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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Faites l’expérience de ces ambiances urbaines que je ne saurais définir.

Thibaud, Jean-Paul. 2015. En quête d’ambiances. Éprouver la ville en passant. Genève : MētisPresses, coll. « vuesDensemble Essais ».

L’ambiance à la croisée des disciplines.

Image 1Dans le milieu académique, il est actuellement de bon aloi de se revendiquer de l’interdisciplinarité. Or, le monde de la recherche étant marqué dans la pratique par un excès de spécialisation, il est logiquement, et bien entendu à regret, plutôt rare de trouver effectivement des équipes de travail hétérogènes au sein desquelles les chercheuses et chercheurs rassemblent leurs points de vue spécifiques sur le monde pour tenter de répondre d’une même voix, bien que toujours plurielle, à un problème. La perle est d’autant plus rare si l’on s’intéresse à une problématique visant à prendre soin d’un bien commun qui déborde largement le cercle étroit des académiciens. C’est précisément pour cette raison que les travaux émanant du CRESSON [1] à Grenoble, d’où vient l’auteur de l’ouvrage qui nous intéresse ici, méritent d’être approchés avec beaucoup d’intérêt. En effet, ancré dans une École nationale d’architecture, ce centre a été fondé par un philosophe devenu urbaniste, Jean-François Augoyard, à la suite de son enseignement conjoint sur l’acoustique avec un ingénieur (Selvin et Voilmy 2009). Il est actuellement dirigé par un sociologue, Anthony Pecqueux, qui succède à Jean-Paul Thibaud, lui-même sociologue, et compte parmi ses collaborateurs géographes, architectes, ethnologues, paysagistes, urbanistes, ingénieurs et philosophes. Le bien commun auquel ils sont attachés est l’espace public urbain. La manière partagée de l’explorer passe par la notion d’ambiance et, plus spécifiquement, les ambiances architecturales et urbaines. En quête d’ambiances constitue sans aucun doute une pierre singulière à cet édifice collectif [2].

D’un point de vue général, cet ouvrage nous apprend que les ambiances ont tout d’abord fait l’objet de l’attention des concepteurs de l’environnement urbain qui visaient la maîtrise des signaux physiques – tels que le son, la lumière ou la chaleur – et leur distribution en fonction de la morphologie d’un lieu. Cette conception de l’ambiance, en se situant uniquement du côté de la production matérielle des espaces, délaisse un point de vue que les sciences humaines et sociales peuvent remettre au cœur des préoccupations, à savoir le point de vue de la réception sensible et du vécu expérientiel des habitants et des passants. À cet égard, nous pouvons considérer que le livre participe du tournant sensible que ces disciplines seraient à même d’opérer à un niveau « préventif » (Selvin et Voilmy 2009, p. 12), comme le dit par ailleurs Augoyard ; non seulement en montrant ce qu’une ambiance urbaine configurée est susceptible de faire aux humains à partir d’enquêtes in situ [3], mais également en insistant largement sur la codétermination permanente entre les individus et les environnements dans lesquels ils évoluent. Partant, les signaux physiques deviennent des phénomènes sensibles ou les qualités sensibles d’un site et l’environnement matériel un environnement sensible [4]. Ce qui pourrait a priori passer pour un simple jeu de mots engage en fait l’adoption d’une perspective particulière, appelée praxéologique, qui permet à Thibaud de prendre en charge une vision du monde et des individus qui se départ des approches à teneur positiviste, substantialiste et dualiste de la réalité, en s’intéressant à la manière dont cette réalité nous apparaît.

Le fil rouge de l’ouvrage consiste à tenter de saisir l’ambiance, d’une part sur un plan théorique, sinon philosophique, et, d’autre part, sur un plan méthodologique, sans jamais perdre de vue sa propension à être à la fois constituante et constituée. La force d’En quête d’ambiances se loge précisément dans cette volonté de faire tenir ensemble les deux faces de l’ambiance, en puisant dans les acquis de deux traditions philosophiques qui prennent au sérieux l’expérience en tant qu’elle est vécue : la phénoménologie, déjà adoptée par Augoyard, et le pragmatisme, en particulier la pensée de John Dewey. Thibaud ne propose pas à proprement parler de déployer une justification du recours à ce cadre de pensée. Il n’en demeure pas moins tout à fait à propos pour le cadre interdisciplinaire de départ dans la mesure où, comme le souligne Natalie Depraz, aussi bien dans le pragmatisme qu’en phénoménologie, l’on trouve une insistance fondamentale sur les actions concrètes effectives en tant que critère de vérité, ainsi qu’une insistance sur la dimension potentiellement transformative « de soi et des autres, de soi par les autres et des autres par soi » (Depraz 2006, p. 39-54). Ces philosophies partagent en effet une compréhension commune du soi qui renvoie toujours à un être incarné et originairement inscrit dans une situation intrinsèquement indéterminée, qui l’affecte et sur laquelle il peut agir en retour.

En revanche, laisser la problématisation à un niveau implicite a pour conséquence de s’adresser prioritairement à un lectorat complice et surtout bienveillant, d’autant plus que Thibaud prétend ne pas pouvoir lui offrir de définition directe et définitive de l’ambiance. Cette dernière relevant du vague, du diffus et de l’informe, il ne peut que modestement la poser « en termes de potentiel » (Thibaud 2015, p. 57). Compte tenu du programme tâtonnant sous-jacent au texte, il est compréhensible de ne pas vouloir clore l’enquête trop vite concernant ce que peut recouvrir cette notion. Pourtant, cet embarras définitionnel n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes aux lecteurs qui souhaiteraient se réapproprier les outils proposés. Le contournement d’une définition minimale de l’ambiance, que l’on trouverait questionnée dans l’ensemble des chapitres, est certainement la faiblesse de l’ouvrage, a fortiori dans la mesure où l’ambiance constitue, dans ce contexte, une question pour le chercheur et son équipe et non pour les acteurs concernés sur le terrain. La raison principale de cette faiblesse tient en partie, comme nous le verrons, à l’agencement particulier de l’ouvrage, qui n’est pas une publication inédite mais un recueil de textes. Elle tient également au fait que l’auteur n’adopte pas systématiquement une attitude claire dans ses tentatives de conceptualisation. Cela a bien entendu un impact sur le caractère véritablement opératoire de la notion lorsqu’il s’agit de comprendre les données empiriques recueillies à la lumière de ce que pourrait être une ambiance. En d’autres termes, quand bien même En quête d’ambiances contient des propositions épistémologiques intéressantes et des analyses originales, il est difficile de savoir, en bout de course, si ces éléments résultent effectivement d’une réflexion focalisée sur l’ambiance en tant que telle ou si une attention rigoureuse aux codéterminations entre l’expérience, les pratiques et les environnements nous mènerait aux mêmes conclusions.

L’ambiance, tant difficile à définir, et ses problèmes.

La difficulté à la lecture de l’ouvrage de bout en bout, qui rend complexe la saisie d’une définition unifiée de l’ambiance, se loge dans deux raisons principales d’ordre formel. La première de ses raisons a trait à la structure du livre. En effet, plutôt qu’une synthèse condensée et lissée des travaux que l’auteur a produits jusqu’à présent, En quête d’ambiances est une compilation d’articles ou de chapitres publiés entre 1996 et 2014. Ces textes sont agencés en cinq parties distinctes précédées d’un bref avant-propos. L’auteur indique dans celui-ci que la présentation des treize textes a été réalisée dans le but de mettre en évidence les différents « registres » que l’ambiance implique, et non pas afin de laisser émerger une « théorie systématique des ambiances urbaines » (p. 9). La première partie propose un état de l’art ainsi que des bribes de définition évocatrices pour aborder l’ambiance, provenant de la linguistique – qu’il traduit en « sémantique des ambiances » (p. 13) –, la psychopathologie existentielle – qu’il attache à des auteurs comme Ludwig Biswanger, Erwin Straus et Eugène Minkowski – et l’esthétique phénoménologique – qui renvoie plus directement à la notion d’ambiance fondée par Augoyard, mais aussi Gernot Böhme en Allemagne. Cette première partie inclut également une annexe, apparemment inédite, qui fait remonter l’usage de la notion d’ambiance au médecin Léon Daudet dans un essai de 1928, et au mouvement situationniste qui court des années 1950 jusqu’en 1972. La définition du premier est qualifiée de « fantaisiste » (p. 35) et les propositions du second seraient difficiles à mettre en pratique. Au-delà de l’intérêt que comporte une typologie historique relative aux différentes apparitions du terme, Thibaud ne précise pas les liens potentiels entre ces définitions et le reste du livre. La deuxième partie renvoie à des textes dans lesquels l’auteur s’intéresse à la mise en mots des ambiances. La troisième partie aborde la dimension corporelle de l’ambiance, en lien avec des outils d’enquête particulièrement intéressants, notamment pour rendre compte du mouvement de la marche en ville. La quatrième quitte, d’une certaine façon, le zoom sur la réception sensible de l’ambiance effectué dans les deux parties précédentes pour mettre l’accent sur la face matérielle et l’aménagement construit des villes. Enfin, la dernière partie, la plus rigoureuse et éclairante sur le plan théorique, propose des clarifications conceptuelles.

En quête d’ambiances n’est donc pas exempt de propositions définitionnelles, ni d’idées stimulantes. Toutefois, elles ont tendance à se perdre dans la multiplication des redondances entre les chapitres – qui ne suivent pas l’ordre chronologique de parution initiale –, que ce soit au niveau de la manière d’introduire la problématique ou des questions posées – qui sont légèrement nuancées en fonction des exigences éditoriales de leurs premiers lieux d’apparition –, mais aussi au niveau des citations mobilisées. Par conséquent, il est plutôt fastidieux de reconstituer l’évolution de la pensée de l’auteur. Il aurait été utile, par exemple, de proposer une articulation entre le silence, étudié dans le troisième chapitre à partir d’un corpus littéraire, et l’ambiance. Nous devons nous contenter de relever un air de parenté, le silence semblant aussi échapper à la tentative de définition : il ne constitue pas « une entité en soi, univoque et définie une fois pour toutes. Il relève plutôt du pluriel, de l’intermédiaire, de l’indéterminé, du potentiel, du liminaire et du paradoxal » (p. 87). Il aurait également été fécond de concentrer les chapitres proposant une typologie des différentes manières d’envisager l’ambiance, afin d’éviter les innombrables répétitions sur plus de trois cents pages, pour mieux faire progresser le raisonnement.

La seconde raison rendant ardue la saisie de l’ambiance sur un plan théorique relève de la manière parfois très libre et singulière, fort peu orthodoxe mais parfaitement décomplexée et assumée, d’envisager l’écriture scientifique et la problématisation d’une question :

Le propos n’est pas tant de développer un discours linéaire et monologique que de s’essayer à une polyphonie d’expériences de pensée, de mettre en résonnance diverses descriptions et propositions ayant un air de famille. Bref, jouer la pluralité des voix et des auteurs, démultiplier les apports et les références, tisser au fil des fragments et des citations, s’aider d’hypothèses et d’arguments issus d’horizons multiples pour se rendre réceptif aux modes d’émanation des atmosphères urbaines. À l’économie des références implicites qui signent parfois le discours érudit, je substitue ici un art de l’emprunt intempestif, du soutien affiché et de l’accumulation volontaire. Autant de tissages provoqués et de voisinages improbables qui aideront à tendre l’oreille. (p. 222)

Certes, l’entreprise peut sembler revêtir un aspect attrayant et original : en quelque sorte, l’auteur se plie ici au jeu de l’imprégnation, de la contamination, du vague et du diffus – autant de caractéristiques rappelant celles de l’ambiance. Elle n’en reste pas moins périlleuse et troublante lorsqu’elle ne débouche pas sur une véritable plus-value de clarté, en comparaison des méthodes employées dans les autres articles.

L’ambiance constituée et constituante.

Examinons à présent plus en détail les éléments conceptuels que nous trouvons dans En quête d’ambiances. Nous l’avons vu, toute son approche repose sur l’idée selon laquelle « la notion d’ambiance permet de penser la détermination mutuelle de l’environnement construit et des pratiques sociales » (p. 193) : l’environnement urbain n’est donc jamais un contenant neutre et les citadins jamais de purs réceptacles des phénomènes sensibles produits par ce premier. Une question cruciale se pose alors : quelle distinction existe-t-il entre l’environnement sensible et l’ambiance ? De manière synthétique, deux attitudes vis-à-vis du rapport posé entre ces deux termes peuvent être dégagées.

La première attitude est extrêmement claire, bien qu’elle n’apparaisse de façon explicite que tardivement dans le livre [5]. Elle correspond à l’affirmation d’une distinction nette entre environnement et ambiance. Afin d’éclairer les propriétés de l’ambiance, Thibaud procède en établissant un parallèle entre cette dernière et la notion de « qualité diffuse » (pervasive quality) chez Dewey. Ce parallèle lui permet de souligner l’ancrage de toute expérience dans une situation particulière, laquelle a besoin d’être unifiée par le moyen de la « qualité diffuse » qui garantit alors la perception :

[…] pour qu’il y ait situation, il faut que toutes les composantes d’un contexte soient intégrées dans une seule qualité, faute de quoi l’expérience se confondrait à une série de perceptions confuses et incohérentes. […] la qualité diffuse relie les éléments d’une situation en un tout cohérent et confère à chaque situation un caractère spécifique. Dans les termes de Dewey, toute situation est à la fois “qualitative” et “qualificative” : qualitative au sens où la qualité “fait de chaque situation une situation individuelle indivisible et induplicable” ; et qualificative au sens où cette même qualité “pénètre et colore tous les objets et événements qui sont matériellement impliqués dans une expérience”. (p. 244-245)

Ainsi, l’ambiance en tant que qualité de la situation et arrière-plan de la perception ne peut être ni un objet comme un autre dans l’environnement, ni ce même environnement, puisque c’est précisément elle qui leur permet de nous apparaître d’une certaine manière : « […] l’ambiance ne se réduit en aucun cas à la somme d’objets ponctuels, de signaux discrets, de sensations successives ou de comportements individuels, elle unifie et spécifie la situation en colorant la totalité du champ environnant » (p. 245). Même si elle est toujours déjà éprouvée avant de faire l’objet d’une verbalisation, lorsque nous parlons d’une ambiance en tant qu’elle est joyeuse, triste, angoissante, enjouée, agréable ou encore déprimante [6], il s’agit de cette qualité de la situation qui est exprimée. Ce passage par la qualité diffuse l’amène à rappeler un certain nombre de points relatifs à l’ambiance très présents dans le reste de l’ouvrage, tels que sa capacité à nous affecter corporellement et affectivement, sa dimension rythmique qui suscite le mouvement, sa part dynamique qui serait susceptible de déclencher une enquête lorsque les éléments à unifier changent dans la situation et, enfin, la nécessité de concevoir les cinq sens, qui se situent « à l’interface de la transaction entre l’organisme et l’environnement » (p. 273), comme étant perpétuellement en interaction. De ce point de vue, l’ambiance est donc constituée par l’ensemble des éléments en présence, vivants ou non, mais est toujours aussi constituante puisqu’elle les affecte en les unifiant.

La deuxième attitude est celle qui prévaut dans le reste de l’ouvrage. Elle est, pour ainsi dire, ambiguë, et nous laisse un peu démunis. Par exemple, après le développement qui vient d’être exposé, il nous conseille finalement de ne pas assimiler les deux notions, sans pour autant relever les foyers de divergences : « De toute évidence, la notion de qualité diffuse développée par Dewey diffère de la notion d’ambiance et ne peut être confondue point par point avec elle » (p. 283). De façon similaire, la distinction appuyée entre ambiance et environnement [7] se retrouve brusquement dans l’incertitude, après avoir soulevé des enjeux écologiques. Un terme semble pouvoir se substituer à l’autre sans plus de justification : « […] il n’est pas sûr que la notion d’environnement soit toujours la plus adéquate. J’ai essayé de la remplacer ici par celle d’ambiance » (p. 237). De manière plus tacite, quelques passages traitant de l’ambiance paraissent renvoyer à l’environnement dans sa dimension matérielle. C’est le cas notamment au moment où Thibaud nous présente le « régime d’emprise des ambiances » (p. 196). Il propose alors ce qui ressemble à trois rapports possibles entre des interactions sociales et les dispositifs matériels des lieux dans lesquels elles sont prises, certains autorisant plus de lâcher prise que d’autres. C’est bien à cause de cette ambiguïté, non sans lien avec la posture très décontractée adoptée parfois vis-à-vis de l’élaboration théorique, que le lecteur peut se permettre de douter du véritable caractère opératoire de la notion d’ambiance. Malgré tout, cette ambiguïté ne l’empêche pas de proposer au moins trois méthodes inspirantes pour approcher l’expérience vécue des aménagements urbains.

L’ambiance ressentie et l’ambiance dite.

Les trois types de méthodes envisagées sont ressaisis de manière intéressante à partir de la perspective de trois pronoms grammaticaux : le Je, le Tu et le Il [8]. La première méthode renvoie au Je du chercheur qui se laisse marcher librement en se rendant disponible aux sollicitations de l’environnement. Cette démarche aboutit à des descriptions personnelles de ressentis couplées à des photographies prises lorsque le regard est capté par ce qu’il se passe. Au vu du cadre phénoménologique de départ, approfondir le point de vue du chercheur est une démarche qui appelle à être pratiquée et interrogée. Dans le livre, cette option méthodologique est la moins explorée pour elle-même. En l’état, elle constitue plutôt une première étape exploratoire qui permettra par la suite d’informer les propos des enquêtés récoltées (dans une rencontre intersubjective en Tu) et les conduites observées (en Il du point de vue de l’observateur) au même endroit. J.-P. Thibaud est très prudent et pointe du doigt les dérives du subjectivisme. Il est légitime de se demander si autant de précautions auraient été encore nécessaires, avec l’explicitation d’un cadre épistémologique solide. En effet, la posture phénoménologique endossée entend pouvoir donner lieu à des descriptions en première personne du singulier qui ne font pas obligatoirement tomber le chercheur dans une posture subjectiviste : c’est tout l’enjeu du concept d’intentionnalité, qui permet de penser l’expérience comme étant toujours rapportée à une extériorité [9]. Thibaud nous dit qu’il s’agit en outre de confronter ses descriptions personnelles à celles des autres chercheurs d’une même équipe : « […] cela permet de mettre à jour […] les représentations et présupposés des enquêteurs eux-mêmes » (p. 158). À nouveau, un tel procédé est fort intéressant. Il est toutefois surprenant de faire correspondre aussi rapidement des impressions subjectives se situant en deçà de la réflexivité et du langage avec des représentations qui relèvent plutôt d’une posture mentaliste et cognitiviste, qui avait été par ailleurs écartée [10]. En somme, cette exploration en Je gagnerait à être valorisée pour elle-même et ancrée plus fortement dans une pensée de l’expérience chère à l’auteur [11].

La deuxième méthode correspond aux séquences accompagnées, consistant à apostropher des passants dans la rue – des Tu – et à « accompagner dans leur trajet les personnes qui l’acceptent, en leur demandant de nous faire part de leur expérience des cheminements » (p. 164). Le résultat de ces visites guidées porte encore une fois la trace d’une ambiguïté théorique non problématisée : elles permettent en même temps de donner accès aux « représentations sociales » ainsi qu’à « l’imaginaire collectif du territoire étudié » (p. 163), et à des « constellations », cette fois-ci plus directement en lien avec l’ambiance comprise en tant que qualité diffuse. Ces constellations se retrouveraient dans les « différentes facettes et images du quartier » qui constituent « en quelque sorte la toile de fond à partir de laquelle la marche se dote de qualités distinctives » (p. 165). Dans « L’efficace des ambiances souterraines » (p. 109-122), il montre par exemple comment il est possible de mettre en lumière, grâce au suivi des personnes, l’influence des phénomènes sensibles sur la conduite des visiteurs. Ce suivi lui fait émettre des hypothèses à propos de la nature de l’expérience vécue dans un certain lieu, notamment à partir de la longueur et de la densité des commentaires : ainsi, une simple succession et énumération rapide d’objets feraient écho aux endroits où l’on ne s’arrête pas. À l’aide des parcours commentés, il propose également de tester un outil appelé « réseaux métaphoriques » qui nous autoriserait à dévoiler les « traits remarquables d’une ambiance » (p. 96), comme son nom l’indique, à partir de l’ensemble des métaphores utilisées pour décrire la visite. Pour le coup, son appréhension de la métaphore et du langage fonctionne très bien avec le concept d’intentionnalité motrice chez Maurice Merleau-Ponty. Ainsi, Thibaud avance que loin « d’être désincarnées ou purement abstraites, les métaphores reposent sur un ensemble de dispositions corporelles, d’habitudes d’action et de capacités sensori-motrices de nature pré-conceptuelle » (p. 93). C’est toute une conception du langage en tant qu’il est incarné et constitué de silence qui est formulée ici : « “Si l’on explicitait complètement l’architectonique du corps humain, son bâti ontologique, et comment il se voit et s’entend, on verrait que la structure de son monde muet est telle que toutes les possibilités du langage y sont déjà données” » (Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, cité dans En quête d’ambiances, p. 105). Sans remettre en question leur pertinence et leur complexité dans l’absolu, une fois encore, ce sont des développements qui ne paraissent pas nécessiter l’intervention de la notion d’ambiance en propre.

Les reconductions de parcours, la dernière méthode, en Il, visent justement à rendre compte de cette dimension non langagière et préréflexive de l’expérience par l’observation des déplacements des passants et la description fine de leurs mouvements. Elles donnent lieu à des mises en récit, des observations réalisées par le chercheur et à des reconstitutions de trajets retracés sur un plan. De multiples exemples sont présentés en détail dans le chapitre « En passant : figures, allures, mesures » (p. 123-151). Cette façon de faire n’est pas nouvelle, mentionne Thibaud, cependant elle n’était pas envisagée jusqu’alors comme un moyen de saisir l’ambiance à même les corps affectés par les dispositifs matériels au travers desquels ils se déplacent. Ici, l’objectif consiste à dégager des « tendances motrices » ou des « inclinations de la marche » (p. 171). En suivant cette perspective, selon Thibaud, « l’ambiance permet d’opérer un déplacement entre agir et bouger, elle substitue la question des styles de motricité à celles des formes d’action » (p. 277).

Tout l’enjeu réside alors dans le maintien des personnes grammaticales à leur juste place, puisqu’il s’agit bien de surmonter la difficulté – non discutée par l’auteur – de rendre compte de la première personne d’autrui par ce qu’il rend observable à un spectateur incognito qui produira un récit en son nom. Comprendre l’articulation entre ce qui fonde l’expérience corporelle d’un lieu et l’action paraît constituer un programme prometteur. Néanmoins, il faudrait veiller à ne pas rassembler trop rapidement le mouvement et la motricité d’une part –  qui sont particulièrement connectés à la phénoménologie merleau-pontienne, et sont avant tout d’ordre préréflexif –, et l’action d’autre part, souvent accompagnée de langage – qui renvoie au rendu public de nos ressentis et raisonnements, plus directement exploré dans le pragmatisme. Cette publicisation nous rend de fait, pour reprendre une terminologie ethnométhodologique, comptable (accountable) de nos actes et nous permet de nous constituer potentiellement en un collectif d’enquêteurs par la mise en commun de nos expériences vécues [12]. Autrement dit, toute la question est de savoir comment une impression au niveau phénoménologique peut être observée via les mouvements qu’elle déploie, puis articulée à la parole qui fait acquérir à cette impression une dimension sinon commune, du moins partageable, et permet potentiellement de raccrocher les individualités de départ qui se meuvent dans le monde à une expérience publique vécue en Nous.

Soigner les ambiances pour soigner les espaces de vie partagés.

Au-delà des problèmes de définition soulevés, la perspective laissée ouverte par le livre est donc celle du vécu de l’ambiance en première personne du pluriel. Elle nous ramène à l’enjeu des espaces de vie communs ciblé par le projet interdisciplinaire de départ. En l’état, Thibaud pointe des collectifs qui sont avant tout décelables par leurs styles de motricité communs, qui pourraient renvoyer à l’idée séduisante de « corps ambiant » (p. 150). Ces styles de motricité dessinent, au sein des espaces publics urbains, des manières spécifiques d’être ensemble, ou nous pourrions dire plutôt ici des manières spécifiques « d’apparaître ensemble » [13] dans un environnement matériel. Cette perspective collective nous amène finalement à des considérations, dans les termes de Thibaud, d’ordre éthique. Ainsi, en reprenant à son compte un constat déjà établi par Dewey, il souligne le fait que « la vie quotidienne se caractérise plus souvent par l’invariante monotonie ou le changement chaotique. La plupart du temps, elle se prête à des situations trop lâches ou trop tendues pour donner lieu à une expérience pleine et entière » (p. 268). Cette dimension pauvre et fragile de l’expérience, causée par un déficit au soin apporté aux aménagements urbains, serait digne d’être ressaisie plus frontalement dans une perspective critique. Des bribes de critiques sont ébauchées concernant les dispositifs matériels qui font des « corps en mouvement » des « instrument[s] de gestion et de contrôle des populations » (p. 191). D’autres sont adressées au « marketing sensoriel » (p. 237) qui vise à mettre les gens dans un état susceptible de provoquer un geste d’achat par la diffusion de musiques d’ambiance, de lumières tamisées, ou d’odeurs alléchantes. Ciblant plus directement certaines politiques publiques, il évoque la tendance actuelle à proposer des environnements aseptisés visant à se débarrasser des nuisances rencontrées dans une ville ordinaire, « que cela concerne l’univers routier (embouteillage, pollution, bruit) ou l’univers social (mendiants, SDF, groupes ou personnes “indésirables”) » (p. 190). Bien que fondamentaux, ces éléments critiques sont simplement posés ici ou là sans plus de ténacité.

La difficulté à formuler une critique percutante tient sans doute à la conception de l’ambiance comme ayant une telle force constituante que nous ne pourrions jamais vraiment nous en extraire : « […] on peut être dans une ambiance mais jamais face à elle, on peut mettre de l’ambiance ou la ressentir mais on ne peut pas à proprement parler la contempler ou l’observer à distance » (p. 243). Outre le parallèle à faire avec le détachement nécessaire à l’élaboration théorique, cette proposition tend à oublier ce que l’auteur est précisément en train de faire, à savoir parler de l’ambiance et montrer que nous pouvons la ressentir comme étant désagréable, pour s’en distancer. Thibaud mentionne pourtant la possible pluralité des sentiments éprouvés malgré l’existence d’une seule et même ambiance. Dans tous les cas, cette capacité à s’extirper de la tyrannie de l’immédiateté des sensations, parfois au sein même des situations, renvoie à ce qui rend possible une critique. Comme le dit joliment Luc Boltanski : « C’est bien l’extériorité qui, en dernière analyse, définit la critique. Critiquer, c’est se désengager de l’action pour accéder à une position externe d’où l’action pourra être considérée d’un autre point de vue, à la façon des personnes qui, dans une fête où tout le monde se laisse aller à boire et à danser, demeurent au fond de la salle, sans se mêler à la gaieté ambiante, regardent et n’en pensent pas moins » (Boltanski 1990, p. 55). En conclusion, dans un contexte où les espaces de vie partagés peuvent souffrir de leurs structures architecturales mais, surtout, dans un contexte où les villes se font défigurer par des attentats [14], il semble urgent de mettre cette capacité critique – une force importante des sciences humaines et sociales dans le débat interdisciplinaire – véritablement à la disposition du bien commun, en trouvant un moyen de regarder l’ambiance vécue, sinon l’expérience urbaine, à distance.

Résumé

En quête d’ambiances participe du tournant sensible que les sciences humaines et sociales seraient à même d’opérer dans un débat interdisciplinaire autour de la conception des espaces publics urbains et de la maîtrise de leurs ambiances, en s’intéressant à l’expérience vécue. Cet ouvrage prend la forme d’un recueil réunissant des textes parus entre 1996 et 2014, et propose une exploration des ambiances urbaines sur un plan théorique, d’une part, et sur un plan méthodologique, d’autre part. Sa force se loge dans la volonté de faire tenir ensemble les deux faces de l’ambiance — qui est toujours à la fois constituée et constituante —, tandis que sa faiblesse réside dans le contournement d’une conceptualisation minimale de l’ambiance — la distinguant une fois pour toutes de l’environnement — qui permettrait de véritablement mettre en lumière son caractère opératoire en tant que notion.

Bibliographie

Arendt, Hannah. 1983. La crise de la culture. Paris : Gallimard.

Boltanski, Luc. 1990. L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action. Paris : Métailié.

Depraz, Natalie. 2006. Comprendre la phénoménologie. Une pratique concrète. Paris : Armand Colin.

Depraz, Natalie, Francisco J. Varela et Pierre Vermersch. 2009. À l’épreuve de l’expérience. Pour une pratique phénoménologique. Bucarest : Zeta Books.

Quéré, Louis. 1991. « D’un modèle épistémologique de la communication à un modèle praxéologique » Réseaux, vol. 9, n° 46-47 : p. 69-90.

—. 1994. « Présentation » in Fradin, Bernard, Louis Quéré et Jean Widmer (dirs.). L’enquête sur les catégories : de Durkheim à Sacks, n° 5. : p. 7-40. Paris : Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques ».

Sevin, Jean-Christophe, et Voilmy, Dimitri. 2009. « Une pensée de la modalité. Entretien avec Jean-François Augoyard. » ethnographiques.org, n°19.

Notes

[1] Le Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain.

[2] Thibaud est par ailleurs le fondateur et le conseiller scientifique du Réseau International Ambiances, qui fédère de nombreuses réflexions autour des ambiances architecturales et urbaines sur un plan interdisciplinaire et largement international.

[3] Selon le récit d’Augoyard élaboré dans le cadre d’un entretien avec Jean-Christophe Sevin et Dimitri Voilmy, c’est bien l’injonction à mener une enquête attentive aux situations telles qu’elles se déroulent ordinairement qui a permis de fonder un véritable centre interdisciplinaire : « C’était la démarche in situ qui était fondamentale parce que les différentes disciplines sont confrontées ensemble à la même situation d’origine » (Selvin et Voilmy 2009, p. 9). Il oppose ce type de méthodes aux méthodes in vitro, propres à l’expérimentation en laboratoire.

[4] Thibaud parle de manière indifférenciée de milieu sensible, contexte sensible, monde sensible, espace sensible, voire de territoires existentiels.

[5] En particulier dans « L’ambiance au filtre de la perception située » (p. 241-254) et « De la qualité diffuse aux ambiances vécues » (p. 255-285).

[6] Ce sont autant d’exemples de qualificatifs usités par Thibaud.

[7] Il insiste en effet régulièrement : « C’est de la différence entre un environnement et une ambiance dont il s’agit ici. De façon schématique, on pourrait dire qu’une ambiance est ce qui donne vie à un environnement, ce qui lui confère une puissance d’expérience » (p. 228).

[8] Elles sont présentées de cette façon dans le chapitre « Des modes d’existence de la marche urbaine » (p. 153-174).

[9] L’intentionnalité est un concept originairement défini par Edmund Husserl. Il permet de penser l’expérience en première personne et enracine « l’objet dans le vécu intime et intuitif de la conscience » (Depraz, Varela et Vermersch 2001, p. 255). La conscience est alors munie de deux propriétés essentielles qui trouvent leur sens précisément dans le concept d’intentionnalité : une « propriété vécue immanente » doublée d’une « propriété intentionnelle qui la relie au monde extérieur » (p. 255). En somme, l’expérience phénoménologique procède d’une corrélation (l’intentionnalité) entre la conscience vécue et l’objet visé par le sujet en acte qui coordonne la conscience et le monde.

[10] Bien que, comme nous l’avons vu, Thibaud n’explicite pas de manière systématique les présupposés de l’approche praxéologique, il adopte régulièrement une posture qui y renvoie plus ou moins clairement. Les chercheurs familiers avec cette approche peuvent notamment reconnaître dans En quête d’ambiances certains déplacements importants proposés par Louis Quéré dans un article fondateur où il oppose le modèle praxéologique aux modèles dits représentationnistes, épistémologiques ou cognitivistes. Ces derniers conçoivent la communication comme la transmission unidirectionnelle de représentations mentales préétablies et de signaux à décoder, une conception largement « dominée par la pensée objective – celle qui pose des objets en soi en oubliant leur origine “au cœur même de l’expérience” (Merleau-Ponty) » (Quéré 1991, p. 87). Si Thibaud n’utilise pas la référence à cet article, l’influence est notable lorsqu’il tente par exemple de « dépasser une position par trop objectiviste, postulant une réalité préexistante et indépendante du langage » (Thibaud 2015, p. 93-94).

[11] Soulignons ici que ce n’est pas l’appel aux représentations en soi qui pose problème, mais bien le manque d’articulation entre expérience phénoménologique et représentations sociales, une articulation qui ne va absolument pas de soi. À ce sujet, l’on peut se rapporter à un texte de Quéré (1994) sur les catégorisations où il développe certains éléments de cet ordre et note en bas de page : « La perspective praxéologique adoptée ici n’évacue pas les représentations, mais cherche à leur donner leur juste place » (Quéré 1994, p. 32).

[12] Si cette tension est confrontée par Thibaud pour la méthode des réseaux métaphoriques, elle l’est moins ailleurs. C’est le cas notamment lorsqu’il thématise la capacité d’un être vivant à être affecté par son environnement et à agir sur ce dernier en retour. Il nous dit : « […] un bruit perçu comme effrayant n’indique pas seulement une qualité sonore particulière mais renvoie plus largement à une certaine mise en tension du corps dans son ensemble » (Thibaud 2015, p. 275). Dans cet exemple, on se trouve très clairement du côté des réponses physiques et pas sur le plan de l’action au sens sociologique. L’articulation des deux n’en demeure pas moins intéressante, voire importante.

[13] Pour rappeler ici l’existence de la phénoménologie telle qu’elle a été amenée par H. Arendt (1983).

[14] À ce propos, un autre centre de recherche fédérant plusieurs disciplines autour des questions relatives aux espaces urbains et aux politiques publiques de la ville, le metrolab.brussels en Belgique, a organisé dernièrement un cycle de conférence intitulé Cities in Shock : ecologies of violence & the urban traces of terrorist attacks, pour discuter de cette question avec comme interlocuteurs du côté des sciences sociales : Mathieu Berger, Kamel Boukir, Joan Stavo-Debauge, Jack Katz, Sarah Gensburger, Gérôme Truc et Robin Wagner-Pacifici.

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