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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Les traversées du quotidien.

La mise en sociétés de la Terre n’a pu se faire qu’en la fragmentant, qu’en créant à l’infini des unités spatiales de formes et de tailles diverses. Cette tomogenèse (Gay 2004), de tomo « coupe, section » et de genèse « processus de formation », est à rapprocher de l’activité aphrogène (d’aphro« écume ») développée par le philosophe Peter Sloterdijk (2003). Pour cet auteur, les êtres humains produisent une multitude de bulles, s’empilant, se chevauchant, se transformant et qu’il assimile à une écume. Le « processus de civilisation », mis en évidence par Norbert Elias, est indubitablement relié à un besoin de délimiter dans nos sociétés qui ont permis la mise en place et l’incorporation de ces dispositifs spatiaux. On mesure, par exemple, mal la somme de règles incorporées nécessaires à la bonne circulation des personnes. Le code de la route est l’arbre normatif qui dissimule la forêt dense des habitus issus de ce processus de civilisation, en accord avec la baisse de la tolérance au risque qui caractérise notre société. Ce souci de sécurité et de sollicitude est ainsi progressivement plus présent au travers de la multiplication des surfaces podotactiles, destinées aux personnes déficientes visuelles, que l’on trouve en bordure des quais ferroviaires ou au droit des traversées de chaussées (Photo 1).

Photo 1 : clous podotactiles dans le métro de Sydney (Australie) © J.-Ch. Gay, 2009.

Michel Foucault dirait que le processus disciplinaire est consubstantiellement associé au geste de circonscrire un domaine dans lequel le pouvoir jouera dans toute sa plénitude (2009). Le processus d’humanisation l’est également, et la tendance est à un compartimentage et à une segmentation spatiale de plus en plus poussée, correspondant à une spécialisation des lieux (Sack 1986). En érigeant des abris ou des cases, nos lointains ancêtres soustrayaient à un environnement hostile un volume séparé du reste du monde dans lequel il pouvait se réfugier. Remarquons le paradoxe de la visibilité des bureaux ouverts : plus les gens ont des barrières tangibles entre eux et plus ils sont aimables (Sennett 1974). Sous prétexte de supprimer les hiérarchies et d’améliorer la communication au sein des entreprises, la généralisation des bureaux ouverts (open spaces) fait que tout le monde se contrôle et s’épie. Cette surveillance réciproque crée des comportements de façade et produit du conformisme (des Isnards et Zuber 2008). Les space planners ont oublié que la porte stimule la créativité et cultive la sociabilité. Un proverbe allemand ne dit-il pas qu’« une haie de séparation garde verte l’amitié » (Montreynaud, Pierron et Suzzoni 1993, p. 411) ?

La tomogenèse rappelle cette « part maudite » exhumée par Georges Bataille (1949) : un excès d’énergie, une exubérance de la vie, jusque dans la production de ces formes fragmentées, discontinues, qui ne cessent de s’empiler, de s’emboîter, d’apparaître et de disparaître et qui semblent défier la continuité des flux et du mouvement recherchée par tous les logisticiens et les adeptes d’une économie libérale en quête d’un marché jugé parfait parce que sans barrières. Face à une pensée mettant en relief les réseaux et la plus-value circulatoire, il est urgent de donner du sens à la tomogenèse. Le postulat de notre travail est que la société contemporaine est une société de la séparation et du franchissement au lieu de la continuité, de la fluidité et de la transparence prétendues. Régis Debray, dans Éloge des frontières (2010), a récemment écrit ce que nous considérons comme un plaidoyer « pro tomo », s’en prenant au « sans-frontiérisme » qui fait florès depuis quelques décennies. J’évoquerai également l’idéologie libertaire faisant foin des limites et continuant d’irriguer une partie de l’entendement occidental, spécialement national depuis Mai 68, dont les slogans et bombages constituent de précieux témoignages de cette sensibilité. Au dédaigneux « Les frontières on s’en fout », au syllogistique « Ceux qui ferment les portes à clé sont des froussards donc des ennemis », ou au programmatique « Ouvrons les portes des asiles, des prisons et autres facultés », nous préférons le paradoxal « La barricade ferme la rue mais ouvre la voie », ou le subtil « Fais attention à tes oreilles, elles ont des murs ».

À longueur de temps, nous sommes ainsi cernés par des volumes et des surfaces, nettement circonscrits. Pièces, bâtiments, tronçons, terrains, périmètres, véhicules, contrées, etc., sont habituellement pratiqués. Qu’il s’agisse du travail, des loisirs, des vacances, des déplacements, d’activités plus ou moins licites, on fréquente, parfois sans s’en rendre compte, une multitude d’unités spatiales accolées, emboîtées et/ou enchevêtrées. Aussi, les traversées de limites, mettant en contact des espaces juxtaposés et poreux, sont, avec les changements de codes de conduite que certaines impliquent, innombrablement liés à la condition humaine contemporaine. Il s’ensuit que les passages, les cycles autocontrôle/relâchement, les mises à l’écart ou à l’abri sont notre destin commun. Mais dans une société de la mobilité, tout cela n’est possible que par la mise au point de dispositifs et d’infrastructures de plus en plus sophistiqués favorisant les franchissements tout en les contrôlant, les sécurisant et les canalisant.

Passages à l’acte.

Se déplacer, c’est passer d’un contenant à un autre. Chaque jour, on se heurte et on traverse à de multiples reprises des limites, sans en être toujours conscients. Leur présence est pourtant toute aussi familière que celle du temps. Elles orientent nos faits et gestes, canalisent les parcours et imposent des convergences spatiotemporelles. On se retrouve ainsi à peu près tous à emprunter au même moment les mêmes barrières, les mêmes points de passage obligés, ce qui a pour résultat la formation de files d’attente plus ou moins organisées. Lors des grandes migrations touristiques, des « bouchons » se forment — une analogie avec l’objet qui empêche l’écoulement d’un liquide. Pris d’assaut le matin et le soir, les guichets, les portillons ou les portiques permettant d’accéder aux transports publics sont alors saturés. Rappelons-nous des mémorables cohues du métro parisien, quand le portillon d’accès au quai, manœuvré manuellement par le poinçonneur ou commandé automatiquement par les rames, se refermait à leur approche. La foule trépignant d’impatience de le voir se rouvrir, n’était admise qu’après le départ du train, un contrôle du mouvement des voyageurs à l’origine, dans les années 1920, de l’expression « Ça se bouscule au portillon ». En fin de semaine, ce sont les caisses des hypermarchés ou les guichets des cinémas qui donnent lieu à ce genre de scènes. Lors des grands départs ou retours vacanciers, ce sont les postes de péage ou les points de contrôle dans les aéroports.  

Notre condition est donc intimement en relation avec les multiples franchissements imposés par la vie quotidienne, et les clés, les cartes d’accès ou de crédit, les badges, les télécommandes, les codes sont plus utiles qu’une montre pour se déplacer. Il est symptomatique que le porte-clés ait attiré l’attention des marques dans les années 1950-1960 en devenant un support publicitaire particulièrement efficace, car, fût-il trivial, cet objet du quotidien a été collectionné par des millions de personnes. À quand l’instrument qui servira à franchir toutes les barrières ? À quand le passe universel ? Il s’en faut pour le moment, car si, grâce à la géolocalisation des téléphones mobiles, la position géographique des particuliers est connue en temps réel ainsi qu’enregistrée, et que l’on peut désormais communiquer, regarder la télévision, surfer sur Internet, photographier, disposer d’un agenda, connaître sa localisation, recevoir sa carte d’embarquement virtuelle grâce aux smartphones, force est de constater qu’aucun outil ne permet à lui seul de négocier les nombreux franchissements imposés. Pas un ne nous ouvre à la fois l’accès au domicile, au véhicule, au bureau, au métro, au parking, à l’ascenseur, etc., bien que la cité-État de Singapour envisage de supprimer ses péages urbains (Photo 2) en suivant les conducteurs par GPS et en faisant payer leurs trajets réels. Du coup, plusieurs objets encombrent poches ou sacs. Leur perte est synonyme de tracas, de frais imprévus et d’une réduction, temporaire, de la capacité de déplacement. Malheur à ceux qui ont égaré la clé de leur domicile et qui ne peuvent plus rentrer chez eux. La locution verbale « être enfermé dehors », qui s’applique à ces derniers, traduit, au travers d’un oxymore, leur désarroi et leur état paradoxal de captivité.

Photo 2 : portique de télépéage à Singapour © J.-Ch. Gay, 2011.

Autant de micro-événements qui rappellent que les « compétences de franchissement » (Lussault 2009) dont on dispose reposent d’abord sur la capacité de détenir des « titres de circulation », qui vont d’une carte bancaire à un passeport, en passant par un billet d’entrée, une tenue correcte qui respecte le code vestimentaire, parfois précisé sur le carton d’invitation ou clairement affiché dans certains lieux publics (casinos, salons, restaurants chics…), voire une couleur de peau claire en cas de ségrégation ethnique. L’aptitude à fréquenter une multitude d’entités spatiales, contrôlées par des autorités compétentes, est donc déterminée par la possession d’un titre permanent ou temporaire, licite ou tacite : carte d’identité, passeport et/ou visa, carte de séjour, carte d’invalidité, titre de résident sur un territoire national, badge d’accès, convocation ou invitation, ticket d’accès ou abonnement, ethnie… Au-delà ou en deçà d’une certaine limite, ces « documents » ne sont pas ou plus valables et nos droits ou nos devoirs diffèrent. L’accès à certains lieux (bars et discothèques, hôtels, clubs de culture physique, etc.) est au centre des luttes contre les discriminations reposant sur les origines ethniques, l’orientation sexuelle ou le handicap.

De longue date, les États ont cherché à restreindre la mobilité de certaines populations, en exigeant d’elles des documents particuliers, véritables passeports intérieurs. La tendance actuelle est de faire du corps un véritable titre de circulation, grâce à la biométrie, dont le glissement d’acception, au début du 21e siècle, d’étude quantitative des êtres vivants à l’ensemble des techniques sophistiquées de reconnaissance et d’identification, en dit long sur les évolutions à l’œuvre. Avec les scanners, scrutant empreintes digitales, visage, iris ou rétine, on est loin des tampons indélébiles des night-clubbers ou des sympathiques et colorés bracelets des clients des resorts, mais pas si éloigné, tout au moins, des marques judiciaires généralement appliquées au fer rouge, à partir du 16e siècle, sur les épaules des condamnés (About et Denis 2010).

Les macro-événements que sont les pannes générales d’électricité à l’échelle d’une région ou d’un État confirment l’assujettissement croissant à l’électricité des dispositifs de protection et de franchissement. À New York, si le blackout de 1965 avait généré le mythe polisson d’un baby boom neuf mois plus tard, les suivants sont plus inquiétants parce qu’ils démontrent la vulnérabilité des sociétés urbaines. En 1977, 1600 magasins, plongés dans l’obscurité et privés de système d’alarme, furent pillés. Le blackout qui affecta, le 14 août 2003, tout le nord-est des États-Unis et l’Ontario provoqua l’interruption de la téléphonie mobile, des embouteillages gigantesques, en l’absence de feux de circulation, et le blocage de milliers de personnes dans les ascenseurs. En pleine canicule, les autorités recommandèrent à la population d’ouvrir les fenêtres et de boire beaucoup, les climatiseurs ne fonctionnant plus. Les usagers des parkings ne purent récupérer leurs véhicules lorsque les batteries des caisses automatiques se révélèrent défaillantes. Sans moyens de transport, sans possibilité d’accéder à leurs logements ou à leurs chambres d’hôtel, des milliers de personnes passèrent la nuit dans les parcs ou sur les trottoirs de New York, à l’instar des 2000 clients du célèbre hôtel de Times Square Marriott Marquis, qui ne disposait pas d’un groupe électrogène pour faire fonctionner, entre autres, les clés électroniques de ses chambres.

Que les années 1970 semblent lointaines, où certains croyaient que les limites allaient disparaître ! Les temps ont bien changé et l’esprit libertaire, qui voulait s’en affranchir et prônait l’inclusion, a été remplacé par une consommation sexuelle, parfois effrénée, chez les gays dans les saunas et les backrooms des cruising bars, ou par un libertinage en clubs plus ou moins chic et exclusifs, allant de la structure artisanale aux complexes incluant restaurant, hôtel, piscine et sauna, en passant par le club « très privé » à destination des seuls adhérents avec parrainage très sélectif (Welzer-Lang 2005). Quelques arrière-salles et sous-sols de sex-shops ou de restaurants peuvent également faire l’affaire. On est alors bien loin de ces soirées réservées à une élite utilisant sociétés de gardiennage et mot de passe, rappelant la scène d’orgie massive dans un château du film de Stanley Kubrick (1928-1999) Eyes Wide Shut (1999), avec masques vénitiens et le fameux « Fidelio ». 

L’idéal hippie de l’ouverture s’est refermé sur la monétarisation croissante de l’espace public, sous couvert de surveillance, de protection, de sauvegarde, de restauration ou d’entretien (Mitchell et Staeheli 2008). La multiplication des guichets, des guérites ou des clôtures s’appuie sur une bonne conscience environnementale ou patrimoniale. La culpabilisation de la gratuité est à l’œuvre, tout comme la crainte de l’entrée libre, avec pour toile de fond une amplification du souci de sécurité dans un monde tolérant de moins en moins les risques (Beck 1986).

Photo 3 : portillons de la gare centrale de Tokyo © J.-Ch. Gay, 2010.

L’accélération de notre quotidien, la multiplication des entités spatiales et la montée en puissance de l’impératif sécuritaire exigent une augmentation concomitante de l’efficacité du franchissement et des contrôles. Le problème de l’équilibre entre performance de sécurité et vitesse de passage est capital dans la mise au point, par exemple, de systèmes facilitant le contrôle aux frontières dans les aéroports ou les gares, comme ces couloirs de contrôle automatisé utilisant l’identification biométrique et/ou les passeports et documents de voyage à lecture automatique. Treize ans seulement après la chanson de Serge Gainsbourg Le Poinçonneur des Lilas, et alors que la RATP n’avait pas encore totalement abandonné ce contrôle manuel des billets, les gares japonaises ont été progressivement dotées, à partir de 1971, de portillons automatiques permettant de faire passer deux personnes par seconde (Poupée 2008). L’Occidental — et le Français tout spécialement — est frappé par leur efficacité. Tandis qu’à Paris, à l’évidence, on lutte contre les resquilleurs par de retors et monodirectionnels tourniquets et battants, à Tokyo on a pris le taureau par les cornes pour fluidifier l’accès au métro et au train, la tarification dût-elle être plus complexe qu’à Paris, puisque le prix varie suivant la distance parcourue. Ces portes automatiques ressemblent à deux murets parallèles équipés d’une fente dans laquelle on glisse son ticket et qu’on récupère, sans que sa progression soit ralentie, un mètre plus loin (Photo 3). Paradoxalement, ce couloir est toujours ouvert, sauf lorsque des capteurs détectent un fraudeur ou un étourdi : deux battants, en bout de couloir, viennent alors barrer illico leur progression. Ces accès sont bidirectionnels et, suivant le sens du flux principal, le fonctionnement des portes est inversé. Marchant au départ avec des tickets dotés d’une piste magnétique, des lecteurs de cartes à puce sans contact viennent aujourd’hui rendre encore plus efficaces ces portillons. La carte Suica (Smart Urban Intelligent Card), à la fois titre de transport et porte-monnaie électronique, fait partie du quotidien des Nippons.

Notre ordinaire s’inscrit dans ce contexte de fluidification de flux de plus en plus surveillés, avec ses codes, ses apprentissages et ses espaces. Pour paraphraser la formule célèbre de Georges Pérec (1976), vivre c’est donc tenter de passer d’un espace à un autre de la manière la plus simple possible, dans le mouvement, sans perte de temps. C’est donc aussi savoir ruser avec les limites, les contourner, les omettre, les éviter, les détourner, les violer.

Les dispositifs contrôlants et filtrants.

L’évolution du cours de certaines sociétés de protection et de contrôle en apprend long sur le monde actuel. Le désir de sécurité est fondamental et le 11 Septembre n’a fait qu’amplifier cette quête. La lutte contre la criminalité et le terrorisme est au cœur de multiples campagnes électorales et la clé des choix de certains électeurs. Les progrès technologiques permettent désormais d’identifier rapidement, de contrôler ou de pister les individus qui, souvent à leur insu, sont espionnés par leur téléphone mobile, leur GPS ou leurs cartes magnétiques. La puissance des bases de données (big data) et leur mise en réseau rendent progressivement plus efficaces ces dispositifs. Trois quarts des écoles récemment construites aux États-Unis sont désormais équipés de portiques détectant les métaux, de cartes magnétiques d’identification, de reconnaissance biométrique, de portes électroniques, et fournissent des casiers et des cartables transparents aux élèves (Monahan 2006).

L’invention du fil de fer barbelé, en 1874 (Razac 2000), est un jalon majeur dans la fabrique de la limite. Le fil de fer barbelé est indissociablement lié à certaines institutions répressives, dont le camp d’extermination en est la quintessence. Devenu symbole de l’oppression, son potentiel disjonctif est aujourd’hui concurrencé ou complété par une multitude d’équipements. Citons, dans la sphère de la sécurité périphérique, les barrières levantes, les bornes escamotables comme celles qui contrôlent l’accès en milieu urbain, les barrages et barrières anti-intrusion (Photo 4) utilisés fréquemment autour des sites militaires, des ministères…, les portails pivotants ou coulissants, les tourniquets-tambours sécurisant les parkings ou certains sites militaires, sans oublier la composante la plus classique de la sécurité périphérique, le grillage, surmonté ou non de bavolets en fil de fer barbelé, à barreaux ou à treillis soudés, équipés ou non d’alarme à micro-ondes, à rayons infrarouges, à détection de mouvement…

Photo 4 : barrages anti-intrusion protégeant le New York Stock Exchange © J.-Ch. Gay, 2012.

 Les contrôles d’accès ne sont pas en reste en termes de sophistication et d’efficacité, avec une large gamme de cartes — magnétiques, de contact, sans contact, biométriques, multifonctionnelles (accès, restaurant, pointage…) — associée à des lecteurs divers — magnétiques, mains libres, à distance… Dans certaines résidences, on en a besoin pour y rentrer, pour emprunter l’ascenseur et pour accéder à son logement. De la station de métro jusqu’aux lieux exigeant des niveaux de sécurité élevés (ambassades, centrales nucléaires, sites militaires sensibles, aéroports, prisons…), il y a également tout un assortiment de dispositifs allant des banals tourniquets tripodes, portillons d’accès unidirectionnels, motorisés ou pas, qu’on trouve dans les supermarchés ou les aéroports, aux portes anti-retour empêchant tous les passagers ayant quitté des zones de haute sécurité d’une aérogare d’y revenir (Photo 5), aux tambours de hauteur totale mécanique assurant une bonne sécurité sans supervision humaine ou aux portes rotatives de sécurité pour accéder aux locaux de prestige, pouvant intégrer ou non des systèmes de détection. Ces obstacles aux cheminements des piétons sont complétés par une kyrielle de sas de sécurité et d’automatismes nécessaires pour des niveaux de sécurité élevés. On en trouve dans les banques qui résistent aux attaques physiques, aux armes à feu et aux explosifs, et qui peuvent être dotés de système de détection à rayons infrarouges et d’une caméra vidéo.

Photo 5 : portes anti-retours à l’aéroport Nice-Côte d’Azur © J.-Ch. Gay, 2011.

Tous les jours, le premier dispositif contrôlant et filtrant utilisé est la porte du domicile. Avec ou sans judas et entrebâilleur, blindée ou pas, équipée ou non de cornières anti-effractions, capitonnée de l’intérieur, comme ce fut la mode un temps, ou non, plus ou moins lourde et ostentatoire, en matériaux nobles ou en contreplaqué, il s’agit d’une limite fondamentale dans l’appréhension du monde, opposant le chez-soi à l’extérieur, le limité de l’illimité (Simmel 1983). Son ouverture et sa fermeture sont des moments forts, par la mise en communication de l’espace privé avec l’espace public. Filant la métaphore théâtrale, Erving Goffman évoque l’intérêt d’observer le passage d’une « région postérieure » à une « région antérieure » et vice versa, parce que c’est le moment où l’on a le plus de chance de voir se transformer les individus, contraints de mettre ou soulagés d’ôter le masque imposé par la vie publique (Goffman 1967). Ne la franchit pas qui veut. L’étranger devra s’annoncer, même si la porte est ouverte ou entrouverte, car, dans une interaction habituelle, il peut être très gênant pour l’arrivant à l’improviste de surprendre l’occupant dans une certaine posture, tenue ou situation. Le timbre de la sonnette retentit comme une alerte chez certains, qui, dans l’affolement général, se mettent à ranger en quatrième vitesse l’appartement et à s’assurer qu’ils sont présentables. L’interphone est de nos jours fréquemment le premier filtre entre celui qui doit se faire connaître et celui qui doit identifier (Rosselin 1995). Franchir la porte d’entrée doit s’accompagner, pour l’étranger, d’un avertissement, de gestes particuliers (se déchausser, se découvrir…) et de rites apaisants (paroles phatiques et gestes de politesse, cadeau…). À défaut d’interactions normalisées entre l’hôte et l’invité, cette intrusion équivaudra à une attitude manifestement provocatrice.

L’occupant du lieu est lui aussi concerné par un certain nombre de rites propitiatoires ou, plus fréquemment, conjuratoires (Kaufmann 1996), visant à la sécurisation de sa demeure, quand on la quitte mais également quand on y réside, la nuit en particulier, moment supposé de tous les dangers. Clés et verrous sont au centre de ces rituels de protection, fait mécaniquement pour se rassurer et réprimer son anxiété. Sans bien connaître l’efficacité de la manœuvre, on ferme la porte d’entrée à double tour, le sens de cette expression, qui signifie « hermétiquement », est d’ailleurs démonstratif de la foi dans ces objets. Leur multiplication augmente encore l’assurance dans sa sécurité, avec la mise en place d’une série d’obstacles à l’intrusion : doublement ou triplement des verrous, grilles, portails, etc. La vérification de leur fermeture fait partie des rituels domestiques.

La domotique s’est penchée sur la sécurité et participe aujourd’hui grandement à la protection des biens et des personnes dans leur domicile. Des caméras vidéo observent les entrées et sont couplées à une large gamme d’interfaces de contrôle (écrans tactiles, ordinateurs personnels, interphones sophistiqués, téléphones portables…). Des télécommandes, des cartes magnétiques et des dispositifs à reconnaissance vocale évitent de sortir de sa voiture pour accéder aux garages. Lors d’intrusions, des alarmes se déclenchent et les sociétés de sécurité sont immédiatement prévenues. Les serrures électromagnétiques, dites aussi ventouses, se sont multipliées ces deux dernières décennies en raison de leur fiabilité et de leur adaptabilité, puisqu’une grande diversité de modèles propose des forces d’attraction ajustées au niveau de sécurité souhaité et au dispositif filtrant, de la porte de bureau en verre aux portes blindées ou de hangar. D’autres systèmes de verrouillage ont été mis au point pour résister aux actions des enfants afin qu’ils n’accèdent pas à des lieux potentiellement dangereux, suite à la prise en compte dans les pays riches, depuis quelques décennies, de l’ampleur des accidents de la vie courante. Les barrières de porte, de lit ou d’escalier sont très utiles, à l’instar des entrebâilleurs de fenêtre ou filets de balcon, de terrasse ou des portillons verrouillables de piscine.

Toujours pour protéger les enfants, le conducteur d’un véhicule a la possibilité de condamner l’ouverture électrique des fenêtres à l’arrière et, bien évidemment, des portes. L’industrie propose ainsi des milliers d’objets et de dispositifs de sécurité, au domicile ou à l’extérieur, spécialement pour les automobiles désormais dotées d’un verrouillage extérieur centralisé par télécommande, mais surtout d’un verrouillage à temporisation des portières et du coffre qui va se déclencher, suivant les marques, à partir d’une certaine vitesse ou après un court laps de temps de roulage. Le déverrouillage s’opère une fois le moteur coupé ou la clé de contact retirée.

La vague de détournements aériens des années 1970 est à l’origine d’une nouvelle législation aux États-Unis qui rentre en pratique en 1973 et qui stipule que tous les passagers et leurs bagages doivent être désormais contrôlés. Immédiatement, des portiques électromagnétiques détectant le métal sont installés (Gordon 2008). Suite au 11 Septembre, un luxe de précautions a été déployé dans les aérogares, et le passage sous les portiques de contrôle s’est tellement généralisé et banalisé que l’expression « faire sonner les portiques » s’est récemment répandue dans les milieux sportifs à propos d’une équipe rentrant médaillée d’un grand championnat. Il s’accompagne d’une radioscopie et/ou du reniflement par des chiens spécialisés des bagages, des ordinateurs, des colis et des effets personnels. Des palpations de sécurité avec vérification au magnétomètre sont également pratiquées, avec fouille manuelle des bagages de cabine. Chacun se dévoile partiellement devant le personnel de sécurité, mais aussi devant les autres passagers, en ôtant sa ceinture, ses bijoux, sa montre, ses lunettes, ses chaussures, etc. On doit se délester des liquides et gels. L’usager fait contre mauvaise fortune bon cœur face à ce déshabillage public, renforcé par les scanners corporels, se disant que c’est pour sa sécurité. Une telle passivité est à mettre au crédit de l’argument diffusé à l’envi de la lutte contre le terrorisme.

Les caméras thermiques ont été installées pour voir si certains passagers n’étaient pas fiévreux, au moment des épidémies de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) en 2003 et de grippe H1N1 en 2009. Le filtrage passe alors par une visite médicale et une prise de sang des personnes suspectées d’être porteuses d’un virus, l’archivage des personnes qui les ont côtoyées, surtout dans l’avion, et, le cas échéant, leur convocation. La Nouvelle-Zélande a mis en place le dispositif de biosécurité le plus abouti du monde. Le pays se protège efficacement de certaines épizooties ou espèces envahissantes depuis les lois de 1993 et 1996. On scrute donc les passagers traversant certaines frontières à la loupe, leurs comportements sont décortiqués avec contrôle au faciès et techniques du profilage. Cette débauche de moyens, financée par des taxes aéroportuaires de plus en plus élevées, a profité au secteur privé avec la multiplication des sociétés de sécurité qui, aujourd’hui, assurent une bonne partie des contrôles. On estime aujourd’hui à 10 500 le nombre d’agents privés de surveillance qui travaillent dans les aéroports français.

Contrairement à ce qui se disait il y a une dizaine d’années, les frontières ne sont pas en train de disparaître. Leurs fonctions militaires et commerciales ont décliné, du moins entre certains pays, mais, concomitamment, il y a eu une intensification des contrôles sur certaines d’entre elles pour lutter contre les « clandestine transnational actors » (Andreas 2003). Les États-Unis et l’Union européenne figurent cette mutation des frontières, en voie de démilitarisation et de plus en plus poreuses aux marchandises. Aux courses à l’armement, aux alliances militaires, aux bunkers, aux taxes et quotas douaniers ou aux contrôles de change s’y substitue la lutte contre la criminalité entendue au sens le plus large, avec des dispositifs électroniques pour repérer les clandestins et séparer le bon grain de l’ivraie, celui-là possédant de plus en plus fréquemment des smart passports ou ePassports, celle-ci étant suspectée et fouillée.

Si l’US Border Patrol fut créé en 1924, il a fallu attendre plus d’un demi-siècle pour que commence un véritable renforcement de la surveillance des frontières étatsuniennes avec la guerre contre la drogue, déclarée par l’administration étatsunienne à la fin des années 1980. Le transfert de technologies de l’armée à la surveillance des frontières est à l’origine d’une sophistication croissante des matériels. Par exemple, la détection par infrarouge des mouvements humains a été mise au point lors de la guerre du Vietnam ; un mur de dix pieds de haut a été monté le long de la frontière entre la Californie et le Mexique à l’aide de plaques métalliques utilisées pour la construction de piste d’atterrissage ; les appareils de vision nocturne de la guerre du Golfe de 1991 équipèrent ensuite les patrouilles frontalières ; les drones Predator, utilisés en Afghanistan en 2001 ou en Irak en 2003, survolent aujourd’hui la frontière mexico-étatsunienne…

Parallèlement à la militarisation de la frontière mexicaine, le 11 Septembre a eu une autre conséquence, car ces attentats entraînèrent immédiatement un niveau d’alerte maximal sur les frontières terrestres. Des files d’attente élevées se formèrent (Flynn 2003). L’impact économique a été gigantesque, en particulier pour l’industrie automobile dans la région de Detroit-Windsor (Sparke 2006). Il fallut donc transiger avec le souci d’une protection élevée et l’obligation de maintenir commercialement ouverte la frontière. Le Patriot Act (octobre 2001) et le Enhanced Border Security and Visa Entry Reform Act (mai 2002) vont chercher à développer une « frontière intelligente » (smart border), par la mise au point de l’identification biométrique. Les programmes NEXUS, FAST (Free and Secure Trade) ou US-VISIT (United States Visitor and Immigrant Status Indicator Technology) facilitent le franchissement des personnes à bas risques, comme les voyageurs fréquents, hommes d’affaires ou frontaliers, et renforcent le contrôle des autres.

La distinction d’une kinetic elite (Adey, Budd et Hubbard 2007), empruntant les cheminements les plus directs et les plus rapides (Photo 6), et d’une kinetic underclass (Sparke 2006), qui a droit à un contrôle poussé parce que suspectée d’être composée de trafiquants de drogue, de migrants clandestins ou de terroristes, n’est possible que grâce à l’usage intensif des nouvelles technologies et la mise en place des biometric borders (Amoore 2006).Au cœur du système, le programme US VISIT, un projet de 10 milliards de dollars, transforme toutes les procédures de contrôle des individus aux portes d’entrée des États-Unis, qu’il s’agisse des ports, des aéroports ou des postes-frontières terrestres. Le 11 Septembre a accéléré la transformation des passeports (Torpey 2000), sous la pression des États-Unis. Obligatoires pour y être exempté de visa, les passeports biométriques contiennent les données d’état civil, une photographie numérisée et des empreintes digitales.

Photo 6 : dispositif coupe-file à l’aéroport Nantes-Atlantique © Gay J.-Ch., 2012.

 Les biometric borders se multiplient dans la vie quotidienne, avec la volonté de prédire et prévenir. La mise en relation de nombreux fichiers permet d’encoder les personnes en fonction de leur degré de dangerosité, les gardes-frontières n’étant que le dernier rempart, ce qui permet de trier les gens aux points de contrôle avec la multiplication des fast tracks. Dans un monde où le transport aérien s’est banalisé, les aéroports sont devenus des portes d’entrée majeures et, en sus de l’enveloppe externe des États, ils forment des points frontaliers internes, ce qui en fait des network barriers. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est l’Organisation de l’aviation civile internationale qui, dans cet univers, mène la danse avec, dès la fin des années 1980, la demande faite aux États de produire des passeports devant être lisibles par une machine. Cette relation entre moyen de transport et documents légitimes pour circuler a déjà été observée au 19e siècle avec le chemin de fer qui a rendu inefficaces les contrôles intérieurs. Il y a donc mise en conformité du dispositif filtrant avec les systèmes modernes de transport, l’irruption de modes plus rapides entraînant tout à la fois un élargissement de l’espace de libre circulation et un durcissement possible des contrôles par la raréfaction des portes d’entrée et la sophistication des dispositifs filtrants.

Les dispositifs canalisants.

Le mathématicien danois Agner Krarup Erlang est le père de la « théorie des files d’attente » (queuing theory) qui prend en compte et modélise les multiples goulots d’étranglement qu’on trouve dans les réseaux de télécommunications, mais également aux guichets des administrations, aux caisses de supermarchés ou aux toilettes des grands équipements publics (salles de spectacle, stades…). Pour l’aménageur et le logisticien, le dessein n’est pas d’éliminer les queues, découlant d’une offre ou d’un service inférieurs à la demande, ne serait-ce que temporairement, mais de rechercher l’optimum entre le coût du service et le coût de l’attente. Il doit donc connaître le temps d’attente moyen des clients, le temps à ne pas dépasser, celui qui est acceptable, etc. et en déduire le nombre optimal de stations, postes, guichets portiques, points de franchissement… Il est donc ici question de capacité et de débit théorique maximum.

Naguère encore synonyme avant tout de pénurie, avec les files d’attente devant les magasins aux rayonnages vides des pays communistes, la queue semble être aujourd’hui une organisation spatiale qui s’est généralisée et fait partie du quotidien des habitants des grandes villes. Le visiteur peu coutumier de l’animation et de la densité de ces agglomérations sera surpris par la patience des résidents, habitués à faire la queue au cinéma, au restaurant, au stade, au musée, au parc d’attractions, dans les transports en commun…

Nombre de lieux semblent victimes de leur affluence. Certains services publics sont particulièrement affectés par ce problème, les attentes à la Poste ou à la Sécurité sociale étant devenues proverbiales ; comme le dit le slameur Grand Corps Malade, « si on va à la Poste, je t’enseignerai la patience » (« Saint Denis », extrait de l’album Midi 20 2006). De faibles effectifs de préposés, des phénomènes de mode ou des événements exceptionnels n’expliquent pas toutes les queues, car, là encore, la sécurité intervient, avec la fouille des effets personnels désormais systématique et, parfois, le passage sous les portiques de détection pour accéder à certains grands musées ou bâtiments publics, sans parler des salles d’embarquement des aéroports (cf. supra). Le risque aurait-il détrôné la pénurie comme générateur de files d’attente ? Quoi qu’il en soit, leur organisation fait désormais partie des préoccupations de certains et donnent lieu à toute une série de réflexions et d’aménagements.

La queue repose sur le principe du « premier arrivé, premier servi ». C’est une structure supposée s’autoréguler, les acteurs qui l’occupent temporairement faisant en sorte de ne pas être dépassés par des resquilleurs, bien qu’il existe une incertitude sur l’attitude à adopter à l’égard des personnes introduites dans la file par un parent ou ami qui en fait déjà partie. Suivant le degré d’exaspération des uns et des autres, des paroles peu amènes pourront être échangées. Quant à celui qui veut la traverser, il doit montrer patte blanche. Les gestionnaires quant à eux ne s’immiscent pas dans cette autogestion, se contentant d’organiser spatialement la queue. Une première solution est de peindre au sol le tracé précis de la file ou de la double file d’attente comme on le voit sur les quais des gares ou des stations de métro au Japon. Sur le même principe, on peut également matérialiser les files des doublés et des doubleurs dans les escaliers roulants. Quand la queue est fréquemment trop longue pour être rectiligne, la solution est de mettre en place un parcours en zigzag défini par des poteaux à ruban rétracteur ou poteaux à sangle extensible (Photo 7). Un agent est chargé de veiller au bon fonctionnement de la file d’attente en augmentant ou réduisant, selon l’affluence, le nombre de zigzags.

Photo 7 : Poteaux à ruban rétracteur de l’aéroport Séoul Incheon © J.-Ch. Gay, 2010.

Ce dispositif ingénieux mais coûteux n’est généralement pas utilisé sur de grandes longueurs et en extérieur, où on préfèrera les plus solides, dissuasives et polyvalentes barrières de police métalliques, dite « barrières Vauban » en France et « barrières Nadar » en Belgique. Cette dernière appellation nous instruit qu’à événements exceptionnels (dépouille d’un grand homme, exposition d’un objet rarissime, venue d’une célébrité…), foules exceptionnelles. Ce fut le cas en 1864 à Bruxelles, lorsque le photographe Nadar vint faire une démonstration de son ballon, ce qui contraint la police à mettre en place un périmètre de sécurité à l’aide de barrières faciles à déplacer. Immédiatement on parla de « barrière Nadar », au grand déplaisir de l’aérostier-photographe, fort marri d’avoir son nom associé à un objet en contradiction avec ses idées progressistes.

Les barrières Vauban peuvent diviser le monde en deux, entre ceux du delà et ceux du deçà, entre les privilégiés qui ont le droit de se mouvoir dans le périmètre à accès restreint et ceux qui doivent se contenter de les admirer. Pour les premiers, elles facilitent leurs déplacements, tandis qu’elles entravent ceux des seconds. On se bouscule pour être au premier rang et pouvoir admirer, plaqué contre une barrière, les vedettes qui passent à proximité. Des kilomètres de barrières sont déployés lors de grands événements comme le défilé du 14 Juillet, le Tour de France ou le Festival de Cannes. Plus le saint des saints sera proche (ligne d’arrivée, palais des festivals avec son fameux escalier) et plus ces barrières seront présentables ou lucratives, couvertes de publicité du côté des cyclistes, peintes en blanc du côté des festivaliers. Autour du fameux escalier, une double barriérisation est mise en place. En première ligne, sur de petites tribunes, les photographes, en seconde ligne le vulgum pecusqui ne verra pas grand-chose des smokings et robes de soirée des stars et starlettes. Le Festival de Cannes est une organisation spatiale sans faille, faite de vigiles, de gardes du corps, de voitures blindées, de multiples niveaux d’accréditation pour les journalistes, d’espaces réservés, de soirées VIP, tout cela grâce aux bonnes vieilles barrières de police. En déroulant le tapis rouge sur le seuil des lieux exclusifs, on accueille avec empressement et on flatte les privilégiés qui y ont accès tout en éblouissant les autres par ce symbole des solennités (Photo 8).

Photo 8 : l’accès à la plage Majestic 66 durant le festival de Cannes 2013. The place to be et des barrières Vauban sous housses blanches © J.-Ch. Gay, 2013.

 Quelque évidente que soit la fonction séparatrice et filtrante de celles-ci, certaines ont pour premier but d’organiser la file. L’opposition binaire entre les privilégiés du delà et les obscurs du deçà est alors remplacée par la logique graduelle du tour (Goffman 1971) qui classe les ayants droit entre ceux de l’avant et ceux de l’arrière. La distribution du bien se fait alors à l’« ancienneté » dans la file, quoiqu’il existe des exceptions, comme les familles avec enfants, les femmes enceintes ou les handicapés qui peuvent être prioritaires, tout comme l’étaient les Blancs sur les Noirs au temps des colonies ou de l’apartheid. Les files d’attente impérieuses, qu’il s’agisse des passagers du Titanic patientant pour embarquer sur les rares canots de sauvetage, ou d’individus espérant obtenir un document qui leur permettra de quitter un pays où ils ne sont plus en sécurité, sont celles qui s’autogèrent le moins et qui demandent en général une régulation externe par la force et la menace, les dispositifs matériels canalisants étant insuffisants à contenir la panique et l’anarchie. Quant aux suites de personnes attendant de recevoir quelque chose qu’elles ne veulent pas (punition, châtiment, exécution…), ce qu’Erving Goffman nomme « queues négatives » (1971, p. 50), elles aussi demandent une régulation externe pour éviter que les gens ne reculent, le dispositif canalisant servant alors à empêcher leur fuite.

Dans les supermarchés et les hypermarchés, les files d’attente sont souvent jugées trop longues, au point que nombre de clients ont déjà renoncé à un achat pour cette raison[1]. Comme pour d’autres franchissements que nous avons abordés précédemment, la tendance est à la fluidification du passage aux caisses, un problème particulièrement étudié par les grandes enseignes qui ont désormais plusieurs solutions complémentaires pour accélérer le mouvement, en plus du self check-out : scannage des achats à l’aide d’un terminal mobile dans la file d’attente ; séparation des étapes d’enregistrement des achats et de paiement, sachant que ce dernier est extrêmement chronophage ; tunnel automatique de scannage évitant à la caissière de déplacer les objets… On teste le paiement avec empreinte digitale ou réseau veineux du doigt pour gagner dans l’avenir quelques dizaines de secondes. Plus platement, le groupe Carrefour a mis en place, en 2010, dans des centaines de magasins, une « ligne bleue » délimitant un seuil d’attente : dès qu’un client se trouve au-delà de cette ligne, on se mobilise pour ouvrir d’autres caisses. L’efficacité de cette innovation reste à démontrer (Photo 9).

Photo 9 : la ligne bleue de l’hypermarché Carrefour de Monaco. L’expérience n’a pas été concluante, car elle a été vite abandonnée © J.-Ch. Gay, 2012.

Les traversées et franchissements que nous avons mis en évidence révèlent la tomotopie croissante de notre monde (Gay, à paraître). Les lieux aujourd’hui sont de plus en plus divisés pour faciliter leur organisation, leur protection et/ou leur appropriation, ceci à toutes les échelles. Ces fragments peuvent être juxtaposés, emboîtés ou superposés et sont très rarement totalement hermétiques. La tomotopie est donc l’agencement de lieux fractionnés, construits par les individus et les sociétés pour traiter la question de la proximité et de la séparation, à l’aune des habitus individuels, collectifs ou nationaux et des idéologies économiques et politiques. Les acteurs pratiquent et traversent des entités discrètes selon de multiples règles ou codes, dont le respect varie d’une culture à une autre, d’un « habitus national » à un autre pour suivre Norbert Elias. Sans tomber dans les poncifs, il est flagrant que les Anglo-Saxons ou les Japonais sont beaucoup plus disciplinés que les Méditerranéens, par exemple (Photo 10). L’observation, ne fût-ce que quelques minutes, d’un carrefour équipé de feux de circulation donne une idée assez juste de la relation que les individus entretiennent avec les règles et la loi. Néanmoins, tout bien pesé, la boulimie de délimitation actuelle se traduit par une inobservance grandissante, révélatrice de la crise d’aboulie traversée par les pouvoirs publics, incapables de faire respecter les règles qu’ils édictent, au grand dam de John Trinkaus qui, de 1979 à 1996, a noté l’inobservance croissante des panneaux « Stop » dans son quartier new-yorkais (1997).

Photo 10 : Limite d’organisation à la gare maritime de Macao. Afin de ne pas encombrer les sorties, les rabatteuses des casinos doivent respecter strictement la ligne jaune. Source : J.-Ch. Gay, 2012.

De manière sûre, il existe des habitus, nationaux ou sociaux, plus ou moins tomophiles, mais les choses évoluent, car il y a vingt ou trente ans il aurait été difficile d’imaginer en France que les lignes de confidentialité, désormais tracées devant les guichets bancaires et postaux ou les comptoirs de pharmacie, et que l’on découvrait avec étonnement et gausserie à l’étranger, soient un jour respectées par les Français, peu réputés pour leur obéissance. De même, sans sous-estimer les bousculades dans le métro cairote, il faut savoir que certains pronostiquaient lors de son inauguration, en 1987, qu’il ne pourrait pas fonctionner eu égard à l’indiscipline des Égyptiens, preuve qu’une certaine « organisation » s’est mise en place (Depaule et Tastevin 2006).

La tomotopie se nourrit de la différenciation sociale. Des espaces les plus accessibles aux manifestations les plus mondaines, l’obstacle du franchissement s’élève graduellement d’une tenue convenable et d’un droit d’entrée jusqu’à l’appartenance à une caste attestée par une haute naissance. L’accumulation des richesses toujours plus en haut de la pyramide sociale, le renforcement des inégalités de revenus et l’augmentation du nombre de personnes très riches se traduisent par la multiplication des lieux clos et réservés, résidentiels ou de loisirs. Être du bon côté de la barrière fait de ses relations une richesse décisive (Pinçon et Pinçon-Charlot 2007), parce qu’entrer dans le cercle des personnes importantes permet de remplir son carnet d’adresses. Finalement, une des clés des sociétés contemporaines est cette effarante inégalité dans la dotation des sésames. La grande pauvreté cantonne aux espaces publics et assigne les populations du Sud à leur territoire national, sauf à devenir clandestines. La richesse et l’entregent ouvrent presque toutes les portes, à l’aide de pot-de-vin ou de lettres de recommandation parfois. Par conséquent, les compétences de franchissement sont une ressource essentielle et discriminante du capital spatial.

Résumé

Prétendument fluide, continue et transparente, la société contemporaine est en fait une société du cloisonnement, de la séparation et du franchissement. L’approche micro-géographique privilégiée s’intéresse aux innombrables traversées de limites qui font partie de notre quotidien et qui ont nécessité la mise au point de dispositifs et d’infrastructures sophistiqués favorisant les flux tout en les contrôlant et les canalisant. Clés, tickets, cartes d’accès ou de crédit, badges, télécommandes, codes, documents d’identité, etc. sont aujourd’hui indispensables pour se déplacer. L’inégalité dans la dotation de ces sésames fait des compétences de franchissement une ressource discriminante du capital spatial.

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Notes

[1] Selon une enquête réalisée par IFOP pour Wincor Nixdorf en août 2010, près d’un tiers des clients d’hypermarchés et un quart des clients de supermarchés avouaient avoir déjà renoncé à un achat pour cause de trop longue attente. En hypermarché, deux tiers estimaient avoir attendu plus de dix minutes en caisse contre la moitié en supermarché.

Auteurs

Partenariat

Sérendipité.

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