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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Dominateur, protecteur ou néguentropique ? Lecture transnationale de l’humour.

« There are peculiarities in the humor of different nations as marked as the geographical peculiarities of their country »

Samuel S. Cox, Why We Laugh

Image 1 : Pointe des blagueurs, Larmor-Plage (Morbihan). Source : Gaël Brulé.

Lecture transnationale de l’humour.

 « La seule chose absolue dans un monde comme le nôtre, c’est l’humour ». Si le pressentiment d’Albert Einstein est valide, l’humour devrait être un terreau particulièrement fertile pour les sociologues, les historiens et les philosophes ; véritable éther social, il devrait offrir une lunette omniprésente des sociétés et des cultures. Or, force est de constater que l’humour est un sujet relativement délaissé par les sciences humaines, sa dimension légère, voire frivole le reléguant bien souvent en marge des études considérées comme « sérieuses ». Si des études existent, réalisées par des historiens, des philosophes et plus récemment par des sociologues, y compris des études pionnières comme celles de Freud ou de Bergson [1], les sciences sociales peinent à structurer ce sujet embarrassant en un véritable champ de recherche. Bergson (1900) a analysé les causes du rire et souligné son rôle profondément humain et social en mettant en avant deux sources de moquerie majeures : le non-naturel et le non-social. Dupréel (1948) a quant à lui insisté sur deux fonctions sociales du rire : le « rire d’accueil » et le « rire d’exclusion » ; cette classification a été abondamment utilisée, classification qui fait écho aux concepts mertoniens d’en-groupe et d’hors-groupe (Merton 1957).

Si, dans la tradition rabelaisienne, le rire est largement considéré comme universel et naturel, les mécanismes qui le suscitent semblent varier considérablement entre les sexes (Walker 1991), les classes sociales (Flandrin 2011) et les cultures (Ziv 1988). En lisant les travaux de Ziv, il apparaît clairement que si le rire a une composante universelle, il porte également une charge culturelle importante. Humour et culture se façonnent en effet mutuellement, l’humour étant à la fois un construit sociétal et social, et en ce sens un révélateur de culture. L’humour fait ainsi partie des rites et des mythes d’une culture, il est une composante à part entière de la génothèque sociale [2], au sens d’Edgard Morin (1994), constitutive de l’organisation sociale. En tant que tel, il paraît intéressant de se pencher sur les fonctions sociales de l’humour, et notamment sur son rôle en tant que révélateur socio-culturel.

Lynch (2002) montre que la littérature scientifique sur l’humour se divise en deux grandes parties, qui correspondent à deux échelles : 1) les raisons psychologiques d’utiliser l’humour (échelle individuelle) ; 2) la fonction de l’humour dans un contexte social (échelle sociale). La première catégorie voit se confronter trois grandes théories : supériorité, soulagement et incongruité. La seconde s’articule autour de deux axes, identification et différenciation d’un côté, et contrôle et résistance de l’autre. La littérature sociologique de l’humour a mis en avant le paradoxe de l’humour : l’humour a tendance à créer des mouvements de forces antagonistes, par exemple des processus concomitants d’identification et de différenciation. Un des premiers à s’être occupé de l’humour dans un contexte social est Radcliffe-Brown, qui s’est intéressé à l’aspect dual hostilité-amitié de l’humour dans des tribus africaines (Radcliffe-Brown 1952). Pour Meyer (1997), l’identification/différenciation agit comme un contrôle, rejoignant ainsi largement les thèses bergsoniennes, alors qu’Oldani (1998) suggère qu’il agit comme une résistance en détendant les tensions, se rapprochant davantage de la pensée freudienne. L’humour par identification permet de créer une cohésion d’en-groupe. Simultanément, il ostracise une partie dans l’hors-groupe en s’en différenciant. Ainsi, selon Lynch (2002), les trois motivations de l’humour ont été mixées et intégrées sur ces axes par les sociologues : l’incongruité permet de comprendre l’aspect dual de l’humour ; la supériorité est un moyen de créer un espace de différences ; enfin, le soulagement permet d’amener le contrôle/résistance au sein des organisations. Ainsi, selon Lynch, l’humour aurait deux composantes, une composante horizontale — intégration/différenciation — et une composante verticale — contrôle/résistance. Selon lui, l’aspect de domination de l’humour serait éclaté sur les deux axes, c’est-à-dire qu’il serait à la fois intégrant/différenciant et instrument de contrôle/résistance. Flandrin (2011) a mis en avant ces deux dimensions en étudiant le rire à l’échelle individuelle. Ces deux dimensions ont également été relevées au niveau communautaire par Kazarian et Martin (2006), qui se sont appuyés sur l’exemple des Arméniens du Liban.

Nous proposons de vérifier la validité de ce référentiel bidimensionnel, utilisé dans les environnements organisationnel et communautaire, dans un cadre comparatif interculturel. Si le but est bien de voir la place de l’humour dans les récits collectifs et les cultures, c’est par la porte d’entrée des pays que nous allons nous atteler à cette tâche. Cette approche présente bien évidemment des avantages et des inconvénients. Les cultures ne s’arrêtent pas nécessairement aux frontières des pays et les pays sont souvent des mosaïques culturelles ; en nous attachant à comparer les monographies humoristiques nationales, nous n’entendons ni passer sous silence les différences régionales, ni les recoupements culturels entre différents pays. Si la comparaison transnationale diffère à bien des égards d’une lecture interculturelle, elle est un moyen pratique de s’y atteler, la grande majorité des monographies au niveau macro s’intéressant au cadre national. De plus, les frontières ont l’avantage d’être claires. La lecture transnationale permet en outre de s’atteler à d’autres groupes (sociaux, sexuels…). Ainsi, nous différencierons l’humour WASP (White Anglo-Saxon Protestants) de l’humour afro-américain, nous différencierons l’humour des différentes régions italiennes mais pas françaises, malgré un terreau anthropologique plus varié en France (Todd 1990), et nous expliquerons pourquoi. Plus généralement, au-delà des nations et des cultures, l’humour épouse souvent les frontières de l’identité. Ce faisant, nous effleurerons les contours des identités et des groupes d’appartenance.

À la fois grille de lecture et stratégie d’appropriation des capitaux symboliques, nous allons tenter de montrer le rôle vertical de l’humour via des processus ambivalents de domination/protection et son caractère horizontal via des mécanismes tout aussi ambivalents de différenciation/intégration. Puis, nous essaierons de comprendre comment les deux fonctions de l’humour (domination/protection d’un côté, différenciation/intégration de l’autre) s’articulent, se complètent et dans quelles conditions l’une prend le pas sur l’autre. En plus des fonctions de l’humour, nous étudierons ses processus : parfois mythifiant, parfois démythifiant, l’humour peut être soit fondateur, soit relayeur, soit détourneur voire défaiseur de mythes. Un des objets de ce travail est de chercher à comprendre le rôle dual mythifiant/démythifiant de l’humour au niveau transnational ; nous essaierons de montrer que cette dualité prend tout son sens dans les rapports de domination. Enfin, la troisième dimension sera la forme de l’humour : agressive, laconique, exagérative… Cette dimension est également riche en enseignements et nous nous attèlerons à l’étudier au même titre que les deux premières. Il est d’ailleurs important de noter que si le terme « agressif » est parfois utilisé dans le sens d’« exploiter les faiblesses ou les erreurs des autres » (Martin et al. 2003), nous l’utiliserons ici dans le cas purement formel. Ainsi, un humour pourra être de domination (« agressif » au sens de Martin) sans avoir une forme agressive. C’est par exemple le cas de l’humour anglais à propos des Écossais. À l’inverse, un humour pourra être agressif au sens formel sans être agressif au sens de Martin. C’est le cas de l’humour afro-américain, par exemple.

Afin de réaliser cette étude et de comparer les différentes fonctions, processus et formes de l’humour, nous allons nous attacher à étudier qualitativement les travaux existants sur les types d’humour dans différents pays, principalement occidentaux (Australie, Belgique, États-Unis, France, Israël, Italie, Liban, Royaume-Uni et Ex-Yougoslavie). C’est avant tout à l’humour qui a trait à l’appartenance, à l’identité et à la culture que nous allons nous intéresser. Si des travaux se sont penchés sur l’humour dans différents pays et différentes cultures, tout en reconnaissant l’importance de ces études, force est de constater qu’il reste là des disjecta membra qu’il convient d’analyser et de confronter, et que, à de rares exceptions (Ruch et Forabosco 1996), le champ des comparaisons transnationales de l’humour reste extrêmement limité. Dans son livre recueillant plusieurs chapitres sur les différents types nationaux d’humour, Ziv espère en effet ouvrir « de nouvelles voies de recherches sur l’humour interculturel » [3] (1988, p. 12). En phase avec ces aspirations pionnières, nous espérons apporter une contribution en vérifiant la validité d’une topologie existante au niveau interculturel. S’il s’avère que ce cadre bidimensionnel fonctionne également dans ce cadre, nous nous poserons la question de savoir comment ces deux dimensions s’articulent et ce qui détermine l’importance des composantes verticales et horizontales des différents types d’humour.

La dimension verticale de l’humour.

L’objet de cette première partie est de comprendre le contexte de domination dans lequel s’inscrit l’humour. En passant en revue les cibles de moquerie dans l’humour occidental, on se rend aisément compte que les populations visées sont à peu près toujours les mêmes. On trouve d’une part les femmes, les immigrés, les homosexuels et les minorités en tous genres, d’autre part les représentants d’autorités diverses, les puissants, voire dans le cas extrême de l’humour noir, des situations hors de contrôle de l’homme, comme la maladie, le handicap ou la mort. Deux pôles de moquerie se distinguent ainsi : d’un côté les dominés et les minoritaires, d’un autre les dominants et les puissants. Il semblerait ainsi a priori que l’humour ait deux dimensions : une dimension offensive des groupes dominants sur les groupes dominés et une dimension défensive des groupes dominés. S’il semble que la première se manifeste de façon relativement identique à travers les différentes cultures, il n’en est pas de même pour la seconde, qui adopte plusieurs formes : désacralisation des formes de pouvoir, dédramatisation des rapports de force par réappropriation ou non-prise en compte du jeu de comparaison.

La dimension offensive de l’humour.

La première dimension de l’humour est la dimension que l’on peut qualifier d’offensive. S’il est relativement commun de voir cette fonction s’accompagner d’une forme agressive, on ne peut pas simplement parler d’humour agressif puisque, comme on le verra dans la partie suivante de cet article, il existe des humours agressifs par la forme, et défensifs et démythifiants par le fond. On parle ici d’une forme d’humour fondatrice de mythes, souvent peu flatteurs, et qui a pour cible essentiellement les populations dominées ou minoritaires. C’est un mécanisme — parmi d’autres — de domination qui tend à maintenir l’ordre en place, comme dans le cas des femmes ou des minorités ethniques. Selon Radcliffe-Brown (1952), toute activité récurrente a un rôle dans la vie sociale et apporte une contribution au soutien de la continuité des structures. En tant qu’activité récurrente, l’humour remplit donc bien un rôle dans le prolongement des structures sociales.

L’exemple le plus immédiat et le plus répandu d’humour du groupe dominant sur le groupe dominé à travers les différentes cultures est l’humour sexiste, dirigé par les hommes contre les femmes. Selon Davis et Crofts (1988), ceci serait particulièrement vrai en Australie, qui tire de ses origines anglaises une certaine hiérarchie des sexes, et qui a évolué à ses commencements dans un environnement dont le ratio a longtemps été très largement masculin (cinq hommes pour une femme au commencement), dans lequel les hommes se sont réfugiés dans le mateship, une amitié virile et franche entre hommes (Davis et Crofts 1988). Voici un exemple :

An Aussie approached a young lady and said : « What about sex ? »

« No », she answered.

« Well, would you mind lying down while I have some ? » [4]

Baudin et al. (1988) notent que l’humour machiste est également une constante de l’humour français, qui a pris différentes formes à travers les âges — d’une forme très directe pendant la Renaissance et la période baroque, l’humour machiste devient plus allusif à d’autres périodes — avec toujours une emphase sur les « cocus » et les amants décevants. De même en Italie, le cornuto (le cocu) et les situations d’adultère sont considérés comme particulièrement drôles. Palmer (1988) note également que l’humour anglais est fondamentalement sexiste ou dirigé contre les minorités comme les homosexuels. De manière générale, tous les humours occidentaux semblent porter une charge sexuelle et sexiste assez forte, à part les humours belge et israélien qui n’ont pas cette dimension-là, selon Am Zehnhoff et Van Noppen (1988) et Ziv (1988) [5].

Un autre exemple immédiat d’humour de type dominant est l’humour raciste, dirigé par une population locale contre une minorité ethnique. Que ce soit l’humour contre les Sikhs ou les Écossais au Royaume-Uni, les Aborigènes en Australie, les populations nord-africaines en France ou les Noirs aux États-Unis, on a affaire à un processus profondément mythifiant, où un comportement avéré ou non, un trait de culture ou physique est exagéré à l’extrême et moqué. Les WASPs, par exemple, ont tendance à tourner en dérision les populations noires en les sur-sexualisant comme des animaux ou en les rendant stupides comme des humains de seconde classe.

« What’s long and black ?

The unemployment line » [6]

L’humour a ainsi une fonction fondamentalement mythifiante visant à abaisser l’autre et à le rendre inférieur, ce qui constitue une stratégie parmi d’autres des dominants sur les dominés. Des stratégies similaires peuvent être observées entre voisins. On l’observe par exemple dans le cas de l’humour français envers les Belges, ce qui est, pour Baudin et al. (1988), un moyen pour les Français de se sentir supérieurs.

« Pourquoi les Belges font-ils de moto en pyjama ?

Pour se coucher dans les virages »

Cet humour vicinal envers les Belges n’est pas l’apanage des Français, puisque les Néerlandais, par exemple, ont également un répertoire de blagues fourni dirigé contre les Belges.

« Comment un éleveur belge compte-t-il le nombre de moutons ?

Il compte le nombre de pattes et le divise par quatre »

La dimension défensive de l’humour.

La dimension défensive de l’humour a essentiellement deux types de stratégies, selon que le rapport de forces soit modérément défavorable ou très défavorable, voire insurmontable. Dans le premier cas, la défense passe en grande partie par l’attaque : on attaque les puissants, les dominants afin de les remettre à niveau, comme les humours italiens ou australiens envers les symboles d’autorité. Dans le second cas, si le jeu est perdu d’avance, comme dans un rapport de force désespérément défavorable, l’objectif est de relativiser le rapport de force, de le dédramatiser, de le désacraliser en se l’appropriant, par exemple. C’est souvent le cas de l’humour des pionniers arrivant sur des pays continents, ou de l’humour noir.

L’humour comme niveleur.

La stratégie niveleuse, coupeuse de têtes, existe a priori dans presque toutes les cultures. En Italie, Consigli note qu’en plus des cibles classiques de l’humour agressif visant les politiciens, les prêtres et les académiciens, une des cibles favorites de l’humour italien est incarnée par les carabinieri, qui passent pour des personnes dotées de peu d’intelligence (Consigli 1988). L’humour envers ces derniers est agressif par la forme, cependant la fonction est clairement défensive puisque les différents groupes cités représentent bien les groupes dominants ou les représentants de l’autorité. C’est un exemple typique où la forme est agressive, mais où la fonction est défensive.

« Comment brûle-t-on l’oreille d’un carabinieri ?

En l’appelant pendant qu’il fait du repassage »

Selon Davis et Crofts (1988), cette tendance nivellatrice de l’humour est très marquée en Australie, où toute tête qui dépasse est violemment visée. Un des représentants les plus connus de ce type d’humour est Austen Tayshus, appelé le comedy commando, dont l’humour est particulièrement corrosif (ibid.). Cet humour « anti-pommy » [7] est à la fois une stratégie de protection envers les symboles d’autorité précédente dans un pays constitué par des prisonniers venant d’Irlande et d’Écosse, brimés par l’autorité anglaise, et une stratégie de différenciation. Cette deuxième dimension sera abordée dans la partie consacrée à la fonction différenciatrice/intégrante (horizontale) de l’humour.

« A very pompous pommy walked up to an Aussie in Sydney because he was lost and looking for the subway. He said : “Excuse me, old fellow, could you tell me how I could get underground ?”, and the Aussie said : “Sure thing, drop dead, you pommy bastard” » [8]

La dimension nivellatrice de l’humour peut être bien appréhendée dans le cas de l’humour français, dont les cibles privilégiées ont toujours été à peu près les mêmes : les puissants, les politiciens et l’Église. On retrouve cette tendance d’attaque des puissants dans l’humour anglais qui, selon Palmer, prend pour cible facilement les puissants et notamment les médecins. Elle est relativement absente de l’humour américain, ce qui est peu étonnant dans un pays où la mobilité verticale est le but ultime et où le mythe du self-made-man est solidement ancré dans l’éthos social.

L’humour comme dédramatisation du rapport de forces.

La seconde stratégie défensive est la stratégie de dédramatisation du rapport de domination, lorsque celui-ci est trop défavorable. Elle représente un moyen pour ceux de qui l’on se moque de se défendre. Cette stratégie peut se manifester de plusieurs façons : sarcasme pour appréhender la force de la nature (humour australien), exagération permettant de s’approprier l’immensité du continent américain, protection des railleries subies via un humour très agressif, comme dans le cas des Noirs américains, dénigrement du jeu de comparaison dans l’humour belge.

De même, dans un rapport de domination trop marqué, comme celui de l’homme contre la nature, par exemple, l’humour ne tend pas à remettre en cause le rapport de domination, mais plutôt à le dédramatiser via l’humour. Une certaine fatalité accompagne certaines boutades australiennes, conscients que sont ces habitants des limites de leur mainmise sur la nature. L’humour américain, très enclin à l’exagération à l’extrême, tend par là à dompter autant que faire se peut l’absurdité des dimensions du continent américain ainsi que l’aridité de certains endroits. Selon Ziv (1988), l’humour enclin à l’exagération ou aux grandes dimensions est typique de la culture pionnière qui doit soudainement faire face à un nouveau continent. La stratégie de dédramatisation apparaît enfin dans le cas de l’humour noir, qui trouve sa magnification dans les blagues sur la mort, ce fait incontournable qui nous condamne tous.

En cas de rapport de force très défavorable ou insurmontable, l’humour agit comme une soupape. En termes freudiens, ces rapports sont intériorisés et l’humour est un moyen d’économiser les dépenses d’énergie psychique dues à une domination intériorisée ou à un événement insurmontable comme la maladie ou la mort.

L’humour pionnier.

Ziv (1988) parle de l’humour pionnier pour caractériser un certain nombre de traits humoristiques commun aux pionniers arrivant dans un nouvel espace physico-géographique. Deux exemples frappants sont l’humour australien et l’humour américain. Si ces deux types d’humour présentent des spectres humoristiques bien différents, ils présentent néanmoins des similitudes, notamment dans leur rapport à l’environnement : l’humour semble ici agir comme une stratégie d’appropriation spatiale. S’ils se rejoignent sur le but, ils diffèrent en revanche par la forme, l’humour américain ayant davantage recours à l’exagération, l’humour australien au sarcasme et à l’ironie, exagérant une inflexion laconique issue de l’humour des arrivants irlandais et écossais. L’humour américain arbore une dimension exagérative forte en réponse aux dimensions presque absurdes du continent américain ; l’humour défensif s’est ainsi développé comme mécanisme d’appropriation territoriale en poussant à l’extrême l’immensité, l’abondance et l’absurdité de dimensions hors d’échelle humaine (Nilsen, Nilsen et Donelson 1988). On pourra, par exemple, noter cette phrase de Benjamin Franklin en réponse aux critiques anglaises qui disaient les colonies incapables de produire assez de laine pour fournir à chaque habitant une paire de chaussettes :

« À elle seule, la queue des moutons américains contient tellement de laine que l’on est obligé de fournir à chacun une charrette pour les aider à la porter et pour éviter qu’elle touche le sol » (Isaacson 2004, p. 227)

Ce genre d’humour a pour fonction première la dédramatisation et la désacralisation en poussant à l’absurde l’immensité, l’abondance et la dangerosité d’un pays aux dimensions d’un continent. À l’inverse, l’inflexion ironique de l’humour australien a davantage tendance à rire de l’absurdité du rapport homme/nature. Ainsi, on peut trouver des blagues mettant en scène le rapport homme-nature :

« A local farmer’s wife had a baby and the farmer came into the hospital to see them for the first time. “You’ve got a fine boy”, said the sister smiling, “but as you know he is premature, so he is very small”. “Ah, well”, said the farmer, “a season like this you are lucky to get your seed back” » [9]

L’exagération n’est cependant pas absente de l’humour australien, ce qui le rapproche d’une certaine façon de l’humour américain.

« The harvest was so poor that the sparrows had to get down on their hands and knees to get at the wheat » [10]

Si les deux types d’humour ont recours à l’exagération, l’humour australien est moins agressif que l’humour américain, il n’y a donc pas qu’un humour pionnier. Autrement dit, si les buts de l’humour australien et de l’humour américain sont proches, la forme de ces deux types d’humour, elle, diffère fortement.

L’humour afro-américain.

L’humour afro-américain trouve ses racines dans les musiques des esclaves. En prenant l’exemple des films L’homme invisible (James Wale 1933) ou Do the right thing (Spike Lee 1989), et du texte Letter from Birmingham Jail (Martin Luther King 1963), Gordon (1998) montre le rôle dual protecteur/cohésif de cet humour. Le rôle protecteur tend à railler les injonctions racistes et ipso facto à rapprocher les membres de la communauté visée (ibid.). Dans l’humour afro-américain, on se moque de l’absurdité de la réalité et la condition d’opprimé. Si sa fonction est protectrice, il est en revanche, par la forme, extrêmement agressif. Dans les assemblées afro-américaines, l’humour autodégradant et l’autodérision sont de mise. Cela n’est plus vrai en présence de Blancs, face auxquels il faut « garder la face » — on se rapproche ici d’une certaine manière de l’humour juif, cohésif et exclusif à la fois, même si ces deux humours arborent des formes complètement différentes. L’humour des WASPs est agressif de nature, en particulier envers les femmes, les homosexuels et les minorités ethniques. L’humour afro-américain reprend cette tendance et d’une certaine manière se l’approprie en la rendant encore plus agressive. On a a priori affaire à une contradiction, puisque l’humour est à la fois défensif et agressif. Ici encore, il convient de distinguer le fond, ou plutôt la fonction, de la forme : si cette dernière revêt un accent particulièrement corrosif, les mécanismes qui la sous-tendent sont eux largement défensifs. Derrière cette agressivité réelle, il y a également ici une stratégie de défense par appropriation en imitant, en singeant, et en poussant à l’extrême l’agressivité des WASPs. Le processus est homothétique à celui de l’appropriation de la nature par l’exagération : de la même manière qu’on s’approprie l’environnement physique en exagérant ses dimensions, on s’approprie l’agressivité et la violence extrême de l’humour blanc dirigé contre les populations afro-américaines en allant encore au-delà dans l’intensivité de l’agressivité. Cette sur-agressivité masque une stratégie de protection cohérente : en se moquant plus d’eux-mêmes que les Blancs ne le feraient, ils se réapproprient les cartes de leur moquerie et en démythifient les insultes. Un des meilleurs exemples est le cas des « Dozens », cette bataille de jeux de mots au sein d’une foule, où chaque participant doit monter en agressivité dans l’insulte jusqu’à ce que l’un d’eux abandonne. L’un des exemples les plus connus est celui de « Yo mama » (« Ta mère ») où chacun insulte la mère de l’autre sur un trait physique, intellectuel, etc. En voici un exemple :

Participant 1 : « I hear your mother plays third base for the Phillies »

Participant 2 : « Your mother is a bricklayer and stronger than your father »

Participant 1 : « Your mother eats shit »

Participant 2 : « Your mother eats shit and mustard » [11]

Si plusieurs hypothèses existent quant à l’origine du jeu « The Dozens » (européenne, africaine ou création afro-américaine), la plus probable est la piste africaine avec un jeu similaire chez les Igbos au Nigéria ainsi que chez certaines tribus ghanéennes. La forme aurait cependant évolué et présenterait des différences notables avec la version africaine, avec une forme plus agressive et notamment des références au sexe et à l’entourage plus fréquentes (Chimezie 1976).

L’humour belge.

Une autre stratégie de dédramatisation — dans le cas cette fois d’un rapport de force impossible à combler par la stratégie de redistribution du capital — est de mettre en cause le jeu directement. C’est ainsi que l’humour belge, divisé, complexé et dominé culturellement par ses deux puissants voisins, les Pays-Bas et la France, n’a pas pour but de remettre à plat le rapport de domination par l’humour, mais plutôt le jeu lui-même. Ainsi, comme le notent Am Zehnhoff et Van Noppen (1988), l’humour belge, plutôt que de chercher à attaquer les cultures voisines afin de réaffirmer son identité fragilisée, s’attache à de petits symboles, apparemment insignifiants, comme le célèbre Mannekenpis, ce petit garçon urinant sur le sol, les Schtroumpfs, les nains bleus dans leur village de champignons, ou encore le petit détective futé d’Agatha Christie. L’humour belge vise également les Belges cherchant trop à néerlandiser ou à franciser leur accent. Ce type d’humour tend à relativiser le choc des cultures, et ainsi à remettre en cause le jeu de domination symbolique (ibid.). Une partie de l’humour belge est ainsi faite d’un rire « bouclier », c’est-à-dire d’un rire pour relativiser le choc des cultures, et d’un rire de diversion, qui permet de regarder ailleurs et d’une certaine manière d’ignorer ce choc des cultures.

L’humour noir.

Enfin, l’ultime forme d’humour dans un rapport de domination perdu d’avance est l’humour noir. Par essence, l’humour noir est désacralisateur, c’est-à-dire qu’il s’engouffre dans toutes les zones protégées par la société. C’est une forme d’humour profondément démythifiant, puisqu’il s’attaque aux rites et aux mythes protégés. Au fond, il représente un mode de protection contre l’absurdité de la vie : son côté aléatoire et dur, comme le handicap ou la mort.

« Il n’y a qu’une seule chose au monde qui puisse bien dormir : c’est un cadavre »

« Un professeur de langues mortes s’est suicidé pour parler les langues qu’il connaissait »

« Il ne faut jamais gifler un sourd. Il perd la moitié du plaisir. Il sent la gifle mais il ne l’entend pas »

On se trouve ici dans le cas extrême du rire comme forme d’appropriation, puisque l’humour noir vise l’inappropriable et un rapport de domination somme toute infini dans le cas particulier de la mort.

Contrairement à l’humour offensif, qui est relativement unidimensionnel, le rire défensif revêt plusieurs formes : rire pour contre-attaquer, rire pour ignorer les attaques, rire pour se réapproprier. Dans tous ces cas, on retrouve bien un humour de soulagement voire d’incongruité, mis en avant par les psychologues, ou de résistance, mis en avant par les sociologues de l’humour.

Comment l’humour évolue-t-il dans un contexte changeant ?

Pour faire le lien entre les deux parties présentées ci-dessus, la partie offensive et la partie défensive de l’humour, il paraît intéressant de regarder de plus près les deux monographies qui évoquent l’évolution de l’humour dans le temps dans des rapports de domination changeants. Le premier est le rapport de l’humour français à l’Église, le second la transformation de l’humour juif en humour israélien.

On a vu que l’humour français attaquait les puissants, comme les politiciens ou l’Église. Or, comme le notent Baudin et al. (1988), l’humour visant cette dernière s’est fait moins prégnant à partir de 1950, date qui coïncide avec la perte sensible d’influence cléricale en France. La fonction nivellatrice est donc parfaitement mise en exergue dans ce cas puisque l’humour perd pied dès que le besoin de nivellement n’a plus lieu d’être (ibid.).

Un autre exemple particulièrement intéressant est la transformation de l’humour juif en humour israélien. L’humour juif est très centré sur l’autodérision, notamment sur un humour qui permet, selon l’expression que lui consacre Joseph Klatzmann (2009, p. 7), de « rire pour ne pas pleurer ». Les thèmes régulièrement traités par l’humour juif sont le rapport que les Juifs entretiennent avec l’argent, la place de la mère juive, la fuite des conflits et parfois même les camps de concentration. Freud (1905) insistait sur le côté autodénigrant de l’humour juif. Le psychanalyste Martin Grotjahn a décrit, en 1957, l’humour juif comme « un masque masochiste » qui perpétue des blagues antisémites pour dédiaboliser l’antisémitisme. Dans un style très imagé, il explique que « le Juif prend doucement et précautionneusement le couteau des mains de l’adversaire, l’aiguise afin qu’il brille, se poignarde avec, le retourne galamment à l’antisémite avec un reproche silencieux qui veut dire : “voyons si tu peux faire aussi bien” » (Grotjahn 1957, p. 21-22). Par « humour juif », humour multiple et polydimensionnel, nous nous référons principalement à l’humour juif d’Europe centrale du début de siècle.

« C’est un père Noël juif qui entre et dit : “Bonjour les enfants, qu’est-ce que je vous vends ?” »

Trois Juifs sont condamnés à mort. Ils sont placés en face d’un peloton d’exécution. L’officier en charge de les exécuter demande au premier : « Voulez-vous un bandeau pour vous cacher les yeux ?

– « Oui », dit le premier.

– « Et vous ? »

– « Oui », dit le second.

– « Et vous ? »

– « Non », dit le troisième, « je ne veux rien avoir à faire à vous ».

Le deuxième se retourne alors vers le troisième et dit : « Oh, ça va Moché, arrête de faire ton intéressant ! »

Comme le note Ziv (1988), l’humour israélien actuel a largement dérivé de l’humour juif traditionnel. Traditionnellement défensif, façonné par les forces obsidionales auxquelles ont dû faire face les populations juives, l’humour israélien s’est écarté de l’humour juif traditionnel pour revêtir une dimension offensive et une forme agressive fortes, combinaison d’un contexte géopolitique tendu et d’un rapport de force beaucoup moins défavorable que ceux auxquels ont dû faire face les populations juives à travers l’histoire. Ziv (1988) observe que cela représente un changement important puisque cette agressivité et ce côté offensif sont complètement absents de l’humour juif traditionnel. Il ajoute à cet égard que les Juifs émigrés et les Juifs nés en Israël ont un humour complètement différent : « Les Juifs, qui pour des générations étaient les cibles de la moquerie des autres, ont dû trouver des victimes, et ont trouvé ces victimes dans leurs rangs » (p. 125). Les Roumains sont dès lors des voleurs, les Marocains, des adeptes faciles du couteau, les Allemands sont lents à la détente ou trop protocolaires, etc.

« Dans un chantier, un Allemand passe des briques à un collègue, personnage important. Il lance chaque brique en disant : “Tenez cette brique Herr Doktor”. Au bout d’un moment, l’autre lui dit : “Ne soyez pas formaliste, appelez-moi Doktor”. »

L’administration, le fisc, les politiciens sont également des cibles constantes de l’humour israélien.

« Dans une administration, trois ne font rien et un travaille. De quoi s’agit-il ?

Trois employés et un ventilateur »

On voit ainsi que l’humour a des rôles différents en présence de rapports de domination différents, puisqu’un humour traditionnellement défensif est devenu offensif alors que le rapport de force se modifiait. Ceci corrobore parfaitement notre hypothèse. Cependant, il est important de noter que l’humour israélien a aussi une composante cohésive nécessaire forte due à l’hétérogénéité des populations juives maintenant en Israël. Déjà présent dans l’humour juif traditionnel, on retrouve également une composante horizontale forte dans l’humour israélien.

La dimension horizontale de l’humour.

Laure Flandrin (2011) a souligné le côté différenciant de l’humour en montrant qu’au niveau individuel, on se moque du « presque soi ». Ziv (1988), de son côté, a montré le rôle cohésif de l’humour. À la fois éloignant et rapprochant, il paraît fécond de penser à l’humour en termes entropique. Le rôle cohésif permet de renforcer les limites de l’en-groupe et ainsi de renvoyer plusieurs individus donnés à une même image. C’est le rôle applicatif/non injectif [12], autrement dit surjectif [13] de l’humour. À l’inverse, le rôle différenciant permet de réattribuer à plusieurs cultures proches une représentation distincte et a ainsi un rôle profondément bijectif [14]. À la fois surjectif au niveau individuel et bijectif au niveau culturel, l’humour aurait ainsi pour rôle de limiter l’entropie culturelle et aurait de facto une fonction néguentropique [15]. Ce rôle double de l’humour n’est pas sans rappeler la définition de la culture de Clifford Geertz, qui d’une part nous a rendus — et nous rend — uniques en tant qu’espèce, et d’autre part nous permet de nous différencier en tant qu’individus (1973). En tant que partie intégrante de la culture, l’humour permet de maintenir un niveau de complexité humaine, individuelle et sociale, supérieure à la complexité spontanée qui émergerait d’une société sans cadre informatif. C’est cette hypothèse que nous nous proposons de vérifier dans cette partie.

L’humour, à la fois transmetteur, fondateur et défaiseur de mythes, est une partie intégrante de l’éthos social. La fonction sacerdotale de transmetteur de mythes fait de l’humour une grille de lecture a priori, qui le place ipso facto au même niveau que d’autres grilles de lecture, comme les stéréotypes. Il est un pilier essentiel de la génothèque sociale : par le biais d’un mécanisme a priori innocent, il vient fournir à ses utilisateurs une image des cultures les plus importantes dans un cadre donné — les grandes puissances, les voisins ou les immigrés. Par un biais d’autant plus efficace qu’il utilise un ressort universel — le besoin de rire —, l’humour a un rôle propédeutique en venant fournir une grille de lecture interculturelle, à l’image d’autres mythes fondateurs. En dessinant les contours de l’Autre, il dessine nos propres contours. Idéalement, il fournirait un cadre bijectif associant à chaque culture un mythe, mais on imagine facilement que l’intérêt d’un mythe sur une culture éloignée et d’influence modeste est très limité. En revanche, l’intérêt devient primordial dans le cas d’un voisin ou d’une culture de taille plus conséquente, à partir du moment où cette culture entre en interaction de manière marquée avec la culture d’étude. Ces deux critères — proximité et influence — vont déterminer l’intérêt mythologique. De manière assez sommaire, là où il y aura une influence de la culture en question sur la culture cible, il y aura création mythologique, et l’humour en sera un des ressorts. En étudiant le rire à l’échelle interpersonnelle, Laure Flandrin a bien montré que l’on rit avant tout du « presque soi » : on ne se moque pas tant du « très différent », c’est-à-dire là où la différence est évidente, mais plutôt du « presque identique ». Le rôle de l’humour est d’autant plus important que le risque de confusion est important : sa fonction est d’éviter, selon Flandrin, toute surjection culturelle qui ferait de deux entités distinctes une représentation unique. Là où le risque surjectif est inexistant, le rôle néguentropique de l’humour est nul ; là où le risque surjectif est important, quand le « presque soi » risque de se fondre avec le « soi », le rôle néguentropique de l’humour devient primordial, au même titre que d’autres mythes différenciants. Freud (2004) appelait cela « le narcissisme des petites différences » : en exagérant un trait physique, social ou culturel, l’humour agit comme une loupe grossissante, augmentant la distance réelle qui existe avec l’Autre, afin de s’en différencier sensiblement.

En termes mertonniens, l’humour permet de clarifier la séparation entre l’en-groupe et l’hors-groupe. À l’image de deux aimants identiques de même pôle, deux cultures dont le socle commun est important vont ainsi se repousser l’une l’autre et être ainsi clairement différentes. En procurant une grille de placement relative, l’humour permet d’éviter une représentation commune avec l’Autre ; en exagérant l’écart réel qui existe entre deux cultures, elle permet à chaque culture de se codéfinir mutuellement comme deux entités bien séparées ; en permettant à chacun d’avoir une représentation mythologique bien définie, il instaure une bijection claire entre « cultures » et « représentations culturelles ». Cette bijection n’a de sens que pour les cultures les plus influentes pour une culture donnée, c’est-à-dire celles combinant rayonnement culturel et proximité. En créant de l’ordre dans l’univers complexe composé de milliers de cultures, en se focalisant uniquement sur les différences et non sur les similitudes, et en instaurant des cloisonnements là où il y a des recoupements très forts, l’humour tend à mettre de l’ordre dans une matrice de cultures où tout n’est que recoupement. Il a de fait un rôle éminemment néguentropique. En donnant à ses utilisateurs une grille de lecture, il permet de se définir en fonction de l’Autre et de s’en distancier. Cette stratégie semble exister également entre cultures, aussi bien au niveau de la forme que du fond. On rencontre en effet différentes stratégies néguentropiques : une qui consiste à se différencier de l’Autre par le fond, l’image et la mythologie, et une autre qui consiste à changer de type d’humour pour se différencier de l’Autre.

L’humour comme processus différenciant.

On peut observer plusieurs stratégies de différenciation. A minima, on peut distinguer la différenciation par le fond et la forme. Si cette dichotomie peut paraître quelque peu simplificatrice, elle permet dans un premier temps de séparer l’objet de la forme de l’humour.

Différenciation par le fond.

La première stratégie, la différenciation par le fond, peut être communément observée dans le cas de l’humour des pays d’Ex-Yougoslavie (Kolesaric, Krizmanic et Rohacek 1988), ou de l’humour entre les communautés belges ou italiennes. On est dans le cas de pays où les communautés peuvent se ressembler parfois très fortement, malgré des différences de langues ou de religion. On a affaire dans ce cas à des humours différenciants où le but est de créer une barrière aussi imperméable que possible entre l’en-groupe et l’hors-groupe. On remarque cette tendance aussi dans l’humour australien, dont une des cibles est le pommy bastard, comme il a été noté dans le chapitre précédent. En se moquant des Anglais, qui composaient une partie importante des premiers colons, les Australiens s’en différencient sensiblement, par exemple, en raillant leur « arrogance » et leur côté « pompeux », qui s’opposeraient au côté « relax » des Australiens. L’humour est pour ces derniers un moyen de se définir « en fonction de ». Cet humour a, en plus de la fonction démythifiante anti-autorité citée plus haut, une fonction hautement différenciante. Il est un bon exemple de la dimension a priori contradictoire de certains types d’humour, à la fois mythifiant et démythifiant. L’humour déconstruit la figure autoritaire anglaise, responsable de la mise en prison et de l’éviction des premiers colons, pour en reconstruire une, arrogante et risible, celle du pommy bastard.

C’est également le cas pour l’humour italien : on se moque des autres communautés. Comme le note Consigli (1988), l’humour italien est assez peu dirigé contre les étrangers, mais il l’est plutôt par une région contre une autre : on rit de l’avarice des Génois, on ridiculise la culture de l’honneur ou du côté « mafieux » de l’Italie du Sud, ou du côté « filles faciles » des femmes de Bologne. Cet humour dirigé contre les communautés internes est assez intéressant, surtout si on le compare avec un pays comme la France. Pourquoi y a-t-il un humour interne en Italie relativement poussé alors qu’en France il est relativement inexistant, à part quelques exceptions comme la Corse ? On peut dresser un parallèle assez riche en enseignements en comparant le sentiment d’identité dans ces deux pays. Si la diversité anthropologique est extrêmement riche dans les deux pays, le sentiment d’identité est lui assez différent. Mis à part quelques exceptions, le sentiment d’appartenance en France est assez peu régional et plus largement national (Viard 2011), des siècles de centralisation aidant. À l’inverse, l’Italie en tant que pays est une entité relativement récente et le sentiment d’identité bénéficie encore très largement d’un ancrage local, comme peut le témoigner la vivacité de certains dialectes locaux comme le napolitain, le vénitien ou le sicilien. L’humour est donc intimement lié au sentiment d’identité et d’appartenance. L’humour français est assez largement dirigé contre les étrangers et les autres nationalités puisque le sentiment d’identité est national. À l’inverse, cet humour agressif anti-étranger est relativement inexistant en Italie, puisque le sentiment d’identité national est assez limité ; il est en revanche beaucoup plus marqué au niveau régional, échelle d’appartenance principale. L’humour agit comme un garant du sentiment d’identité, se réifiant au niveau d’échelle le plus pertinent ; il s’inscrit ainsi au niveau des barrières de protection identitaire.

Cette logique identitaire se retrouve par ailleurs dans le cas des humours ex-yougoslave et belge, largement internes et communautaires : chaque communauté se construisant l’une par rapport à l’autre, l’humour est essentiellement dirigé vers l’Autre.

Différenciation par la forme.

La seconde stratégie différenciante, davantage liée à la forme, peut être notamment observée dans le cas de l’humour américain qui, dès ses débuts, a choisi de se détacher de l’humour anglais en abandonnant toute inflexion intellectuelle, assez largement typique de cet humour. La différenciation ne se fait donc pas sur le fond ou en attaquant l’Autre, mais en tournant le dos à l’une des caractéristiques les plus fortes. L’humour direct, anti-intellectuel américain s’est ainsi en partie construit contre l’humour relativement fin et spirituel utilisé par une partie de la population anglo-saxonne de l’époque. Le parallélisme avec l’humour australien est intéressant et riche en enseignements : si les deux types d’humour ont pour but de se différencier du colon anglais, l’humour américain semble avoir adopté la forme en laissant de côté une des spécificités de l’humour anglais, l’inflexion intellectuelle, alors que l’humour australien s’y attaque de manière plus frontale.

Une explication possible pour cette différence est la réaction anti-anglaise plus véhémente dans le cas des Australiens, prisonniers et exilés, alors qu’une grande partie des futurs Américains le firent pour fuir la pauvreté, mais ils le firent par choix. Si les deux humours ont une dimension différenciante importante, l’humour américain n’a pas une charge défensive aussi évidente que l’humour australien. Cependant, si l’humour australien permet de se différencier des Anglais en s’en moquant, il est intéressant de noter qu’une différenciation par la forme est aussi notable : l’humour australien, fortement teinté de laconisme, fait écho aux humours irlandais et écossais, mais pas à l’humour anglais, forme d’autorité.

Le rôle cohésif de l’humour.

Le rôle d’intégration/différentiation de l’humour est un Janus à deux visages. On a vu le côté différenciant de l’humour, le pendant est le côté intégrateur. On s’intègre en se différenciant de l’Autre ou d’une entité. C’est notamment le cas de l’humour israélien : dans un pays formé de 23 partis politiques et de 86 nationalités, le risque d’immiscibilité et de ségrégation est fort. L’humour a donc ce rôle cohésif. Se moquer ensemble du gouvernement, par exemple, permet aux groupes d’origine russe, yiddish ou arabe de se rapprocher. La dimension cohésive est d’ailleurs peut-être le seul lien qui persiste entre l’humour traditionnel juif et l’humour israélien. On retrouve cette dimension au sein des communautés afro-américaines, où son rôle cohésif a été largement mis en avant (Gordon 1998).

En combinant le rôle de hiérarchisation verticale des rapports de force et le rôle différenciant/intégrant horizontal, on peut se demander quelle vision de l’humour adopter : doit-on adopter une vision verticale sous forme de pyramide ou d’échelle hiérarchisant les cultures ou une vision topologique qui présenterait l’humour au contraire comme un espace de différences ? C’est la question sur laquelle nous allons nous pencher dans cette dernière partie.

L’humour, construit socioculturel bidimensionnel.

Meyer (1997) et Oldani (1998) ont suggéré que la fonction identification/différenciation serait subsumée sous la fonction contrôle pour le premier et la fonction résistance pour le second. D’une certaine manière, les deux dimensions n’auraient ainsi qu’un seul degré de liberté et tout humour n’aurait qu’une seule fonction. Si ces conclusions s’appliquent au monde de l’entreprise, on voit clairement qu’elles ne sont pas valides dans un cadre interculturel et que l’on a bien deux dimensions quasi distinctes bien définies. Ainsi, quand l’humour américain abandonne la dimension intellectuelle de l’humour anglais, la partie domination est inexistante et seule est visible la dimension horizontale de l’humour. À l’inverse, si l’on prend l’exemple de l’humour français visant les Belges, la dimension horizontale est quasi inexistante et seul prime le besoin de se valoriser, selon Baudin (1988). Si le cadre bidimensionnel semble pouvoir s’appliquer dans un cadre interculturel, il est ainsi à noter que l’on a bien affaire à deux dimensions distinctes dont les composantes respectives varient en permanence. De même, on l’a vu, ces composantes sont hautement polymorphes et il y a presque autant de formes défensives qu’il y a de types d’humour.

Il convient enfin de s’interroger dans quelle mesure l’humour s’inscrit dans un rapport de domination, c’est-à-dire à quel point l’humour se projette sur un axe vertical dominant/protecteur, et dans quelle mesure il joue un rôle néguentropique, c’est-à-dire à quel point il se projette sur un axe horizontal intégrant/différenciant.

L’analyse interculturelle de ces deux fonctions révèle que la dimension défensive de l’humour diminue au fur et à mesure que les rapports de force diminuent ; à l’inverse, la dimension dominante augmente quand le rapport de domination s’accentue. Du côté néguentropique, il est clair que la composante intégrante/différenciante est la plus forte au moment où le rapport de domination est équilibré et d’autant plus virulent que la vicinité est importante ; à l’inverse le rôle différenciant a peu de raison d’être quand les rapports de domination sont très favorables ou très défavorables. Ainsi, on peut représenter schématiquement l’importance des deux rôles en fonction des forces de domination en présence comme suit : à la manière de deux vases communicants, la fonction offensive/défensive (la dimension verticale) et la fonction intégratrice/différenciatrice (la dimension horizontale) semblent se compléter et représenter un jeu à somme nulle. À la manière de l’énergie cinétique et de l’énergie potentielle sur un pendule, les deux fonctions se complètent et quand l’une devient moins importante, l’autre devient plus prégnante et vice versa. Quand les rapports de dominations sont très accentués, le rôle néguentropique de l’humour est inutile puisque le rapport de domination constitue une différenciation per se et le risque de confusion est alors très limité. En revanche, là où le rôle néguentropique est le plus fort — au centre —, le rôle offensif/défensif est assez faible, surtout quand les cultures sont assez proches. La Figure 1 illustre ce propos.

Figure 1 : Besoins humoristiques en fonction du rapport de force source/cible. Source : Gaël Brulé.

L’humour a donc à la fois un rôle dominateur et un rôle néguentropique. Une lecture interculturelle de l’humour nous permet de voir que ces deux dimensions sont complémentaires et que leur importance respective varie en fonction des forces en présence. L’importance relative des composantes horizontales et verticales diminue ou augmente au fil de l’évolution des luttes de force, dont l’humour est à la fois un indicateur et un acteur.

Au niveau des formes d’humour définies par les psychologues, aucune n’est identifiable à un seul axe, mais des tendances fortes peuvent être observées : l’humour de supériorité se retrouve principalement sur la dimension offensive de l’humour, mais également dans les parties intégration et différenciation. À l’inverse, l’humour de soulagement complète le spectre humoristique, avec une forte projection sur l’axe protection, mais également une projection sur les axes intégration et différenciation. On retrouve l’humour d’incongruité sur les quatre fonctions, sans réelle préférence axiale.

À la fois dominant et protecteur, cohésif et différenciant, mythifiant et démythifiant, l’humour est un outil de domination/protection et une grille de lecture interculturelle. En renvoyant l’individu à une entité culturelle ou géographique d’une part, et en attribuant à cette culture une image unique d’autre part, il permet à chaque individu de se placer en fonction de l’Autre et ainsi de garder son altérité culturelle. L’humour offre ainsi une matrice de perception et permet à chaque culture de se situer par rapport aux autres sur le marché des capitaux symboliques. Cette matrice est plastique, changeante et l’équilibre instauré est profondément dynamique, évoluant au gré des tensions et des évolutions du contexte politico-culturel. En définissant l’Autre, elle permet de se définir soi-même. L’humour s’insère de cette façon dans les interstices identitaires et crée un espace de différences, où se réalise par là même un échange de crédits symboliques.

Véritable barrière et révélateur identitaire, acteur décisif sur le marché des capitaux symboliques, l’humour est un outil et un indicateur des luttes de forces ainsi que des processus de définition identitaire.

Résumé

L’humour est un secteur relativement délaissé par les sciences sociales. Pourtant, à la fois universel et culturel, il semble être un terreau fertile, notamment pour les études interculturelles. Les dimensions offensive/défensive (qui forment ensemble un axe vertical) et cohésive/différenciatrice (qui forment ensemble un axe horizontal) ont été mises en avant dans des contextes de groupe ou de communauté. Cet article se propose de vérifier, d’une part si ce cadre bidimensionnel est valide au niveau interculturel, et d’autre part comment ces deux dimensions s’articulent. S’appuyant sur une dizaine de types d’humour, cette étude valide le cadre bidimensionnel et estime que les deux dimensions se complètent de manière différente en fonction du rapport de force culturel et du risque de surjection culturelle.

Bibliographie

Notes

[1] Ces études nous paraissent pionnières en ce qu’elles comptent parmi les premières recensées (1900 pour Bergson, 1905 pour Freud) et parmi les plus complètes.

[2] Selon Morin, « la génothèque sociale est la mémoire/le patrimoine héréditaire inclus/e dans chaque individu ; c’est à partir de cette génothèque que s’effectue la reproduction des individus […] y compris l’inscription dans les cerveaux des programmes inné de comportement, notamment dans le domaine des signes et rites de la communication interindividuelle » (1994, p. 124).

[3] « new avenues of research in cross cultural humor. »

[4] Un Australien s’approche d’une jeune femme et lui demande : « Ça vous dit de tirer un coup ? ». – « Non », répond-elle. – « Bon, ça vous dérangerait de vous allonger pendant que j’en tire un ? »

[5] Selon Ziv (1988), la raison de cette absence dans le cas de l’humour israélien pourrait résider dans le côté « sacré » de l’hébreu. Quant à son absence dans l’humour belge, elle mériterait davantage d’études.

[6] « Qu’est-ce qui est long et noir ? La ligne de demandeurs d’emplois. »

[7] « Pommy bastard » est un terme très négativement connoté désignant un Anglais ou un immigrant récent d’origine anglaise.

[8] Un Anglais vient s’adresser à un Australien à Sydney parce qu’il est perdu et cherche le métro. Il demande : « Excusez moi, vieil homme, comme puis-je me rendre sous terre ? », ce à quoi l’Australien répond : « Une chose est sûre, si tu casses ta pipe, tu t’y rendras, pommy bastard ! ».

[9] La femme d’un agriculteur local donne naissance à un bébé. Alors que l’agriculteur se rend à l’hôpital pour les voir pour la première fois, la sage-femme lui dit en souriant : « Vous avez un beau garçon, mais comme vous le savez il est prématuré, il est donc très petit », ce à quoi l’agriculteur répond : « Ah, vous savez avec une saison comme ça, si vous récupérez votre graine c’est déjà pas mal ! ».

[10] « La récolte fut si maigre que les moineaux ont dû se mettre à genoux pour picorer le blé. »

[11] « Participant 1 : “J’ai entendu dire que ta mère jouait troisième base pour l’équipe des Phillies” ; Participant 2 : “Ta mère pose des briques et est plus forte que ton père” ; Participant 1 : “Ta mère mange de la merde” ; Participant 2 : “Ta mère mange de la merde avec de la moutarde”. »

[12] En mathématiques, une correspondance est dite « applicative » si tout élément de l’ensemble de départ a au moins une image. Une application est dite « injective » ou est une injection si tout élément de l’ensemble de départ a au plus une image dans l’ensemble d’arrivée.

[13] En mathématiques, une surjection ou application surjective est une application pour laquelle tout élément de l’ensemble d’arrivée a au moins un antécédent, c’est-à-dire est image d’au moins un élément de l’ensemble de départ.

[14] Quand une application est à la fois injective et surjective, elle est dite « bijective » : à chaque élément de l’ensemble de départ correspond une image unique et à chaque élément de l’ensemble d’arrivée correspond un antécédent unique.

[15] « Néguentropique » est un adjectif qui se construit contre l’adjectif « entropique ». Si ce dernier veut dire « créateur d’entropie, de désordre », le premier veut dire « créateur d’ordre » ou d’un ensemble structuré.

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