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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La sociologie au fond du tiroir.

Laurent ThĂ©venot, L’action au pluriel. Sociologie des rĂ©gimes d’engagement, Paris, La DĂ©couverte, 2006.

Image1Pour Laurent ThĂ©venot, les individus ne peuvent agir qu’Ă  condition de faire œuvre de coordination. Ce terme est une clĂ© de voĂ»te de l’ouvrage. Il dĂ©signe aussi bien la coordination entre individus ou entre l’individu et son environnement matĂ©riel, que « le rapport de l’acteur avec lui-mĂŞme dans un environnement oĂą il doit coordonner sa propre conduite » (p. 13). Cette notion de coordination est solidaire d’une conception plus gĂ©nĂ©rale du monde social : « notre approche ne rend pas compte d’un ordre Ă©tabli ou reproduit, mais d’une mise en ordre restant douteuse et problĂ©matique » (p. 12). L’approche proposĂ©e dans l’ouvrage se distingue Ă  la fois de l’action en public (qu’il s’agisse d’interaction, avec Goffman, ou d’interdĂ©pendance, avec Elias) et de l’action rationnelle mise en œuvre par des individus jugĂ©s autonomes et calculateurs. La famille de modèles d’action retenue ici est celle des actions incorporĂ©es et gĂ©nĂ©rĂ©es par des habitudes irrĂ©flĂ©chies. Mais Laurent ThĂ©venot remet en cause la tendance de ces modèles de tenir pour acquis la contribution des « habituations » Ă  un ordre social rigide (impliquant une Ă©tude des mises Ă  l’Ă©preuve et des remises en question) ; et de prĂ©supposer la conformitĂ© des conduites Ă  un niveau collectif (exigeant de porter le regard sur les conduites les plus personnelles, les plus dĂ©tachĂ©es du collectif).

L’ouvrage s’inscrit dans une production de travaux Ă©manant essentiellement de Luc Boltanski et de Laurent ThĂ©venot, ensemble ou sĂ©parĂ©ment. L’objectif scientifique de cette œuvre collective est de dĂ©crire la capacitĂ© des personnes Ă  se saisir de leur environnement, Ă  justifier leurs actes, Ă  dĂ©noncer les façons d’agir d’autrui, bref Ă  produire une sociologie des hommes Ă  travers ce qu’ils font et ce qu’ils pensent de ce qu’ils font. Ce point de vue rompt avec la notion classique de domination, sans pour autant verser dans l’individualisme mĂ©thodologique. En conceptualisant les diffĂ©rentes formes d’action observĂ©es, la sociologie de ces auteurs vise Ă  montrer qu’il n’existe pas une seule et unique façon d’ĂŞtre au monde. Le travail sociologique de Laurent ThĂ©venot et d’autres chercheurs du Groupe de sociologie politique et morale vise Ă  dĂ©passer les « vieilles » notions comme celle d’ordre ou de classe sociale.

L’objet du livre est de savoir comment les personnes s’engagent dans le monde. Pour ce faire, Laurent ThĂ©venot dĂ©ploie un typologie des rĂ©gimes d’engagement (qu’il nomme « architecture »), qui « met en Ă©vidence le façonnement conjoint de la personne et de son environnement » (p. 14). Le rĂ©gime de justification permet d’Ă©valuer la lĂ©gitimitĂ© d’une action donnĂ©e au regard d’une sĂ©rie de « grandeurs » dĂ©finissant plusieurs modalitĂ©s de biens communs (rĂ©gime renvoyant aux analyses prĂ©sentĂ©es par l’auteur et Luc Boltanski dans De la justification). Le rĂ©gime du plan traite des actions formĂ©es et exĂ©cutĂ©es par des individus soucieux d’atteindre des objectifs prĂ©cis en utilisant l’environnement (des choses et des personnes). Le rĂ©gime de familiaritĂ© vise Ă  saisir l’action des individus intĂ©grĂ©s Ă  un environnement qui leur est propre et qu’ils accommodent afin de s’y sentir Ă  l’aise.

Cette typologie constitue bien Ă©videmment un atout pour le livre, puisque les typologies offrent une plus-value conceptuelle palpable, visible et a priori rĂ©utilisable telle quelle (qui a fait le succès des « Ă©conomies de la grandeur » conceptualisĂ©es par Boltanski et ThĂ©venot, ces dernières fournissant une grille de lecture en quelque sorte prĂ©-remplie). Cette typologie est d’autant plus sĂ©duisante qu’elle fonctionne sur plusieurs niveaux : non seulement celui de l’action en elle-mĂŞme, mais aussi ceux du « bien » qu’elle garantit, du mode d’apprĂ©ciation de sa valeur probante et enfin de la figure de l’agent qu’elle vĂ©hicule. Dans le rĂ©gime de familiaritĂ©, le bien est l’aise ressentie dans l’accommodement de l’environnement ; l’apprĂ©ciation de la rĂ©alitĂ© repose sur des repères ; l’agent en action est une personne intime. Dans le rĂ©gime du plan, le bien est la satisfaction de l’action accomplie, la capacitĂ© de se projeter ; le plan s’Ă©value par la fonctionnalitĂ© de l’environnement façonnĂ© et des capacitĂ©s de l’acteur ; celui-ci est un individu en quĂŞte d’une autonomie qui passe paradoxalement par la dĂ©pendance vis-Ă -vis de l’environnement. Dans le rĂ©gime de la justification, enfin, il y a autant de biens qu’il y a de grandeurs lĂ©gitimes (concurrence marchande, efficacitĂ© industrielle, renom dans l’opinion, solidaritĂ© civique, confiance domestique, inspiration) ; l’action s’apprĂ©cie par une qualification publique (prix marchand, efficacitĂ© industrielle, notoriĂ©tĂ©, etc.) ; l’agent devient alors une personne qualifiĂ©e selon la grandeur considĂ©rĂ©e, dĂ©passant le statut de l’individu singulier.

En maniant l’entrelacement de ces rĂ©gimes d’engagements, Laurent ThĂ©venot Ă©voque plusieurs thĂ©matiques. Le travail, en distinguant « un traitement des objets par des propriĂ©tĂ©s fonctionnelles et un traitement qui suppose leur accommodement dans des usages » (p. 143). L’opĂ©ration de jugement, en montrant qu’au-delĂ  des apparences le point de vue judiciaire et le sens commun peuvent ĂŞtre rapprochĂ©s, en relevant dans les jugements des juristes le « poids de qualifications sociales non juridiques dans l’Ă©tablissement des faits » (p. 180), et dans les jugements spontanĂ©s le recours Ă  des repères conventionnels. Ou encore les mouvements sociaux, en Ă©tudiant les possibilitĂ©s de « faire entendre une voix » (p. 225), c’est-Ă -dire en analysant les passages du rĂ©gime du proche au rĂ©gime public (sans nĂ©gliger l’inquiĂ©tude qui peut en rĂ©sulter).

L’auteur puise dans de nombreuses disciplines des sciences sociales (Ă©conomie, sociologie, droit, etc.). Mais l’Ă©rudition manifestĂ©e au fur et Ă  mesure que s’accumulent les rĂ©fĂ©rences bibliographiques contraste avec l’absence notable de rĂ©fĂ©rences Ă  des terrains. Quand des donnĂ©es empiriques sont mobilisĂ©es, il s’agit surtout des trajets en train de l’auteur, d’un inventaire dĂ©taillĂ© du tiroir de son bureau, ou encore des loisirs pĂ©destres de sa fille. De mĂŞme l’analyse de l’enchevĂŞtrement des rĂ©gimes du plan et de la familiaritĂ© dans le cadre du travail s’appuie sur une enquĂŞte menĂ©e sur deux sites de production, mais par d’autres enquĂŞteurs. Ă€ travers ce livre, Laurent ThĂ©venot fait donc la promotion d’une certaine façon de faire de la science sociale : bibliographie importante et dĂ©finitions soignĂ©es des concepts par ajout quasi-infini de prĂ©cisions et correctifs. L’auteur refuse pourtant d’ĂŞtre assimilĂ© aux « courants post-modernes occupĂ©s Ă  faire apparaĂ®tre un Ă©clatement du sujet dans des identitĂ©s narratives innombrables » (p. 228). C’est d’ailleurs Ă  la mise en scène d’un dialogue avec des sociologues soucieux de fondements empiriques qu’est consacrĂ©e la fin de l’ouvrage. Alors que les rĂ©fĂ©rences bibliographiques suggèrent une Ă©rudition dĂ©passant les frontières françaises, les chercheurs interpellĂ©s sont des Français contemporains, donc les plus immĂ©diats concurrents du couple Boltanski-ThĂ©venot dans la lutte pour s’imposer comme cadre thĂ©orique de rĂ©fĂ©rence. Le règlement de compte n’a cependant pas lieu et le positionnement par comparaison reste très cordial. Le triptyque intĂ©gration-stratĂ©gie-subjectivation de François Dubet, l’individu multidimensionnel et la dĂ©saffiliation positive de François de Singly, de mĂŞme que la combinaison incorporation-rĂ©flexivitĂ© dĂ©veloppĂ©e par Jean-Claude Kaufmann sont prĂ©sentĂ©s comme d’aimables approches complĂ©mentaires Ă  celles de l’auteur. Par contre, Bernard Lahire fait l’objet d’une analyse moins amicale. Son travail est prĂ©sentĂ© sous l’angle d’une volontĂ© de dĂ©passer l’opposition entre dispositions et rĂ©gimes d’action, c’est-Ă -dire entre Pierre Bourdieu et le couple Boltanski-ThĂ©venot (le « champion » et les « challengers », fait dire ThĂ©venot Ă  Lahire). Et selon cette partie de l’ouvrage, cette synthèse fait surtout des concessions Ă  Bourdieu. Or, l’auteur indique que le programme de recherches lancĂ© par Luc Boltanski et lui-mĂŞme depuis les annĂ©es 1980 a pour ambition « d’explorer un espace d’hypothèses orthogonal Ă  celui de Bourdieu » (p. 235) ; ambition bien Ă©nigmatique vu le langage gĂ©omĂ©trique utilisĂ©. Probablement Bernard Lahire n’est-il pas assez « orthogonal »… La pluralitĂ© est une notion maĂ®tresse dans la sociologie post-bourdieusienne de Lahire, qui reproche au concept d’habitus son unicitĂ© et sa rigiditĂ©. Mais pour Laurent ThĂ©venot, cette rupture avec le paradigme de Pierre Bourdieu ne permet pas pour autant de quitter le cadre thĂ©orique des dispositions ; celles-ci devenant simplement plus labiles et Ă©clatĂ©es. L’ambition de ThĂ©venot est aussi de pratiquer la philosophie politique. C’est pourquoi selon lui, et cela manifeste l’esprit du livre, insister sur la dimension plurielle des rĂ©gimes d’engagement « ne vise pas seulement Ă  dresser le portrait d’hommes pluriels, mais Ă  traiter d’une question majeure des sciences sociales et politiques qui ne peut se rĂ©duire Ă  la thĂ©matique classique de la socialisation : l’inĂ©gale portĂ©e de la prise en compte des autres, dans le rapport de l’ĂŞtre humain au monde et Ă  autrui » (p. 237).

Cela dit, cette sociologie politique et morale ne promeut pas une philosophie centrĂ©e sur un sujet mĂ©taphysique. L’Ă©pilogue de l’ouvrage achève de convaincre le lecteur de la nĂ©cessitĂ© pour la sociologie de ne pas sĂ©parer les choses et les personnes. En photographiant dans le tiroir de son bureau divers objets personnels pour illustrer la couverture de l’ouvrage, l’auteur suggère que ceux-ci « rappellent les engagements composant la personne » (p. 262). Ces objets tĂ©moignent en effet aussi bien du familier que du public et assurent la combinaison et la mise en œuvre des plans. Les faire fonctionner comme des indicateurs de la consistance de la personne permet Ă  cette approche de dĂ©velopper une thĂ©orie de l’identitĂ© personnelle qui ne suppose ni l’inflexibilitĂ© des individualitĂ©s ni « l’inconsistance d’un sujet vide » (p. 263). Pour l’auteur, preuve est faite qu’en sociologie, on peut aller au fond des choses dĂ©jĂ  en allant au fond du tiroir.

Laurent ThĂ©venot, L’action au pluriel. Sociologie des rĂ©gimes d’engagement, Paris, La DĂ©couverte, 2006. 310 pages. 27 euros.

Résumé

Pour Laurent ThĂ©venot, les individus ne peuvent agir qu’Ă  condition de faire œuvre de coordination. Ce terme est une clĂ© de voĂ»te de l’ouvrage. Il dĂ©signe aussi bien la coordination entre individus ou entre l’individu et son environnement matĂ©riel, que « le rapport de l’acteur avec lui-mĂŞme dans un environnement oĂą il doit coordonner sa ...

Bibliographie

Notes

Auteurs

GĂ©rard Rimbert

Doctorant Ă  l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, il est actuellement Ater en sociologie Ă  l’UniversitĂ© de Limoges. En 2005, il a enseignĂ© les mĂ©thodes quantitatives Ă  l’UniversitĂ© de Picardie. Dans le cadre du Centre de Sociologie EuropĂ©enne, il mène une recherche sur l’accompagnement des personnes âgĂ©es « dĂ©pendantes », en comparant l’univers des maisons de retraite et celui du bĂ©nĂ©volat. Il a notamment publiĂ© « Le chronomètre et le carillon. Temps rationalisĂ© et temps domestique en maison de retraite », Lien social et politique, n°54, 2005 et « Trouver sa place. PensĂ©e sociologique et travail acadĂ©mique chez les doctorants en sociologie », Carnets de bord (Genève), n°9, 2005.

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