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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La science en train de se faire : les chercheurs racontent.

Catherine Mougenot, Raconter le paysage de la recherche, 2011.

Les vertus d’un dispositif d’animation.

Image1L’origine de ce livre est suffisamment particulière pour qu’il vaille de la raconter un peu. L’animation scientifique transversale d’un programme de recherche en est le point de dĂ©part, animation dont Catherine Mougenot, auteure de l’ouvrage, a eu la charge. Ce programme s’intitule Diva, DiversitĂ© biologique et Agriculture. Il s’inscrit dans une chronologie des grands programmes ministĂ©riels depuis le dĂ©but des annĂ©es 1970 qui voit monter les prĂ©occupations pour la gestion de l’espace agricole, pour la biodiversitĂ© et se constituer une communautĂ© de chercheurs et de gestionnaires autour de ces problĂ©matiques. Cette filiation est rappelĂ©e en prĂ©ambule par les responsables scientifiques ayant participĂ© Ă  ce programme. Les recherches dans Diva explorent « les liens entre l’action publique, l’agriculture et la biodiversitĂ© » (p. 15) et participent de la mise en œuvre d’actions visant la prise en compte de la biodiversitĂ© dans l’agriculture. Des recherches « appliquĂ©es » serions-nous donc tentĂ©s de dire un peu facilement pour permettre au lecteur de situer l’univers scientifique en question. Cette Ă©tiquette est pourtant ici mal venue, car l’ouvrage est sous-tendu par la mise au jour d’autres manières de parler de la recherche qui viennent en proposer un autre paysage, c’est-Ă -dire en revisitent certaines notions clĂ©s, catĂ©gories ou dichotomies entendues. C’est bien pourquoi d’ailleurs on peut lire ce livre avec intĂ©rĂŞt sans soi-mĂŞme appartenir aux sciences de l’environnement.

L’animation scientifique proposĂ©e par Catherine Mougenot est d’abord une question posĂ©e au collectif : « sommes-nous rĂ©flexifs ? ». Elle donne lieu Ă  un dispositif d’animation particulier : offrir aux chercheurs intĂ©ressĂ©s une occasion d’exercer leur rĂ©flexivitĂ©, « de revenir sur leur parcours et sur ce qui l’a motivĂ© » (p. 17), alors mĂŞme que l’urgence est bien plutĂ´t ce qui rĂ©git le travail de recherche. Les chercheurs — une cinquantaine — ont ainsi racontĂ© individuellement mais aussi collectivement Ă  l’auteure leur mĂ©tier, ce qui les anime, pourquoi et comment ils s’impliquent. L’animation transversale visant le croisement des projets des diffĂ©rentes Ă©quipes de recherche, volontĂ© un peu convenue aux rĂ©sultats pas toujours convaincants, se transforme alors en aventure collective visiblement passionnante. Dans un premier temps, rien ne devait ĂŞtre produit — mis Ă  part ce temps passĂ© Ă  parler, productif en soi ! — Ă  l’issue de ce travail, mais les responsables du programme poussent l’auteure Ă  ce que les histoires racontĂ©es soient diffusĂ©es plus largement. Catherine Mougenot fait en effet part de ses rĂ©ticences Ă  l’Ă©gard de ce projet d’Ă©criture : comment donner Ă  lire ce matĂ©riau spĂ©cifique, des « conversations » rĂ©alisĂ©es sans souci d’Ă©chantillonnage et basĂ©es sur une familiaritĂ© et une confiance qu’elle est inquiète de trahir ? Les questionnements qui la traversent sont très liĂ©s Ă  l’impression de diverger d’une recherche classique, ce sur quoi on a envie de titiller l’auteure qui use lĂ  finalement d’une catĂ©gorie a priori discriminante, alors que tout son propos vise Ă  rendre plus floues les limites entre ces grandes distinctions. Par ailleurs, il nous semble qu’il existe depuis plusieurs annĂ©es des travaux de recherche qui se passent du « problème » de l’Ă©chantillon pour rĂ©flĂ©chir Ă  partir de cas, de situations, d’affaires [1]. Toujours est-il que ces rĂ©ticences construisent le projet de Catherine Mougenot : raconter le paysage de la recherche, ce que l’on ne fait pas souvent dit-elle tant on est occupĂ© Ă  en publier les rĂ©sultats, Ă  en envisager les retombĂ©es, Ă  les vulgariser. De cette responsabilitĂ© qui lui est dĂ©volue (les chercheurs participants sont pour elle co-auteurs) elle choisit d’assembler ces histoires entre elles. La forme de l’ouvrage en dĂ©coule : imbrication d’extraits longs et nombreux de paroles (dont les « qualitĂ©s » du locuteur qu’il s’agisse par exemple de la discipline ou du genre ne sont pas donnĂ©es) avec des rĂ©flexions plus gĂ©nĂ©rales portĂ©es par l’auteure. L’ouvrage est structurĂ© en cinq chapitres que l’on peut lire indĂ©pendamment (pour chacun est donnĂ©e une bibliographie propre). Les quatre premiers correspondent aux thĂ©matiques les plus abordĂ©es par les chercheurs : la biodiversitĂ© ; l’interdisciplinaritĂ© ; le terrain ; les rapports entre la recherche et l’action. Le dernier est l’occasion pour l’auteure d’approfondir la notion de rĂ©cit sous l’angle de ses performances.

L’activitĂ© scientifique comme passion.

« Je voulais reprendre la parole pour dire que, ce qui m’avait frappĂ©, c’est la manière dont finalement, des choses qui Ă©taient très abstraites — quand on entrait dans l’hypothèse scientifique, il s’agissait de tester un effet paysage — brutalement, prenaient une rĂ©alitĂ© Ă  partir du moment du choix du terrain. C’Ă©taient des espaces oĂą des gens habitaient et dans lesquels j’allais passer des heures de ma vie.
Et la transformation est de l’ordre du basculement : il n’y a pas d’habituation progressive. Cet endroit Ă©tait devenu le mien, j’allais y vivre une bonne partie de l’Ă©tĂ©, avec les gens qui habitaient lĂ .
Sur le terrain, au cours de mon travail de thèse, c’est lĂ  que j’ai commencĂ© Ă  apprendre que les milieux naturels ça ne se contrĂ´le pas.
Pour moi, il y a d’abord un milieu, une vallĂ©e, un coteau…, un cĂ´tĂ© concret, tangible qui m’intĂ©resse beaucoup.
Sur mon terrain de thèse, j’Ă©tais toute seule, pour faire la carto, en fait, pour faire tout, et je pense que j’ai vraiment apprivoisĂ© mon travail. Mon terrain, je l’ai aimĂ©, parce que je l’ai fait, du dĂ©but, Ă  la fin.
Le terrain de ma thèse est ce qui me sert de rĂ©fĂ©rence, de balise. Bien entendu depuis, j’ai travaillĂ© ailleurs, mais finalement, c’est toujours ce premier terrain qui e sert de point de repère comme s’il avait une vertu de lecture, paradigmatique, Ă  laquelle je reviens toujours.
On a aussi cette idée que, si on ne va pas sur le terrain, on ne va rien y comprendre.
C’est aussi cela l’attachement au terrain. » (p. 57).

Cet ouvrage sur la recherche comme activitĂ© opte ainsi pour laisser une large place Ă  la manière dont les chercheurs eux-mĂŞmes racontent. Le projet est de donner Ă  lire ces histoires sans chercher Ă  thĂ©oriser sur la science telle qu’elle se fait. Les anecdotes Ă©changĂ©es entre deux portes, les conversations dans les couloirs des labos de retour d’une rĂ©union ou du terrain peuvent occuper ici le devant de la scène. Le chapitre sur le terrain est emblĂ©matique de cet aspect. Leurs rapports au terrain les chercheurs l’Ă©voquent en termes d’attachement. Un terrain c’est avant tout le sien. L’auteure propose de dĂ©finir le terrain comme un « format pour la pensĂ©e » (p. 55), une part de la vie du chercheur, un lien sensible qu’il « transporte » (p. 57). Parler des landes de bruyères par exemple c’est autant le qualifier heuristiquement (il est rĂ©duit, maĂ®trisable) que parler de la faune qui s’y dĂ©veloppe et apprĂ©cier ce paysage. Le terrain est Ă©voquĂ© sous l’angle de la quantitĂ© et de la qualitĂ© des relations sociales qui y sont liĂ©es. Les chercheurs parlent finalement tout autant de leurs collègues, avec lesquels il sont fortement interdĂ©pendants ou de la part des logiques institutionnelles que de leurs objets de recherche. Raconter le terrain ce n’est pas tant raisonner sur ce qui a prĂ©sidĂ© aux choix et dĂ©cisions qu’identifier des lieux, des personnes, des liens Ă  des idĂ©es et des institutions, Ă  des façons de faire, des mĂ©thodologies. Le terrain est l’interface du chercheur avec des questions, des concepts, un espace d’invention. Les chercheurs ne restituent pas une chronologie linĂ©aire, mais une histoire imbriquĂ©e, un travail qui va s’approfondissant, avec des pistes multiples de rĂ©flexion, une diversitĂ© d’occasions. Finalement « les terrains font aussi les chercheurs » (p. 69), c’est-Ă -dire que carrière et terrain viennent parfois Ă  se confondre. Enfin le terrain serait la composante spatiale de la posture du chercheur (p. 70). Dans ce paysage de la recherche tel que racontĂ©, toutes les composantes parfois Ă©vacuĂ©es du travail scientifique dĂ©barquent : la recherche de financement, le temps considĂ©rable de coordination Ă©tant donnĂ© la complexitĂ©, des calendriers, des carrières et des projets, la gestion des multiples interlocuteurs concernĂ©s… Mais au chercheur calculateur capitaliste scientifique de Bruno Latour (2001) s’ajoute ici une version plus sensible, plus incarnĂ©e. La recherche apparaĂ®t surtout alĂ©atoire, contingente, une navigation bien incertaine oĂą le tâtonnement devient art de faire. Le paysage de la recherche c’est avant tout des groupes, ce par quoi ils sont mis en mouvement et comment ils s’assemblent. L’ouvrage interroge sans cesse finalement en quoi les chercheurs font communautĂ©. Les cinq chapitres sont ainsi Ă©maillĂ©s de propositions de reformulations, d’amorces de dĂ©finitions visant Ă  penser autrement les distinctions dont la recherche serait traversĂ©e : entre le dur et le mou, entre disciplines, entre recherche et action. Une partie du travail est ainsi laissĂ©e au lecteur pour trier, sĂ©lectionner, s’approprier ces pistes de rĂ©flexion qu’on pressent fĂ©condes, faisant d’autant regretter cette forme de refus, assumĂ© par l’auteure, de thĂ©oriser (le chapitre sur les compĂ©tences des rĂ©cits est construit sur la mĂŞme base d’Ă©noncĂ©s simples : les rĂ©cits sont des mises en scène d’Ă©vènements racontables, ils prennent ensemble des Ă©lĂ©ments sĂ©parĂ©s dans l’espace et dans le temps, ils construisent des associations inĂ©dites…). Il reste la force des tĂ©moignages dont certains ne peuvent manquer de faire sourire ou toucher le lecteur chercheur lui-mĂŞme. La recherche est avant tout une expĂ©rience pratique, racontĂ©e comme vivante et passionnĂ©e.

Catherine Mougenot, Raconter le paysage de la recherche, Paris, Quæ, 2011.

Résumé

Les vertus d’un dispositif d’animation.L’origine de ce livre est suffisamment particulière pour qu’il vaille de la raconter un peu. L’animation scientifique transversale d’un programme de recherche en est le point de dĂ©part, animation dont Catherine Mougenot, auteure de l’ouvrage, a eu la charge. Ce programme s’intitule Diva, DiversitĂ© biologique et Agriculture. Il s’inscrit dans une ...

Bibliographie

Christian Bessy, Francis Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié, 1995.

Catherine RĂ©my, La fin des bĂŞtes. Une ethnographie de la mise Ă  mort des animaux, Paris, Economica, 2009.

Bruno Latour, Le mĂ©tier de chercheur. Regard d’un anthropologue, Paris, Inra, [1995], 2001.

Notes

[1] Citons par exemple Bessy, Chateauraynaud 1995 ; RĂ©my, 2009.

Auteurs

Anne Bossé

Anne BossĂ© est enseignante Ă  l’Ă©cole nationale supĂ©rieure d’architecture de Paris Malaquais et chercheure au Laua de l’Ensa Nantes. En prolongement de sa thèse sur l’expĂ©rience spatiale de la visite (2010), ses travaux s’attachent aux usages de l’espace en situation ainsi qu’aux coproductions spatiales (architecturale, dans les espaces publics…).

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