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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Le sujet après le sujet. Transformations d’une notion incontournable.

Marie Ozstuff11, Artist Inspiration, 22 août 2013, Flickr.

La place du sujet et de la subjectivité dans les sciences sociales.

Dans les sciences sociales contemporaines, les notions de sujet et de subjectivité ont un statut ambivalent : d’un côté, elles demeurent incontournables — même si elles sont parfois utilisées comme synonymes de concepts proches comme « individu » ou « acteur » ; d’un autre côté, « sujet » et « subjectivité » sont devenus des notions très controversées, qu’un certain nombre d’auteurs a choisi d’abandonner.

« Sujet » et « subjectivité » représentent tout d’abord des références analytiques que les sciences sociales partagent avec la philosophie ; ces deux notions sont surtout présentes dans les réflexions autour de questions épistémiques et métaphysiques, de questions éthiques et de justice, ou encore de questions existentielles relatives au rapport à soi. « Sujet » et « subjectivité » ne sont alors pas de simples synonymes de la notion d’individu ou de celle d’acteur. Surtout en France — où la dialectique individu-société a été plus importante traditionnellement et où la notion de sujet a été plus explicitement contestée — le concept d’individu a été développé comme une référence plus proprement sociologique, plus aisément saisissable empiriquement, plus directement concernée par l’action et ses conséquences (Ripert, Hamidi, Tricoire et Tank 2006).

 Dans le sillage du débat sur le thème de l’individu développé par EspacesTemps.net, le but de cet article est de montrer comment non seulement la notion d’individu, mais aussi celles de subjectivité et de sujet restent aujourd’hui indispensables — malgré les critiques, les ajustements et les redimensionnements subis — pour pouvoir parler d’émancipation et de droits, de différence et de reconnaissance, de corps et de pratiques, donc de thèmes sociologiques fondamentaux.

Les concepts de subjectivité et de sujet cessent d’être des références purement philosophiques et s’imposent en tant que notions centrales des sciences sociales surtout après la Seconde Guerre mondiale et plus clairement encore après les événements de 1968. C’est en particulier à cette époque que la notion de subjectivité — qui le plus souvent se combine et se confond avec celle de sujet — s’impose comme enjeu critique des débats autour de l’idéologie, de l’émancipation, de la démocratie, et de l’individualisation (Touraine 1992, Martuccelli 2002). C’est encore à cette époque que se radicalisent les débats entre des positions ontologiques, centrées sur une idée encore métaphysique du sujet, souverain ou assujetti, et des positions qui, à partir de la critique du fondement, voient la dissolution du sujet tout d’abord dans le langage, puis dans la dislocation spatio-temporelle, les méandres des réseaux virtuels et médiatiques, et la production contingente des pratiques.

Après avoir atteint des sommets vers la fin du siècle dernier — avec le structuralisme, le tournant linguistique, la vague postmoderne — les critiques des notions de sujet et de subjectivité semblent moins aiguës aujourd’hui ; comme le constate Vincent Descombes (2004), les approches antimétaphysiques ont reconnu l’impossibilité de se débarrasser totalement du concept de sujet, alors que les tenants du sujet ont reconnu les limites de l’ontologie. Toutefois, malgré ce résultat diplomatique, la réponse à la question « qui vient après le sujet ? » (Cadava, Connor et Nancy 1991) reste ouverte et ce que Descombes appelle « l’embrouillement conceptuel » à propos du sujet demeure évident.

La « querelle du sujet » a une longue histoire : elle commence par le débat entre empirisme et transcendance de la conscience (Deleuze 1980), continue avec la critique de l’idéalisme allemand, puis la traduction et réinterprétation de cette critique, surtout dans le cadre français — où l’anti-idéalisme se greffe sur la tradition structuraliste et marque notamment les analyses de Foucault, Deleuze, Derrida et bien d’autres —, et conduit aux plus récents débats sur une nouvelle interprétation du sujet, capable de surmonter les dichotomies du passé. Dans le cadre d’une réflexion plus proprement sociologique, tout cela s’est traduit par la démolition de l’idée occidentale du sujet bourgeois, masculin et blanc, et par la critique d’un projet unique et indifférencié d’émancipation. Le féminisme et la critique postcoloniale ont été les protagonistes principaux de cette démolition : ils sont partis à la recherche d’une nouvelle conceptualisation politisée du sujet, capable d’éviter les apories de l’essentialisme. De nouvelles frontières ont également été ouvertes par l’exploration de la subjectivité à travers la technoscience et la biopolitique, avec des évaluations qui, malgré leur différence, n’ont pas abandonné la référence — parfois implicite — au sujet. Même là où elle n’est plus nommée, par exemple dans un horizon posthumaniste purement processuel et procédural, la subjectivité demeure comme regard qui observe et conceptualise le processus, ou qui se fait récepteur du langage et de la parole.

Ces évaluations ont été profondément influencées par ce que la théorie sociale a identifié comme les tournants linguistique, pragmatique et culturel, qui ont contribué à mettre en discussion toute notion monolithique et atemporelle de la subjectivité. La centralité du langage, développée d’une façon bien différente par Wittgenstein, par l’herméneutique de Heidegger et de Gadamer, et bien entendu par le structuralisme français et ses métamorphoses en poststructuralisme et déconstructivisme, a été fondamentale dans la critique de l’ontologie du sujet (Pippin 2005, Rebughini 2011). En même temps, l’attention pour l’action, son contexte et sa contingence, a caractérisé un tournant pragmatique, issu à la fois de la tradition philosophique américaine et de l’herméneutique, qui a favorisé une notion de subjectivité comme produit contingent et pluriel (Rorty 1989, Joas 1993, Baert 2005). Enfin, le tournant culturel s’identifie à toutes les études — postcoloniales, féministes, études culturelles — ayant concentré leur attention sur la question de la différence et ayant ultérieurement contribué à démanteler une vision compacte et atemporelle de la subjectivité (Armstrong 2001).

Dans cette toile de fond, nous pouvons détecter au moins trois approches à l’étude de la subjectivité dans les sciences sociales contemporaines :

– la question de l’émancipation, de l’égalité et des droits pour laquelle le sujet est d’abord un sujet-citoyen ;

– la question de la différence, tout d’abord culturelle et de genre, pour laquelle le sujet n’est pas un et universel, mais pluriel et excentré ;

– la question du corps, dans sa centralité émotionnelle et charnelle, plutôt que dans son dépassement à travers la technoscience et la biopolitique, pour laquelle le sujet ne peut plus être conçu dans l’ambivalence cartésienne res cogitans/res extensa.

Ces topiques se trouvent le plus souvent superposés et imbriqués chez différents auteurs ; cependant, il est possible et utile de les distinguer analytiquement pour montrer comment, au-delà des décalages, les notions de subjectivité et de sujet restent un noyau théorique central et incontournable pour les sciences humaines et sociales.

Le sujet citoyen.

Le thème du lien entre la subjectivité et l’émancipation, mais aussi l’autonomie, la liberté, les droits et l’égalité, remonte au moins à l’interprétation des Lumières par Kant. Ce thème s’est ensuite développé avec une plus grande intensité à l’intérieur de la philosophie politique française, et c’est en France que le thème de la subjectivité a été le plus explicitement politisé, mais aussi — avec la même détermination — le plus durement attaqué.

Le débat sur la notion de subjectivité se développe en France surtout autour des événements de Mai 68 et ouvre une importante réflexion postmétaphysique. Nous retrouvons à l’intérieur de ce débat un ensemble d’auteurs hétérogènes — en partie recomposés à l’intérieur des départements universitaires américains et britanniques (Cusset 2003) — qui ont en commun le fait d’avoir été capables d’assimiler et de discuter d’une façon originale des traditions différentes : marxisme, existentialisme, structuralisme, phénoménologie, herméneutique, psychanalyse freudienne et lacanienne, pragmatisme américain, avec le but de problématiser la notion de sujet. En particulier, des auteurs comme Michel Foucault ou Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Félix Guattari sont connus surtout pour leur critique de la métaphysique du sujet et pour la charge polémique et politique qu’ils ont donnée à cette position antisubjectiviste.

Certes, la critique du sujet a été une clé de lecture fondamentale de cette époque, et ce bien au-delà de la France. Cependant, chez les auteurs les plus influencés par le tournant linguistique-herméneutique, comme Jürgen Habermas (1987), la critique du sujet se développe à partir de la communication et de l’intersubjectivité : le sujet n’est pas autoréférentiel, transparent à lui-même et il est constamment en relation avec les autres, alors que chez les antisubjectivistes français, ce manque d’autotransparence est lié d’abord à un manque d’autonomie. Par exemple, selon les auteurs du tournant linguistique, un sujet qui n’est plus autoréférentiel n’implique pas nécessairement qu’il est un produit des structures, mais qu’il nécessite plutôt son constant apprentissage des règles (Descombes 2004, Bouveresse 2000), alors que chez Foucault « apprentissage » signifie toujours « dressage », et « règle » signifie toujours « assujettissement » (Foucault 1993, 1997).

Cette sensibilité pour l’impossibilité d’une véritable autonomie et émancipation a donc poussé un certain nombre d’auteurs à démanteler la notion de sujet autoconscient, en particulier dans sa déclinaison existentialiste et phénoménologique sartrienne. En effet, la notoriété internationale d’auteurs comme Foucault et Derrida est strictement associée à la critique du sujet et de son ontologie, même si les deux auteurs, en réalité, ont toujours dialogué avec les penseurs du sujet autoconscient. Par exemple, dans la dernière partie de son œuvre, Foucault se rapproche de Kant et de sa réflexion sur l’autonomie (Foucault 1978, 1984), alors que Derrida n’a jamais considéré la critique du sujet et du logocentrisme comme un antihumanisme (Derrida 1972). Par ailleurs, une notion de subjectivité comme celle de Sartre, caractérisée en termes négatifs par le manque radical, n’est pas totalement opposée à celle des philosophes antisubjectivistes et ressemble plutôt à une notion partagée de la définition moderne de l’individu (Martuccelli 2011).

Le rapport intense et ambivalent entre subjectivité, émancipation et autonomie a aussi été étudié, d’une façon tout à fait différente, chez un autre groupe d’auteurs français qui a réfléchi sur le lien entre subjectivité et droits, sans toutefois renoncer à une posture critique envers la domination. Le fait que cette référence aux droits se soit souvent mêlée à l’héritage égalitaire marxien apparaît comme un fait presque plus générationnel qu’analytique, alors que le lien entre l’individualisation des droits et la référence à leur universalité « naturelle » apparaît comme un héritage historique et philosophique beaucoup plus profond. C’est probablement cet héritage qui a empêché ces auteurs de transformer la critique de la métaphysique de la subjectivité dans une remise en question radicale de la notion du sujet. En effet, celui-ci est aussi un sujet-citoyen, un Je en relation avec un Nous, un sujet individuel en relation avec un sujet collectif, c’est-à-dire une communauté qui n’est pas la simple addition des subjectivités qui la composent et qui n’est pas nécessairement associée à la notion d’État.

Ainsi, à partir de différents parcours théoriques, disciplinaires et de sensibilités politiques, certains auteurs parfois très éloignés l’un de l’autre, comme Alain Touraine, Cornelius Castoriadis, Étienne Balibar, Jacques Rancière — et, d’une façon plus controversée, Alain Badiou — se sont opposés à l’abandon de la figure théorique du sujet, au relativisme, à la fin de l’horizon utopique de l’égalité, ou au refus de toute discussion sur les notions de vérité et d’universel. Même si leur regard sur l’héritage marxien reste très différencié, chez ces auteurs, l’intérêt pour le sujet se combine avec l’attention pour l’action émancipatrice — par exemple des mouvements sociaux —  et pour le potentiel d’innovation et d’expansion de la citoyenneté. Pour tous ces auteurs, une notion substantielle et non procédurale de démocratie est l’instrument principal de la reconnaissance des droits et le terrain d’action d’une subjectivité dont le pouvoir émancipateur et créateur, capable de surmonter l’inéluctable, représente ce qui échappe à la socialisation.

Malgré les différences qui les caractérisent, l’intérêt commun de ces auteurs pour une subjectivité déclinée en termes politiques s’oppose non seulement aux approches radicalement antimétaphysiques, mais également aux interprétations analytiques intersubjectives et délibératives — comme celle de Habermas — et aux approches centrées sur la seule contingence de l’action. Face à la dilution de la subjectivité dans le langage ou les procédures, ces auteurs représentent ainsi les principaux théoriciens de l’imbrication entre subjectivité et démocratie, où la subjectivité n’est plus une donnée ontologique et solipsiste, mais est mise en relation avec les droits et la vie commune.

Les déclinaisons que ces auteurs choisissent pour analyser la relation entre subjectivité, droits et principe d’égalité sont très différentes, même si, pour tous, le sujet n’est pas un référent métaphysique, mais un sujet politique membre d’une société. Pour résumer ces différentes approches : pour Badiou ou Rancière, le principe de l’égalité reste prioritaire et précède le sujet ; pour Castoriadis et Touraine, la créativité des sujets reste le moteur de l’émancipation possible, alors que Balibar est celui qui insiste le plus explicitement sur la possibilité d’articuler la dimension subjective avec la dimension collective, caractérisée aussi par la différence.

Parmi les trois ex-althussériens — Badiou, Balibar, Rancière — la position d’Alain Badiou sur le sujet est la plus ambivalente, car ici l’idée de sujet se lie à celle d’événement, où les dynamiques de l’histoire précèdent les subjectivités. Les individus existent en tant que sujets seulement quand ils participent à un événement transformatif et ils considèrent cet événement comme un moment de vérité (Badiou 1988). Ainsi, dans l’interprétation de Badiou, la tâche de l’innovation reste liée à l’événement en soi plus qu’aux sujets qui y participent. Contrairement à l’approche suivie par Touraine et Castoriadis, où l’action des sujets est à l’origine du changement, ici le statut ontologique semble passer du sujet à l’événement — la référence à Mai 68 est évidente —  dont les origines échappent à la volonté des participants [1].

Castoriadis (1975, 1997), au contraire, plaide pour une idée de subjectivité centrée sur la notion d’imaginaire et de créativité de l’action. Les sujets recherchent leur autonomie dans la capacité d’inventer et d’innover, de développer des marges d’autoréflexivité. Cependant, puisque Castoriadis n’oppose pas le sujet à la société, ou le subjectif à l’objectif, sujets et institutions doivent changer simultanément. Aucun sujet ne peut s’opposer en solitude aux dynamiques existantes, mais aussi, aucun sujet n’est que l’expression de besoins, rôles et fonctions complètement intériorisés. Cette nécessité de ne pas analyser séparément sujet et société, subjectivité et égalité est soutenue aussi par Rancière (1995). C’est l’horizon de l’égalité qui permet aux sujets de refuser la domination ; c’est seulement à partir d’une idée de démocratie enfin achevée, capable d’aller au-delà du simple gouvernement, que l’épanouissement des sujets — tout d’abord de ceux qui occupent des positions marginales et subordonnées, c’est-à-dire les sans-part — est possible. Ça n’a pas de sens de parler de subjectivité s’il n’y a pas de possibilité de participation politique étendue à tous, si, par subjectivité, on entend seulement celle du citoyen inclus dans la Polis et non l’universalité/communauté de tous les sujets.

Nous retrouvons ce lien entre subjectivité et égalité dans la production de Balibar, qui est aussi très sensible au thème de la différence culturelle et de la discrimination (Balibar 2001). Sa réflexion sur la subjectivité passe alors directement par la notion de citoyenneté et par la nécessité d’une pluralisation du concept d’universel. Le fait de reconnaitre la différence n’est pas une façon de nier l’universalité ; l’universalité est plutôt comprise comme un concept trop complexe pour être homogène. La subjectivité est transindividuelle (Balibar 2011), car elle ne se décline pas au niveau personnel mais collectif : l’émancipation tire sa puissance de l’altérité. Pour Balibar, c’est dans la conjoncture de luttes pour l’émancipation — plus que dans la grandeur soudaine de l’événement — que les participants deviennent des sujets. Subjectivité et démocratie sont ainsi imbriquées dans un équilibre potentiel entre égalité et liberté, une égaliberté proche de l’idée de Hannah Arendt du « droit aux droits », c’est-à-dire des droits indépendants de l’appartenance nationale ou ethnique.

Enfin, cette position à propos des droits, de la participation et de la résistance en tant que moment de construction de la subjectivité n’est pas très éloignée de celle d’Alain Touraine. Malgré une histoire politique et des sources intellectuelles bien différentes, Touraine — dont la référence primaire a été Sartre et certainement pas Althusser — considère aussi que le sujet ne peut s’épanouir que dans un contexte démocratique (Touraine 1992). Son analyse est également opposée aux courants postmodernes et poststructuralistes, même si elle ne se développe pas à partir d’une réaction à un passé antisubjectiviste initialement partagé, comme c’est le cas des anciens élèves d’Althusser. Selon Touraine, bien que caractérisée depuis le début par de nombreuses contradictions et ambivalences — la laïcité, la raison, la démocratie et le respect de la différence, mais aussi la pensée instrumentale et utilitariste, le marché et l’aspiration rationaliste à l’ordre —, l’idée de sujet demeure indispensable surtout dans le contexte actuel de crise de la modernité et de ses grands récits. C’est justement en correspondance avec cette nouvelle phase historique que le sujet individuel s’impose définitivement sur le sujet historique — représenté par les mouvements antitechnocratiques et par le mouvement ouvrier — parce que l’individualité devient fondamentale pour comprendre et protéger la démocratie. Malgré cette insistance sur le sujet individuel, l’idée de Touraine n’est pas celle de subjectivité intimiste et autoréférentielle, mais, bien au contraire, elle est toujours soutenue par une portée critique, orientée vers la société et la sphère publique.

Sans fragmenter la notion de subjectivité dans les mécanismes processuels des actions, du langage et de la communication, ces positions théoriques, dans leur ensemble, restent très touchées par les imbrications complexes de subjectivité et de démocratie. Elles représentent ainsi une tentative de repenser la notion de subjectivité dans le contexte historique actuel, caractérisé à la fois par les exigences des différences, autant subjectives que communautaires, et par les exigences d’égalité universaliste aussi bien que sociale.

Subjectivité et explorations de la différence.

Les auteurs et les tendances théoriques que nous venons de rappeler ont tous été profondément marqués par les événements de Mai 68 ; ceux-ci ont non seulement produit une réflexion autour du marxisme, mais aussi une prise de conscience de l’importance grandissante de la question de la différence. Comme le remarque Jean-Luc Nancy, c’est surtout à cette époque qu’on commence à comprendre le pluralisme inhérent à la subjectivité, une multiplicité cachée sous la singularité du mot sujet, qui est, en réalité, un singulier-pluriel (Nancy 1996).

Sur le plan théorétique et abstrait, cela a produit une réflexion sur le manque d’unité interne au sujet et a porté parfois vers des positions postmodernes et nihilistes, hostiles à toute idée de fondement (Vattimo 1985). Sur le plan plus sociologique, ces réflexions ont trouvé une place privilégiée dans les gender studies, aussi bien que dans l’attention pour la différence culturelle et les études postcoloniales. D’une part, la politisation du privé engendrée par la mobilisation des femmes a permis le développement d’une subjectivité politique nouvelle, qui vise à surmonter tout essentialisme, d’autre part, les mouvements contre la discrimination, le racisme et les formes de néocolonialisme ont remis en question l’unité universaliste de la référence au sujet et ont lancé un défi sans précédent à la normativité de cette vision universelle.

Par conséquent, après le redimensionnement du marxisme — conçu comme horizon indépassable pour une émancipation universelle et centré sur la position sociale et productive — la référence à la possibilité d’un sujet émancipé n’a pas cessé de se diversifier. La subjectivité des femmes, des immigrés, de ceux qui avaient été colonisés, des personnes qui ne choisissent pas le modèle hétérosexuel et plus en général de tous ceux et celles qui ne rentrent pas dans la référence abstraite à un sujet neutre — mais en réalité établie sur un modèle masculin, blanc, occidental et économiquement bien intégré — est depuis plusieurs décennies au centre du débat. Dans la littérature, ces études ont donc été regroupées sous une référence plus générale au topique de la différence, parfois toutes confondues dans un amalgame étiqueté « postmoderne », dans lequel il n’y aurait plus de place pour une réflexion autour de la subjectivité. Au contraire, maintes études de genre et postcoloniales restent fortement marquées par une interrogation de la figure du sujet, et motivées par l’exigence de son émancipation (Mbembe 2001).

La mouvance des études postcoloniales, mais aussi des cultural studies britanniques — bien que centrés autour de thèmes plus spécifiques comme la discrimination et le racisme — a sans doute contribué à la remise en question de la notion de subjectivité élaborée par la pensée philosophique et sociale de l’Occident. Une génération d’intellectuels, anthropologues, philosophes ou sociologues, le plus souvent immigrés ou enfants d’immigrés, a montré que, dans le monde postcolonial et globalisé, on ne peut plus parler de cultures et de sujets authentiques (Said 1978, Appadurai 1996, Bhabha 1984, Spivak 1999). Cultures et subjectivités sont construites à l’intérieur de rapports de force historicisés qu’il faut déconstruire. En particulier, l’expérience de l’altérité — d’être autre par rapport à un modèle hégémonique de sujet fabriqué en Occident — a été analysée à la fois comme une forme de domination intériorisée qui rend impossible à ceux qui ne sont pas issus du monde blanc et euro-américain de se définir de façon authentique (Fanon 1952), et comme un rapport au radicalement autre sur lequel a pris forme le sujet moderne occidental (hooks 1990). L’analyse des expériences coloniales et de leurs traces historiques, ainsi que les expériences migratoires, ont souvent été analysées comme des expériences de subalternité, de difficulté à parler avec sa propre voix, de se reconstruire face au modèle de sujet occidental qui se perçoit comme culturelessness, comme un modèle unique et a-historique de subjectivité. Comme l’explique Gayatri Spivak (1999), la subalternité est, dans ce cas, le produit d’une violence épistémique, d’une foreclosure, c’est-à-dire de l’absence d’une position d’énonciation.

Évidemment, l’influence de Franz Fanon et de Michel Foucault sur ces analyses a été particulièrement importante. Le ton négatif, ou de dialectique négative, concentré sur ce qui manque, sur la réification de la subjectivité ou sur des formes d’inclusion qui cachent toujours l’exclusion, est le trait distinctif des études postcoloniales. L’unité fictive, transcendante et neutre du sujet occidental est ainsi critiquée comme une construction qui est non seulement incapable d’accueillir les différences, mais qui est aussi utile pour la continuité de rapports de force et du gouvernement de l’altérité. Des auteurs comme Partha Chatterjee (1999), Dipesh Chakrabarty (2007) et Gurminder Bhambra (2007) ont également attaqué, d’un point de vue historique, l’approche monologique du modèle occidental considéré comme source unique de la modernité et de l’émancipation des sujets. Ils considèrent que l’héritage culturel occidental a été, au contraire, constamment traduit et contaminé par ceux qui, originairement, n’appartiennent pas à cet héritage, générant des formes nouvelles et hybrides de subjectivation et de citoyenneté. La conception du sujet universel est toujours incomplète et ne peut exister qu’à l’intérieur d’une situation donnée.

La narration eurocentrique du sujet a ainsi été décentrée et elle a été traduite et reformulée par les interprétations des intellectuels indiens, africains, latino-américains. Les frontières entre ce qui est externe et ce qui est interne à l’Occident et à sa notion de sujet sont floues. Contre les approches délibératives qui se proposent tout d’abord de gouverner le pluralisme culturel de nos sociétés, toujours à partir de la perspective occidentale, les positions critiques, défendues surtout par cette génération d’intellectuels du cultural turn, visent clairement à donner aux sujets-autres la capacité de s’autoreprésenter et de parler avec leur propre voix.

La critique élaborée par la mouvance postcoloniale n’épuise certes pas la totalité de la discussion sur la subjectivité et la différence. Notamment, les études sur le genre présentent beaucoup de points en commun avec la critique développée par les études postcoloniales en ce qui concerne la subalternité sociale. En particulier, le féminisme élaboré par les femmes noires et asiatiques peut être considéré comme un développement, et non seulement un croisement, de ces questions. Par ailleurs, les approches dites de l’intersectionalité (intersectionality) ont essayé de montrer comment dans chaque contexte et situation se superposent le genre, les positions sociales, la différence culturelle, la couleur de la peau : des aspects qui doivent tous être situés dans un cadre unique d’analyse de la position des sujets (Anthias 2007).

Ainsi,

la théorie féministe n’est pas seulement un mouvement d’opposition critique au faux universalisme, mais elle exprime aussi le désir des femmes de manifester, et de valider, des formes différentes de subjectivité. Ce projet implique aussi bien de critiquer les définitions et les représentations existantes des femmes que de créer de nouvelles images de la subjectivité féminine. (Braidotti 2011, p. 150)

Le débat sur la subjectivité interne aux études de genre représente un excellent point d’observation des positions théoriques autour du sujet développées dans les dernières décennies.

Comme cela arrive aussi dans les discussions sur la différence culturelle, les études féministes se partagent — d’une façon parfois très conflictuelle — entre des positions théoriques identifiées comme libérales ou délibératives et des positions qui se concentrent au contraire sur le dépassement toujours partiel et situé des relations de pouvoir, d’après lesquelles la subjectivité ne peut jamais se libérer des formes de domination intériorisées. Dans le premier cas, l’émancipation du sujet se fonde sur l’affirmation et la négociation des droits, suivant laquelle une synthèse des différentes instances est nécessaire ; dans le deuxième cas, l’accent est mis sur la contingence de l’action émancipatrice suivant laquelle la spécificité de l’expérience et de chaque subjectivité reste indépassable. Dans le cas des approches délibératives, le changement de la loi et des institutions reste le haut lieu de la lutte pour un sujet émancipé (Nussbaum 2001), alors que, d’après les approches focalisées sur la contingence, il faut changer les représentations, les images et surtout l’essentialisation des sujets, qui sont au contraire des sujets toujours décentrés (Irigaray 1977) ou excentrés (de Lauretis 1999).

Malgré ces dichotomies, un certain nombre d’auteures ont essayé de développer une position intermédiaire entre théorie critique, approches délibératives et poststructuralisme. La version forte du poststructuralisme, celle qui déconstruit radicalement le sujet, ne semble pas tout à fait favorable à prôner la cause des femmes. Une version faible, capable de situer les sujets dans leur différence sociale, culturelle et discursive semble au contraire plus en syntonie avec les exigences de l’autonomie. Par exemple, Seyla Benhabib et Nancy Fraser considèrent qu’une approche critique envers les dominations existantes doit être articulée à l’intérieur de la discussion sur les droits et l’égalité sociale nécessaires à tout horizon d’émancipation subjective, mais elles considèrent aussi comme historiquement acquise la sensibilité pour les différences, développée par la discussion poststructuraliste et postcoloniale (Benhabib et al. 1995). D’après Benhabib, les luttes pour l’émancipation — de plus en plus communautaires, individualisées et situées — doivent aussi trouver une expression et des accords possibles dans la sphère juridique et institutionnelle, sans laquelle elles ne peuvent atteindre une véritable justification et légitimation (Benhabib 2002). Fraser (1989), qui critique à la fois Habermas et Foucault, soutient que les besoins de reconnaissance de la différence, bien qu’importants et essentiels dans le débat pour l’émancipation, ne doivent pas faire oublier la question de l’égalité, de la redistribution et de la justice sociale. Pourtant on ne peut pas rester dans la « confusion normative » (Fraser 1989, p. 31), comme on en trouve dans les approches féministes inspirées de Foucault.

Les débats sur la subjectivité déclinée par les différences de genre ont également sollicité une réflexion sur la nature du pouvoir duquel le sujet doit s’émanciper. Les approches qui, selon Hannah Arendt, considèrent le pouvoir comme « la capacité humaine non seulement d’agir, mais d’agir en concert » (1970, p. 44) partent de la perspective d’empowerment du sujet. Dans la version libérale de cette interprétation, le pouvoir n’est pas ce qui fabrique les individus, mais plutôt une ressource personnelle mal distribuée entre hommes et femmes, acteurs centraux et acteurs marginaux (Okin 1989). La solution consisterait donc à développer des relations plus équitables et à garantir l’égalité des chances aux sujets qui se trouvent au départ dans des positions plus défavorables. Cependant, cette vision distributive ne considère pas la possibilité que le pouvoir soit d’abord une relation et qu’il s’incarne toujours dans des rapports structurels et dans leurs dynamiques (Young 1990). Même si on refuse une vision purement disciplinaire du pouvoir — où les sujets ne peuvent échapper que temporairement à l’intériorisation de la domination —, l’approche distributive et juridique semble insuffisante face aux inerties de la domination ordinaire, du sens pratique et des formes d’autosurveillance — mainte fois soulignées par Pierre Bourdieu (1998) — qui peuvent être contrastées tout d’abord par d’autres formes de pratique (Butler 2005).

Sur ces thèmes, le débat reste vif et conflictuel. Selon les théoriciennes les plus proches d’une position normative, comme Martha Nussbaum ou Catherine MacKinnon, l’émancipation des femmes en tant que sujets ne peut procéder que d’un changement des institutions et de l’affirmation de droits indiscutables. Cette perspective — comme l’a montré l’âpre débat entre Nussbaum et Butler — est incompatible avec les théorisations de la subjectivité comme produit du pouvoir. La perspective normative proposée par Nussbaum (2001) présuppose l’existence de capacités subjectives, personnelles, qui doivent être protégées et épanouies à l’intérieur d’un système institutionnel égalitaire et démocratique (ce qui présuppose bien sûr aussi la possibilité d’un tel système institutionnel). La perspective développée par Judith Butler, au contraire, nie l’existence de capacités personnelles a priori et indépendantes du pouvoir ; pourtant, elle cherche une voie pour l’émancipation dans des performativités « subversives » et tout à fait temporaires. La position de Butler part de la présupposition que le sujet est inévitablement « fait de pouvoir » et interpellé par celui-ci (Butler 2002) ; puisque la subjectivité est mise en question dans son ontologie et fondation métaphysique, le sujet ne peut apparaître qu’en négatif, ou dans un mouvement de dialectique négative, comme Adorno l’avait déjà remarqué (Adorno 1978). Toutefois, la focalisation sur la contingence et les pratiques situées, plutôt que sur la normativité, ne signifie pas nécessairement renoncer à une politisation de la réflexion sur la subjectivité. Bien au contraire, cela semble être le but de toutes les études de genre qui se sont inspirées de Foucault, de sa cartographie des dispositifs de pouvoir et de sa notion de résistance dans la création de technologies du soi (Foucault 1993, Diamond et Quinby 1988). Dans cette perspective, le pouvoir ne correspond pas uniquement à la politique, à ses institutions et à ses lois, car les sujets peuvent lancer un défi aux relations de pouvoir à d’autres niveaux, par exemple au niveau de la vie de tous les jours et de la vie privée.

Ainsi, les études féministes, comme celles sur la différence culturelle, n’ont jamais abandonné la référence à la subjectivité. Même quand le pouvoir semble la seule « machine à faire des sujets », l’exigence de la dénonciation de la domination a besoin de se tourner vers quelque forme de fondation du sujet, même lorsque celle-ci se limite à des techniques de soi ou aux pratiques contingentes et contextuelles des usages du corps.

La subjectivité du corps : entre biopolitique et antianthropocentrisme.

La question du corps, comme élément de fondement de la subjectivité, représente une troisième clé de lecture de la discussion contemporaine autour du sujet. Toujours depuis le tournant des événements autour de 1968, le corps, longtemps considéré comme séparé de la conscience et de la raison, est devenu un élément fondamental du débat des sciences sociales : enjeu de nouvelles politiques du contrôle de la vie, ou bien élément matériel parmi d’autres, notamment élément de réseaux technoscientifiques qui n’ont plus rien à voir avec l’autoconscience. Dans le premier cas, le corps est au centre des réflexions de la biopolitique, dans le deuxième cas, nous nous trouvons face à une perspective postanthropocentrique, où le corps n’est plus une donnée naturelle, mais un assemblage.

Dans l’approche biopolitique, la critique faite à l’ontologie de la subjectivité s’étend à une réflexion sur les concepts de vie et de nature. Partant d’une critique de la vision purement juridique ou cognitive du sujet — mais aussi de la dérive hyperculturaliste et déconstructiviste — cette approche focalise l’attention sur l’essence vitale des sujets. La perspective biopolitique inspirée par Foucault (2004) réfléchit sur la base matérielle de ce que nous appelons sujet, sur sa façon d’être corps et vie immanente, soumise au gouvernement, mais aussi capable de s’imposer en tant que force vitale (Rabinow et Rose 2006).

Malgré les différentes évaluations des conséquences de la biopolitique, cette approche propose une nouvelle réflexion sur le sujet, son ontologie, ses marges d’autonomie et d’émancipation. Il n’est donc pas surprenant que l’analyse de la subjectivité à travers l’approche biopolitique ait trouvé de nouvelles interprètes dans les théoriciennes féministes (Haraway 1991, Braidotti 2006, 2011). Nous sommes bien loin ici d’une notion purement abstraite ou juridique du sujet. Dans cette perspective, le sujet n’est pas tel seulement parce qu’il/elle est un sujet de droits, un citoyen. Il est bien sûr indispensable de garantir l’égalité des chances, mais cela ne peut pas être le seul horizon émancipatoire. En effet, dans la perspective biopolitique, le terrain du droit reste profondément enraciné dans des relations de pouvoir. Demander des droits d’égalité signifie tout simplement se rapprocher d’un modèle déjà existant de droit positif. Par conséquent, il faut pousser le raisonnement critique sur les droits jusqu’au niveau du bios et de la zoé (Agamben 1997).

Parfois, ce discours sur le corps comme élément central d’une biopolitique semble porter vers la référence à une base ontique ultime. La matérialité, qui précède le langage et l’intersubjectivité, semble par exemple indispensable à toutes les théories qui postulent une base créative, autofondante et auto-émancipatrice du sujet, comme dans le cas des approches radicales et vitalistes inspirées de Nietzsche ou de Spinoza (Negri 1991). Les derniers écrits de Foucault sont notamment déjà traversés par ce questionnement sur le besoin implicite de fondement. Après avoir historicisé la notion de sujet pour la casser, Foucault affirme que tous les individus sont appelés à devenir des sujets, même s’ils ne seront pas des sujets métaphysiques, caractérisés par une connaissance première, et même si leur souci-de-soi ne sera jamais purifié des relations de pouvoir (Foucault 2004).

Ainsi, dans les courants poststructuralistes, la recherche du fondement du sujet se lie à l’inévitable contingence de sa liberté : le contact avec soi-même, le souci de soi ne sont que des moments éphémères, pourtant liés aux pratiques et au corps. À ce propos, il ne faut pas oublier que cette critique de l’ontologie du sujet s’est nourrie aussi de courants vitalistes, ancrés dans la référence à Spinoza comme alternative à Descartes et Kant (Matheron 1969). Le conatus, la puissance de la vie, la « force des affects », sont tous des concepts spinoziens qui — les plus souvent à travers l’analyse de Deleuze — ont été récupérés pour surmonter la vision purement nihiliste de la mort du sujet, ou de sa dissolution dans le langage et la contingence. Ainsi, même récemment, le retour à Spinoza et à son éthique des affects a gagné du terrain et a rempli le vide laissé par le négativisme de la pure dénonciation de la domination (Gregg et Seigworth 2010).

Le retour à Spinoza, le passage de Foucault à Deleuze, comme tentative d’explorer des interprétations nouvelles de la notion de sujet-corps, et d’aller au-delà des critiques désormais canoniques à l’ontologie, est évident chez une partie considérable des études féministes, mais il ne concerne pas que celles-ci. Ce parcours, présent surtout dans la littérature anglo-américaine, semble en effet particulièrement évident là où les théories postmodernes et poststructuralistes avaient été les plus répandues et là où la vague nihiliste a été recomposée et compensée par le retour aux « machines désirantes » évoquées par Deleuze et Guattari (1972). En effet, l’affirmation d’une notion plurielle, différentiée et antimétaphysique de la subjectivité a trop souvent coïncidé avec la dialectique négative de l’absence d’autonomie et d’une force omniprésente de la domination.

Ainsi, dans le vaste et contradictoire cadre des études sur la biopolitique, le corps en tant qu’objet de contrôles, soins, greffes technologiques, et marchandisation, émerge comme un point de référence ontologique de la subjectivité. Si d’une part le corps, comme substance matérielle, fait l’objet de manipulations profondes et thanatologiques de son essence vitale (Agamben 1997, Sloterdijk 2000, Esposito 2010), d’autre part la notion de sujet est récupérée à travers l’analyse des émotions, des affects et de l’imagination, dans une vague spinozienne centrée sur l’essence passionnelle et corporelle du sujet, alternative à la définition cognitive aristotélicienne puis kantienne, qui a longtemps été contrastée par la seule dénonciation de la domination et de l’idéologie.

Nous retrouvons aussi cette tentative de surmonter la pure posture de la dénonciation dans la filière d’études nommées « posthumaines », ou « postanthropocentriques ». Celle-ci représente probablement la frontière la plus avancée de la tentative de construire une nouvelle vision et, d’une certaine façon, une postontologie du sujet, ou une métaphysique des subjectivités non humaines. En effet, contrairement à ce que le concept semble annoncer, le « posthumain » — terme utilisé pour éviter la superposition classique entre « subjectivité » et « être humain » — n’annule pas la référence au sujet, mais plutôt change sa consistance, problématise son appartenance à la nature et la resitue dans le contexte technoscientifique actuel. Dans l’analyse de la complexité des mécanismes et des réseaux qui structurent la relation des actants, la subjectivité non humaine semble parfois survivre comme une sorte de ghost in the machine, ou à travers l’« empirisme métaphysique » qui caractérise le programme de l’acteur-réseau (Latour 2008).

Du point de vue formel, les subjectivités postanthropocentriques abandonnent toute référence résiduelle au transcendantal et deviennent des assemblages, recherchés dans les identités digitales, l’intelligence et la vie artificielle, les réseaux d’Internet, la technologisation des corps. Essentialisme, naturalisme, l’idée de nature humaine — mais aussi les droits naturels qui y sont associés — sont considérés comme dépassés dans le monde hypertechnologique dans lequel nous vivons (Whitehead, Wesch 2012, Wolfe 2010). Dans un cadre de neutralité axiologique, l’attention se déplace radicalement sur les pratiques, dont les protagonistes ne sont plus des humains dans le sens anthropologique du terme. Le centre des pratiques n’est plus vraiment l’expérience subjective et cognitive, mais l’action en tant que fait pur, le résultat de l’abandon de l’opposition entre nature et histoire. Chez un certain nombre d’auteurs, cela produit des nouvelles visions éthiques, écologiques et cosmologiques, qui dépassent la distinction classique entre zoé et bios : homme, animal, objets naturels (Stengers 2010, Braidotti 2006, Latour 1999). La sortie du modèle anthropocentrique est ici interprétée comme la sortie d’un modèle économique et d’exploitation de la nature, dont l’inspiration remonte, encore une fois, surtout aux ouvrages de Deleuze et Guattari qui ont également ouvert la discussion sur les connexions comme dimension inévitable de la subjectivité. Par ailleurs, ils représentent les auteurs qui ont fait le plus explicitement le deuil de la référence mythique à la Polis grecque comme milieu du sujet, dans un monde désormais transformé par le capitalisme et la technique.

Cette vision hyperprocessuelle et réticulaire offre une sortie épistémique à la question de la base ontique du sujet, radicalisant la neutralité axiologique de cette référence ontique (Latour 2008). En même temps, le dépassement d’une notion neutre et naïve du sujet comme res extensa (fondement matériel et charnel) et res cogitans (autoconscience comme fondement ontologique cognitif) a appelé à rompre avec le sujet cartésien porteur d’une intériorité universelle.

Ainsi, même le sujet considéré comme un pur produit du pouvoir, des discours et des textes, des institutions et des aléas de l’histoire, ne semble plus satisfaisant. Les abstractions excessives du passé cèdent la place à une attention majeure pour le corps et ses sensations, dont la qualité cesse d’être celle du simple réflexe de la domination. En même temps, le regard critique sur le corps dominé, développé par le poststructuralisme et la sociologie critique, porte à un renouvellement de l’attention pour la matérialité et la sensibilité émotionnelle du sujet, en particulier dans ses relations avec la technologie, la médecine et les neurosciences. Le corps a cessé d’être considéré comme un système clos, opposé à l’esprit et à la conscience, pour devenir une référence ouverte à ce qui se passe à l’extérieur, ce qui a également permis de problématiser d’une façon nouvelle les aspects de la domination et de l’action autonome.

Les ontologies light du sujet.

Si, comme le dit Descombes (2004), aujourd’hui la « guerre du sujet est terminée », quelles sont les conceptualisations du sujet qui représentent l’héritage de cette guerre ?

Bien que moins conflictuelle par rapport au passé, la querelle du sujet apparaît plus que jamais imbriquée dans les conséquences des tournants théoriques et des changements sociaux des dernières décennies : comment reformuler la notion de sujet-citoyen après la critique du sujet métaphysique ? Comment saisir théoriquement, juridiquement et empiriquement une notion pluraliste de subjectivité ? Comment définir un sujet qui vit dans un environnement qui n’a plus rien de « naturel » ?

Certes, les funérailles du sujet organisées sur la base de la critique de la métaphysique développée depuis les célèbres maîtres du soupçon — Marx, Nietzsche et Freud — et encore depuis Heidegger, Foucault, Derrida et bien d’autres, semblent avoir terminé leur célébration ; cependant — avec quelques exceptions (Frank 2002) —, presque tous sont d’accord sur le fait que ces funérailles ont été salutaires. Elles nous ont obligés à repenser le sujet dans le cadre du langage, de l’interprétation et des relations intersubjectives, à focaliser l’attention sur l’action, le corps, les pratiques et les contraintes du contexte, à comprendre le poids et les implications des différences. Les funérailles du sujet, au lieu de constater son effective disparition, ont alors rendu possible de reconsidérer sur des bases nouvelles la notion de subjectivité. Plus qu’une sortie définitive des dimensions de l’ontologie et de la métaphysique, il nous semble que plusieurs décennies de critique du sujet ont produit une reformulation « allégée », contingente et plurielle, de ces mêmes dimensions.

Malgré les décalages toujours existants entre, d’un coté, les études d’inspiration antimétaphysique et poststructuraliste avec leur vision de l’assujettissement et, de l’autre coté, les études s’intéressant davantage aux droits et aux références solides de justice et vérité, nous pouvons au moins considérer comme philosophiquement démantelée l’ontologie du sujet universel et neutre, conçu en réalité comme masculin, occidental, blanc. Ainsi, les défenseurs mêmes d’une idée forte de subjectivité ne font plus référence à une figure monolithique de sujet et ils ont accepté l’idée d’une subjectivité plurielle et caractérisée par la différence. Le redimensionnement de la querelle du sujet semble alors ouvrir de nouvelles combinaisons théoriques qui s’interrogent sur la base de l’action du sujet, en particulier en relation à son environnement, aux autres et non plus simplement à lui-même.

Comme on l’a vu, une partie de ces recherches a développé une notion postanthropocentrique ; celle-ci, au lieu d’être une position nihiliste et d’antifondement, semble développer une nouvelle métaphysique du posthumain — tel que l’acteur-réseau — concentrée sur l’étude des relations et des pratiques qui composent un environnement déterminé. Cependant, pour la plupart des auteurs, la subjectivité reste un thème éthique et politique. Ceci a été développé surtout à travers le topique des droits — en particulier les droits à la différence — ou bien à travers la question de la biopolitique. La relation entre sujet et « droits naturels » ou « droits humains » — il est plus difficile aujourd’hui de les définir aussi comme « universels » — reste au cœur d’une réflexion dans laquelle le dépassement de la métaphysique se fait plus par la relation à la vie commune que par rapport à la disparition de la subjectivité dans le langage, les réseaux ou les pratiques. Ici, le sujet reste défini tout d’abord par le fait d’être un destinataire et un agent des droits, quelqu’un qui vit et agit en relation avec d’autres destinataires de droits. Toute notion de sujet qui veut éviter le solipsisme cognitif doit alors mettre en relation la liberté subjective avec l’égalité et les différences ; ainsi à la pluralisation des subjectivités correspond une pluralisation de l’universel. Sujet et universalité ne sont plus des totalités et la subjectivité ne peut pas être renversée dans un signifiant vide ou un ensemble processuel d’actions et de sensations (Balibar 2011, Touraine 2005). Ainsi, il ne semble pas possible de penser la démocratie et la notion de droits sans faire référence aux acteurs qui les incarnent ; par ailleurs, le soupçon qu’une insistance excessive sur l’antimétaphysique puisse avoir encouragé une vision du sujet trop affaiblie — tout à fait compatible avec le néolibéralisme et ses intérêts (Ong 2006) — a certes encouragé une attention renouvelée à la relation entre subjectivité et droits.

Un symptôme de la relation étroite qui peut exister entre la réflexion sur le droit, la différence et la biopolitique se retrouve peut-être dans l’attention portée sur le corps, porteur de la différence et destinataire des droits, que nous retrouvons chez des auteurs apparemment très éloignés les uns des autres par leurs formations, leur génération et leur parcours théoriques, tels qu’Étienne Balibar avec ses concepts de sujet transindividuel et d’égaliberté (Balibar 2001), Rosy Braidotti avec son idée de sujet nomade (Braidotti 2011), mais aussi Alain Touraine avec sa notion de sujet non social (Touraine 2005). Leurs analyses de la question du sujet représentent des tentatives de développer une définition de la subjectivité capable d’aller au-delà des dichotomies traditionnelles : métaphysique/nihilisme, imagination/raison, corps/conscience, déterminisme/volontarisme. Dans cette perspective, le fait de récupérer une notion positive de la fondation du sujet dans sa force vitale et créatrice ne doit pas porter à la reproduction d’un universalisme faussement neutre, ou à un abandon de l’attention aux droits et aux responsabilités. La question de la citoyenneté, de la démocratie et de la reconnaissance de la différence sont ainsi évoquées comme contrepoints à une vision solipsiste et comme attention nécessaire envers tout ce qui se passe dans l’environnement du sujet.

Pour conclure, nous pouvons constater que, après le succès international d’une vague plus décidément antimétaphysique, la question du sujet et de la subjectivité a gagné à nouveau une centralité dans le débat théorique des sciences sociales. La critique de la dimension métaphysique et transcendantale n’a pas signifié l’abandon tout court de la dimension de la subjectivité. En effet, si d’une part celle-ci continue d’être étudiée comme une dimension intersubjective et herméneutique, notamment à travers les thèmes de la communication, du langage et de la reconnaissance (Habermas 1987, Honneth 2006), d’autre part, la redécouverte du pragmatisme dans tous les domaines des sciences sociales a déplacé l’attention de la transcendance du sujet et des valeurs sur la contingence de l’action, des relations, de la justesse des évaluations et des capacités sollicitées par le contexte (Appadurai 1996). Enfin, de leur coté, les héritiers des maîtres du soupçon, qui avaient insisté le plus sur le dépassement de l’ontologie du sujet et sur la question de la domination, ont développé une recherche de l’émancipation dans la voie vitaliste et spinoziste — centrée parfois sur les notions de créativité et imagination — et dans une recherche de la construction de soi dans les pratiques contingentes, dans lesquelles la place de la technologie est aujourd’hui fondamentale. L’éthique cosmologique qui semble ressortir du tournant posthumain et biopolitique, par exemple, déplace l’attention de la domination institutionnalisée vers la recherche d’équilibres compatibles avec la permanence de la vie dans un monde de plus en plus dominé par la technoscience. Ainsi, dans cette approche aussi, l’émancipation et l’épanouissement des sujets ne cessent pas d’être un horizon nécessaire, même s’il ne semble plus possible de le concevoir dans le seul cadre des institutions et des États.

Certes, les auteurs intéressés par la dimension politique et institutionnelle restent les plus attachés à la dimension analytique du sujet, conçu comme sujet politique et sujet citoyen. Le topique de la subjectivité reste donc indépassable dans toute réflexion sur les droits, l’égalité, la justice, la vie commune. Refusant toute neutralité axiologique, les approches du sujet comme sujet politique, acteur et destinataire de droits, restent les plus décidément centrées sur ce qui se passe à l’extérieur des subjectivités et de leur intériorité cognitive, et intéressées plutôt par les dynamiques délibératives et institutionnelles qui peuvent garantir l’épanouissement des sujets à travers les droits et leur traduction normative.

Ainsi, au-delà des décalages évidents entre ces approches, le débat semble dans son ensemble orienté à ne pas abandonner les notions de sujet et de subjectivité. La référence abstraite au sujet, même si purement syntaxique, continue d’exister comme approche à un être pluriel et en relation, qui ne peut plus être conçu comme solipsiste et incorporel ; le besoin d’émancipation n’origine plus un projet historique unifié, mais une évaluation plus contingente. Il s’agit alors de rechercher une nouvelle conceptualisation non métaphysique de la subjectivité, capable de prendre en compte à la fois la reconnaissance du pluralisme des différences, une idée de fondation qui reconnaisse le rôle social du corps et de ses spécificités, la possibilité d’une justification qui serait non pas figée et purement normative des droits, mais au contraire centrée sur les capacités et l’autonomie des sujets qui font vivre ces droits.

Résumé

Dans les sciences sociales contemporaines, la notion de sujet a un statut ambivalent : d’un côté elle demeure une notion centrale, surtout dans son interprétation existentialiste et dans sa valeur politique ; d’un autre côté il s’agit d’un concept très controversé, qu’un certain nombre d’auteurs a choisi d’abandonner. Le but de cet article est de montrer comment — malgré les critiques, les ajustements et les redimensionnements subis — les notions de sujet et de subjectivité restent indispensables pour pouvoir parler d’émancipation et de droits, de différence et de reconnaissance, de corps et de pratiques, donc de thèmes sociologiques fondamentaux. Les sciences sociales semblent aujourd’hui à la recherche d’une nouvelle conceptualisation non métaphysique de la subjectivité, capable de prendre en compte à la fois la reconnaissance du pluralisme des différences, une idée de fondation anti-essentialiste, ainsi que la possibilité d’une justification non pas figée et purement normative des droits, mais au contraire centrée sur les capacités et l’autonomie des sujets qui font vivre ces droits.

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Notes

1 Pour une discussion plus approfondie sur le rapport entre sujet et événement voir également Zizek (1999).

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