vide, la régression à l’infini n’a rien d’absurde et il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas, à l’infini, d’interactions mécaniques entre atomes. Dans un monde newtonien, le vide est possible et une distinction entre espace relatif et espace absolu est également possible. La méthode inductive (le raisonnement qui généralise à partir du constat d’expériences répétées) est donc très cohérente avec un espace cartésien. Le raisonnement déductif (qui part d’une théorie et qui en déduit des logiques de comportement pour les objets) est beaucoup plus pertinent dans l’espace newtonien, dont la première caractéristique théorique est d’être structuré par la gravité.

Le chapitre sur Leibniz (David Rabouin) insiste sur un aspect négligé de la pensée du philosophe prussien : pour Leibniz, dans l’espace, tout a une forme et l’étude de la forme (toutes les morphologies) est une part de la géométrie. Si l’on considère alors que la forme importe, il résulte que l’espace n’est pas réductible à une simple série de mesures en 3D mais qu’il a une dimension topologique. On peut certes trouver anachronique de parler de topologie à l’époque de Leibniz mais il est certain que la question d’un espace où la forme a une dignité égale à la mesure est intéressante.

Le chapitre sur Diderot (dont François Pépin est l’auteur) signale que, pour Diderot, l’espace est appréhendé par la promenade, comme déambulation sans itinéraire prédéfini, de façon relativement naturaliste et matérialiste. De ce fait, l’espace n’est pas le lieu de lois universelles mais d’arrangements matériels toujours renégociés localement : « Diderot généralise un principe d’indépendance où les choses et les contextes déterminent les rapports sans être déterminées par des lois universelles à priori » (p. 188). Il y a donc une spécificité de l’espace local par rapport à une conception globalisante d’un espace mathématique ou physique.

Le livre peut donc être lu avec une problématique transversale : en quoi la conception que l’on se fait de l’espace à un moment historique donné est-elle liée au mode de scientificité dominant à ce moment précis ? De Platon à Nietzsche, l’espace passe ainsi par des métamorphoses qui l’idéalisent (en discours), qui le réifient (la physique de Descartes), qui le mathématisent (Newton et Leibniz), qui le naturalisent (Montesquieu, Diderot) qui l’esthétisent (Schelling) ou qui le politisent (Marx, Nietzsche). L’espace est bien un concept où s’affrontent des idéologies et des épistémologies sans que personne ne puisse à la fin avoir une position qui soit plus solide, ou mieux légitimée, que les autres. C’est donc un concept qui passe très bien, sans trop de dommages apparents, au travers des révolutions scientifiques et qui, en conséquence, interroge en profondeur toutes les idées que la philosophie se fait de la science. Il est donc pertinent, de la part de Chris Younes et de Thierry Paquot, de présenter ainsi une série d’études sans faire de synthèse, ni de conclusion. Leur livre décrit les conceptions occidentales de l’espace en reprenant le principe de l’installation dans l’art contemporain : une juxtaposition d’objets, d’images, de fragments et une composition d’ensemble obéissant à une règle simple, l’ordre chronologique. De ce point de vue, leur position surplombante assumée n’est en aucun cas normative ou dirigiste, elle est simplement méthodologique : pour comprendre l’espace, dispersé en conceptions aussi disparates, il faut juste prendre de l’altitude.

Résumé

L’espace est un concept qualifié de « autre de la pensée » dans la tradition philosophique européenne. Il est une substance étendue pensée par une substance pensante elle-même finie en corps. Il pose le problème de l’union de l’âme, infinie, et du corps, fini. Le livre de Chris Younes et Thierry Paquot offre, au travers de chapitres classés par ordre chronologique, un panorama des différentes solutions que des philosophes et des écrivains ont proposées pour penser l’espace autrement qu’à travers ce dualisme, en interrogeant les notions de lieu, de politique spatialisée et de signification.

Bibliographie

Notes

Auteurs

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Sérendipité.

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