Une /

Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La « rupture épistémologique » du chercheur au prix de la trahison des acteurs ?

Les tensions entre postures « objectivante » et « participante » dans l’enquête sociologique.

Ce texte a été initialement publié dans Éthique publique, vol. 12, n° 1, 2010, pp. 139-163.

S’adresser à des informateurs dans le cadre d’une enquête sociologique impose la prise en compte d’une double caractéristique que cette interaction est susceptible de poser [1]. Qu’on le veuille ou non, qu’on le dénie ou qu’on l’assume, que cela soit annoncé ou tu dans le processus, cette relation avec des informateurs procède toujours à la fois des caractéristiques de la conversation ordinaire et de ce que la tradition épistémologique de la sociologie a appelé la rupture épistémologique, même si ce terme a aujourd’hui mauvaise presse dans certaines épistémologies. De la conversation ordinaire parce qu’administrer un questionnaire, procéder à un entretien semi-directif, s’intégrer à une dynamique sous couvert d’observation participante nous confronte toujours à des acteurs que nous ne pouvons à vrai dire pas considérer simplement comme des choses, pour reprendre l’expression durkheimienne qui avait soulevé le courroux de Jules Monnerot et de bien d’autres. Mais aussi de la rupture épistémologique parce que l’intention de faire sociologie place l’entretien sous un horizon instrumental ou à tout le moins dissymétrique [2] qui l’éloigne précisément de certaines caractéristiques de la conversation ordinaire si du moins on prend pour modèle de celle-ci une conversation non instrumentale ou stratégique, disons sans « arrière-pensée ». Cette double dimension est incontournable. Et cela même si certaines méthodes, par exemple les questionnaires standardisés, entendent accuser la dimension « rupture épistémologique » en tendant en quelque sorte à annuler la subjectivité de l’interlocuteur, par exemple en le faisant simplement le représentant d’une classe, d’un groupe, d’une minorité…, ou en le considérant sur le mode de l’interchangeabilité comme le présuppose un tirage au sort aléatoire des répondants. Ou si, à l’inverse et à l’extrême, d’autres méthodes entendent accuser la dimension intersubjective ou interpersonnelle de l’entretien, par exemple, lorsque le sociologue pénètre dans un milieu en se positionnant fondamentalement comme participant engagé, minimisant, déniant ou cachant sa position de sociologue [3].

Pour le dire autrement, tout entretien mené dans le cadre d’une enquête sociologique, et quelle que soit sa nature, positionne le sociologue dans l’entre-deux de postures qu’on appellera « objectivante » d’un côté, « participante » et donc « subjectivante » de l’autre. Et, sans doute, une des limites essentielles de la grande majorité des traités méthodologiques des sciences sociales est qu’ils délimitent le statut de l’entretien essentiellement à partir des exigences d’objectivation, ne voyant dans l’entretien qu’une question de méthode et minimisant du coup les enjeux et contraintes spécifiques à la conversation ordinaire. Sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles, dans l’essentiel de la littérature sociologique, les questions de méthode sont totalement séparées des questions d’éthique de la recherche, mais aussi pour laquelle, et à l’inverse, la sociologie se trouve aujourd’hui confrontée à des exigences et des dispositifs de régulation éthique (ou autrement dit, des procédures de normalisation éthique) largement déconnectés des contextes de recherche [4] et à chaque fois spécifiques, fonctionnant donc comme des instances surplombantes de surveillance éthique de la recherche [5].

Nous pensons au contraire que les questions de méthode, parce qu’elles s’adressent à des acteurs, ne peuvent jamais s’immuniser totalement de l’horizon de la conversation ordinaire et de ses exigences intersubjectives. Bref, que les questions de méthode engagent aussi et toujours des questions de respect, et que, parce que ces deux dimensions sont irréductibles, le travail sociologique empirique doit être d’emblée pensé aussi sous un horizon éthique. Où, comme nous allons le développer dans cet article, la responsabilité sociale des chercheurs passe par une pratique active et publique de la réflexivité sur leurs pratiques de recherche.

Articuler deux postures.

Pour comprendre les difficultés éthiques qui peuvent se poser au sociologue dans la pratique de sa recherche [6], notamment dans des situations d’interaction avec les personnes interviewées, deux choses doivent être précisées.

D’une part, il ne s’agit pas là de deux postures imperméables l’une à l’autre. Comme le sociologue peut chercher à se rapprocher de la posture du participant, la conversation ordinaire peut conduire ses participants à adopter à certains moments une posture « objectivante ». Il arrive en effet très souvent que lorsque nous parlons dans des situations habituelles, l’un des interlocuteurs prenne du recul par rapport à ce que son partenaire d’interlocution lui rapporte et, plutôt que de lui répondre d’un point de vue discursif où ce partenaire s’est positionné, il déplace son registre discursif pour, par exemple, interpréter ce qui vient de lui être dit comme un « symptôme », relevant donc d’une explication à dominante causale. L’objectivation est en réalité une capacité tout à fait partagée dont, d’une certaine façon, les diverses méthodes sociologiques peuvent apparaître comme le prolongement ou la systématisation. Cela dit, au sein même de la conversation ordinaire, ce déplacement de registre discursif ne va pas sans s’accompagner d’une charge éthique. Par exemple, celui qui, tout à coup, précise à son interlocuteur qu’il ne peut prendre ses affirmations pour argent comptant, mais qu’elles s’expliquent par quelque causalité qu’il méconnaît, le fera sans doute avec quelque précaution oratoire de manière à ne pas choquer son interlocuteur. Bref, dans les échanges conversationnels, les changements de posture sont loin d’être indifférents éthiquement, et, bien sûr, cela nous donne des indications sur les implications éthiques de l’objectivation sociologique.

En dépit de cette proximité, chacune des postures, « objectivante » ou « participante », possède toutefois ses exigences spécifiques. En particulier lorsqu’elle s’inscrit au sein d’une ambition scientifique, la posture « objectivante » est associée à un certain nombre d’exigences de validité par exemple celle qui attend de celui qui est en posture « objectivante » [7] de ne pas induire les comportements qu’il entend observer, ou les propos qu’il entend recueillir, ou encore celle qui voudrait que ce que la posture « objectivante » a permis de recueillir comme données soit utilisé honnêtement dans le travail de théorisation sociologique. L’usage du terme « honnêtement » présupposant ici des exigences éthiques directement liées à la validité scientifique, cette validité étant le plus souvent appréhendée dans l’intimité de l’éthos du chercheur par rapport à sa recherche et dans le même temps, associée à des modes de validation propres à une communauté scientifique qui d’ailleurs pourra tout à fait s’interroger aussi sur les implications éthiques des méthodes utilisées. La posture « participante » est quant à elle intrinsèquement liée à un ensemble d’exigences éthiques parmi lesquelles le respect mutuel, la sincérité, ou encore un impératif de vérité [8], pour ne pas évoquer ces présupposés incontournables de l’activité communicationnelle dont parle Habermas.

Bien que ces deux postures ne soient pas, comme nous l’avons évoqué, absolument opposées, en particulier parce que la posture « objectivante » peut être considérée comme un des moments possibles de la posture « participante », mais aussi parce que, comme l’ont indiqué les travaux de Habermas et de Apel, l’objectivation scientifique ne peut être pensée indépendamment des exigences communicationnelles propres à la communauté scientifique (Apel, 2000 ; Genard, 2003, pp. 87-113), les exigences respectives de ces deux postures peuvent bien évidemment entrer en conflit.

« Conventionnalisation » et « déconventionnalisation » des pratiques de recherche, faut-il annoncer qui l’on est et ce que l’on fait ?

Si l’on part de la posture « participante » en situation de conversation ordinaire, on saisit immédiatement ce qu’aurait d’inacceptable éthiquement le fait que l’un des interlocuteurs s’installe systématiquement dans la posture « objectivante ». Ce serait éthiquement inacceptable parce que celui qui adopterait cette posture se positionnerait de telle sorte qu’il ne prendrait jamais les propositions de conversation de son interlocuteur au niveau où celui-ci les émet. Il se placerait donc dans la position du thérapeute, du manipulateur, de l’analyste, etc. Et, dans un contexte de conversation ordinaire, ne pas prendre au sérieux ce qu’affirme l’interlocuteur ne peut apparaître que comme du mépris, de l’infantilisation, de la condescendance [9]. Du point de vue de la conversation ordinaire, se mettre légitimement en position « objectivante » suppose différentes choses. D’une part, des raisons liées à la dynamique même du processus conversationnel : « Je suis par exemple troublé par ce que me dit mon interlocuteur, et cela me conduit à m’interroger sur les causes de ses propos plutôt que de les prendre au pied de la lettre », ou autrement dit, ce trouble me conduit et d’une certaine façon m’autorise à passer à côté des « raisons pratiques » des propos de l’interlocuteur [10]. D’autre part, une transparence du déplacement de posture, l’interlocuteur étant en mesure de saisir qu’il y a déplacement de sorte que l’adoption de la posture « objectivante » soit compréhensible et n’apparaisse pas comme un manque de respect. Enfin, sans doute, comme nous l’évoquions précédemment, des « précautions » éthiques qui permettent que ne se brise pas le cours conversationnel. Ces précisions sont essentielles, en particulier parce que dans le cas du travail sociologique le déplacement vers la posture objectivante ne s’inscrit pas dans la dynamique conversationnelle, mais constitue l’horizon – ou à tout le moins un des horizons, une des motivations – de l’entrée en communication.

Cela dit, que des interactions sociales s’opèrent sous un horizon objectivant n’est en rien une spécificité du travail sociologique. En effet, la référence à ce que nous avons appelé « la transparence du déplacement de posture » attire l’attention sur le fait que certains contextes communicationnels, certains « cadres de l’interaction » peuvent légitimement placer l’un des interlocuteurs en position « objectivante » ou à tout le moins à large dominante « objectivante », et cela parce que ces cadres en assurent la transparence. La relation thérapeutique ou la relation administrative « de guichet » en sont des exemples. Dans ces cas, ce sont des conventions étayées par divers dispositifs qui positionnent la relation dans un registre largement objectivant qui peut être accepté comme tel, dans le cadre précis de ces conventions, bien que cette même relation puisse également être considérée comme déshumanisée et être critiquée à ce titre. Prenons comme exemple des situations telles que l’établissement d’un diagnostic, d’un protocole d’examen, la confrontation à des formulaires administratifs à remplir, ou des enquêtes de santé publique, visant à saisir par questionnaire standardisé des aspects de la santé de certaines populations. Il va sans dire aussi que certaines relations sociales sont également confrontées à la question du déplacement de posture, par exemple les travailleurs sociaux, en particulier ceux qui opèrent en contexte d’activation, d’empowerment, de capacitation…

Bien que cela ne soit pas l’objet central de la présente contribution, les remarques précédentes nous invitent à suggérer que les questions d’éthique de la recherche que nous abordons ici ne relèvent pas simplement d’une réflexion sur les méthodes et leurs implications. Nous pensons au contraire que les paradigmes sociologiques en tant que tels ne sont pas sans incidence sur la propension à la considération morale des acteurs sociaux (Genard, 1992.). Ainsi, les paradigmes structuralistes ou systémiques qui envisagent les agissements des acteurs comme des effets de structures tendent à considérer que les acteurs sont par définition dans une méconnaissance que le sociologue est appelé à dévoiler en même temps qu’il mettra à jour la vérité de ces agissements. On peut supposer que dialoguer avec un informateur dont on présuppose qu’il est dans l’illusion est évidemment très différent de s’adresser à quelqu’un que l’on prend d’emblée au sérieux, et dont on est prêt à considérer les capacités et compétences réflexives. Dans de tels contextes paradigmatiques, l’impératif de rupture épistémologique et d’objectivation risque fort de se trouver durci, en même temps qu’est accentuée ou radicalisée la dissymétrie entre le sociologue et ceux dont il étudie les agissements. Et dans ces cas, cette dissymétrie présupposée a priori va pouvoir peser de tout son poids sur des exigences éthiques qui ne peuvent, quant à elles, être pleinement assumées qu’au travers d’une reconnaissance intersubjective des acteurs, l’un fut-il sociologue et l’autre informateur [11].

La mise en évidence de l’existence de conventions qui rendent le positionnement dans la posture « objectivante » justifiable attire l’attention sur une des difficultés éthiques de la recherche participante. En effet, si le contexte d’administration d’un questionnaire standardisé constitue une telle convention, s’appuyant largement sur la dépersonnalisation de l’interlocuteur, à l’inverse, les dispositifs d’observation participante s’associent très souvent à des pratiques de « déconventionnalisation » du travail de recherche par lesquelles le chercheur tentera de « minimiser » son statut de chercheur. Il se proposera par exemple d’instaurer des relations de familiarité avec le milieu qu’il entend analyser, il s’efforcera de « gagner » la confiance de ses interlocuteurs, il cherchera à « passer inaperçu »… Ces efforts se justifieront généralement par ce qu’on pourrait appeler une « quête d’authenticité », une véritable pénétration dans le milieu présupposant alors le « gommage » du statut de sociologue et de ses ambitions d’objectivation. Cette déconventionnalisation prendra bien sûr une accentuation maximale lorsque le statut de sociologue du chercheur sera tu [12], non seulement à certains interlocuteurs, mais éventuellement à l’ensemble d’entre eux. Tel sociologue se fera SDF le temps de son enquête, il pourra ainsi vivre ce que vit un SDF, voir au plus près ses modes relationnels, pénétrer le milieu qu’il cherche à comprendre sans, espère-t-il, risquer de biaiser les conditions de ses observations. Dans cette pratique de l’observation « à couvert » ou « clandestine », citons l’exemple du chercheur « voyeur » qui a été le plus connu et controversé à son époque, Laud Humphreys, dont le travail se situait dans le courant interactionniste de Goffman et Becker. Humphreys, prêtre de l’église épiscopale, marié et bisexuel non déclaré, s’engage dans une thèse sur la sexualité anonyme dans les toilettes publiques. Afin de pénétrer son terrain, il fait usage de la tromperie et de la dissimulation pour obtenir des informations, en décidant de se faire passer pour un déviant, en adoptant le rôle de « folle qui guette » (Blidon, 2009), et par la suite entrer en contact et faire des entretiens auprès de ce public-là.

Une variable intervient ici souvent : le soupçon que la révélation de l’identité de sociologue biaiserait le recueil des données ou même empêcherait le déroulement de l’enquête et donc l’accès aux données. Le consentement éclairé de la part des personnes ou groupes enquêtés est donc ici absent [13]. Souvent, le déni d’identité de sociologue obéit aussi à des ambitions d’enquête (et parfois de dénonciation) d’un milieu qui se caractérise notamment par son opacité, sa méfiance à l’égard des incursions et regards extérieurs. Ici, le procédé évite en principe la question du consentement, soit pour des impératifs de connaissance, soit pour des ambitions politiques de dénonciation (Béliard et Eideliman, 2008, pp. 123-141).

Toutefois, en quittant ces cas extrêmes où, quelle qu’en soit la raison, le statut même de sociologue se trouve dissimulé, l’adoption d’une méthodologie participante soulève intrinsèquement des interrogations éthiques. Le travail de Jean Peneff sur l’hôpital français (Peneff, 1992) présente à cet égard un grand intérêt : défenseur inconditionnel d’une observation donnant à l’adjectif « participante » un sens renforcé, Peneff propose une véritable méthodologie de la « déconventionnalisation », suggérant par là un lent travail d’immersion dans le milieu, de construction de relations de confiance… conduisant à l’oubli du statut de chercheur, de sorte que les relations entre observateur et observés en viennent à s’apparenter à des relations « ordinaires » au sein du milieu étudié. Peneff s’inscrit ainsi en opposition contre des pratiques d’observation participante qu’il juge superficielles où, par exemple, l’immersion dans le milieu demeure courte ou épisodique, de sorte que l’observateur s’illusionne s’il se pense « participant ». Il n’en demeure pas moins pourtant que, même en complète « immersion », le sociologue demeure sociologue, guidé par ses propres intérêts de recherche, et que donc les relations qu’il établit ne sont à vrai dire jamais totalement des relations ordinaires. Si nous nous référons aux distinctions qui ont été avancées d’emblée, rappelons-nous que, dans la conversation ordinaire, la présence de moments « objectivants » s’inscrit dans la dynamique même de celle-ci et « fait donc partie » de la conversation. Dans le cas du travail sociologique, les choses se passent différemment. Comme le fait remarquer Peneff, sa présence au sein de l’hôpital, ses attitudes, ses remarques… ont pu susciter une intensification de la réflexivité parmi ceux qui étaient en quelque sorte devenus ses collègues. Il n’en demeure toutefois pas moins que le moment objectivant, celui du retour réflexif du sociologue, se trouve au contraire déconnecté de la conversation ordinaire, ne s’inscrit pas dans son cours et c’est bien là que se posent des questions éthiques. Dans le cas de Peneff, les difficultés éthiques d’une telle position ne manquent d’ailleurs pas de ressortir par exemple lorsque le sociologue, reprenant clairement une position distanciée et donnant aux relations qu’il établit avec ses interlocuteurs un tour fortement stratégique, s’interroge sur des « indicateurs » permettant de se convaincre que la confiance est bien établie. Ou encore lorsque le sociologue réfléchissant de manière générale aux exigences méthodologiques d’une observation participante réussie écrit, négligeant toute référence aux conditions éthiques liées aux relations de confiance, qu’il

n’y a pas de règles pour l’observation participante : toutes les adaptations sont possibles et les ajustements sont commandés par les relations entre la recherche scientifique et la pénétration d’un milieu (Peneff, 1992).

C’est, croyons-nous, à partir de cette question de la « conventionnalisation » du positionnement dans la posture « objectivante » que l’on peut comprendre les difficultés éthiques inhérentes aux pratiques sociologiques qui assument la non-explicitation ou la sous-explicitation des conditions de la recherche à ceux qui vont être l’objet du travail empirique [14]. Mais c’est à l’inverse aussi en réfléchissant aux conditions d’une conventionnalisation assumée que l’on peut le mieux répondre aux difficultés éthiques de la recherche de terrain.

Si la « déconventionnalisation » pose éthiquement question, c’est à notre sens et en particulier parce qu’elle court-circuite l’horizon éthique des conversations ordinaires. Les informateurs se trouvent pris dans un dispositif de recherche qu’ils ignorent ou du moins dont ils ignorent les ambitions et les effets. Il va pouvoir être fait usage de leurs paroles, du relevé de leurs pratiques… à leur insu, à des fins auxquelles ils n’auront pas eu l’occasion d’adhérer, et dans des voies qu’ils ne pourront se réapproprier.

Si l’on observe l’avancée actuelle des pratiques de régulation éthique de la recherche, on pourra remarquer que la manière habituelle de régler cette question éthique, c’est-à-dire de « conventionnaliser » le dispositif de recherche, s’appuie souvent sur l’idée de consentement, ou de consentement éclairé. Même si le consentement constitue dans ce cadre une donnée importante, mesuré aux exigences éthiques de la conversation ordinaire, il révèle rapidement ses insuffisances. En particulier, parce que le consentement tend alors à être pensé comme un consentement d’usage, dédouanant le chercheur des risques liés à un mécontentement ultérieur de l’informateur. Bref – et sans aller dans le détail – pensé à partir des pratiques médicales, c’est-à-dire dans un contexte mêlant dimension éthique et décharge juridique de responsabilité, la réduction de la « conventionnalisation » de la recherche à une question de consentement tend en réalité à contractualiser les relations entre chercheur et informateurs, et donc à tirer leur horizon éthique vers un horizon à dominante juridique, c’est-à-dire, en suivant les célèbres distinctions kantiennes, en ramenant les questions de respect, ou d’agir « par devoir », à des questions de simple « conformité au devoir ». Bref, pour importante qu’elle soit, la question du consentement ne clôt pas les enjeux éthiques de la recherche.

Les raisonnements précédents permettent de mettre au jour les paradoxes éthiques de la recherche sociologique : plus la déconventionnalisation sera accentuée, c’est-à-dire plus le registre communicationnel s’apparentera à celui de la conversation ordinaire, plus cette déconventionnalisation interrogera éthiquement la position du chercheur dès lors que celui-ci abandonnera le registre conversationnel pour passer à une reprise de ce qui deviendra alors un matériau s’inscrivant dans des intérêts de recherche. Là pourront se manifester des « scrupules » qui pourront être levés par des raisons surplombantes, par exemple un souci de dénonciation ou d’engagement politique, ou une maximisation des intérêts de recherche par rapport aux conséquences prévisibles sur les objets d’étude. À l’inverse, plus la conventionnalisation sera accentuée plus le chercheur sera conduit à s’interroger sur la fiabilité du matériau obtenu dans des conditions dissymétriques, ne garantissant pas les exigences communicationnelles habituellement associées aux interactions ordinaires, en particulier la sincérité.

À l’inverse des situations évoquées jusqu’ici, on peut également imaginer que, pris par les exigences éthiques inhérentes aux relations de confiance qu’il a établies avec ses interlocuteurs, le sociologue décide de taire certaines données qu’il a recueillies par exemple de manière à ne pas blesser ceux qui lui ont fait confiance, ou de ne pas donner l’impression de trahir cette confiance. Là, ce ne sont plus les exigences éthiques propres à la relation ordinaire qui sont mises en cause, ce sont au contraire celles liées aux exigences de validité auxquelles le sociologue en tant que sociologue se sent tenu. C’est vers cet aspect que vont aller maintenant nos interrogations.

L’implication participante et l’instauration d’un régime du proche.

La distinction proposée par Laurent Thévenot (2007) quant à une variété de régimes d’action [15] est intéressante pour avancer sur la question des difficultés éthiques que le sociologue est susceptible de rencontrer. Si l’enquête par questionnaire, justement ici appelée « enquête d’opinion », instaure un mode d’administration installant une relative distance entre enquêteur et enquêté, il n’en est pas de même des méthodologies s’appuyant sur la participation, l’action collective ou l’implication dans les milieux de vie, ce qui se trouve généralement regroupé sous le label d’observation participante, une expression qui d’ailleurs rend très explicitement compte de l’ambivalence sur laquelle s’est ouvert ce texte [16]. L’implication dans les milieux de vie, la fréquentation quotidienne des acteurs, la participation effective aux activités, tout cela contribue à installer les relations entre enquêteurs et enquêtés au sein de ce que Laurent Thévenot appelle le « régime du proche », un régime marqué par la « familiarité », et l’investissement affectif qu’elle accompagne et fait naître [17]. Inévitablement, le chercheur pratiquant une telle implication va se trouver face à des dilemmes entre les exigences éthiques liées à ce « régime du proche » et les exigences liées à son travail d’objectivation, ou plutôt au travail de « montée en généralité », pour se maintenir dans le vocabulaire de ce courant théorique, exigences qui pourront par exemple apparaître comme des trahisons aux yeux de ceux qui ont offert leur hospitalité aux enquêteurs, ont partagé leurs enthousiasmes, leurs difficultés, leurs hésitations, leurs échecs.

On peut penser aux situations où le milieu enquêté exige un fort engagement du chercheur dans les activités des personnes, une association qui commande une enquête sur ces activités, par exemple. Souvent, ce sont des doctorants qui mènent ce genre d’enquête et qui, pendant ou après le travail réalisé, se demandent comment intégrer ce matériel à leur thèse. Faut-il dévoiler les faiblesses ainsi que ce qu’il y a de sombre dans les milieux qu’on a côtoyé, doit-on révéler les turpitudes, les rivalités qui ont été aperçues en raison de la confiance qu’on nous a accordée ? Ou, au contraire, l’exigence de validité scientifique exige-t-elle que rien ne soit caché au nom de contraintes éthiques ? L’instauration d’un « régime du proche » s’accompagne de l’instauration de relations de confiance entre acteurs. Cette confiance accordée au chercheur comporte en retour un certain nombre d’exigences qui, à notre sens, s’élèvent contre deux genres de fautes : la première étant la tromperie ou la trahison puisque, comme on sait, la confiance est quelque chose qui peut être trahi ou trompé ; la seconde relèverait plutôt du domaine du tort que le travail de recherche pourrait entraîner pour ceux qui ont fait confiance.

Dans le premier domaine figurent les pratiques qui transgresseraient les conditions de la confiance, c’est-à-dire les conditions d’une promesse morale, explicite, mais aussi implicite, sur laquelle s’est construit le travail de recherche participant. Dans le second domaine – indépendant cette fois de ce que nous avons évoqué sous l’expression promesse morale – figurent les usages des données recueillies susceptibles de causer du tort aux personnes qui ont fait l’objet des pratiques de recherche participante (respect de l’anonymat, la non-utilisation de ce qui peut nuire ou porter préjudice, etc.). Des réflexions récentes faites à l’issue d’une enquête ethnographique portant sur les processus d’institutionnalisation des couples homosexuels en Suisse montrent le croisement de ces deux domaines de fautes. C’est ainsi que l’un d’entre nous se demandait la chose suivante :

fallait-il révéler l’intégralité des calculs stratégiques des acteurs ou encore divulguer très précisément les termes des négociations officieuses dont on a pu avoir connaissance ? Que convient-il de faire lorsque ce dévoilement pourrait mettre les acteurs dans l’embarras et porter préjudice à la mobilisation et au processus politique ayant fait l’objet de l’enquête […]. Ce faisant, j’ai pu entrevoir l’existence d’« accords tacites », très largement officieux et jamais rapportés, entre les associations homosexuelles impliquées et les députés qui ont soutenu le projet de loi sur les couples homosexuels. L’existence de ces « accords » m’a été dévoilée sous la condition que je me garde de les citer dans mon manuscrit de thèse, la crainte étant que cette divulgation puisse compromettre de futures avancées législatives. La question se complique donc passablement, puisqu’il s’agit aussi du rapport entre le chercheur et les acteurs. Par exemple, lors des entretiens avec des leaders associatifs, l’embarras s’installait quand ils me disaient, en regardant mon enregistreur : « Alors tout à fait entre nous » ou « Il y a des choses que je peux te dire on et off…. », ou encore, « Alors, ce qui maintenant est off » et « Alors ce qui est vraiment tout à fait off… » (Roca i Escoda, 2009).

La question de l’autocensure à laquelle le chercheur doit s’affronter surgit d’autant plus aisément lorsque celui-ci tient pour justes les revendications dont il a souhaité retracer l’émergence. En ce sens, on peut faire référence à des situations qui se créent lorsque les terrains d’enquête s’inscrivent autour de mouvements associatifs pour lesquels le chercheur nourrit une sympathie ou se trouve en empathie [18]. Il s’agit donc de situations dans lesquelles l’enquête n’est soumise ni aux diktats de commanditaires ni à ceux des enquêtés (Weber, 2009, pp. 8-9).

Les territoires de l’intimité, de la sphère privée et des convictions profondes.

Atteindre l’intimité des personnes peut réclamer au chercheur de parvenir à se glisser dans ce même « régime du proche » que nous avons antérieurement évoqué. Mais ce régime peut aussi permettre d’accéder aux questions relatives à la sphère privée aussi bien que celles relatives à des illégalismes. Nombreux sont ceux qui soulignent que, lorsqu’il s’agit de questions personnelles, voire intimes, le chercheur a intérêt à se demander si les éléments qu’il livre ont bien une utilité scientifique et non une fonction purement illustrative ou « d’effet de réel », selon l’expression de Roland Barthes. Bien souvent, traquer les « effets de réel », et s’en débarrasser, permet de resserrer l’analyse sur l’essentiel et d’acérer le raisonnement sociologique (Béliard et Eideliman, 2008). Cependant, il reste beaucoup de cas où les éléments essentiels à l’analyse relèvent de ces dimensions et informations dites « privées » ou « intimes », dimensions jugées problématiques et difficiles à manier, en raison d’un principe de pudeur ou de discrétion, mais aussi parce qu’elles sont trop identifiantes pour les personnes concernées et qu’elles pourraient les exposer à des revers et à des dommages si elles étaient rendues publiques. Ces questions peuvent être abordées par des stratégies de dépersonnalisation, garantissant de manière convaincante l’anonymat, ou au travers de l’instauration de relations (fortement personnalisées) de proximité et de confiance.

Concernant la question de mutualité des échanges propres aux relations proches, le sociologue est tenu de révéler son intimité symétriquement, voire est invité à participer aux activités du groupe qu’il étudie parce que l’intégration suppose la participation, ce que l’on appelle également participation située. Dans ces cas, comment construire une juste distance lorsqu’on prend comme objet d’étude un ex-amant ; « s’agit-il encore de sociologie ? » [19]. Sous quelles formes ou modalités l’enquête est-elle admise comme sociologiquement acceptable ? Nous pensons ici à des études s’attachant à des objets mettant en jeu la sexualité.

En outre, le sociologue ne se départit pas de son statut de personne et de citoyen, susceptible d’être indigné par ce qu’il apprend. Face à des « terrains sensibles », en ce qu’ils relèvent d’enjeux sociopolitiques cruciaux et suscitent une demande sociale forte (Bouillon, Fresia et Tallio, 2005), peuvent se dessiner des tensions entre la position du sociologue et celle du citoyen à partir du moment où il prend connaissance de comportements dangereux, de menaces comme le terrorisme, la pédophilie, l’esclavagisme, etc. Quelles sont alors les modalités d’engagement du chercheur ?

Les risques de l’immersion.

Le déni d’identité et les pratiques d’immersion que nous évoquions dans un paragraphe précédent n’engagent pas seulement des questions éthiques évaluables par rapport aux exigences de la conversation ordinaire liées à la posture « participante », ils peuvent aussi poser question par rapport aux impératifs de validité auxquels on attend que le sociologue se soumette. Par exemple, en se référant à une enquête qu’il avait réalisée au sein du Fn en France, Daniel Bizeul témoigne dans le sens suivant :

quand je lui redis, au bout de deux ans, que je suis un sociologue, et non un Dps (membre du service de sécurité), comme il le croit, un ex-légionnaire connu pour ses excès de violence m’enserre la gorge et me dit en riant : « Tu sais ce qui t’attend si tu dis du mal de nous ». En revanche, j’ai bien succombé à un certain degré d’imprégnation idéologique, alors que j’étais persuadé d’en être indemne. Il a fallu les réactions renouvelées des proches collègues qui ont lu les premières versions du compte rendu pour m’amener à prendre conscience de ce conditionnement et en faire l’analyse. Avant d’aboutir à un compte rendu sociologiquement fondé, à la fin de 2001, j’ai ainsi rédigé trois versions différentes, à chaque fois empreintes de mes liens avec les militants. Le dé-conditionnement aura duré près de trois ans ; d’autres chercheurs ont fait face à une épreuve du même genre avant d’être à nouveau en phase avec les exigences de type scientifique » (Bizeul, article en ligne[1], 2007).

Et il ajoute :

Les formes de cette emprise idéologique ont été suffisamment discrètes ou ambiguës pour que j’en nie en toute bonne foi la réalité au cours de cette étude. Mes réflexions sur la façon dont je m’y prenais ou aurais dû m’y prendre et sur les enjeux de ce travail me donnaient le sentiment d’être clairvoyant et maître de la situation d’enquête. Plusieurs passages des notes de terrain signalent ce mélange de naïveté et de lucidité, de vacillement identitaire et de double jeu consciemment mis en œuvre. Ils signalent aussi que je suis progressivement passé d’une position d’intrus, qui fait le point sur les tactiques et les risques de l’enquête, en avril 1996, à une position d’invité convenable, soucieux d’éviter les dissonances, un an plus tard (Bizeul, article en ligne[1], 2007).

Le détour par cet exemple est intéressant parce qu’il nous permet d’enrichir le cadre théorique que nous avons introduit d’emblée, opposant postures « objectivante » et participante ». L’évocation du travail réflexif de Bizeul nous montre qu’en réalité si la posture participante, dont l’horizon est la conversation ordinaire, impose à l’évidence un certain nombre d’exigences éthiques que l’adoption par le sociologue de la posture objectivante peut trahir, à l’inverse, l’adoption de cette posture impose elle-même des exigences éthiques par rapport auxquelles le poids de l’immersion participante peut constituer un obstacle.

Bref, nous commençons à le comprendre, la question de l’éthique de la recherche ne pourra se résoudre que sous l’horizon de ce qu’il faut bien appeler une négociation dont les horizons seront déterminés d’un côté par les exigences éthiques qu’aura construites la dimension participante de la méthodologie et de l’autre par les exigences éthiques liées aux ambitions d’objectivation que le chercheur entendra projeter sur son travail. Comme l’écrit Joëlle Zask, dans l’enquête de type ethnographique il y a une « expérience unifiée » où les enquêteurs et enquêtés conviennent d’un point auquel l’expérience cognitive des premiers et l’expérience de vie des seconds entrent en relation, s’éprouvent et se définissent l’une par rapport à l’autre (Zask, 2004, pp. 141-163). C’est pourquoi dans toute activité de recherche il y a toujours des choix à faire, des choix qui relèvent à la fois d’une responsabilité politique et d’engagement personnel du chercheur.

Les exigences de validité.

La plupart des développements précédents se déployaient en effet à partir des exigences éthiques propres à la posture « participante ». Nous en sommes progressivement arrivés à inverser le point de vue et à mettre en avant les exigences éthiques liées cette fois à la posture « objectivante », et notamment les exigences pour le chercheur de « dire le vrai ».

Les raisonnements précédents laissent entendre qu’il peut arriver que des exigences éthiques liées à la dimension conversationnelle de l’entretien empêchent de faire usage de certaines données recueillies. Il se peut toutefois que ces données aient une valeur explicative quant au processus étudié. Se posent alors des dilemmes éthiques dont l’enjeu est la validité scientifique elle-même. Il s’agit des principes de « hiérarchisation » ou de « construction de compromis » entre ces différents engagements. Autrement dit, pourquoi, dans certains cas, renoncer à divulguer des informations qui seraient pourtant pertinentes d’un strict point de vue scientifique et donner la priorité à des impératifs éthiques ? Comment doit-on hiérarchiser les intérêts de connaissance et les exigences éthiques? En quelque façon, le sens de ce qui est juste, sur le plan normatif et stratégique, peut et doit parfois entrer en concurrence avec la quête de vérité (Roca i Escoda, 2009).

La question est aussi celle des effets de ce qui sera publié, des effets des résultats de la recherche, dans la mesure où les usages des résultats ne peuvent être maîtrisés par le chercheur [20]. Faut-il donc toujours anticiper des mésusages possibles ? Les questions qui se posent ici ont trait à l’anticipation de la diffusion et de la réception des « résultats » de l’enquête, ou autrement dit, de la gestion de leur restitution, des effets de leur réception [21] et de leur éventuel mésusage dans l’espace de l’action et de la décision politique (Cefaï et Amiraux, 2002, pp. 15-48).

La conventionnalisation par le milieu étudié et l’acceptabilité des conditions de l’empirie, là où négocier devient un enjeu explicite.

Jusqu’ici la question de la conventionnalisation a été abordée plutôt sous l’angle du sociologue qui établit les règles et limites de son implication dans la recherche. À l’inverse, dès lors que le sociologue s’annonce en tant que tel, et que donc s’établit une convention, il se peut tout à fait que le milieu étudié établisse un ensemble de règles encadrant l’intervention du chercheur, des règles qui vont donc cadrer, du point de vue du milieu étudié, les interventions du sociologue et, le cas échéant, entrer en contradiction avec ses intérêts de recherche, ses exigences méthodologiques, sa capacité d’accès aux données jusqu’à entraver ses possibilités d’accès à la validation de ses hypothèses. C’est d’ailleurs en anticipant ce genre de difficultés qu’il peut être tentant pour le sociologue de taire son identité et de travailler à l’insu de ceux qu’il observe.

Là s’instaure alors un espace de négociation sur les conditions de la recherche, un des enjeux éthiques essentiels étant ici l’acceptabilité de conditions restrictives eu égard aux ambitions de recherche. Par exemple, dans la démarche d’enquête en observation participante, le chercheur doit souvent négocier sa présence et sa place. Donnons l’exemple d’un chercheur qui enquête en milieu hospitalier, et doit suivre le travail des médiateurs dans plusieurs hôpitaux. Après toutes les formalités nécessaires aux accords de principe (ces formalités constituent déjà une première négociation), on lui donne une blouse blanche pour éviter d’être interpellé sans cesse lorsqu’il circule dans l’hôpital. Ceci choque le chercheur, car il ne veut pas faire une observation « sous couvert ». Mais dans la pratique, il comprend qu’il lui faut une sorte de légitimation pratique de sa présence, même si ce qui arme cette légitimation le met dans une position ambivalente. Ou encore, on peut se référer à une chercheuse qui fait un travail d’observation dans un espace de mobilisation et de participation citoyenne. Pour ce faire, elle demande de pouvoir y participer et se présente comme sociologue qui fait une enquête. En la prenant dans son rôle de sociologue et en acceptant sa présence, on lui demande de devenir la rapporteuse des séances (débats). On pense aussi à une autre situation d’enquête où une chercheuse travaillant sur l’art africain prévoit une observation sur une foire d’art à Bamako. Dans les démarches qu’elle entreprend pour pouvoir « s’infiltrer » ou simplement assister à cette foire, on lui propose d’aider à l’organisation de l’événement. Si nous évoquons ces trois exemples rencontrés actuellement par des chercheurs et chercheuses du Grap, groupe de recherche sur l’action publique de l’Université Libre de Bruxelles, auquel nous appartenons, c’est moins pour témoigner de leurs particularités que pour, au contraire, en souligner l’extrême banalité. Toute insertion dans un milieu sous l’horizon d’une recherche comportant une dimension d’observation participante s’accompagne de l’instauration d’espaces de négociation sur la définition des places des uns et des autres, et dont un des horizons sera forcément éthique. La question n’est pas là de savoir si oui ou non il y a négociation, mais celle de savoir quand, comment, à propos de quoi, avec qui… il y aura négociation et si les conditions qui seront établies seront acceptables.

Cet espace de négociation n’est d’ailleurs pas toujours établi au début d’une enquête, il se profile au quotidien de la participation du chercheur à son (mi)lieu d’étude, surtout lorsque l’enquête exige une présence prolongée et lorsque le travail se déroule dans un environnement militant. Christophe Broqua l’a très bien constaté dans ses réflexions à propos de son observation participante du groupe d’activistes Act-Up, ce qui l’amène à décrire son expérience d’enquête comme étant « entre recherche scientifique et activisme ». Ainsi, qu’il le souligne, l’engagement du chercheur est plus souvent pensé comme la conséquence que comme le moyen de son activité de recherche. Selon lui, on ne décide pas tout seul de la distance à l’objet, mais conjointement avec les acteurs, dans un processus de négociation. Comme il l’avoue,

dès le départ, j’ai fixé certaines limites à ma participation en m’interdisant toute intervention active dans les espaces où s’élaboraient les actions et le discours de l’association, qui constituaient mes principaux objets d’intervention (Broqua, 2009, p. 112).

Mais ces limites fixées par le chercheur peuvent être questionnées par les activistes en question qui, dans ce cas, avaient pris le chercheur – notamment du fait de son homosexualité – pour un militant potentiel de l’association. Ainsi, à plusieurs reprises, les militants ont mis en cause la distance du chercheur, notamment lorsqu’il s’abstenait de voter ou qu’il se taisait « lorsqu’on est supposé donner son opinion en assemblée » (Broqua, 2009, p. 112). Bizeul se référant à son enquête sur le FN fait une réflexion similaire :

les militants au courant de mon enquête ont fini par être irrités de ma présence affable et silencieuse, dont ils ne pouvaient que redouter le pire. À plusieurs reprises, refusant de s’en tenir à mes explications de sociologue sans parti pris, le pasteur s’est efforcé de me faire dire si j’étais un sympathisant ou un ennemi déguisé (Bizeul, article en ligne[1], 2007).

La contractualisation des exigences éthiques de la recherche, l’éthicisation du travail sociologique.

Partant d’un cadre théorique pour penser l’éthique de la recherche entre postures « objectivante » et « participante », nous en sommes progressivement arrivés, après avoir circonscrits les cadres dans lesquels peuvent surgir pour le sociologue des dilemmes éthiques, à introduire l’idée de négociation, une idée d’ailleurs bien en phase avec l’idée de dilemme qui en éthique vise des situations dans lesquelles aucune position ne pourra prétendre s’imposer éthiquement de manière définitive.

Nous avons souligné que cette négociation pouvait être formalisée, par exemple, lorsque le chercheur s’invite dans le milieu qu’il entend analyser, et cela en déclarant ces intentions et que ce milieu lui impose un protocole ; mais nous avons surtout insisté sur le fait que cette négociation, parce que ses enjeux sont éthiques, est inhérente au processus d’enquête lui-même. Il n’est en effet jamais possible ni du point de vue de la participation, ni de celui des intérêts de recherche, de prévoir les implications éthiques de ce même processus.

Dans l’essentiel de la tradition sociologique, le rôle de la communauté scientifique était fondamentalement de juger de la validité scientifique des travaux. Les questions éthiques relatives au recueil des données ne faisaient pas l’objet de processus d’institutionnalisation, mais étaient laissées à l’appréciation, à la « conscience », à l’éthos des chercheurs ou des équipes de recherche. Nous assistons depuis peu, particulièrement en Amérique du Nord à un processus d’éthicisation du travail sociologique (Fassin, 2008). Bien sûr cette éthicisation a pénétré le monde scientifique par des chemins autres que la sociologie empirique. Ce sont plutôt les sciences médicales, les manipulations génétiques, les questions relatives au statut du fœtus, les expériences sur les animaux, qui ont ouvert la voie, une voie qui gagne aujourd’hui le champ disciplinaire de la sociologie. En effet, on voit apparaître de plus en plus de dispositifs de régulation éthique conduisant les chercheurs à devoir soumettre leurs recherches, leurs méthodologies, leurs protocoles d’enquête à des instances composées généralement de pairs chargés de statuer sur la validité éthique de leurs recherches. Des instances susceptibles à la fois d’exiger des modifications voire d’imposer des interdits. Cette tendance n’est évidemment pas propre à la sociologie ni d’ailleurs aux activités scientifiques en général. Elle s’inscrit au contraire dans un processus généralisé de juridicisation ou de contractualisation des relations sociales, déplaçant les exigences de responsabilité du domaine de l’éthique vers celui du droit.

Le sens de cette éthicisation de la recherche sociologique est différent de celui que nous avions tenté de cerner en parlant de négociation, y compris d’ailleurs en évoquant la formalisation de ces négociations entre le chercheur et le milieu auquel il s’adresse. Avec l’éthicisation de la recherche ce sont cette fois des instances de régulation qui entendent imposer des balises éthiques au déroulement de la recherche, en conditionnant celle-ci à l’acceptation formalisée de ces balises. Bref, ces balises éthiques se construisent a priori – préalablement à l’enquête et à sa logique processuelle – et déplacent l’espace de la négociation que nous évoquions précédemment en le situant cette fois au niveau d’une instance régulatrice. Une instance décontextualisée par rapport au déroulement même de la recherche.

Dans un article récent, Didier Fassin aborde cette question de la régulation éthique à propos d’études qu’il a réalisées en Afrique du Sud autour de la question sensible du sida.

Il s’agit ainsi, écrit-il, de montrer la double inadéquation – par excès et par défaut – des procédures actuelles de normalisation éthique, non pour contester le principe de ces procédures, mais pour suggérer la nécessité de les adapter aux réalités contemporaines de l’exercice des sciences sociales, bien éloignées de celles des expérimentations biomédicales et des essais cliniques, mais également irréductibles à la mise en œuvre des codes spécifiquement établis par l’anthropologie et la sociologie (Fassin, 2008).

L’argument central de Fassin attire l’attention sur le décalage entre un souci de formalisation qui va chercher à cadrer de manière contraignante les limites méthodologiques de la recherche, en précisant ce qui sera autorisé et ce qui ne le sera pas, et la réalité de terrain et la dynamique même de la recherche qui possèdent intrinsèquement une dimension d’imprévisibilité qui condamne à l’avance l’ambition d’enfermer éthiquement les cadres de la recherche. Et Fassin précise que ce décalage joue aussi bien par excès que par défaut voulant dire par là que la contractualisation éthique peut interdire certaines choses dont le travail empirique montrera qu’elles ne posent à vrai dire aucune difficulté éthique, tout comme elle peut autoriser – par déficit de prévisibilité par exemple – des choses aux conséquences éthiques importantes.

Les développements précédents permettent de circonscrire l’enjeu face auquel se trouve aujourd’hui la sociologie dans ses rapports à l’éthique de la recherche. Nous avions entamé notre propos en montrant à quel point la tradition sociologique avait pu penser ses pratiques en déconnectant les questions de méthode des enjeux éthiques liés à cette méthode. Une simple lecture des ouvrages méthodologiques nous en convaincrait aisément. Contre cette propension dominante, nous avons proposé un cadre théorique appelant à penser désormais ensemble questions de méthode et questions d’éthique de la recherche. L’idée de « posture », déclinée au travers de la distinction entre postures « objectivante » et « participante », nous a paru pouvoir éclairer cette question en offrant un cadre réflexif pour situer les dilemmes éthiques que rencontre structurellement le sociologue confronté au « terrain ». Sans être imperméables l’une à l’autre, ces deux postures dessinent des exigences éthiques spécifiques avec lesquelles le sociologue devra inévitablement négocier. Nous pensons que cette négociation doit se comprendre comme inhérente au travail de terrain, comme un travail réflexif et dialogique constant qui fait partie intégrante du travail sociologique, mais dont l’intensité peut bien sûr varier en fonction des milieux ou des thématiques analysées. Et c’est bien parce que ces questions éthiques sont à chaque fois dépendantes du déroulement même de la recherche que nous émettons des réserves nettes à l’égard de la mise en place d’une formalisation de la régulation éthique à laquelle la recherche sociologique commence à se trouver confrontée.

La situation actuelle où s’observe la montée des processus de régulation éthique formalisés oblige, nous semble-t-il, la discipline sociologique à s’interroger sur cette dimension centrale de sa tradition, à savoir celle qui l’a conduite à penser séparément méthode et éthique. Sans attendre qu’ils nous soient imposés de l’extérieur ou d’en haut, nous avons donc intérêt à réfléchir sur cette dimension refoulée de la tradition sociologique, sur les problèmes éthiques que nous rencontrons et sur la manière dont nous pourrions y faire face à la fois individuellement et collectivement. Faute de quoi nous risquons fort, comme l’évoque Didier Fassin, de devoir en passer par des règles qui nous sont simplement transposées du monde de la biomédecine.

Endnotes:
  1. article en ligne: http://sociologies.revues.org/index226.html

Résumé

Ce texte veut considérer une série de questions éthiques que soulève la recherche en sciences sociales, en particulier lorsqu'elle utilise les méthodes de l’entretien ou de l'observation. L’éthique dans la recherche est ici appréhendée dans son sens le plus pratique, telle qu’elle intervient nécessairement dans la démarche de l’enquête, processus qui implique des positionnements épistémologiques et méthodologiques spécifiques. À partir de ces deux approches (celle de l’entretien et de l’observation), le chercheur est pris entre deux postures qu'on appellera « objectivante » et « participante ». Afin de situer ces deux postures, il nous semble qu’il convient de ne pas oublier que l’enquête sociologique n’est pas complètement quitte des exigences de la conversation ordinaire, sachant que cette dernière permet aussi des moments d’objectivation, mais en les soumettant à certaines contraintes. En nous appuyant sur des situations d’enquêtes, nous voudrions analyser ces deux postures, sans négliger que leur pondération est variable puisqu’elle est largement fonction de l’épistémologie pratique à laquelle s’adosse le chercheur.

Bibliographie

Notes

[1] Les références et exemples utilisés dans cet article sont issus essentiellement de la littérature francophone européenne. Ce choix a été motivé par le fait qu’en Europe ces réflexions ont été moins développées dans le passé. Pour le contexte québecois (canadien) voir notamment le numéro de la revue Éthique Publique, vol. 2, n° 2, automne 2000.

[2] Nous visons ici ce qui souvent a été posé sous la problématique de l’inégalité des contre-dons, c’est-à-dire l’impossibilité pour le chercheur de rendre de manière équivalente aux personnes enquêtées ce que celles-ci lui ont donné. Voir Sakoyan, 2008.

[3] Ce qu’on appelle également faire de « l’observation à couvert » ou encore « observation clandestine ».

[4] En effet, ces procédures sont calquées sur les réalités de l’expérimentation biomédicale et des essais cliniques, sans les adapter à l’exercice des sciences sociales.

[5] Comme en Amérique du Nord, où un arsenal de dispositifs énonce des principes éthiques et vérifient l’application pour toutes les recherches impliquant des « sujets humains ». Ces dispositifs ont pour nom Institutional Review Boards, ou Irb, et sont devenus un passage quasi-obligé pour les chercheurs en sciences sociales. Voir notamment Didier Fassin, 2008. Pour le contexte québecois, l’on se réfère à la régulation des comités d’éthique de la recherche (CER). Voir notamment le site du Groupe en éthique de la recherche.

[6] C’est-à-dire, appréhender la question éthique en rapport à la recherche comme le fait Didier Fassin, lorsqu’il propose de s’occuper de « l’éthique comme pratique », par opposition à une approche éthique en termes de principes. Voir Fassin, 2008.

[7] Pour une réflexion sur l’objectivation et la participation du chercheur lui-même, voir notamment l’article de Pierre Bourdieu « L’objectivation participante », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°150, 2003, p. 43-57.

[8] Combien de fois a-t-on entendu la phrase suivante : « Le chercheur doit être dans un rapport de vérité au savoir ». Blidon, 2009.

[9] Propos que l’on trouve maintes fois dans la démarche des chercheurs qui entendent rompre avec des présupposés ethnocentriques lorsqu’il s’agit pour eux de s’immerger dans un autre contexte culturel.

[10] La démarche de l’ouvrage La misère du monde (1993) dirigé par Pierre Bourdieu en est un exemple.

[11] Selon plusieurs auteurs, l’orientation épistémologique et le positionnement éthique dans la recherche apparaissent inséparables. « La dimension humaine, conventionnellement mise de côté dans le modèle actuellement dominant, reprend toute sa valeur et laisse ainsi transparaître la dimension éthique inhérente à toute décision épistémologique ». Canter Kohn, 2000, p. 252.

[12] Les formes d’observation participante varieront aussi s’il s’agit d’une visite ponctuelle sur le terrain (entretien ou observations ponctuelles) ou d’une présence prolongée (le terrain des anthropologues ou fielwork).

[13] Il faut peut-être rappeler que le principe de consentement éclairé fait partie des codes de bonne conduite (« good practice ») aux États Unis et au Canada. Il exige que les personnes enquêtées soient informées des tenants et des aboutissants de l’étude afin que leur accord soit donné en toute connaissance de cause.

[14] A ce propos, voir notamment la réflexion de Daniel Bizeul (1998, pp. 751-787) concernant les « déconvenues du chercheur », qui sont loin d’être insignifiantes et conditionnent en quelque sorte le résultat de son travail.

[15] Laurent Thévenot, 2007.

[16] Afin de mieux faire avec les contraintes de l’enquête ethnographique et ses enjeux, la solidification de la double règle déontologique de l’anonymat et de la confidentialité supposerait l’inversion du schéma canonique de l’observation participante en participation observante. Fassin, 2008, pp. 7-15.

[17] Pour Jeanne Favret-Saada (1990, pp. 3-10), par exemple, le fait d’être affecté serait requis pour accéder au terrain d’enquête.

[18] Une situation toute contraire à celle-ci est décrite, à travers le problème de la juste distance , par une chercheuse enquêtant au sein d’un milieu xénophobe : « cette question se pose de manière accrue quand l’ethnologue « part sur le terrain » sachant que les personnes avec lesquelles il va travailler par « observation participante » représentent politiquement tout ce qu’il déteste ». Avanza, 2008, p. 41.

[19] Nous reprenons ici le titre d’une conférence que Daniel Bizeul a donné dans le cadre du colloque « L’étude des minorités sexuelles : enjeux éthiques et épistémologiques », Acfas, Ottawa, mai 2009 : « Quand le cas observé est un ex-amant, s’agit-il encore de sociologie ? ».

[20] Cette anticipation et ses « résultats » varient avec la façon dont le chercheur conçoit son métier, mais, quoi qu’il en soit, comme le remarque Daniel Cefaï, la question suivante se pose : « Comment le chercheur, endossant les rôles de militant, de témoin, d’avocat, de journaliste ou d’archiviste, peut-il contrôler les effets de la publicisation de son discours scientifique ? ». Cefaï, 2002, pp. 5-13.

[21] Dans ce sens, citons l’article de Juliette Sakoyan (2008), qui entame une suite de réflexions quant aux dilemmes éthiques et relationnels, dans le cadre de son expérience d’enquête ethnographique des migrations sanitaires. Notamment celui de la transmission des informations par le chercheur aux professionnels et aux familles lorsque son enquête le place entre ces deux groupes.

Auteurs

Jean-Louis Genard

Jean-Louis Genard est philosophe et docteur en sociologie. Professeur ordinaire et vice doyen de la Faculté d’architecture « La Cambre-Horta » de l’Université libre de Bruxelles, il est également chargé de cours aux Facultés universitaires Saint-Louis. Il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Qui a peur de l’architecture ? Livre blanc de l’architecture contemporaine en Communauté française de Belgique (avec P. Lhoas, La Lettre Volée, La Cambre, 2004), L’évaluation des politiques publiques au niveau régional (avec S. Jacob et F. Varone, Peter Lang, 2007), Action publique et subjectivité (avec F. Cantelli, LGDJ, 2007) ainsi que de très nombreux articles. Ses travaux portent principalement sur l’éthique, la responsabilité, les politiques publiques, en particulier les politiques sociales, les politiques de la ville, la culture et les politiques culturelles, l’art et l’architecture.

Marta Roca i Escoda

Marta Roca i Escoda est docteure en sociologie de l’Université de Genève. Née à Barcelone, elle est licenciée en sociologie de l’Université Autonome de Barcelone et diplômée en études genre et en sociologie de l’Université de Genève. Actuellement, elle est chercheuse au sein de l’institut de droit et technologie (Idt) et professeure en sociologie du droit à la faculté de droit de l’Université Autonome de Barcelone. Elle est aussi chercheuse associée au Groupe de recherche sur l’action publique (Grap) de l’Université Libre de Bruxelles. Elle a codirigé de nombreux ouvrages dont Sensibilités pragmatiques (Peter-Lang, 2009) et a publié La reconnaissance en chemin (Seismo, 2010) ainsi que de nombreux articles dans de revues scientifiques francophones.

Partenariat

Sérendipité.

This page as PDF