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La 6e République et l’identité de la France.

Image1En dépit de l’existence sur son sol d’un parc à thème constitutionnel entretenu à grands frais pour célébrer la liberté, l’égalité et la fraternité, la France est, en Europe, l’un des pays qui bafouent le plus volontiers ces principes. Ses habitants vivent dans une société où inégalités et hiérarchies prospèrent, où les solidarités sont massives mais incapables d’empêcher l’exclusion et où l’exercice de la liberté, associée à son complément nécessaire, la responsabilité, reste problématique en bien des domaines. Lorsque, récemment, l’on s’est aperçu que les écoles de Seine-Saint-Denis étaient parmi les moins bien dotées par l’action publique alors même que la devise, la constitution et les lois de la République devaient logiquement leur garantir un soutien déterminé, quelque chose s’est sans doute brisé dans le miroir que la société française voulait à toute force continuer de se tendre à elle-même.

Pourquoi la France a-t-elle tant de mal à se rendre plus conforme à son idéal ? Une des réponses se trouve sans doute dans le souci de préserver un contrat social menacé. Cela se traduit par une crispation chronique en faveur d’un équivalent général pathétiquement simple : le statu quo. Actuellement, les forces politiques qui se déclarent « anti-système » sont les plus farouchement opposées aux mutations et ce sont plutôt les partis gouvernementaux qui, au nom d’un pragmatisme minimal, acceptent de reconnaître qu’on ne peut s’en sortir sans toucher à des choses aussi intouchables que le contrat de travail, la conception de la retraite, les bases de la famille, les conditions de la formation ou le statut des chercheurs. À peine éclairci, le mystère s’épaissit : comment expliquer que la nécessité, acceptée par beaucoup, de changements profonds se traduise finalement par une tétanisation face à la perspective de tels changements ? Une explication vraisemblable est que l’origine de la crise et la solution couramment imaginée se trouvent au même endroit : l’État. Lorsque les Français souffrent d’une situation dont l’étatisme est la cause, ils se tournent vers l’État pour éviter d’avoir à souffrir de transformations tout à la fois espérées et redoutées. Tant que l’on reste convaincu que tout se joue au niveau de l’État national, on concentre ses attentes et ses craintes sur cet échelon, pourtant bien incapable d’y répondre, et cela accroît les frustrations et les exaspérations. La société française se trouve ainsi bloquée par l’entrecroisement et le verrouillage réciproque de différents composants de l’État : État-providence, État politique, État géopolitique. Quand la protection sociale patine, on en appelle à l’unité nationale et quand l’Europe s’avance, on tente de l’exorciser en arborant le « modèle social français ». Il ne s’agit donc pas seulement d’un problème de niveau de prélèvements obligatoires ou de valeur du smic. La France est fatiguée de l’étatisme, mais la société française hésite car elle craint que la « fatigue d’être soi » ne se révèle plus éprouvante encore. On peut résumer l’enjeu par la formule suivante : la France veut-elle devenir une société d’acteurs ? Parmi ces acteurs, il y a la nation française elle-même, cette communauté que l’État français a de toutes ses forces fabriquée, au cours des siècles, pour le servir. Cette nation pourrait alors devenir, elle aussi, un acteur, un échelon, parmi d’autres.

Du fait de l’origine des blocages actuels, il paraît clair à la plupart des candidats à la Présidentielle que changer l’État est une priorité. Et personne ne semble plus croire à un État paternel qui ferait bouger une France immature ― ce qui a été le mythe fondateur du gaullisme. Il s’agirait plutôt de promouvoir un État qui favorise la mise en mouvement de la société française, un État qui anticipe, autant qu’il est possible, une nouvelle place pour lui-même afin de rendre cette inflexion plus facile. Un nouveau contrat politique est donc nécessaire pour que les Français puissent déployer leur énergie et leur créativité en ayant de bonnes raisons de croire que ni l’une ni l’autre ne s’écraseront contre le mur de l’immobilisme.

La première condition pour qu’un débat passionné mais raisonnable puisse avoir lieu sur ce nouveau contrat consisterait à reconnaître que la France n’est pas si exceptionnelle qu’elle le croit. Dans de nombreux domaines (production et diffusion de valeurs politiques, innovation, protection sociale, qualité de vie,…) où beaucoup de Français croient leur pays incomparable, il y a d’autres pays, souvent voisins, qui font aussi bien, parfois beaucoup mieux. Il faudrait donc admettre que la principale particularité de la France est devenue le déni de sa banalité. Dès lors, une autre condition consistera à faire le ménage parmi les spécificités dont les Français n’ont pas à être fiers et, parmi elles, le fait de pâtir d’un système politique entaché d’un grave déficit démocratique : primat de l’exécutif, fragilité du système judiciaire, centralisme. La 6e République ne sera pas la solution à l’actuelle crise d’identité mais un préalable pour que la société française soit en mesure de chercher et de trouver de telles solutions.

Dans cette perspective, changer l’État, c’est aussi, sans doute d’abord, changer ses territoires, c’est-à-dire partager l’État entre les différents échelons où la délibération et la régulation politiques font sens. La France est certes en crise dans sa relation à l’extérieur : peur de l’Europe, peur du Monde. Mais quand elle regarde « vers le bas », ce qu’elle voit ne la rassure pas non plus : l’angoisse de l’altérité porte aussi sur son propre intérieur. Durant l’épisode, par ailleurs fort piteux, de l’« Acte II de la décentralisation » lancé par Jean-Pierre Raffarin en 2002, on a vu pour la première fois des gens défiler dans la rue contre le transfert de pouvoirs, pourtant infimes, aux régions. Pendant ce temps, la France connaît un mal-développement sur une grande part de son territoire. À l’écart de la douzaine de grandes villes et de quelques zones touristiques, s’étend une vaste poche de sous-développement, dont le pib par habitant se situe au-dessous de la moyenne européenne et qui est, à certains égards, comparable au Mezzogiorno italien et à l’Allemagne de l’Est. Comparable, en ce sens qu’elle aussi vit un énorme décalage entre ce qu’elle reçoit de la solidarité publique et ce qu’elle produit par elle-même. Cet écart survit car le système de redistribution fait circuler l’argent là où il ne devrait pas, privant les pauvres des régions riches (comme en Seine-Saint-Denis) des aides qui devraient leur revenir et qui bénéficient aux riches des régions pauvres. Ainsi s’est mis en place un corporatisme d’assistés géographiques, s’ajoutant aux autres assistés et aux autres corporatismes. Les verrous que représentent la capacité de nuisance du Sénat, le cumul des mandats ou les modes de scrutin qui rendent les citoyens inégaux devant le vote selon l’endroit où ils résident sont des questions d’échelle nationale à effets locaux et régionaux. Inversement, la mise en mouvement des territoires peut se faire en reconnaissant l’existence de pouvoirs politiques de plein exercice là où les problèmes se posent : aires urbaines et régions. Cela aurait des effets sur l’ensemble du système productif et sur la dynamique des identités. La France de l’acteur unique ― l’État tutélaire ― était aussi la France de l’échelle unique, celle qui se prétendait à la fois universaliste, face à un « univers » pourtant bien plus grand qu’elle, et singulière, mais en niant ses propres singularités internes. Une histoire nationale s’est incontestablement construite sur cette base, mais aujourd’hui il n’y a pas de développement sans projet, plus de projet sans responsabilité sur sa réalisation de ceux qui le conçoivent. Aussi le changement du système territorial constitue-t-il une dimension majeure de la mise en mouvement de la société française. Un contrat politique renouvelé sera aussi un nouveau contrat géographique de la société française avec ses espaces.

Or, sur ces sujets, il est frappant de constater l’absence de propositions de nombreux candidats, parmi lesquels Nicolas Sarkozy. Ce silence participe d’une spécificité de cette campagne : les candidats qui pourtant s’opposent ne parlent pas souvent de la même chose. Ségolène Royal se réclame comme Nicolas Sarkozy de « régimes de vérité » en rupture avec une tradition discursive épuisée, mais ce dernier se contente d’un petit nombre de domaines (pour l’essentiel : immigration, sécurité et fiscalité) tandis que Royal développe des thématiques plus nombreuses et plus complexes. On trouve chez elle des développements très visibles sur les institutions et, dans ce cadre, une prise de position marquée sur la transformation des relations entre l’État central et les collectivités territoriales. Elle propose une « régionalisation » (plutôt qu’une décentralisation), comme composante d’un « ordre territorial juste » et insiste pour que la démocratie participative fonctionne à tous les échelons. On constate ici une convergence certaine entre Ségolène Royal, François Bayrou et Dominique Voynet. Tous trois réclament une modernisation constitutionnelle, l’interdiction du cumul des mandats, des modes de scrutin incluant une part de proportionnelle. Royal et Voynet demandent une réduction des pouvoirs du Sénat, Bayrou et Voynet proposent une fusion entre départements et régions. Bayrou suggère d’attribuer des pouvoirs de sécurité aux structures intercommunales, tandis que Voynet évoque la possibilité d’une organisation non uniforme du territoire. Prises à part ou mieux : considérées comme les composantes d’un même programme, ces propositions peuvent être jugées assez fortes et assez cohérentes pour franchir un seuil décisif. Le progressisme post-étatiste et post-classiste de Royal apparaît, sur ce plan en tout cas, en mesure de fédérer une démocratie chrétienne devenue moins conservatrice et une écologie moins dogmatique. Si elle devait naître, la 6e République pourrait ainsi éclaircir l’horizon sur le volet territorial de l’édifice institutionnel. Le niveau national serait rendu plus fort par la reconnaissance d’autres légitimités, fortes et désenchevêtrées, suffisamment autonomes pour mobiliser les habitants et porter des projets de développement crédibles, à l’échelle des villes et des régions.

Le « parti du mouvement » aurait bien tort d’avoir peur de débattre de l’identité de la France. Il ne s’agit pas d’une discussion académique sur différentes options équivalentes. La crise actuelle nous aide à mieux distinguer ce qui mérite d’être conforté de ce qui doit, sans état d’âme, disparaître. Il ne saurait donc y avoir en cette matière de « rappel au règlement » au nom d’une France éternelle : une société ne peut rester identique à elle-même lorsque tout change en elle et autour d’elle. Vers le dedans comme vers le dehors, sa singularité est aujourd’hui, pour une bonne part, à réinventer.

Résumé

En dépit de l’existence sur son sol d’un parc à thème constitutionnel entretenu à grands frais pour célébrer la liberté, l’égalité et la fraternité, la France est, en Europe, l’un des pays qui bafouent le plus volontiers ces principes. Ses habitants vivent dans une société où inégalités et hiérarchies prospèrent, où les solidarités sont massives ...

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