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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La création d’un rituel symbolique.

Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), L’invention de la tradition, 2005.

Image1Le terme ne cesse de circuler, les uns la vénèrent, les autres en réclament la restauration à l’encontre des pratiques modernistes de la rupture : la tradition, voilà ce qui est en question dans cet ouvrage. La tradition, désignant un soi-disant bloc de sens, est un terme qui mérite qu’on s’arrête sur son contenu, ainsi que sur les enjeux qui la font jouer. Ce terme évoque, par latin interposé, non le passé, mais l’idée de transmission (tradere). Il sert, par conséquent, à désigner l’idée d’une continuité entre le passé et le présent, sur le mode du respect et de la réforme nécessaire du présent à partir de l’« autorité des ancêtres ». Il raccorde le présent à une valeur sacrée, traitée donc en autorité, en raison de sa seule ancienneté. Il prétend nous faire vénérer ce qui passe pour originel, quand tout de même certains ne cessent de la péjorer, justement parce qu’archaïque.

[1], ce sont les historiens qui s’inquiètent de cet objet. Il faudra d’ailleurs bien, sous cet angle, revenir un jour, tout à fait en marge de cette chronique portant sur le livre de Eric Hobsbawm et de Terence Ranger, sur les deux volumes que nous proposent de lire les Publications de l’Université de Provence sur les usages politiques du passé dans la France contemporaine : Politiques du passé et Concurrence des passés (2006) [2]. Ces ouvrages ne sont pas en jeu ici. Mais c’est tout de même aussi à des historiens que nous avons affaire. De leur côté, Eric Hobsbawm et Terence Ranger sont des spécialistes largement connus, le premier s’étant voué à l’analyse de l’histoire moderne, le second étant spécialiste de l’histoire de l’Afrique. Ils nous livrent, à partir d’un colloque organisé par la revue historienne Past and Present, un large portrait des apparitions et établissements de pratiques sociales englobées sous la notion de tradition, dans cet ouvrage composé autour d’articles provenant de six contributeurs britanniques.

Eric Hobsbawm rappelle d’emblée que, le plus souvent, ce qui paraît le plus « traditionnel », avec pour sous-entendu : « très ancien », n’est jamais que de constitution récente : c’est vrai pour la plupart des cérémonies de la monarchie britannique, mais aussi pour de nombreux rituels bien français, sur lesquels il reviendra notamment en fin de volume, citant alors les pratiques politiques de la IIIe République. De là l’usage paradoxal de l’expression centrale construite par cet ouvrage : la « tradition inventée ». En voici la définition : « un ensemble de pratiques de nature rituelle et symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou tacitement acceptées et cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité avec le passé ».

Encore convient-il de ne pas confondre la notion de tradition avec quelques notions connexes, souvent identifiées à elle : par exemple « coutume », « routine », quand on ne s’empare pas de la notion pour caractériser des sociétés (devenant ainsi des sociétés « traditionnelles »). Quoi qu’il arrive, la notion de tradition renvoie à des formes symboliques, et plus particulièrement à des processus de formalisation et de ritualisation qui ont la propriété de relier un présent à un passé (choisi, dans la mesure où il n’est pas de passé en soi), et d’en organiser symboliquement la répétition. L’objectif n’est autre que de faire passer pour « naturel » ce qui relève finalement de trois types de réaction : celle d’établir la cohésion sociale ou l’appartenance à des groupes, des communautés réelles ou artificielles ; celle de légitimer des institutions, des statuts ou des relations d’autorité ; celle de socialiser, inculquer des croyances, des systèmes de valeur et des codes de conduite.

Qui ne croit que le kilt écossais est « traditionnel » ? Sinon celui qui ayant opéré des recherches s’aperçoit que ce vêtement est de création récente et fut d’ailleurs inventé par un Anglais (nous ne donnons pas ici toutes les réponses à ces questions, il importe de tenir le lecteur en haleine afin qu’il lise l’ouvrage). Qui n’a pas mis sa croyance en l’existence d’un certain Ossian ne peut comprendre le culot de James Macpherson lorsqu’il a inventé le personnage dont se sont emparés les romantiques ? Rappellera-t-on avec assez de force qu’il a fallu attendre Thomas Masaryk pour lever la supercherie d’Ossian, alors que Vaclav Hanka publiait un manuscrit médiéval tchèque qui n’était qu’un faux, mais a fait tradition pour le monde slave ? Sait-on assez que ce sont les savants et les patriotes gallois qui redécouvrirent le passé de leur pays, mais que, quand ils se trouvaient devant des coutumes inadaptées, ils créaient de toutes pièces des traditions sur la base d’un passé qui n’avait jamais existé ?

Laissons les anecdotes de côté. Mais, au passage, on note dans ces jeux de disparition (des mœurs anciennes) et de construction de mœurs nouvelles, vouées à devenir des traditions — et dans lesquels les autorités engagent parfois les habitants à jouer en permanence le rôle d’acteurs de leurs traditions passées —, toute une histoire de l’histoire de chaque peuple : sa manière de se transformer, d’avoir un souci du passé à certains moments de son histoire, de chercher à combler des vides dans les généalogies, bref tout un travail d’archiviste, de documentaire qui est sans cesse accompli par les élites intellectuelles, en s’appuyant parfois sur des vieilles chroniques que leurs propriétaires ne conservent plus que par ignorance de leur existence dans leurs caves, ou pour leur valeur marchande.

Prenons le cas de la monarchie britannique, qui nous vaut, à elle seule, tout un article passionnant. Son cérémonial est connu. L’étude qui lui est consacrée donne la clef d’une compréhension politique de son fonctionnement. « Magie primitive », « simulation trompeuse », « splendide événement » ? Aucun chef d’État (le pape ?) n’est entouré d’un rituel populaire, de fonctions sociales visibles, aussi importants. Le cérémonial est accompli avec une telle splendeur, effectivement, que chacun y lit, de nos jours, l’expression d’un temps immémorial. Et on s’attache à nous le faire croire. Ce qui est certain, c’est qu’il a une puissance d’intégration et renforce les valeurs populaires. Mais le cérémonial en question renvoie d’autant moins à un passé lointain que le tissu historique dans lequel il prend sens ne cesse de changer. Ainsi selon la nature de la célébration et le contexte dans lequel elle se situe, la signification de ce qui se présente visiblement comme la même cérémonie change profondément. L’auteur définit alors les critères d’analyse à partir desquels la mise en scène effective de la monarchie, son apparat public et son ostentation, donnent à penser une périodisation. Il distingue quatre phases de développement de l’image cérémonielle de la monarchie britannique, faisant jouer de manière inversement proportionnelle l’influence royale et le rituel : une phase d’hostilité à la monarchie qui a réduit le cérémonial (avec un exposé plein d’humour de l’état des chœurs anglais par exemple ou des rhumes contractés dans la chapelle royale) ; une phase d’invention du cérémonial dans la faiblesse de la royauté (entre 1870 et 1914, invention notamment des voitures royales anachroniques, de la nouvelle Abbaye de Westminster, de l’ouverture publique du parlement, etc.) ; une phase (1914-1953) qui fait des rituels une expression singulière de la continuité dans une époque de transformations inédites ; enfin, de nos jours, le déploiement d’une splendeur publique vide de politique. De l’impuissance à la réserve, puis à la vénération et enfin à la magnificence, la monarchie britannique a achevé sa transformation en monarchie constitutionnelle, vouée à incarner le consensus, la stabilité et la communauté. Au long de cette trajectoire, s’instaurent des cérémonies nouvelles que le protocole s’attache à faire passer pour des traditions (par exemple les émissions de noël instituées seulement en 1932, l’utilisation de voitures d’apparat, des jubilés…).

D’autres articles de cet ouvrage collectif étendent la question à des terrains un peu différents. L’un porte sur la représentation de l’autorité dans l’Inde victorienne et il intéressera surtout les spécialistes des rituels et de leur impact politique. Un autre article déplace la question vers l’Afrique. Il s’agit cette fois de démontrer que les traditions inventées (entre 1870 et 1890), importées d’Europe, ont non seulement fourni aux Blancs des modèles de commandement en terre africaine, mais elles ont également offert à beaucoup d’Africains des modèles de comportement « modernes ». La « rencontre coloniale », comme l’appelle joliment Terence Ranger, a vu importer en Afrique des traditions européennes. Les rituels de toutes sortes ont visé à exclure les Africains des sphères d’activité colonisées par les Blancs. Ces néo-traditions n’ont pas cessé de mettre de la main-d’œuvre à la disposition des colonisateurs. Elles permettaient de redéfinir les rapports entre dirigeants et dirigés. Quand la manière de revêtir le prétendant au trône (britannique) de couleur rouge et de médailles de toutes sortes (la tradition, encore !), ne sert pas tout simplement à impressionner les masses compactes assemblées en silence dans les colonies.

C’est alors Eric Hobsbawm qui conclut cet ouvrage, en reprenant la question des traditions inventées, d’un point de vue plus théorique. Nous ayant averti que les traditions sont bien souvent des inventions, il tente d’examiner les rythmes de production de ces traditions. Ainsi il montre que certaines périodes sont plus fécondes que d’autres. Sous la nécessité imposée par des groupes sociaux, ou par des environnements, voire des contextes sociaux, les exigences de mise en place de nouveaux dispositifs — visant à garantir et à exprimer l’identité ou la cohésion sociale, et à structurer les relations sociales — se font plus ou moins fortes. L’auteur repère alors ceci : l’invention des traditions n’est jamais aussi prolixe que lorsque l’époque soulève des problèmes sans précédent quant à la manière de maintenir, d’instaurer l’obéissance, la loyauté et la coopération des sujets. Il en va toujours de la légitimité des dirigeants (quelle que soit l’échelle). L’invention de la tradition est donc de l’ordre d’un dispositif. Chacun puise dans un fond historique infini. Chaque État qui se constitue veut tout de suite une capitale, un drapeau, un hymne national. Chacun fait rechercher les références, les mythes, les symboles qui peuvent avoir de la prégnance. Ce qui, du point de vue de l’auteur, contribue à rappeler que l’émergence des politiques de masse est corrélative de la redécouverte de l’irrationnel pour la sauvegarde de l’ordre et du tissu social.

Et l’ensemble de l’ouvrage de se terminer par une brève analyse de la constitution de la commémoration publique de la fête du 14 Juillet, en France, en 1880. La « tendance générale était à la transformation de l’héritage de la Révolution en l’expression combinée de l’éclat et du pouvoir de l’État et du plaisir des citoyens » (les bals populaires).

Terminons simplement en indiquant qu’au-delà de l’étude, encore, du Premier Mai, des drapeaux et symboles qui sont les signes d’inventions désormais à peu près répertoriées, l’idée sous-jacente à cet ouvrage demeure celle-ci : que la modernité, dont on sait qu’elle s’est voulue rupture avec le passé, n’a cessé de chercher à construire ses propres traditions, destinées à donner du poids à ses aventures. En ce sens, par modernité, il faut entendre que « les révolutions et les mouvements progressistes qui rompent avec le passé ont par définition leur propre rapport au passé bien que ce dernier ne soit pris en compte qu’à partir d’une date précise ».

Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), L’invention de la tradition, traduction de l’anglais par Christine Vivier, Paris, Éditions Amsterdam, 2005. 370 pages. 21 euros.

Résumé

Le terme ne cesse de circuler, les uns la vénèrent, les autres en réclament la restauration à l’encontre des pratiques modernistes de la rupture : la tradition, voilà ce qui est en question dans cet ouvrage. La tradition, désignant un soi-disant bloc de sens, est un terme qui mérite qu’on s’arrête sur son contenu, ainsi ...

Bibliographie

Notes

[1] EspacesTempsLes Cahiers, « Transmettre aujourd’hui. Retours vers le futur », no74-75, Paris, 2000.

[2] Politiques du passé, sous la dir. de Claire Andrieu (Publications de l’Université de Provence, 2006) et Concurrence des passés, sous la dir. de Maryline Crivello, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt et Loïc Vadelorge (Publications de l’Université de Provence, 2006).

Auteurs

Christian Ruby

Docteur en philosophie, Enseignant. Membre de l’Association pour le Développement de l’Histoire culturelle, membre du Comité de Rédaction des revues Raison Présente, EspacesTemps, Bulletin critique du livre en langue française, Urbanisme et Les Cahiers de l’Éducation permanente (Accs, Belgique). Derniers ouvrages publiés : Nouvelles Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Bruxelles, La Lettre volée, 2005. Expérience ou exercice de l’art, en collaboration avec l’artiste Slimane Raïs, Genouilleux (01), La Passe du vent, 2005.

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