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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Des habitudes automobiles antifragiles.

Buhler, Thomas. 2015. Déplacements urbains : sortir de l’orthodoxie. Plaidoyer pour une prise en compte des habitudes. Lausanne : PPUR.

« Nous prenons l’habitude de vivre avant d’acquérir celle de penser. Dans cette course qui nous précipite tous les jours un peu plus vers la mort, le corps garde cette avance irréparable. » (Camus 1942, p. 16 in Buhler 2015, p. 9)

Des habitudes qui résistent.

Image1La sociologie de la mobilité (Urry 2005) questionne à nouveau frais les usages des transports depuis une dizaine d’années, en plaçant l’expérience de l’individu mobile au cœur de ses enquêtes. Thomas Buhler poursuit ce courant de recherche en exposant la complexité de l’expérience de l’automobiliste. Le point de départ de son ouvrage, Déplacements urbains : sortir de l’orthodoxie, plaidoyer pour une prise en compte des habitudes, est la résistance des conducteurs de voiture aux injonctions au changement de mode de transport (Buhler 2015, p. 26). Pour expliquer les résistances au changement, il propose d’introduire la notion d’« habitude », qu’il définit comme « une propension à un comportement » (ibid., p. 53). Il fait ce choix afin d’envisager les pratiques des automobilistes d’une manière alternative à celle des politiques injonctives de changement. Car, selon l’auteur, les politiques injonctives sont inefficaces pour faire modifier les pratiques des automobilistes. Cette insuffisance s’explique parce qu’elles présupposent un acteur cohérent et optimisateur dans ses choix de modes de transport. Les politiques de mobilité édictent par conséquent des injonctions pour des acteurs qui n’existent pas. Au contraire, c’est l’habitude qui permet de comprendre les pratiques des automobilistes.

L’ouvrage se déploie suivant cette opposition entre des politiques injonctives top-down fondées sur la conscience présupposée de ses choix par l’usager, et les pratiques habituelles, en fait peu conscientes, des automobilistes. Thomas Buhler déconstruit de la sorte les a priori des politiques d’injonction au changement par l’établissement d’une description fine des habitudes des automobilistes. Nous exposerons, dans la suite du texte, comment les automobilistes sont partiellement inconscients durant la conduite, pourquoi ils résistent au changement de mode, et finalement en quoi décrire cette résistance risque de décourager les ambitions des politiques de changements de modes de transport.

Contre la pleine conscience des acteurs.

Thomas Buhler décrit la façon dont la pratique de la voiture produit des habitudes qui résistent, notamment en tant qu’elles sont peu conscientes. Il mobilise par cette affirmation un ressort argumentatif classique des sciences sociales : les acteurs ne sont pas pleinement conscients de ce qui les fait agir, tandis que les politiques de changement de modes le présupposent. Il qualifie ainsi celles-ci d’« orthodoxes » [1] » ainsi que du type « acteur axiologique[3] » (Buhler 2015, p. 17). De ces deux manières de considérer l’individu découlent en pratique deux types de politiques favorisant le choix de la meilleure alternative par l’individu, soit selon l’efficacité des modes de transport, soit selon la moralité de leur usage :

– la modification de l’environnement pour le rendre favorable à d’autres modes de transport que la voiture ;

– la campagne d’information en vue d’une prise de conscience entraînant un changement de comportement volontaire (ibid.).

Comme l’auteur le constate, l’habitude est négligée par ces politiques. Il explique pourtant que « les habitudes construites par l’appartenance sociale et par l’expérience individuelle vont à l’encontre de possibilités objectives et de changement de mode pour les déplacements quotidiens » (ibid., p. 40-41). Ainsi les politiques de changements de modes de transport sont-elles inoffensives pour mettre à mal les habitudes des automobilistes, parce qu’elles supposent une pleine conscience de l’usager. Et, dans le même temps, l’habitude est un processus de perte de conscience de leur conduite par des automobilistes engagés dans des tâches multiples.

Des habitudes antifragiles.

L’approche de Thomas Buhler fait une différence quant à l’appréhension de l’habitude, car elle évite à la fois la critique de l’absence de conscience des automobilistes qui seraient aliénés et la critique de la répétitivité de l’habitude qui limiterait la créativité. L’auteur montre que l’habitude rend possible une complexification de la pratique automobile. Ces processus d’habituation à la voiture ont pour résultat la constitution d’habitudes qu’on peut dire « antifragiles » (voir Taleb 2012). Ce terme permet de synthétiser à la fois la résistance au changement et le mouvement de renforcement des habitudes de conduite automobile : une habitude antifragile est renforcée par les répétitions des situations divergentes. L’antifragilité est une propriété d’adaptation. Plus les automobilistes sont habitués à la conduite, plus ils sont capables de réaliser des tâches diverses qui les détournent de la seule conduite, dans des situations diverses, et plus leurs habitudes se renforcent (Buhler 2015, p. 3). L’habitude est ainsi une manière de construire « un “champ des possibles” plus large dans son usage du temps automobile » (ibid., p. 88).

Dans ses travaux, outre un rétablissement de la richesse de la conduite automobile, Thomas Buhler développe une manière ingénieuse de mesurer la force de l’habitude. Selon l’auteur, « la force de l’habitude ne peut se situer que dans la relation entre, d’une part, les classes de situations dans lesquelles se trouve la personne et d’autre part des comportements spécifiques qui sont activés » (ibid., p. 68). Ainsi, l’habitude automobile la plus forte est celle qui sera mobilisée de manière la plus fréquente dans des situations proches — intensité (ibid.) — et dans le plus grand nombre de situations différentes — envergure (ibid.). Certains usagers peuvent prendre tous les jours la voiture pour un déplacement précis ; leur habitude automobile est ainsi très intense. D’autres prennent la voiture pour tous les déplacements ; leur habitude automobile est alors d’une grande envergure. Les deux qualificatifs peuvent se renforcer l’un l’autre. L’habitude automobile la plus intense avec le plus d’envergure est alors « antifragile » (Taleb 2012). Certaines habitudes sont ardues à modifier, du fait de la gamme des situations à laquelle elles répondent. L’habitude s’ajoute donc à la longue liste des résistances à l’advenue d’un urbain sans voiture, avec la rigidité du réseau de transport, les choix de localisation des divers services, des logiques d’exclusion des non-automobilistes, de l’inadéquation des territoires fonctionnels et institutionnels (ibid., p. 38-41).

Du fatalisme qui naît de la prise de conscience des résistances.

Résumons. L’automobile en ville devient de plus en plus dévalorisée, son coût d’utilisation augmente, des contraintes fortes s’exercent sur son usage (stationnement tarifé et limité pour les « pendulaires », limitation des capacités circulatoires…) si bien que pour de nombreux trajets au cœur des communes — centres de l’agglomération, l’automobile coûte plus cher et prend plus de temps que le trajet en transports en commun ou à vélo. Les usagers disent se sentir « moralement » obligés de changer leurs comportements modaux. En dépit de cette convergence entre des injonctions de la collectivité, des discours et des représentations, on observe depuis quelques années une persistance dans l’usage quotidien de l’automobile en ville. (ibid., p. 34)

Thomas Buhler, par son travail empirique et théorique, réussit à démontrer qu’« une forte habitude modale constitue une force “conservatrice” puissante face aux injonctions au changement » (ibid., p. 65). Fort de ce résultat, il tance les politiques d’injonctions au changement, qu’il juge conservatrices (ibid., p. 112-113) en plus d’inefficaces. Il paraît considérer que l’exigence du changement s’avère illégitime parce qu’elle vient d’en haut ; celle-ci toucherait ceux qu’il appelle « les plus faibles » (ibid.). Son approche est bienveillante envers les individus habitués à la voiture qu’il a interrogés, mais critique à l’égard de ceux à l’origine des politiques injonctives. Il prétend qu’ils ignorent leurs propres recommandations (ibid., p. 5). L’auteur oscille ainsi entre compréhension et critique suivant les acteurs étudiés. Il renforce la légitimité des résistances et malmène les acteurs à la source de ces injonctions, qui seraient de mauvaise foi. En suivant cette voie, Thomas Buhler court le risque de créer un sentiment d’impuissance chez le lecteur : le dévoilement d’une résistance de plus, celle de l’habitude automobile antifragile, ne permet pas d’engager une modification de l’existant. Pourquoi choisir cet angle d’enquête s’il n’entraîne pas la discussion de solutions à cette prééminence de l’automobile ? Comment envisager de modifier des habitudes dont on a mis en lumière le caractère conservateur ? Enquêter toutes les alternatives positives à la voiture, notamment la production d’autres habitudes modales, constitue la piste que l’auteur envisage en fin d’ouvrage (ibid., p. 111). Plus négativement, pourquoi ne pas engager l’exploration des manières de fragiliser les habitudes automobiles ? Peut-être du fait de la transposition d’un travail de thèse (Buhler 2012) en un livre assez court (Buhler 2015), le lecteur reste sur sa faim. On aurait notamment souhaité une étude de la formation des habitudes automobiles qui deviennent antifragiles et des habitudes automobiles qui restent fragiles suivant des politiques de transport efficaces. C’est par là aussi que pourront être discutées des politiques qui prennent en compte l’habitude, comme y appelle le travail de Thomas Buhler (ibid., p. 110).

L’ouvrage de Thomas Buhler montre comment les habitudes permettent aux automobilistes de gérer un grand nombre de situations sans perturbation. Peu conscients de ces habitudes efficaces, les automobilistes résistent au changement de mode de transport. Pourtant, ces politiques d’injonction au changement de modes s’illustrent par l’absence de prise en compte de l’habitude. L’auteur prouve par là leur inefficacité. Néanmoins, suivant cette voie, le lecteur aurait aimé bénéficier de pistes plaçant l’habitude au coeur des politiques des changements de modes.

Résumé

Une grande partie des habitudes automobiles est autofragile. « Autofragile » signifie que l’habitude de conduire se renforce à mesure qu’elle rencontre des situations divergentes. Voici comment nous pouvons interpréter les résultats de Thomas Buhler, présentés dans son ouvrage Déplacements urbains : sortir de l’orthodoxie. Plaidoyer pour une prise en compte des habitudes. Critiquant les injonctions au changement fondées sur des visions d’acteurs calculateurs ou sans contradiction morale, Thomas Buhler décrit les propriétés complexes de l’habitude. Ainsi le jour conservateur de l’habitude est-il mis en avant au travers d’une enquête auprès des conducteurs automobiles.

Bibliographie

Buhler, Thomas. 2012. « Éléments pour la prise en compte de l’habitude dans les pratiques de déplacements urbains. Le cas des résistances aux injonctions au changement de mode de déplacement sur l’agglomération lyonnaise. » Thèse de doctorat, INSA de Lyon.

Camus, Albert. 1942. Le mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde. Paris : Gallimard.

Taleb, Nassim Nicholas. 2012. Antifragile. Things that Gain from Disorder. New York : Random House.

Urry, John.2005. Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie ? Paris : Armand Colin.

Notes

[1] Par analogie avec les économistes qualifiés ainsi, qui postulent un acteur pleinement rationnel dans ses choix.

[2] Acteur qui tend à optimiser ses pratiques en vue de maximiser le profit qu’il en tire ; dans le champ de la mobilité : réduire le coût et le temps du transport.

[3] Acteur qui tend à agir selon des jugements de valeurs et des idéaux abstraits face à un choix.

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Sérendipité.

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