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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Le pli de l’État.

Pierre Manent, Enquête sur la démocratie, 2007.

Image1L’ouvrage est composé de deux séries d’articles. La première porte sur des considérations générales à l’égard de la démocratie ; nous en reparlons ci-dessous. La seconde porte sur des considérations particulières visant un certain nombre de théoriciens de la démocratie et de la politique ― Raymond Aron, Léo Strauss, Claude Lefort, etc. ; nous n’en reparlerons pas, mais elle mérite que le lecteur s’y arrête afin de pénétrer plus aisément dans des débats qui demeurent contemporains (la sécularisation, la force et la violence, etc.). L’ensemble est accompagné d’une précise et précieuse bibliographie des travaux de Pierre Manent, philosophe, directeur d’études en philosophie politique à l’Ehess (École des Hautes Études en Sciences sociales), et disciple de Raymond Aron, permettant aux habitués de son œuvre de s’y retrouver et aux autres d’avoir une vue d’ensemble de son travail.

Dans cet ouvrage, morcelé car composé d’un rassemblement d’articles, Pierre Manent nous démontre, dans une première partie consacrée à l’histoire intellectuelle de la politique moderne, comment, dans les institutions du régime politique démocratique, nous avons été éduqués, nous avons acquis nos habitudes, et nous avons, non moins, pris le pli de l’État : « Aussi avides de liberté que nous soyons, nous sommes les prisonniers volontaires de l’État » (p. 33). Et d’un État libéral, dont le caractère démocratique est fondé sur le consentement individuel ou collectif, sur le fait que les hommes jouissent de droits égaux, sur l’idée de loi souveraine, et enfin sur un État distinct de la société dont il ne serait que l’instrument représentatif.

Grâce à cette reconstitution de la formation de la démocratie moderne libérale ― terme entendu au sens politique de « capacité de la société à se saisir enfin d’elle-même » ― le lecteur peut continuer, s’il ne s’interroge pas plus avant, à avoir foi en ses institutions politiques alors même qu’il rencontre les justifications qui les soutiennent. Mais l’auteur ne se retire pas de son propos, il exerce aussi un pouvoir d’interprétation sur cette matière. Ainsi sa thèse centrale concernant la politique présente tient en trois propositions.

La première est liée à l’histoire de la philosophie politique : rien n’est plus nécessaire pour interpréter adéquatement l’État moderne qu’un dialogue avec la cité et la philosophie grecques, de telle sorte qu’on fasse non seulement droit au caractère totalement inédit du développement moderne, mais que l’on comprenne aussi l’ancien et le nouveau comme deux versions d’un même ordre humain.

La deuxième déploie un constat : malgré les critiques à elle portées et les révolutions, l’abstraction de l’État est toujours présente dans les pays démocratiques. Mais cet État se défait progressivement de la couverture de la nation. Dès lors nous nous rapprochons chaque jour davantage de l’épure tracée par les philosophes du droit Hobbes, Locke et Montesquieu. Les ouvrages de ces théoriciens nous offrent d’ailleurs une phénoménologie convaincante de la vie politique et morale des trois derniers siècles.

La troisième est plus nostalgique. Elle consiste à affirmer que nous ne devons pas abandonner le cadre des nations pour développer les activités du corps politique, même si nous pouvons désormais muer la nation en un cadre politique de l’action plutôt qu’en un cadre d’identité culturelle à défendre.

Une expérience nouvelle.

Dans la partie la plus classique de son exploration du phénomène démocratique, Pierre Manent montre que le terme « démocratie » n’est pas nouveau dans l’histoire politique et dans les textes de référence de la philosophie politique européenne moderne. Nul d’ailleurs ne le conteste. Ce terme est venu au jour dans la Grèce antique. L’auteur prend la peine de résumer à grands traits la démarche d’Aristote le concernant. Il montre que c’est pour résoudre le problème de composition du tout et des parties qu’Aristote avance des arguments démocratiques. Le problème étant de stabiliser la cité entre les revendications des pauvres, celles des riches, et celles des vertueux. Pour que la cité en soit vraiment une, il faut que le grand nombre ait part à la cité. Cela suffit-il à expliquer le contenu très particulier de l’idée de démocratie en Grèce ? Ce n’est pas certain. Encore n’est-ce évidemment pas l’objet de l’ouvrage, uniquement un rappel.

Par différence, le sentiment qu’ont éprouvé et qu’éprouvent encore les partisans ou adversaires du régime démocratique moderne est qu’« une humanité nouvelle sort de l’ancienne et s’en sépare, et s’en éloigne toujours davantage ». Au demeurant, le propos est emprunté à Alexis de Tocqueville, qui vient de dessiner l’opposition entre la démocratie nouvelle et l’ordre ancien et qui affirme de surcroît que « ce sont deux humanités différentes ».

Néanmoins, le « nouveau » que retient l’auteur se borne à la démocratie libérale, sous laquelle nous vivons. C’est bien elle qui requiert la construction d’un État souverain. Avec dispositions et compétences nouvelles. Elle impose aussi, montre-t-il, la différenciation entre le projet grec de la vie bonne et le projet moderne de la liberté et de la paix. Comme elle introduit une opposition fondatrice entre le commandement et la délibération, qui devient l’articulation du régime démocratique.

Le régime démocratique.

Le régime démocratique moderne redéfinit complètement la légitimité de référence. Elle ne saurait relever d’une transcendance, d’une nature ou d’une contingence. Voilà où prend place la délibération.

Le principe démocratique de légitimité, souligne Pierre Manent, c’est le principe du consentement. Une loi, en général une obligation, n’est légitime, « je » ne suis tenu de lui obéir, en général de la remplir, que si « j’ai » pu préalablement consentir à cette loi, à cette obligation, par moi-même et par mes représentants. Le régime démocratique est celui qui est voulu par chacun en principe.

L’auteur cependant élargit beaucoup le principe en question. Non seulement il en fait le discriminant de l’Antique et du Moderne, mais de plus il le mue en considération générale. Il aboutit alors à l’affirmation que la démocratie moderne, à la différence de la démocratie antique, n’est pas immédiatement politique. Elle est un principe de légitimité, celui du consentement. Mais il vaut pour toutes les associations ou communautés. Sans doute, si l’on intègre au raisonnement des pratiques liées aux lois d’association. Mais l’auteur nous a prévenu : il défend la démocratie libérale.

Il a néanmoins parfaitement raison de souligner aussi que la démocratie antique suppose d’abord la cité. Il suffit, à nouveau, de revenir à Aristote pour s’en convaincre. Disons que la démocratie grecque se réalise dans un cadre et une circonscription spécifiques de l’humanité : à la fois un espace et une portion de l’humanité, puisqu’elle ne saurait concerner que les Grecs.

La conclusion qu’il en tire est moins évidente. Elle consiste à déclarer que le principe de la nation pourrait se substituer à ce cadre, pour l’époque moderne. Il reste qu’il n’est pas si pertinent de confondre la démocratie avec la nation (ou l’obligation de faire coïncider la population et le territoire), comme Pierre Manent le fait d’ailleurs remarquer, et surtout, il convient de tenir compte d’une histoire au cours de laquelle la démocratie, après avoir longtemps employé la nation comme son instrument privilégié, l’abandonne aujourd’hui. Moyennant quoi, il reprend ici une thèse déjà publiée dans son ouvrage Cours familier de philosophie politique (2001), qui consistait à réfléchir sur les rapports que la démocratie entretient avec la nation et sur la crise qui les menace : au seuil du nouveau siècle, la démocratie tendait déjà à se détacher non seulement du cadre politique national accoutumé, mais même de toute forme politique reconnaissable. Les cœurs sont émus et les esprits obnubilés par la perspective prochaine d’une démocratie pure, délivrée de la vieille politique, et qui régnerait sans partage selon les règles du droit et les maximes de la morale. Mais Pierre Manent estime cet édifice extrêmement fragile.

L’homme démocratique.

De là s’ensuit une réflexion qui, pour précieuse qu’elle soit, n’est cependant pas poussée à fond. Pierre Manent estime que l’histoire de la démocratie moderne repose sur le principe selon lequel à régime nouveau, entièrement inédit, il fallait un homme nouveau. Et, cet homme nouveau, fait remarquer l’auteur, nous le connaissons bien, c’est nous-mêmes. Nous sommes cet homme, homme démocratique, homo democraticus.

Il aurait fallu en ce point développer cette voie. Il n’est pas impossible que l’auteur y revienne dans un ouvrage futur. La question n’étant pas de savoir si ce parti pris d’étude est original ou non, mais celle de savoir qui se lancera dans ce travail jusqu’au bout.

En tout cas, l’auteur nous présente quelques pistes. L’homme démocratique, formule-t-il, c’est d’abord l’homme qui vit sur la dissolution des communautés et des appartenances. Et si d’autres communautés se recomposent en démocratie, c’est sur la base du consentement individuel.

Du coup, cet homme nouveau ne peut recevoir d’obligations à laquelle il n’aurait pas consenti. Voilà qui devient la source de la focalisation sur la libération. En ce point, d’ailleurs, l’auteur montre, par une exploration rapide de notre époque, que ce processus de libération ne s’achève pas à un moment donné. Il est toujours en cours. Il s’étend progressivement, ou s’amplifie encore de nos jours : libération de la sexualité, libération des mœurs, etc.

Est-ce à dire, et l’auteur redevient là philosophe, que l’homme est, comme l’affirme Jean-Paul Sartre, condamné à être libre ? La référence a de la pertinence, à partir du moment où on la décale un peu par rapport à l’ontologie existentialiste. Précisons toutefois que les références philosophiques modernes utilisées par l’auteur sont rarement déployées. Elles ont fonction d’allusion ou de clin d’œil. Plus fréquente est la référence à Alexis de Tocqueville, dont l’auteur se réclame plus manifestement (ce que prouvent ses autres ouvrages). De cet auteur, il retient ceci : si Tocqueville a raison, la démocratie moderne, notre régime politique, a donc une nature ; semblable à elle-même et agissant toujours dans le même sens, elle transforme toujours davantage la vie des hommes, qui deviennent de plus en plus des « hommes démocratiques ».

Le commun.

La question qui toutefois lui importe le plus est celle-ci : qu’est-ce que le commun auquel la démocratie fait sans cesse référence, et auquel les démocrates ne cessent de nous rappeler ? Ce régime démocratique nouveau, en effet, se traduit par la référence au « commun », alors qu’il exclut la référence à des communautés, nous venons de le préciser. Les communautés sont réfutées par le corps politique démocratique. Mais qu’est-ce qui est ou demeure « commun » ? En parcourant les philosophies politiques classiques, l’auteur relève que l’institution politique se concrétise toujours d’abord par la mise en commun d’un territoire. Au demeurant, il remarque que, même si cette détermination du commun est pauvre, elle est du moins nécessaire.

D’autre part, l’ordre politique consiste à mettre en commun, à organiser le « bien commun ». Mais qu’entendre par là ? Certainement pas la même chose que les Grecs, qui, eux, ordonnent la cité au bien commun, à une finalité grâce à laquelle chacun apprend à distinguer « vivre bien » et « bien vivre », c’est-à-dire « vivre selon le bien » et vivre dans l’aisance. Car la caractéristique de la philosophie politique moderne est d’avoir substitué la liberté au bien ou le contrat à un ordre naturel (final).

De là une nouvelle exploration. Pierre Manent nous offre sa propre version du commun, corrigée à partir des difficultés contemporaines : ce qui est commun, dit-il, c’est peut-être le dénominateur commun, ce que tout individu possède et que possèdent aussi tous les autres, par exemple, un corps. Mais le corps demeure individuel ? Alors, il importe de trouver autre chose. La chose publique ? Et en effet un ordre politique, c’est une chose politique, c’est-à-dire une chose publique, donc une certaine façon de « mettre en commun ».

La philosophie moderne.

La réflexion de Pierre Manent peut dès lors se refermer sur elle-même. C’est-à-dire sur la philosophie, dans laquelle l’ouvrage se meut globalement. Il ne cesse de nous reconduire à l’idée suivante : la philosophie moderne affirme que chaque homme est doué d’assez de raison pour se gouverner lui-même. Mais cette affirmation contient une tâche : rendre les hommes en effet capables de se gouverner eux-mêmes.

La philosophie moderne, précise-t-il, veut ce changement. Elle le promeut. Elle le reconnaît et même elle le réclame. D’un mot, et dans une formule ramassée, il indique : « la philosophie moderne est l’expression et la condition de la conscience de soi de l’homme moderne ».

Ce n’est cependant pas assez dire. Dans une dernière exploration, l’auteur se donne pour ambition de remettre au jour la source ou l’appui de tous les principes démocratiques, à savoir la visée de l’universel. Mais qu’entendre par là ? Ceci : que si l’inégale dignité de l’universel et du particulier est partout déclarée, c’est d’abord sur la base d’une justification purement logique : la supériorité de l’universel sur le particulier dérive de la manière dont ils sont définis l’un par rapport à l’autre, comme, par exemple, la supériorité « axiomatique » du tout sur les parties. À quoi s’ajoute tout de même que la raison, considérant la vie des hommes, découvre ce qui, en deçà de la particularité toujours changeante de leurs expériences réelles, est commun à tous les hommes. La démocratie moderne institutionnalise la quête de cette expérience sans particularité, de cette expérience d’un genre inédit, à la fois réelle et générale, ou dans laquelle la généralité même devient un objet d’expérience.

Conclusion.

Nous sommes certes loin d’avoir parcouru l’ensemble des propos de l’auteur. En revanche, si l’on suit bien le parcours proposé, il est clair que nous y trouvons une grande cohérence. Il a pour lui de reconstituer le socle de la démocratie classique, telle qu’entendue dans ses propos les plus fréquents et libéraux. Cela suffit-il ? Ce n’est pas certain pour autant. Il aurait peut-être fallu dispenser quelques propos destinés à interroger ce parcours. Mais ce n’était pas le but cherché, qui consistait, ainsi que rappelé, à proposer les moyens d’une exposition et défense de la démocratie libérale.

Dans cette veine, néanmoins, l’auteur ne manque pas d’éclaircir un dernier débat, celui qui concerne l’Europe. D’autant que certains des articles qui composent cet ouvrage ont été rédigés au moment de la guerre dans l’ex-Yougoslavie. L’Europe, donc : son territoire, son commun ? L’auteur affirme, il est vrai, que si nous ne nous attachons pas à délimiter l’Europe, elle court à sa dissolution dans un espace infini. De toute manière, l’Europe ne vit plus que dans l’élément de la civilisation : elle n’est rien d’autre que le cadre d’exercice de l’individualisme démocratique, notamment depuis qu’elle a renoncé au principe de la nation.

Mais que signifie l’Europe ? Simplement la dépolitisation de la vie des peuples, la réduction de plus en plus méthodique de leur existence collective aux activités de la société civile, ou la construction d’un corps politique nouveau, d’une grande, d’une énorme Nation ? Et l’auteur de terminer par une citation de Jean-Jacques Rousseau : « Il n’y a plus aujourd’hui de Français, d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglais même, quoi qu’on en dise ; il n’y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes mœurs, parce que aucun n’a reçu de forme nationale par une institution particulière » (1771).

Pierre Manent, Enquête sur la démocratie, Paris, Gallimard, 2007.

Résumé

L’ouvrage est composé de deux séries d’articles. La première porte sur des considérations générales à l’égard de la démocratie ; nous en reparlons ci-dessous. La seconde porte sur des considérations particulières visant un certain nombre de théoriciens de la démocratie et de la politique ― Raymond Aron, Léo Strauss, Claude Lefort, etc. ; nous n’en ...

Bibliographie

Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Fayard, 2001.

Jean-Jacques Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne, 1771.

Notes

Auteurs

Christian Ruby

Philosophe, enseignant (Paris). Ses derniers ouvrages publiés sont : Devenir contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Paris, Le Félin, 2007, et L’âge du public et du spectateur. Essai sur les dispositions esthétiques du public moderne, Paris, La Lettre volée, 2007.

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