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Sérendipité.

Le corps listé en ordre alphabétique.

Bernard Andrieu (dir.), Dictionnaire du corps, 2008.

Image1Le corps humain, en pièces détachées : voilà décrite la teneur essentielle de cette seconde édition revue et corrigée d’un dictionnaire intéressant où le corps se dissout sous la forme d’un ordre alphabétique, de « Abandon » à « Zoo humain », avec près de deux cent entrées (leurs notices, corrélats, références) et mobilisant une pléiade d’auteurs, pas loin de cent vingt.

Mais déjà, une critique majeure : en effet, malgré la richesse d’un tel nombre d’auteurs et de manières choisies en fonction des articulations du corps, le lecteur entrevoit bien difficilement la problématisation contemporaine du corps qui s’en dégage. Certes, le lecteur dispose d’une riche base, à partir des articles pris individuellement, mais la question du corps mérite bien mieux. Elle ne saurait être dissociée d’une réflexion sur soi-même, objective et subjective ; elle ne saurait non plus être indifférente à la problématisation des modèles sociaux de référence et en vigueur au moment de son écriture : modes, maintiens, représentations, significations sociales, etc. De tout cela, nulle trace, en tout cas systématique, dans ce dictionnaire.

L’ambition louable des auteurs n’empêche pas, par ailleurs, certains manques étonnants, voire très dommageables : aucune notice en propre sur des mots tels que la « mort », le « vivant », le « vieillissement », le « corps à corps », l’« esthétisation du corps », « (les) sens », la « discipline », la « mémoire », sinon parfois par des allusions brèves. Ainsi, des allusions rapides au terme de « corps-mémoire », que l’on trouve à l’article « peau ». De même, aucune notice en propre ne concerne les cinq sens — le lecteur dispose malgré tout d’une entrée « toucher ». À l’ouïe est réservée la seule « surdité ».

On repère encore ces manques aux notices trop décalées (« vampire », notice aussi peu convaincante que possible) ou trop banales (« utopie » : sans examen du statut du corps dans les utopies, ou des effets des utopies sur les corps, le formatage, l’embrigadement, etc.). Enfin, on les entrevoit chaque fois qu’une notion étudiée repose sur des termes qui ensuite ne sont pas repris : « archive » renvoie au « présentisme » — notamment tel que François Hartog (2003) le défend — qui ne fait pas l’objet d’une exploration (pourtant possible).

Au-delà de ces aspects qui restent préjudiciables à l’entreprise engagée, l’intérêt de ce travail est bien réel. Il se situe dans l’extension qu’il ouvre et réalise de la notion même de « corps », s’intéressant aussi bien au corps individuel qu’au corps social et politique. Autrement dit, il ne se borne pas à des considérations anthropologiques, mais se déploie aussi au travers du fil conducteur scientifique (sciences sociales) et du fil conducteur politique.

Cette extension du champ classique auquel on a coutume de voir assigné le corps lui permet d’engager — mais d’engager seulement et non de prolonger — une réflexion concernant en particulier les différents modèles à partir desquels le corps humain a été pensé, dont on soulignera trois traits.

Celui d’instrument intellectuel, tout d’abord. On sait, en effet, que Copernic, par exemple, a vu dans le corps humain une représentation de ce qui fait corps, système, au niveau de la pensée, en lieu et place du bricolage intellectuel de la scolastique. Léonard de Vinci ne se gênera pas non plus pour faire du nouveau dessin du corps humain un modèle d’analyse de la structure du monde. Le geste ne cesse de se multiplier. Et si de nos jours ces métaphores corporelles et organicistes semblent moins prégnantes, elles ont largement travaillé en particulier la pensée urbanistique (hygiénisme, organicisme, etc.) de Le Corbusier aux couturiers du « corps urbains » et de ses « artères ». L’image que l’on se fait du corps sous-tend donc la construction d’un ordre des raisons relatif à tel ou tel type d’activité (philosophie, architecture, urbanisme, etc.). Mais elle sous-tend surtout, deuxième aspect, la construction politique d’un pouvoir, un autre pan majeur sur lequel ce dictionnaire fait l’impasse.

En effet, on aurait aimé y voir rappelée et développée la manière dont l’expression « corps politique » fonctionne et occupe un rôle de métaphore fondamentale dans le discours politique classique, à l’intérieur duquel cette image d’un organisme (dans lequel la conservation des parties dépend du tout) peut prêter à de nombreux usages politiques. Une métaphore qui sert autant à identifier la société à son chef (l’intégrité du corps du roi reflétant l’unité de la société) qu’à penser l’unité vivante de la société (parallélisme entre l’intégration du corps humain, la fonction de la volonté qui le met en mouvement et le lien qui relie les institutions sociales) ou à montrer comment les membres d’une société lui sont incorporés. Si cette métaphore a été adoptée pour traduire le grec Politeia (l’ensemble des citoyens de plein droit dans une constitution donnée, cf. Aristote, Politiques, IV, 13, 7) dans son usage technique (moderne), elle exprime une réflexion de la politique sur elle-même, prenant dès lors soit un sens organique, soit un sens mécanique. C’est ainsi que Thomas Hobbes pense le Léviathan (homme artificiel) comme union de l’âme et du corps, sur le modèle matérialiste de l’humain. Pour Jean-Jacques Rousseau, il s’agit à la fois de penser l’origine du « corps politique », en fondant en droit l’autorité légitime de l’État souverain et de lui donner une figure (organiciste).

Puis, et de manière plus subtile, cette métaphore sert à opposer « communauté » et « corps politique » (deux notions totalement laissées de côté par ce Dictionnaire) : le même Rousseau refuse de céder aux communautés, pour privilégier le corps politique (le corps politique instaure même, selon le Contrat social, la déliaison des communautés).

Enfin, il est bien une dernière image à laquelle ce Dictionnaire renvoie : celle des « deux corps du roi » (selon la thèse de Ernst Kantorowicz, 1957), mais qu’il aborde tout en négligeant la question du « corps mystique » dans le domaine religieux et politique. Une notion pourtant décisive, en particulier pour Étienne de la Boétie, qui soulignera la manière dont celle-ci sert fondamentalement à imprégner, « incorporer » le royaume dans la personne du roi et réciproquement, d’où sa puissante efficacité comme rhétorique du pouvoir que La Boétie entreprend de mettre à mal.

Au final, n’ayant pas prétention à constituer un ouvrage de référence, l’objectif de ce dictionnaire est en partie atteint : ouvrir tout autant de matières et pistes de prolongement. Moins qu’une somme, on invitera sans aucun doute ses lecteurs à y voir le premier jalon, insuffisant mais indispensable, à une entreprise de renforcement des échanges, savoirs et débats entre disciplines et courants philosophiques se préoccupant du corps.

Bernard Andrieu (dir.), Dictionnaire du corps, Paris, Cnrs Éditions, 2008.

Résumé

Le corps humain, en pièces détachées : voilà décrite la teneur essentielle de cette seconde édition revue et corrigée d’un dictionnaire intéressant où le corps se dissout sous la forme d’un ordre alphabétique, de « Abandon » à « Zoo humain », avec près de deux cent entrées (leurs notices, corrélats, références) et mobilisant une ...

Bibliographie

François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003.

Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard, [1957] 2000.

Notes

Auteurs

Christian Ruby

Philosophe, enseignant (Paris). Ses derniers ouvrages publiés sont : Devenir Contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Paris, Éditions Le Félin, 2007 et L’Âge du public et du spectateur, essai sur les dispositions esthétiques du public moderne, Paris, La Lettre volée, 2007.

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Sérendipité.

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