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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La pensée donnée à voir.

Christian Jacob (dir.), Lieux de savoir II. Les mains de l’intellect, 2011.

Le tome I de Lieux de savoirs, espaces et communautés, a été recensé pour EspacesTemps.net par Nicolas Adell, sous le titre « Une volonté de savoirs ».

Image1La parution du deuxième volume des Lieux de savoir, intitulé Les mains de l’intellect, offre l’opportunité de mieux saisir l’allure générale du projet scientifique ainsi que la singularité de l’entreprise initiée par Christian Jacob depuis le milieu des années 2000. Par rapport au premier volume, paru en 2007, qui portait sur les Espaces et communautés, des continuités mais également des inflexions sont repérables et permettent de cerner avec plus de précision le programme d’une « anthropologie historique des pratiques savantes » qui en est ici à son mitan, deux autres volumes étant prévus.

Dans l’ordre des continuités, il faut situer l’économie générale, la recette et l’ambition que l’on retrouve dans ce deuxième volet. Celui-ci se divise, comme le précédent, en trois grandes parties thématiques (« Ergonomies », « Inscriptions », « Opérations ») auxquelles s’ajoute une quatrième, de synthèse, qui tente de renouer, par le bais de l’étude de quelques cas particuliers, les fils examinés de façon séparée dans les textes précédents. Les parties sont organisées en sections qui regroupent trois à cinq contributions introduites par un texte de portée générale qui les met en perspective. Rarement simples résumés des textes à venir, ces introductions de section sont souvent des moments importants, parfois de véritables essais. Les introductions de Christian Jacob (notamment « Manipuler les choses, manier les signes », pp. 195-203, et « Cheminements », pp. 738-743), celle de Rafael Mandressi (« Gestes et formes de l’écriture savante », pp. 283-289) ou de Jean-Marc Chatelain (« Raisons d’écrire : pour une pragmatique historique de l’écrit », pp. 377-383) sont exemplaires à ce niveau.

Ces textes introductifs offrent également un condensé de la recette utilisée dans ce volume et qu’avait initiée le précédent. Les confrontations d’époques et de lieux différents servent à produire des échos inattendus ou à pointer avec précision la nature et la grandeur d’écarts entre des contextes et des milieux hétérogènes. La stratégie de ces rapprochements souvent inédits et parfois surprenants évite les dérives du comparatisme sans rivage par le contrôle soigneux qui est fait de la cohérence des pratiques et, surtout, des échelles des objets mis en résonance. L’introduction générale de Christian Jacob l’illustre parfaitement. L’exposé de quatre figures du savoir savant, un mathématicien du 17e siècle, un lettré italien du 16e, un philologue japonais du 18e et une biologiste contemporaine, est l’occasion d’une confrontation de représentations (Jacob présente moins les personnages que les illustrations qui les montrent « en action ») qui donnent à voir le geste savant, la place du corps et les moments de matérialisation de la pensée qui sont autant d’étapes essentielles à son élaboration.

On touche à l’ambition générale du projet des Lieux de savoir, amorcée dès le premier volume mais qui donne ici l’ensemble de sa mesure. Il s’agit, comme le dit parfaitement Jean-Louis Fabiani, d’une démarche de « rematérialisation des opérations de connaissance » (pp. 870). Aussi s’agit-il d’adopter les points de vue, de dénicher les moments qui permettent de « donner prise ». Et c’est à ce niveau d’abord que l’on peut lire, sous l’unité du projet, la singularité du volume Les mains de l’intellect par rapport au précédent. On assiste à un changement d’échelle important. Tandis que dans le volume 1, il s’agissait de donner prise aux savoirs et aux communautés qui les portent, l’on s’attache désormais à rendre manifeste la pensée et les individus qui la mettent en œuvre. Dans le premier cas, la « saisie » se faisait par le biais de la description de réseaux, de formations sociales, d’espaces territorialisés ; dans le second, elle est opérée au niveau des personnes et de leurs corps (leurs mains notamment ; je renvoie à la très riche contribution de Rémy Campos, pp. 85-100, sur les pianistes entre la fin du 18e et le début du 20e siècle, texte qui permet d’imaginer les linéaments d’une histoire de la main dans la modernité), les environnements matériels dans lesquels ils évoluent et les équipements auxquels ils sont confrontés. L’on s’appliquait à démonter le mécanisme du partage et de la transmission du savoir au sein de communautés données ; l’on cherche désormais à établir les processus d’institution de la pensée dans le réel, les étapes de sa manifestation, véritable nourgie si l’on me passe cette expression contractant le nous (l’esprit) et cette ancienne racine indo-européenne « -urg/-erg » indiquant la manifestation, la production, le travail, le faire, la création (comme dans ergologie, démiurgie, urgence, etc.). Le mot est tout à fait barbare mais rend compte, je crois au plus près, de la boussole intérieure qui a guidé Christian Jacob et ses collaborateurs.

Le changement d’échelle, qui fait passer des communautés aux individus, a d’importantes conséquences non seulement d’un point de vue méthodologique, mais également sur le plan des outils théoriques qui sont mobilisés. Les « guides » invoqués par Christian Jacob pour ce volume ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux sous le patronage desquels se plaçait le précédent. Certes, il y a des noms qui restent : Pierre Bourdieu, Michel de Certeau (il est désormais là davantage pour les « tactiques » que pour sa réflexion sur les espaces pratiqués). Mais certains ont disparu désormais (Pierre Nora pour les Lieux de Mémoire, Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant, Anselm Strauss, Erwin Goffman et l’École de Chicago), tandis que d’autres ont été appelés à exercer leur patronage et qu’un maître occupe à présent une dimension tout à fait considérable. Les nouvelles figures mises en valeur par Christian Jacob sont des anthropologues renvoyant explicitement à deux champs classiques, tout au moins en France, de l’anthropologie : l’anthropologie du symbolique et l’anthropologie des techniques. Yvonne Verdier pour la première, Marcel Mauss pour la seconde. Ce n’est pas que la dimension anthropologique du projet était absente du premier volume, bien au contraire. Mais le changement d’échelle opéré, et la nouvelle attention prêtée aux postures, aux gestes, au corps et à son environnement, a nécessité l’adoption d’une autre attention anthropologique permettant de restituer le langage de la pensée (si tant est que la pensée ait la forme du langage, ce qui n’a rien d’évident) par les usages du corps. S’il y a dans ce programme « nourgique », comme le dit très justement Christian Jacob, des enjeux qui sont de l’ordre du passage du sensible au concept (p. 740), qui relèvent de la « traductibilité des écritures de la pensée » (p. 809), alors il est effectivement très pertinent d’en revenir à ces exercices de traduction que sont fondamentalement à mon sens les travaux d’anthropologie du symbolique où des états du corps (chez Yvonne Verdier, des états féminins) et des destinées sociales se disent dans d’autres langages, par exemple ceux, techniques, de la cuisine et de la couture. Aussi l’on ne pourra que regretter que l’appel aux travaux d’Yvonne Verdier n’ait pas été davantage suivi. Ils ne sont pas repris hors de l’introduction générale, et l’on n’en décèle les leçons qu’au travers du beau texte de Danouta Liberski-Bagnoud sur les techniques de divination dans une partie de l’aire voltaïque méridionale (Burkina Faso et Ghana). D’ailleurs, dans cette perspective mais d’une manière plus générale, l’on aurait pu faire un usage bénéfique de la notion lévi-straussienne de « fonction symbolique » (Lévi-Strauss, 1958, pp. 230-234). La troisième partie, « Opérations », s’y prêtait tout particulièrement, notamment dans le cadre de la section 2 sur les « opérations intellectuelles » puisque ce passage du « sensible au concept » qui en est l’objet a été l’un des axes centraux des travaux de Claude Lévi-Strauss depuis La Pensée sauvage jusqu’à la série des Mythologiques.

À ce (petit) regret d’anthropologue, j’ajouterai celui concernant l’absence d’un champ plus récent de l’anthropologie, plus particulièrement développé dans le monde anglo-saxon, celui de l’anthropologie de l’apprentissage et d’une « éducation de l’attention » mis en œuvre dans les travaux de Tim Ingold et Trevor Marchand entre autres. Mais il ne s’agit là que d’une question de point de vue disciplinaire qui n’ôte rien par ailleurs à la grande familiarité d’objets et d’outils que ne manqueront pas d’éprouver les anthropologues qui se confronteront à ce volume des Lieux de savoir. Plus étonnante, cependant, est l’absence presque totale de référence aux travaux de Roger Chartier alors même que les questions de l’écrit et du livre (de sa génétique, de son organisation, de sa matérialité) sont centrales et renvoient largement au traitement que Chartier et d’autres, qui sont cités (Martin, Carruthers notamment), leur ont réservé.

Il y a donc une figure absente — mais il y en a toujours une —, tandis qu’une autre a pris une place grandissante, bien qu’elle n’appartienne pas aux maîtres revendiqués de l’introduction au volume (absente également de l’introduction générale du volume précédent). Michel Foucault, puisqu’il s’agit de lui, n’est donc pas livré aux introductions, mais il est partout ailleurs. Le dernier des textes de synthèse de la quatrième partie lui est consacré (« Dans l’atelier de Michel Foucault », pp. 944-962), évoquant ses modes de travail, la genèse de ses textes. Mais la référence va bien au-delà. Sa pensée irrigue l’ensemble du volume. Dans cette pragmatique des savoirs savants qui part du matériel, des signes, de ce qui les fait aller ensemble (les « opérations ») pour arriver jusqu’à l’exposé de quelques « opérateurs » (dont Michel Foucault), il y a cette démarche de l’ « empirisme transcendantal » (l’expression est de Gilles Deleuze [1] qui insiste sur les cas, affectionne les « petites entrées », ne rejette pas l’idée d’un système sans pour autant accepter le principe de l’exercice de lois, met en valeur l’indétermination d’une recherche. Il y a un souci du non-ajustement, des débordements, des rebonds. L’équipement matériel n’est pas qu’un outil au service d’une pensée déjà là, et les signes ne sont pas que le moyen de la traduire. À chaque fois, et toutes les contributions s’appliquent à le montrer, ils agissent, ils « font » quelque chose « en plus ». La très belle section 5 « Visualiser » de la deuxième partie l’illustre parfaitement : il y a un rôle cognitif essentiel qui est joué par les représentations, les modélisations. « Les choix graphiques sont des choix intellectuels » comme l’écrit très justement Jean-Marc Besse (p. 585) : penser « en arbre » n’est pas penser « en tableau », ni penser « en carte ». D’où la difficulté de situer avec précision, c’est cela aussi la logique de l’indétermination et du non-ajustement, le commencement d’une idée comme l’établit parfaitement Sophie Houdart dans son ethnographie d’un cabinet d’architectes tokyoïte (pp. 655-672).

Une dernière série d’inflexions par rapport au premier volume des Lieux de savoir, et qui permet de mieux cerner le projet, concerne la relation aux Lieux de mémoire de Pierre Nora. Si la filiation a été immédiatement reconnue, il y a cependant un ensemble d’écarts entre les projets que le deuxième volume du programme de Christian Jacob accentue et permet, en retour, de spécifier. Ce n’est pas seulement que les objets sont différents (le savoir ici, la mémoire là). On a là deux projets intellectuels dont les démarches, les enjeux peuvent fournir l’occasion de mesurer, au-delà des disparités concernant les individus et les entrées, la rupture qui a eu lieu dans le champ intellectuel entre les années 1980 et les années 2000. Au souci de l’identité (de ses ressorts, de sa production, de ses revendications) qu’accompagnait une attention particulière portée à la dimension réflexive des phénomènes sociaux, à la conscience des acteurs et au retour de l’individu (sans doute en réaction aux systèmes sans sujets que pouvait élaborer un certain structuralisme), a succédé une approche plus pragmatique restituant la place essentielle de l’environnement (social, technique, affectif) dans la production du sujet. Si la problématique identitaire n’était pas totalement évacuée du premier volume des Lieux de savoir, c’est que la saisie de l’objet par la communauté et le territoire l’imposait tout spécialement. Le changement d’échelle opéré dans le deuxième volume achève la transition amorcée qui permet de dépasser la question de l’identité du savant pour atteindre celle de la production du sujet connaissant. C’est mettre l’accent, en amont de la revendication identitaire et de l’appartenance communautaire, sur cette première « saisie » de l’individu par un environnement sensible à quoi sa pensée se heurte, sur quoi elle se dépose et par quoi elle prend forme.

Mais les Lieux de savoir sont également une aventure humaine reflétant tout à la fois l’esprit de la recherche actuelle et celui du maître d’œuvre. Les moyens technologiques qui sont désormais à notre disposition permettent la mise en place d’un véritable travail collaboratif à l’échelle internationale. Les Lieux de savoir, ce sont aussi un carnet de recherches en ligne. Mais il y a plus. Le projet est porté par une véritable générosité intellectuelle que reflète la diversité des approches, la liberté laissée à l’écriture, l’hétérogénéité des textes rassemblés. Car, en effet, on trouve aux côtés de contributions qui présentent toutes les caractéristiques de l’article scientifique (et qui composent l’essentiel du volume), la réflexion d’un acteur sur sa pratique ou des essais plus ou moins réflexifs, notamment dans la première partie « Ergonomies ». Et si cela conduit inévitablement à des traitements tout à fait différents des objets choisis — l’on ne trouvera pas dans la description de l’art du bonsaï par l’un de ses praticiens, Rémy Samson, ce que l’on trouve dans l’analyse du « gardoire » du lettré à la Renaissance faite par Jean-Marc Chatelain, et vice versa —, il y a là un courage de la participation et de l’indétermination (qui peut ou doit écrire sur le savoir ?) appliquée à soi-même que l’on ne peut que saluer. C’est l’une des caractéristiques du programme, semble-t-il, que de brouiller en permanence le canevas des opérations de connaissance, étant tout à la fois le laboratoire et le laborantin, l’expérience et l’objet de recherche. Carnet de recherches qui parle des carnets de recherches (Marin Dacos et Pierre Mounier) ; expérimentation sur les « auteurs de savoir » qui interroge, avec la figure de Michel Foucault, le thésaurus grec ou la structuration des documents électroniques, la question de l’auteur. Il n’est qu’à souhaiter que les volumes à venir seront élaborés avec la même (in)détermination.

Christian Jacob (dir.), Lieux de savoir II. Les mains de l’intellect, Paris, Albin Michel, 2011.

Résumé

La parution du deuxième volume des Lieux de savoir, intitulé Les mains de l’intellect, offre l’opportunité de mieux saisir l’allure générale du projet scientifique ainsi que la singularité de l’entreprise initiée par Christian Jacob depuis le milieu des années 2000. Par rapport au premier volume, paru en 2007, qui portait sur les Espaces et communautés, ...

Bibliographie

Notes

[1] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Puf, 1968, p. 79. C’est également le titre d’un ouvrage d’Anne Sauvagnargues, Deleuze, L’empirisme transcendantal, Paris, Puf, 2009.

Auteurs

Nicolas Adell

Maître de conférences en anthropologie à l’Université de Toulouse II-Le Mirail, Nicolas Adell travaille sur les thématiques des passages à l’âge d’homme dans les sociétés européennes dans une perspective d’anthropologie historique et, plus généralement, de la production des identités individuelles et collectives (la narration de soi, le secret, l’initiation, la dimension patrimoniale des communautés sont ses postes d’observation). Auteur de nombreux articles apportant un éclairage neuf sur la société et la culture du compagnonnage, il a publié en 2008 une synthèse de ses recherches, Des hommes de devoir. Les compagnons du Tour de France (18e-20e siècle), aux éditions de la Maison des sciences de l’homme. De portée plus générale, il a également publié Anthropologie des savoirs (Armand Colin), et Transmettre: quel(s) patrimoine(s)? Autour du Patrimoine Culturel Immaétriel (direction, avec Yves Pourcher), tous deux parus en 2011.

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